Migrations et changements climatiques - No. 31 - IOM Publications
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Migrations et changements climatiques No. 31
Les opinions exprimées dans le présent rapport sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Les dénominations utilisées et la présentation de la matière contenue dans ce rapport ne doivent pas être interprétées comme l’expression de quelque opinion que ce soit de la part de l’OIM, s’agissant du statut légal d’un pays, d’un territoire, d’une ville ou d’une région, ni de leurs autorités, pas plus que de leurs frontières. _______________ L’OIM croit fermement que les migrations organisées, s’effectuant dans des conditions décentes, profitent à la fois aux migrants et à la société tout entière. En tant qu’organisme intergouvernemental, l’OIM collabore avec ses partenaires au sein de la communauté internationale afin de résoudre les problèmes pratiques de la migration, de mieux faire comprendre les questions de migration, d’encourager le développement économique et social grâce à la migration, et de promouvoir le respect effectif de la dignité humaine et le bien-être des migrants. _______________ Editeur : Organisation internationale pour les migrations 17 route des Morillons 1211 Genève 19 Suisse Tél : + 41 22 717 91 11 Télécopie : +41 22 798 61 50 Courrier électronique : hq@iom.int Internet : http://www.iom.int Traduction française : Marc Tessier et Pierre Nicolas _______________ ISSN 1994-4527 © 2008 Organisation internationale pour les migrations (OIM) _______________ Tous droits réservés. Aucun élément du présent ouvrage ne peut être reproduit, archivé ou transmis par quelque moyen que ce soit – électronique, mécanique, photocopie, enregistrement ou autre – sans l’autorisation écrite et préalable de l’éditeur. 25_08
Migrations et changements climatiques1 Oli Brown2 pour l’OIM Organisation internationale pour les migrations Genève m
TABLE DES MATIERES Abréviations 5 Remerciements 7 Résumé 9 1. Introduction 11 Une crise qui va s’aggravant 11 200 millions de migrants climatiques d’ici à 2050 ? 11 Un lien complexe et imprévisible 12 Réfugié ou migrant? 13 2. Changements climatiques et migrations forcées 16 Un monde pas si merveilleux 16 Processus et événements climatiques 17 Facteurs non climatiques 18 La population, la pauvreté et la gouvernance sont des variables clés 19 3. Prédictions 21 Les migrations dues au climat ne sont pas un fait nouveau 21 Les modèles existants de migration du climat 21 « Manger la saison sèche » – la migration temporaire de main-d’œuvre en Afrique de l’Ouest 22 Les années du Dust Bowl 23 La difficulté de prédire 24 Les canaris du climat 26 Le « bon », le « mauvais » et le « vraiment mauvais » : trois scénarios concernant les migrants du climat 27 Le « bon » 28 Le « mauvais » 29 Le « vraiment mauvais » 30 4. Conséquences pour le développement 31 Evaluation des vulnérabilités régionales 31 Migrations forcées et développement 32 4.1 L’afflux urbain 32 4.2 Des économies évidées 33 4.3 Instabilité politique et conflits ethniques 33
4.4 Les conséquences sanitaires et le sort des migrants forcés 34 Migrations dues aux changements climatiques : une perspective sexospécifique 34 5. Quelles mesures prendre ? 36 La politique de l’autruche 36 5.1. Elargir le concept de « réfugié » 36 Le projet « EACH FOR » 37 5.2 L’adaptation dans les pays concernés 38 5.3 La politique d’immigration dans les pays les moins touchés 39 Cloturer les frontieres 40 6. Conclusions 41 Notes de fin d’ouvrage 43 Selection de References 51 Annexe 1 54 1. Les scénarios d’émissions du rapport spécial du GIEC sur les scénarios d’Emissions (RSSE)
ABREVIATIONS CCNUCC – Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques GIEC – Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat HCR – Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés LV – Leishmaniose viscérale OCDE – Organisation de coopération et de développement économiques OIM – Organisation internationale pour les migrations OMD – Objectifs du Millénaire pour le Développement PMA – Pays les moins avancés RSSE – Scénarios d’émissions du Rapport spécial du GIEC sur les scénarios d’émissions
REMERCIEMENTS Tous nos remerciements à Simon Bagshaw, Philippe Boncour, Daniel Coppard, Madeleen Helmer, Saleemul Huq, Jobst Koehler, Helené Lackenbauer, Frank Laczko, Steve Lonergan, MJ Mace, Ilona Miller, Norman Myers, Damian Ryan, Michael Renner, Mike See et Meera Seethi pour leur temps, leurs points de vue et leur expérience. Nous sommes particulièrement redevables à Frédéric Gagnon-Lebrun, Debbie Hemming et Randy McLeman pour leurs conseils et leurs commentaires précieux sur les versions successives de l’ouvrage. Un chaleureux merci également à Christine Campeau, Gurneesh Bhandal et Michelle Chan pour l’aide apportée dans les recherches.
