Migrations et changements climatiques - No. 31 - IOM Publications

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Migrations et
         changements climatiques

No. 31
Les opinions exprimées dans le présent rapport sont celles des auteurs et ne reflètent
pas nécessairement les vues de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
Les dénominations utilisées et la présentation de la matière contenue dans ce rapport ne
doivent pas être interprétées comme l’expression de quelque opinion que ce soit de la part
de l’OIM, s’agissant du statut légal d’un pays, d’un territoire, d’une ville ou d’une région,
ni de leurs autorités, pas plus que de leurs frontières.
_______________

L’OIM croit fermement que les migrations organisées, s’effectuant dans des conditions
décentes, profitent à la fois aux migrants et à la société tout entière. En tant qu’organisme
intergouvernemental, l’OIM collabore avec ses partenaires au sein de la communauté
internationale afin de résoudre les problèmes pratiques de la migration, de mieux faire
comprendre les questions de migration, d’encourager le développement économique et
social grâce à la migration, et de promouvoir le respect effectif de la dignité humaine et le
bien-être des migrants.
_______________

Editeur :      Organisation internationale pour les migrations
               17 route des Morillons
               1211 Genève 19
               Suisse
               Tél : + 41 22 717 91 11
               Télécopie : +41 22 798 61 50
               Courrier électronique : hq@iom.int
               Internet : http://www.iom.int

Traduction française : Marc Tessier et Pierre Nicolas
_______________

ISSN 1994-4527
© 2008 Organisation internationale pour les migrations (OIM)
_______________

Tous droits réservés. Aucun élément du présent ouvrage ne peut être reproduit, archivé
ou transmis par quelque moyen que ce soit – électronique, mécanique, photocopie,
enregistrement ou autre – sans l’autorisation écrite et préalable de l’éditeur.

25_08
Migrations et changements
       climatiques1

                  Oli Brown2

                  pour l’OIM

 Organisation internationale pour les migrations
                    Genève

                                     m
TABLE DES MATIERES

Abréviations                                                                5

Remerciements                                                               7

Résumé                                                                      9

1. Introduction                                                            11
   Une crise qui va s’aggravant                                            11
   200 millions de migrants climatiques d’ici à 2050 ?                     11
   Un lien complexe et imprévisible                                        12
      Réfugié ou migrant?                                                  13

2. Changements climatiques et migrations forcées                           16
   Un monde pas si merveilleux                                             16
   Processus et événements climatiques                                     17
   Facteurs non climatiques                                                18
   La population, la pauvreté et la gouvernance sont des variables clés    19

3. Prédictions                                                              21
   Les migrations dues au climat ne sont pas un fait nouveau                21
   Les modèles existants de migration du climat                             21
       « Manger la saison sèche » – la migration temporaire de main-d’œuvre
       en Afrique de l’Ouest                                                22
       Les années du Dust Bowl                                              23
   La difficulté de prédire                                                 24
   Les canaris du climat                                                    26
   Le « bon », le « mauvais » et le « vraiment mauvais » :
   trois scénarios concernant les migrants du climat                        27
   Le « bon »                                                               28
   Le « mauvais »                                                           29
   Le « vraiment mauvais » 	30

4. Conséquences pour le développement                  31
   Evaluation des vulnérabilités régionales	31
   Migrations forcées et développement 	32
       4.1 L’afflux urbain                             32
       4.2 Des économies évidées                       33
       4.3 Instabilité politique et conflits ethniques 33

                                         
4.4 Les conséquences sanitaires et le sort des migrants forcés        34
               Migrations dues aux changements climatiques :
               une perspective sexospécifique                                 34

5. Quelles mesures prendre ?                                          36
   La politique de l’autruche	36
       5.1. Elargir le concept de « réfugié »                         36
             Le projet « EACH FOR »	37
		     5.2 L’adaptation dans les pays concernés                       38
       5.3 La politique d’immigration dans les pays les moins touchés 39
             Cloturer les frontieres                                  40

6. Conclusions                                                                41

Notes de fin d’ouvrage                                                        43

Selection de References                                                       51

Annexe 1                                                                      54
  1. Les scénarios d’émissions du rapport spécial du GIEC sur les scénarios
     d’Emissions (RSSE)

                                         
ABREVIATIONS

CCNUCC –   Convention-cadre des Nations Unies sur les changements
           climatiques
GIEC   –   Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat
HCR    –   Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés
LV     –   Leishmaniose viscérale
OCDE   –   Organisation de coopération et de développement économiques
OIM    –   Organisation internationale pour les migrations
OMD    –   Objectifs du Millénaire pour le Développement
PMA    –   Pays les moins avancés
RSSE   –   Scénarios d’émissions du Rapport spécial du GIEC sur les scénarios
           d’émissions

                                    
REMERCIEMENTS

   Tous nos remerciements à Simon Bagshaw, Philippe Boncour, Daniel Coppard,
Madeleen Helmer, Saleemul Huq, Jobst Koehler, Helené Lackenbauer, Frank Laczko,
Steve Lonergan, MJ Mace, Ilona Miller, Norman Myers, Damian Ryan, Michael Renner,
Mike See et Meera Seethi pour leur temps, leurs points de vue et leur expérience. Nous
sommes particulièrement redevables à Frédéric Gagnon-Lebrun, Debbie Hemming et
Randy McLeman pour leurs conseils et leurs commentaires précieux sur les versions
successives de l’ouvrage. Un chaleureux merci également à Christine Campeau,
Gurneesh Bhandal et Michelle Chan pour l’aide apportée dans les recherches.

                                          
RESUME

    En 1990, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC)
a fait cette constatation que l’impact le plus marqué de l’évolution du climat pourrait
être ressenti au niveau des migrations humaines – avec le déplacement de millions de
personnes sous l’effet de l’érosion des zones côtières, de l’inondation des côtes et de
la perturbation de l’agriculture. Depuis lors, divers analystes ont tenté de quantifier
les flux de migrants climatiques futurs (parfois appelés « les réfugiés du climat ») – la
prédiction la plus fréquente étant 200 millions d’ici à 2050.

    Mais le fait que cette prédiction ait été formulée de façon répétée n’en fait pas
pour autant un chiffre plus exact. Si les arguments scientifiques à l’appui des mises
en garde contre les changements climatiques apparaissent de plus en plus solides, les
conséquences de tels changements pour la répartition des populations humaines sont
peu claires et imprévisibles. Compte tenu de la multitude des autres facteurs sociaux,
économiques et environnementaux qui entrent en jeu, il n’a guère été aisé jusqu’ici
d’établir un lien de cause à effet linéaire entre les changements climatiques anthropiques
et les migrations.

    Cela pourrait changer à l’avenir. Les connaissances scientifiques actuelles,
synthétisées dans le dernier rapport d’évaluation du GIEC, débouchent sur un simple
constat : selon les prédictions actuelles, les « capacités limites » d’une bonne partie de
la planète seront réduites par les changements climatiques.

    L’impact météorologique de l’évolution du climat peut se traduire par deux facteurs
migratoires distincts : les processus climatiques comme la hausse du niveau des mers,
la salinisation des terres agricoles, la désertification et la rareté grandissante de l’eau, et
les événements climatiques, tels que les crues, les tempêtes et les inondations causées
par la montée brutale du niveau des lacs glaciaires. Mais les facteurs déterminants non
liés au climat, comme les politiques gouvernementales, la croissance démographique
et la résilience des communautés face aux catastrophes naturelles, ont eux aussi leur
importance. Tous influent sur le niveau de vulnérabilité des populations.

   Il s’agit d’un problème de temps (la vitesse du changement) et d’échelle (le nombre
de personnes que cela affecte). L’image simpliste de l’agriculteur travaillant en bord de
mer et contraint de plier bagage pour un pays plus accueillant n’a rien de typique. Au
contraire, comme c’est déjà le cas des réfugiés politiques, il est probable que la prise
en charge des migrants climatiques vienne encore alourdir le fardeau des pays les plus
pauvres – ceux-là mêmes qui sont le moins responsables des émissions de gaz à effet
de serre.

                                               
La migration temporaire comme réponse d’adaptation au stress climatique est un fait
que l’on peut déjà constater en maints endroits. Mais c’est un tableau nuancé. La capacité
de migrer est fonction de la mobilité et des ressources (tant financières que sociales).
En d’autres termes, les personnes les plus exposées aux changements climatiques ne
sont pas forcément les plus susceptibles d’émigrer.

    Prédire les flux à venir de migrants du climat est une tâche complexe que ne
facilite certainement pas le manque de données de base et que fausse la croissance
de la démographie, l’évolution du climat et celle des quantités d’émissions à venir.
Cet ouvrage présente néanmoins trois grands scénarios s’appuyant sur des prévisions
d’émissions différentes auxquelles nous devrions être préparés. Cela va du scénario
le plus optimiste – où l’on assiste à une diminution importante des émissions, et où un
« Plan Marshall » d’adaptation est mis en place – au scénario le plus sombre, où l’on
voit se réaliser la prédiction de migrations à grande échelle envisagées dans les analyses
les plus pessimistes, si ce n’est pire.

   Les migrations forcées gênent le développement de quatre façons au moins : en
exerçant une pression accrue sur l’infrastructure et les services urbains, en sapant la
croissance économique, en aggravant les risques de conflit et en entraînant une baisse
des indicateurs sanitaires, éducationnels et sociaux parmi les migrants eux-mêmes.

    On a cependant pu observer une tentative collective d’ignorer l’ampleur du problème,
qui a eu un certain succès. Les migrants forcés du climat font les frais des lacunes
existant dans les politiques internationales d’asile et de migration – et l’idée d’élargir
la définition de réfugié politique aux « réfugiés » climatiques se heurte à une résistance
considérable. En attendant, les migrations à grande échelle ne sont pas prises en compte
dans les stratégies nationales d’adaptation qui tendent à présenter la migration comme
un « échec d’adaptation ». A ce jour, le concept du « chez soi » pour les migrants
climatiques n’existe pas dans la communauté internationale, ni littéralement ni de
manière figurée.

                                           10
1. INTRODUCTION

Une crise qui va s’aggravant

    Dès 1990, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC)
a fait cette constatation que l’impact le plus marqué de l’évolution du climat pourrait
être ressenti au niveau des migrations humaines – avec le déplacement de millions de
personnes sous l’effet de l’érosion des zones côtières, de l’inondation des côtes et de
la perturbation de l’agriculture.3 Depuis lors, un certain nombre de rapports ont été
publiés, d’où il ressort que la dégradation de l’environnement, et plus particulièrement les
changements climatiques, sont annonciateurs de déplacements majeurs de populations.
Autrement dit, une vraie crise se prépare.