RESUME En 1990, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a fait cette constatation que l’impact le plus marqué de l’évolution du climat pourrait être ressenti au niveau des migrations humaines – avec le déplacement de millions de personnes sous l’effet de l’érosion des zones côtières, de l’inondation des côtes et de la perturbation de l’agriculture. Depuis lors, divers analystes ont tenté de quantifier les flux de migrants climatiques futurs (parfois appelés « les réfugiés du climat ») – la prédiction la plus fréquente étant 200 millions d’ici à 2050. Mais le fait que cette prédiction ait été formulée de façon répétée n’en fait pas pour autant un chiffre plus exact. Si les arguments scientifiques à l’appui des mises en garde contre les changements climatiques apparaissent de plus en plus solides, les conséquences de tels changements pour la répartition des populations humaines sont peu claires et imprévisibles. Compte tenu de la multitude des autres facteurs sociaux, économiques et environnementaux qui entrent en jeu, il n’a guère été aisé jusqu’ici d’établir un lien de cause à effet linéaire entre les changements climatiques anthropiques et les migrations. Cela pourrait changer à l’avenir. Les connaissances scientifiques actuelles, synthétisées dans le dernier rapport d’évaluation du GIEC, débouchent sur un simple constat : selon les prédictions actuelles, les « capacités limites » d’une bonne partie de la planète seront réduites par les changements climatiques. L’impact météorologique de l’évolution du climat peut se traduire par deux facteurs migratoires distincts : les processus climatiques comme la hausse du niveau des mers, la salinisation des terres agricoles, la désertification et la rareté grandissante de l’eau, et les événements climatiques, tels que les crues, les tempêtes et les inondations causées par la montée brutale du niveau des lacs glaciaires. Mais les facteurs déterminants non liés au climat, comme les politiques gouvernementales, la croissance démographique et la résilience des communautés face aux catastrophes naturelles, ont eux aussi leur importance. Tous influent sur le niveau de vulnérabilité des populations. Il s’agit d’un problème de temps (la vitesse du changement) et d’échelle (le nombre de personnes que cela affecte). L’image simpliste de l’agriculteur travaillant en bord de mer et contraint de plier bagage pour un pays plus accueillant n’a rien de typique. Au contraire, comme c’est déjà le cas des réfugiés politiques, il est probable que la prise en charge des migrants climatiques vienne encore alourdir le fardeau des pays les plus pauvres – ceux-là mêmes qui sont le moins responsables des émissions de gaz à effet de serre.
La migration temporaire comme réponse d’adaptation au stress climatique est un fait que l’on peut déjà constater en maints endroits. Mais c’est un tableau nuancé. La capacité de migrer est fonction de la mobilité et des ressources (tant financières que sociales). En d’autres termes, les personnes les plus exposées aux changements climatiques ne sont pas forcément les plus susceptibles d’émigrer. Prédire les flux à venir de migrants du climat est une tâche complexe que ne facilite certainement pas le manque de données de base et que fausse la croissance de la démographie, l’évolution du climat et celle des quantités d’émissions à venir. Cet ouvrage présente néanmoins trois grands scénarios s’appuyant sur des prévisions d’émissions différentes auxquelles nous devrions être préparés. Cela va du scénario le plus optimiste – où l’on assiste à une diminution importante des émissions, et où un « Plan Marshall » d’adaptation est mis en place – au scénario le plus sombre, où l’on voit se réaliser la prédiction de migrations à grande échelle envisagées dans les analyses les plus pessimistes, si ce n’est pire. Les migrations forcées gênent le développement de quatre façons au moins : en exerçant une pression accrue sur l’infrastructure et les services urbains, en sapant la croissance économique, en aggravant les risques de conflit et en entraînant une baisse des indicateurs sanitaires, éducationnels et sociaux parmi les migrants eux-mêmes. On a cependant pu observer une tentative collective d’ignorer l’ampleur du problème, qui a eu un certain succès. Les migrants forcés du climat font les frais des lacunes existant dans les politiques internationales d’asile et de migration – et l’idée d’élargir la définition de réfugié politique aux « réfugiés » climatiques se heurte à une résistance considérable. En attendant, les migrations à grande échelle ne sont pas prises en compte dans les stratégies nationales d’adaptation qui tendent à présenter la migration comme un « échec d’adaptation ». A ce jour, le concept du « chez soi » pour les migrants climatiques n’existe pas dans la communauté internationale, ni littéralement ni de manière figurée. 10