    Au milieu des années 90, une large place a été faite à l’annonce selon laquelle jusqu’à
25 millions de personnes avaient été forcées de quitter leurs foyers et leurs terres sous
l’effet de graves événements écologiques de différentes natures, tels que pollution,
dégradation des sols, sécheresse et catastrophes naturelles. A l’époque, on avait dit
que ces « réfugiés de l’environnement », comme on les appelait (voir l’encadré 1),
dépassaient en nombre l’ensemble des réfugiés chassés par les guerres et les persécutions
politiques.4

   Le Rapport de 2001 de la Fédération des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-
Rouge sur les catastrophes naturelles reprenait cette estimation de 25 millions de «
réfugiés de l’environnement ». Et en octobre 2005, l’Institut de l’Université des Nations
Unies pour l’environnement et la sécurité humaine a mis la communauté internationale
en garde contre un doublement de ce chiffre d’ici à 2010.5

    De rares analystes, dont le plus connu est peut-être Norman Myers de l’université
d’Oxford, se sont risqués à une estimation du nombre de personnes qui seraient peu
à peu forcées de partir de chez elles sous l’effet direct des changements climatiques.
« Lorsque le réchauffement climatique s’installera », prévient le professeur Myers, « il
pourrait y avoir non moins de 200 millions de personnes affectées par les perturbations
du système des moussons ou d’autres régimes pluviométriques, par des sécheresses
d’une sévérité et d’une durée sans précédent, et par l’élévation du niveau de la mer et
l’inondation des zones côtières ».6

200 millions de migrants climatiques d’ici à 2050 ?

   L’estimation de 200 millions de migrants climatiques du professeur Myers d’ici à
2050 fait désormais figure de référence. Elle est citée dans d’éminentes publications
émanant entre autres du GIEC ou encore dans le rapport Stern sur l’économie du
changement climatique.7

                                             11
Il s’agit d’un chiffre tout à fait impressionnant, puisqu’il s’agit d’une multiplication
par dix de la totalité des populations actuelles de réfugiés et de déplacés internes.8 Pour
mieux le mettre en perspective, cela signifie que, d’ici à 2050, une personne sur 45 dans
le monde aura été déplacée par le changement du climat. Ce chiffre dépasserait également
la population totale actuelle de migrants dans le monde. En effet, selon l’Organisation
internationale pour les migrations (OIM), près de 192 millions de personnes, soit 3 %
de la population mondiale, vivent aujourd’hui hors de leur lieu de naissance.9

    Mais cette prédiction reste encore très approximative. Le professeur Myers reconnaît
lui-même que, même si elle a été obtenue à partir des meilleures données disponibles,
elle a nécessité de « sérieuses extrapolations ».10 Ce n’est pas le dénigrer de le souligner;
c’est seulement que personne ne sait réellement avec certitude quelle part de la population
humaine serait affectée par les changements climatiques. Les estimations actuelles vont
de 25 millions à un milliard d’individus d’ici à 2050.11

Un lien complexe et imprévisible

    Il y a, à l’appui des thèses du changement climatique, une base scientifique de plus en
plus solidement étayée. Des trésors de temps et d’énergie ont été consacrés à déterminer
les conséquences météorologiques des changements climatiques en termes d’élévation du
niveau de la mer, de modification des types de précipitations et de tempêtes plus fortes
et plus fréquentes. En revanche, beaucoup moins de temps, d’énergie et de ressources
ont été dépensés pour l’analyse empirique des effets des changements climatiques sur
les populations humaines.

    Cela s’explique en partie par le caractère tellement imprévisible de ce lien : l’étude
des changements climatiques est déjà assez complexe en elle-même – que dire de leurs
effets sur des sociétés qui disposent, pour y faire face, de ressources et de moyens aussi
différents ! Pour une autre partie, cela s’explique également par la grande diversité des
motivations qui animent les migrants : le rapport décisif de causalité entre les facteurs
économiques d’attraction et les facteurs environnementaux d’incitation présente
fréquemment un caractère hautement subjectif. Enfin, tenter de dissocier le rôle du
changement climatique des autres facteurs environnementaux, économiques et sociaux
suppose de franchir un pas analytique considérable dans l’inconnu.

    L’ouragan Katrina, par exemple, qui s’est abattu sur la côte méridionale des Etats-
Unis en août 2005, et a occasionné le déplacement temporaire de plus d’un million
de personnes,12 est fréquemment présenté (à bon endroit) comme un avant-goût des
événements climatiques extrêmes, plus intenses et plus fréquents, auxquels nous devons
nous préparer. Mais cet ouragan a été davantage qu’un simple épisode météorologique
: les dégâts qu’il a occasionnés dans le Golfe du Mexique étaient le résultat d’un
médiocre état de préparation aux catastrophes, d’un sous-investissement constant dans

                                             12
les mesures de protection à mettre en place autour des villes, ainsi que de la destruction
systématique des zones humides dans le delta du Mississippi qui auraient peut-être pu
atténuer l’impact de la tempête. En qualifiant cette catastrophe de « manifestation de
l’évolution du climat », on simplifie à l’excès à la fois ses causes et ses effets.

   Pourtant, on entend répéter presque avec désinvolture les chiffres estimatifs des
migrants climatiques futurs, soit comme thérapie de choc, soit par manque de chiffres
plus précis.13 Le présent ouvrage veut remettre en question ces prédictions en tentant
de mieux cerner la terminologie applicable en la matière et de faire la part des choses
quant à l’échelonnement dans le temps des processus et au degré d’incertitude implicite
qui les caractérise.

    La section 2 s’intéresse aux processus par lesquels les changements climatiques
pourraient induire un accroissement des migrations. La section 3 analyse certaines
prédictions concernant le nombre des migrants climatiques futurs, examine certaines des
incertitudes dont ces prédictions sont entachées et envisage trois scénarios différents,
débouchant dans chaque cas sur une estimation différente des populations migrantes
qui en résulteraient. L’avènement éventuel de l’un ou l’autre de ces trois scénarios
dépendrait tout à la fois de la croissance démographique future, de la répartition des
populations et de leur résilience face aux pressions environnementales, en même temps
que de l’aptitude de la communauté internationale à faire baisser les émissions de gaz à
effet de serre et à aider les pays les plus pauvres à s’adapter aux effets des changements
climatiques. La section 4 évalue les effets, sur le développement, des migrations forcées à
l’intérieur comme à l’extérieur des frontières. Enfin, la section 5 examine tout un éventail
de mesures politiques nationales et internationales face à la menace de mouvements de
grande ampleur causés par les changements climatiques.

                                       ENCADRE 1
                                REFUGIE OU MIGRANT ?

        La catégorisation a son importance. L’un des points de controverse qui
    surgit aussitôt est celui de savoir s’il faut qualifier les personnes déplacées
    par les changements du climat de « réfugiés climatiques » ou de « migrants
    climatiques ». Ce n’est pas seulement affaire de sémantique car selon que
    l’on acceptera l’une ou l’autre définition, les implications au regard du droit
    international se traduiront par des obligations bien réelles pour la communauté
    internationale.

       Pendant longtemps, les activistes se sont servis de l’expression « réfugiés
    environnementaux » ou « réfugiés climatiques » pour conférer à la question

                                            13
une urgence accrue. Ils justifiaient ce choix en invoquant le fait qu’au sens le
plus littéral du mot, ces personnes avaient besoin de « chercher refuge » pour
échapper aux changements climatiques qui les menaçaient. Tout autre choix,
affirmaient-ils, ne ferait que minimiser la gravité de la situation vécue par ces
personnes. Ils estimaient par ailleurs que le mot « réfugié » avait une vraie
résonance au sein du grand public, sensible à la notion implicite de contrainte.
D’autre part, ce mot véhicule des connotations moins négatives que le mot
« migrant », qui laisse supposer un déplacement volontaire à la recherche d’un
mode de vie plus attrayant.

    Cependant, au regard du droit international, le mot « réfugié » appliqué
aux personnes qui tentent d’échapper aux dérèglements de l’environnement,
n’est pas tout à fait correct. La Convention des Nations Unies de 1951 et son
Protocole de 1967 relatif au statut des réfugiés indiquent clairement que cette
expression doit être réservée aux personnes qui fuient les persécutions : « Un
réfugié est une personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait
de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain
groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a
la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de
la protection de ce pays ».14

    L’utilisation du mot « réfugié » pose en outre d’autres problèmes. A proprement
parler, pour qu’une personne puisse être qualifiée de réfugié, il faut qu’elle ait
traversé une frontière internationalement reconnue : une personne qui est déplacée
à l’intérieur des frontières de son pays est un « déplacé interne ». Etant donné
que la majorité des personnes déplacées par les changements climatiques sont
susceptibles de rester à l’intérieur des frontières de leur pays, restreindre la
définition du mot « réfugié » à ceux qui traversent une frontière internationale
peut entraîner une grave sous-estimation du problème. Deuxièmement, le
concept de « réfugié » tend à sous-entendre un droit au retour lorsque la
persécution a pris fin. Il n’en va évidemment pas de même lorsqu’il s’agit de
l’élévation du niveau de la mer. Là aussi, cette expression modifie la nature du
problème. Troisièmement, il faut craindre qu’en élargissant le concept de réfugié
aux victimes de l’environnement, on n’aboutisse à une dilution des mécanismes
internationaux existants et de la volonté de prendre en charge les réfugiés.

    Cette question de la définition suscite de vives controverses parmi les experts
internationaux des droits de l’homme.15 Dans la pratique, cependant, on constate
une résistance considérable au sein de la communauté internationale face à tout
élargissement de la définition de « réfugié ». Les pays industrialisés craignent
que si cette définition devait être élargie, ils ne se voient contraints à offrir les

                                         14
mêmes protections qu’aux réfugiés politiques, un pas qu’aucun pays ne s’est
encore déclaré prêt à franchir.16 En attendant, les institutions internationales
actuellement chargées de s’occuper des réfugiés, et en tout premier lieu le
Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), sont déjà
débordées et incapables de faire face à la « population » existante des réfugiés.17
Le HCR lui-même joue déjà un rôle élargi dans la mesure où il vient en aide
aux déplacés internes, et est donc réticent à tout élargissement supplémentaire
de son mandat.18,19

    Si l’expression « réfugiés climatiques » pose problème, on continue de
l’utiliser en partie parce qu’il n’existe pas d’autre expression satisfaisante. Les
« évacués du climat » renvoient à des mouvements temporaires à l’intérieur
de frontières nationales (comme cela a été le cas lors de l’ouragan Katrina).
Les « migrants du climat » donnent à penser que l’attraction de la destination
pèse davantage que l’incitation créée par la situation régnant dans le pays
d’origine et véhiculent des connotations négatives qui ont pour effet de réduire
la responsabilité implicite de la communauté internationale face à la situation
vécue par les populations concernées.

   Mais comme il n’existe pas de définition adéquate dans le droit international,
ces migrants sont pratiquement invisibles dans le système international :
aucune institution n’est chargée de recueillir des données sur leur nombre,
sans parler de leur assurer des services de base. Dans l’incapacité de faire état
de persécutions politiques dans leur pays d’origine, ils ne peuvent se réclamer
du droit d’asile.

   Comment dès lors catégoriser ces personnes ? L’Organisation internationale
pour les migrations (OIM) propose la définition suivante : « On appelle
migrants environnementaux les personnes ou groupes de personnes qui, pour
des raisons impérieuses liées à un changement environnemental soudain ou
progressif influant négativement sur leur vie ou leurs conditions de vie, sont
contraintes de quitter leur foyer habituel ou le quittent de leur propre initiative,
temporairement ou définitivement, et qui, de ce fait, se déplacent à l’intérieur
de leur pays ou en sortent ».20

   Pour les besoins de la présente étude, nous utilisons l’expression « migrants
forcés du climat », tout en sachant qu’elle n’est pas universellement reconnue,
mais dans l’espoir qu’elle rende compte de façon raisonnablement précise du
phénomène des déplacements non volontaires de populations dont on peut
craindre qu’ils augmenteront à mesure que s’accumuleront les conséquences
des changements climatiques.

                                        15
2. CHANGEMENTS CLIMATIQUES ET MIGRATIONS FORCEES

Un monde pas si merveilleux

   Pour dire les choses simplement, les changements climatiques occasionneront des
mouvements de populations en faisant de certaines régions de la planète des lieux
beaucoup moins vivables, en rendant moins sûr l’approvisionnement en nourriture et
en eau et en aggravant la fréquence et la violence des inondations et des tempêtes. Des
rapports récents du GIEC, entre autres, fixent les paramètres des événements auxquels
nous pouvons nous préparer.

    D’ici à 2099, il faut s’attendre à une hausse moyenne de la température comprise
entre 1,8 °C et 4 °C.21 De vastes étendues s’assécheront : la proportion des terres
subissant une sécheresse constante passera de 2 % à 10 % d’ici à 2050.22 Parallèlement,
la proportion des terres exposées à une sécheresse extrême pourrait passer de 1 %
actuellement à 30 % d’ici à la fin du XXIe siècle.23 La pluviométrie se modifiera à
mesure que le cycle hydrologique gagnera en intensité. Dans certaines régions, cela
signifiera probablement des chutes de pluies diluviennes entraînant des inondations et
la perte de la couche arable.

    Le résultat du changement de la pluviométrie et d’un cycle hydrologique plus intense
sera une occurrence plus fréquente et une plus grande violence des événements climatiques
extrêmes tels que sécheresses, tempêtes et inondations.24 Ainsi, on estime que la mousson
de l’Asie du Sud est appelée à gagner en intensité, avec 20 % de chutes de pluie en plus
sur l’est de l’Inde et le Bangladesh d’ici à 2050.25 A l’inverse, on peut s’attendre à une
baisse des précipitations à faible et moyenne latitude : d’ici à 2050, l’Afrique subsaharienne
pourrait perdre jusqu’à 10 % en termes de pluviométrie annuelle.26

   Une baisse des précipitations pourrait avoir des incidences particulièrement graves
sur l’agriculture de l’Afrique subsaharienne, qui est essentiellement pluviale. Le
rapport de 2007 du Deuxième groupe de travail du GIEC estime que les rendements
de l’agriculture pluviale pourraient perdre jusqu’à 50 % d’ici à 2020.27 Les auteurs
du rapport notent que « la production agricole, et notamment l’accès à la nourriture
pourraient être gravement compromis par les fluctuations climatiques dans de nombreux
pays et régions d’Afrique ».28

    Selon le même rapport, les rendements des cultures en Asie centrale et du Sud
pourraient chuter de 30 % d’ici au milieu du XXIe siècle.29 Certains stocks halieutiques
migreront en direction des pôles et des eaux plus froides, et risquent de s’épuiser car
l’écoulement des eaux de surface et la hausse de la température des mers entraînent plus
fréquemment une dangereuse prolifération algale et un blanchissement des coraux.30
Pour ne rien arranger, les changements climatiques risquent bien d’aggraver différents
problèmes de santé, ce qui pourrait entraîner la propagation de maladies diarrhéiques et
une progression de la malnutrition, ainsi qu’une modification de la prévalence de certains
vecteurs de transmission des maladies tels que l’anophèle, vecteur du paludisme.31
                                             16
Parallèlement, la fonte des glaciers augmentera le risque d’inondation à la saison
humide et réduira l’approvisionnement en eau à la saison sèche pour un sixième de
la population mondiale, principalement dans le sous-continent indien, dans certaines
régions de Chine et dans les Andes.32 La fonte des glaciers ne fera qu’aggraver le risque
d’inondations résultant de la rupture des lacs glaciaires, notamment dans les pays de
montagnes que sont le Népal, le Pérou et le Bhoutan.

    Après avoir occasionné le soulèvement et l’effondrement des terres dans les zones
côtières, l’élévation du niveau moyen des océans devrait atteindre de 8 à 13 cm d’ici
à 2030, de 17 à 29 cm d’ici à 2050, et de 35 à 82 cm d’ici à 2100 (selon le modèle
et le scénario appliqués).33 Les grands estuaires sont exposés à un risque particulier
d’inondation.34 Les zones côtières humides devraient régresser sous l’effet de l’élévation
du niveau de la mer. Dans un scénario d’émissions importantes et de haute sensibilité du
climat, cette régression pourrait atteindre 25 % d’ici à 2050 et 42 % d’ici à 2100.35

   Selon Nicholls et Lowe (2004), si l’on applique une projection moyenne de
sensibilité du climat, le nombre de personnes inondées devrait s’accroître de 10 à 25
millions chaque année d’ici à 2050 et de 40 à 140 millions d’ici à 2100, selon le taux
des émissions futures.36

       L’avalanche de statistiques qui précède se ramène à un simple constat, à
    savoir qu’au train où vont les choses, les « capacités limitées » de vastes régions
    à la surface du globe – c’est-à-dire la capacité des différents écosystèmes à
    accueillir des populations humaines, à les nourrir, et à les alimenter en eau –,
    seront compromises par les changements climatiques.

Processus et événements climatiques

    Robert McLeman, de l’université d’Ottawa, décompose les facteurs déterminants
de la migration forcée en deux groupes distincts.37 Il cite en premier lieu les facteurs
climatiques. Ces derniers sont eux aussi de deux types – les processus climatiques et les
événements climatiques. Parmi les processus climatiques, il faut citer des changements
de type lent, tels que l’élévation du niveau de la mer, la salinisation des terres agricoles,
la désertification, la rareté croissante de l’eau et l’insécurité alimentaire. Il est manifeste
que l’élévation du niveau de la mer rend inhabitables certaines régions côtières et
autres petits Etats insulaires. Si on les ajoute les uns aux autres, ces processus érodent
les moyens d’existence des populations et sapent leur détermination à « tenir le coup
» là où elles se trouvent. A l’heure actuelle, par exemple, des femmes parcourent déjà
quotidiennement jusqu’à 25 km dans le Sahel pour aller chercher de l’eau. Si ces va-
et-vient devaient encore se rallonger, elles seraient contraintes à aller voir ailleurs pour
de bon.38

   A l’échelle nationale, l’élévation du niveau de la mer pourrait avoir de graves
conséquences sur la sécurité alimentaire et la croissance économique. C’est une
inquiétude particulière que nourrissent les pays dont une bonne part de la capacité

                                              17
industrielle se trouve au-dessous de la « zone d’altitude un mètre ». La plaine du Gange
au Bangladesh et le delta du Nil en Egypte, qui sont l’un et l’autre des greniers à blé pour
ces pays, en sont deux bons exemples. Le delta du Nil en Egypte est l’une des régions
les plus densément peuplées au monde et est extrêmement vulnérable à l’élévation du
niveau de la mer. Une élévation de seulement un mètre entraînerait le déplacement d’au
moins 6 millions de personnes et inonderait 4500 km² de terres agricoles.39

    Les événements climatiques, à l’inverse, sont des manifestations soudaines et
spectaculaires, à l’instar des crues de mousson, des ruptures de lacs glaciaires, des
tempêtes, des ouragans et des typhons. De tels événements contraignent les habitants
à partir beaucoup plus rapidement et dans des conditions dramatiques. C’est ainsi que
les ouragans Katrina et Rita, par exemple, qui se sont abattus sur le Golfe du Mexique
en août et en septembre 2005, ont laissé environ 2 millions de sans-abri.40 Le Rapport
de 2000 sur les catastrophes naturelles dans le monde estimait à 256 millions le
nombre de personnes affectées par des catastrophes (tant géophysiques que liées au
climat) en 2000, contre une moyenne de 211 millions par an durant les années 90, une
aggravation que la Croix-Rouge attribue à la survenance plus fréquente d’événements
hygro-météorologiques.41

Facteurs non climatiques

    Tout aussi importants cependant sont les facteurs non climatiques. Il est clair que
bon nombre de catastrophes naturelles sont, au moins en partie, causées par l’homme.
Un risque naturel (par exemple la menace d’une tempête) ne devient une « catastrophe
naturelle » que si la communauté exposée à ce risque est particulièrement vulnérable
face à ses effets. C’est ainsi qu’un cyclone tropical, par exemple, devient une catastrophe
s’il n’existe pas de système d’alerte rapide, si les habitations ne sont pas conçues
pour résister et si les gens ne savent pas quoi faire en cas de tempête. On voit donc
que la vulnérabilité d’une communauté est fonction de son exposition aux conditions
climatiques (par exemple une implantation côtière) et de sa capacité d’adaptation (la
capacité d’une communauté donnée à essuyer une tempête et à s’en relever).

    Différentes régions, différents pays et différentes communautés ont des capacités
d’adaptation également différentes : les communautés pastorales du Sahel, par exemple,
sont socialement, culturellement et techniquement équipées pour faire face à d’autres
types de catastrophes naturelles que les habitants des pentes de l’Himalaya.42 La
prospérité nationale et individuelle influe manifestement sur le degré de vulnérabilité en
ce sens qu’elle permet davantage de réduire les risques de catastrophes, de s’informer sur
l’occurrence de ces dernières et d’y faire face plus rapidement. Dans la décennie comprise
entre 1994 et 2003, les catastrophes naturelles ont tué à chaque fois une moyenne de 44
personnes lorsqu’elles se sont produites dans des pays à fort développement humain,
alors qu’elles en ont tué à chaque fois une moyenne de 300 dans les pays à faible
développement humain.43

                                            18
A l’échelle nationale, le Bangladesh présente des capacités d’adaptation et de
résistance face aux catastrophes qui sont très différentes de celles des Etats-Unis. En
avril 1991, le cyclone tropical Gorky a frappé le district de Chittagong dans la partie
sud-est du Bangladesh. Des vents atteignant jusqu’à 260 km/heure et un raz-de-marée de
six mètres de haut ont balayé une bonne partie de la région côtière et de l’arrière-pays,
faisant au moins 138.000 morts et laissant non moins de 10 millions de sans-abri.44
L’année suivante, en août 1992, une tempête plus forte encore, l’ouragan Andrew, de
catégorie 5, a frappé la Floride et la Louisiane avec des vents de 280 km/heure suivis
d’un raz-de-marée de 5,2 mètres de haut. Pourtant, bien qu’il ait occasionné des dégâts
pour 43 milliards de dollars, seulement 65 morts ont été à déplorer.45

    On peut s’attendre que les changements climatiques modifient les capacités
d’adaptation de nombreuses communautés, et que certaines de celles-ci se sentent
écrasées du fait de l’interaction avec les problèmes pré-existants d’insécurité alimentaire,
de rareté de l’eau et de médiocre protection des terres marginales – qui n’en seront
que plus aigus encore. Jusqu’au point où la terre n’offrira plus de moyens d’existence
et où les habitants seront contraints d’émigrer vers des régions offrant de meilleures
conditions. Les « points de basculement » varieront selon les lieux et les habitants. Il est
possible que des catastrophes naturelles déplacent de vastes pans de population pendant
de courtes durées, tandis que les facteurs déterminants à action lente occasionneront
vraisemblablement le déplacement définitif de populations encore bien plus nombreuses
sans faire pour autant les gros titres des journaux.

La population, la pauvreté et la gouvernance sont des variables clés

    La migration, même la migration forcée, n’est d’habitude pas simplement le
résultat de l’effet d’incitation environnementale produit par un processus climatique
tel que l’élévation du niveau de la mer. Hormis dans les cas d’événements climatiques,
où les gens fuient pour rester en vie, il y faut aussi un facteur d’attraction, qu’il soit
environnemental, social ou économique. Il faut qu’il y ait l’espoir d’une vie meilleure
ailleurs, même si cela comporte une grande part de risque. Les mouvements migratoires
du passé dus à l’environnement, à l’instar de ceux qui se sont produits dans les années
30 aux Etats-Unis avec le « Dust Bowl » (voir l’encadré 3), montrent que, pour que
les candidats migrants se décident, en émigrant, à s’extraire de graves conditions
climatiques, en l’occurrence une sécheresse prolongée, il faut qu’ils disposent d’un
certain « capital social et financier », tel que des réseaux de soutien existants dans la
région de destination, ainsi que des fonds devant leur permettre de partir. 46

   Il convient aussi de dire – et cela ne transparaît pas dans les plaidoyers d’action en
la matière – que les changements climatiques rendront certaines régions plus aptes à
nourrir des populations plus importantes. C’est ce qui ressort en particulier des prédictions
de hausse plus modérée de la température, soit une augmentation totale de 2 à 3 °C au
cours du XXIe siècle, contre 4 à 5 °C ou davantage comme on l’entend parfois. Il y a
à cela trois raisons principales. Premièrement, des températures plus élevées auront

                                             19
vraisemblablement pour effet d’allonger les périodes de culture et de réduire le risque
de gel dans les régions situées à des latitudes moyennes à élevées comme l’Europe,
l’Australie et la Nouvelle-Zélande, et permettront la pratique de nouvelles cultures
(comme les vignobles que l’on voit déjà se répandre dans le nord de la Grande-Bretagne).47
Deuxièmement, « l’effet de fertilisation » d’une plus grande quantité de CO2 dans
l’atmosphère devrait accroître les rendements céréaliers et la densité de la végétation dans
certaines régions.48 Et troisièmement, la modification de la pluviométrie peut se traduire
par une augmentation des précipitations dans des régions qui manquaient d’eau jusque-là.
Ainsi, une étude de 2005 prédit que le réchauffement de l’Atlantique Nord et du Sahara
amènera davantage de pluie dans le Sahel.49 Il ne serait pas inconcevable, dès lors, que
des migrations se produisent pour tirer parti des effets de ce changement climatique.

    En d’autres termes, les changements climatiques peuvent constituer à la fois des
facteurs d’incitation et des facteurs d’attraction à l’origine de certains déplacements de
populations. Il ne s’agit cependant pas de minimiser la gravité des changements climatiques
: au-delà de 4 ou 5 °C, les effets prévisibles deviendraient pratiquement partout négatifs.50
Il s’agit plutôt de montrer que le rôle que jouent les changements climatiques dans les
déplacements de populations ne se réduit pas à une relation linéaire de cause à effet, ou
de facteurs environnementaux d’incitation et de facteurs économiques d’attraction.

    Les facteurs non climatiques restent une variable clé. Après tout, ce sont la croissance
démographique, les politiques gouvernementales et les écarts en termes de revenus
qui incitent d’abord les gens à s’installer sur des terres marginales. Autrement dit,
la vulnérabilité d’une communauté face aux changements climatiques n’est pas une
constante – elle peut augmenter ou diminuer pour des raisons qui n’ont rien à voir avec
les émissions de gaz à effet de serre.51 En ce sens, les facteurs non climatiques (ceux-là
mêmes qui poussent les populations vulnérables à s’installer sur des terres marginales)
peuvent apparaître comme des facteurs déterminants du problème tout aussi importants
que la force du « signal climatique » lui-même.

    Comme l’a fait remarquer en 1998 Steve Lonergan de l’université Victoria, au
Canada, « on constate trop souvent l’acceptation non critique d’un lien direct de cause
à effet entre la dégradation de l’environnement et les déplacements de population ». Ce
qui est implicite dans cette acceptation, c’est la croyance selon laquelle la dégradation
de l’environnement – en tant que cause possible de déplacements de populations – peut
être dissociée d’autres causes sociales, économiques ou politiques. Il faut reconnaître
que la dégradation de l’environnement est un concept social et spatial; ce n’est que par
la compréhension structurelle de l’environnement dans le contexte politique et culturel
plus large d’une région ou d’un pays donné que l’on peut appréhender le « rôle » qu’il
joue en tant que facteur de déplacement de populations.52

    Intuitivement, nous pouvons voir en quoi les changements climatiques pourraient
influer sur les mouvements futurs de populations. Mais quantifier empiriquement
l’ampleur du problème n’est pas chose aisée. Et il n’est pas facile non plus de persuader
les décideurs d’examiner sérieusement la question si l’on n’est pas en mesure de leur
soumettre des chiffres concrets. C’est ce qui fera l’objet de la section suivante.
                                             20
3. PrEdictions

                 « La prédiction n’est pas chose facile, surtout s’agissant du futur. »
                            Niels Bohr, physicien danois (1885-1962)

Les migrations dues au climat ne sont pas un fait nouveau

    Des découvertes archéologiques révèlent que les formes d’installations humaines ont
obéi de façon répétée à des changements climatiques.53,54 Il existe des témoignages du
fait que l’apparition des premières grandes sociétés urbaines est due à une combinaison
d’aridisation du climat et de dessèchement de l’environnement. Les sociétés complexes de
l’Egypte et de la Mésopotamie, par exemple, se sont constituées à partir des populations
ayant fui les terres de parcours en voie d’aridisation pour gagner les zones riveraines. Le
besoin qui en a résulté d’organiser des populations densément groupées pour pouvoir
gérer de maigres ressources dans des zones restreintes a été identifié comme l’un des
principaux éléments moteurs du développement des premières civilisations.55

    Beaucoup plus tard, au cours du quatrième siècle de notre ère, l’aridité croissante
et les basses températures engendrées par un froid prolongé ont conduit les hordes de
Huns et de Germains à franchir la Volga et le Rhin pour s’introduire dans la Gaule plus
tempérée, ce qui a conduit au sac de Rome par les Wisigoths. De même, l’expansion
musulmane au VIIIe siècle en Méditerranée et en Europe méridionale a été mue, dans
une certaine mesure, par la sécheresse sévissant au Moyen-Orient.56

Les modèles existants de migration du climat

   La migration est et a toujours été un important mécanisme d’adaptation aux
contraintes climatiques. Les sociétés pastorales, bien sûr, se sont de tout temps déplacées
avec leurs animaux, passant d’un point d’eau à des terres de pâturage pour échapper à la
sécheresse et satisfaire ce faisant leurs habitudes nomades. Mais il apparaît aujourd’hui
que la migration comme réponse à l’altération de l’environnement n’est pas le seul fait
des sociétés nomades.

    Dans la partie ouest du Soudan, par exemple, des études ont révélé que l’une des
façons dont les familles s’adaptent à la sécheresse consiste à envoyer à Khartoum un
membre masculin d’âge mûr qui doit y trouver un travail rémunéré pour subvenir aux
besoins de la famille jusqu’à la fin de la sécheresse.57 En période de contrainte climatique,
la migration temporaire peut aider à compléter les revenus d’une famille (par le produit
d’un travail rémunéré à l’extérieur), ce qui permet de moins solliciter les ressources
locales (moins de bouches à nourrir).

                                                21
Lorsque les contraintes climatiques coïncident avec des contraintes économiques ou
sociales, on voit croître sensiblement le potentiel des migrations forcées en provenance
des zones rurales. Mais ce tableau est plus nuancé qu’il n’y paraît. En Afrique de l’Ouest,
la distance que parcourent les migrants est fonction des ressources de la famille. En cas
de sécheresse grave, ils ne peuvent pas se permettre de trop s’éloigner et s’efforcent
au contraire de trouver un travail salarié dans les villes proches (voir encadré 2). Cette
pratique, connue localement sous l’expression « manger la saison sèche » est aujourd’hui
répandue dans de nombreuses régions d’Afrique de l’Ouest où sévit la sécheresse.

                                       encadrE 2
             « mangeR la saison sEche » – la migration temporaire
                    de main-d’œuvre en Afrique de l’Ouest

        Dans le Sahel de l’Afrique de l’Ouest, des études récentes ont jeté un éclairage
    sur le recours à la migration temporaire comme mécanisme d’adaptation aux
    changements climatiques. Cette région a souffert d’une sécheresse prolongée
    pendant une bonne partie des trois dernières décennies, et les familles y ont
    fait face entre autres en envoyant de jeunes adultes des deux sexes chercher un
    travail salarié après chaque récolte.58 La distance qu’il leur faut alors parcourir
    dépend en partie de l’abondance de la récolte.

        Une bonne récolte peut procurer à la famille des ressources suffisantes pour
    envoyer l’un de ses membres travailler en Europe. Si la récompense en termes
    de fonds rapatriés peut-être considérable, cette façon de faire a cependant un
    fort caractère spéculatif. Outre que le voyage est périlleux, la récompense n’est
    pas assurée. Qui plus est, il est probable que celui qui est parti ne sera pas rentré
    à temps pour les semailles de l’année suivante.

        En année de sécheresse en revanche, lorsque les récoltes sont maigres, les
    jeunes tendent à rester nettement plus près de chez eux, préférant aller travailler
    dans les villes voisines pour moins solliciter les réserves alimentaires du ménage
    et compléter ses revenus. Lors de telles années, le risque de perdre au « jeu de
    la migration » est simplement trop élevé.59

    La capacité d’émigrer est par définition fonction de la mobilité. Lors du Dust Bowl
aux États-Unis, dans les années 30, les migrants des Grandes Plaines qui n’étaient pas
financièrement liés au travail de la terre et n’avaient pas avec celle-ci de réels liens
ancestraux se sont mués en fermiers (voir encadré 3).60 La décision d’émigrer est
normalement prise au niveau du ménage (sauf dans le cas où elle résulte de la décision
du gouvernement de prendre possession d’une région donnée), sur la base de calculs
individuels tenant compte du capital social et financier. Il ne s’agit habituellement pas
de la solution de premier recours des ménages lorsqu’ils sont confrontés à une situation

                                             22
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