1. INTRODUCTION Une crise qui va s’aggravant Dès 1990, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a fait cette constatation que l’impact le plus marqué de l’évolution du climat pourrait être ressenti au niveau des migrations humaines – avec le déplacement de millions de personnes sous l’effet de l’érosion des zones côtières, de l’inondation des côtes et de la perturbation de l’agriculture.3 Depuis lors, un certain nombre de rapports ont été publiés, d’où il ressort que la dégradation de l’environnement, et plus particulièrement les changements climatiques, sont annonciateurs de déplacements majeurs de populations. Autrement dit, une vraie crise se prépare. Au milieu des années 90, une large place a été faite à l’annonce selon laquelle jusqu’à 25 millions de personnes avaient été forcées de quitter leurs foyers et leurs terres sous l’effet de graves événements écologiques de différentes natures, tels que pollution, dégradation des sols, sécheresse et catastrophes naturelles. A l’époque, on avait dit que ces « réfugiés de l’environnement », comme on les appelait (voir l’encadré 1), dépassaient en nombre l’ensemble des réfugiés chassés par les guerres et les persécutions politiques.4 Le Rapport de 2001 de la Fédération des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant- Rouge sur les catastrophes naturelles reprenait cette estimation de 25 millions de « réfugiés de l’environnement ». Et en octobre 2005, l’Institut de l’Université des Nations Unies pour l’environnement et la sécurité humaine a mis la communauté internationale en garde contre un doublement de ce chiffre d’ici à 2010.5 De rares analystes, dont le plus connu est peut-être Norman Myers de l’université d’Oxford, se sont risqués à une estimation du nombre de personnes qui seraient peu à peu forcées de partir de chez elles sous l’effet direct des changements climatiques. « Lorsque le réchauffement climatique s’installera », prévient le professeur Myers, « il pourrait y avoir non moins de 200 millions de personnes affectées par les perturbations du système des moussons ou d’autres régimes pluviométriques, par des sécheresses d’une sévérité et d’une durée sans précédent, et par l’élévation du niveau de la mer et l’inondation des zones côtières ».6 200 millions de migrants climatiques d’ici à 2050 ? L’estimation de 200 millions de migrants climatiques du professeur Myers d’ici à 2050 fait désormais figure de référence. Elle est citée dans d’éminentes publications émanant entre autres du GIEC ou encore dans le rapport Stern sur l’économie du changement climatique.7 11
Il s’agit d’un chiffre tout à fait impressionnant, puisqu’il s’agit d’une multiplication par dix de la totalité des populations actuelles de réfugiés et de déplacés internes.8 Pour mieux le mettre en perspective, cela signifie que, d’ici à 2050, une personne sur 45 dans le monde aura été déplacée par le changement du climat. Ce chiffre dépasserait également la population totale actuelle de migrants dans le monde. En effet, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), près de 192 millions de personnes, soit 3 % de la population mondiale, vivent aujourd’hui hors de leur lieu de naissance.9 Mais cette prédiction reste encore très approximative. Le professeur Myers reconnaît lui-même que, même si elle a été obtenue à partir des meilleures données disponibles, elle a nécessité de « sérieuses extrapolations ».10 Ce n’est pas le dénigrer de le souligner; c’est seulement que personne ne sait réellement avec certitude quelle part de la population humaine serait affectée par les changements climatiques. Les estimations actuelles vont de 25 millions à un milliard d’individus d’ici à 2050.11 Un lien complexe et imprévisible Il y a, à l’appui des thèses du changement climatique, une base scientifique de plus en plus solidement étayée. Des trésors de temps et d’énergie ont été consacrés à déterminer les conséquences météorologiques des changements climatiques en termes d’élévation du niveau de la mer, de modification des types de précipitations et de tempêtes plus fortes et plus fréquentes. En revanche, beaucoup moins de temps, d’énergie et de ressources ont été dépensés pour l’analyse empirique des effets des changements climatiques sur les populations humaines. Cela s’explique en partie par le caractère tellement imprévisible de ce lien : l’étude des changements climatiques est déjà assez complexe en elle-même – que dire de leurs effets sur des sociétés qui disposent, pour y faire face, de ressources et de moyens aussi différents ! Pour une autre partie, cela s’explique également par la grande diversité des motivations qui animent les migrants : le rapport décisif de causalité entre les facteurs économiques d’attraction et les facteurs environnementaux d’incitation présente fréquemment un caractère hautement subjectif. Enfin, tenter de dissocier le rôle du changement climatique des autres facteurs environnementaux, économiques et sociaux suppose de franchir un pas analytique considérable dans l’inconnu. L’ouragan Katrina, par exemple, qui s’est abattu sur la côte méridionale des Etats- Unis en août 2005, et a occasionné le déplacement temporaire de plus d’un million de personnes,12 est fréquemment présenté (à bon endroit) comme un avant-goût des événements climatiques extrêmes, plus intenses et plus fréquents, auxquels nous devons nous préparer. Mais cet ouragan a été davantage qu’un simple épisode météorologique : les dégâts qu’il a occasionnés dans le Golfe du Mexique étaient le résultat d’un médiocre état de préparation aux catastrophes, d’un sous-investissement constant dans 12
les mesures de protection à mettre en place autour des villes, ainsi que de la destruction systématique des zones humides dans le delta du Mississippi qui auraient peut-être pu atténuer l’impact de la tempête. En qualifiant cette catastrophe de « manifestation de l’évolution du climat », on simplifie à l’excès à la fois ses causes et ses effets. Pourtant, on entend répéter presque avec désinvolture les chiffres estimatifs des migrants climatiques futurs, soit comme thérapie de choc, soit par manque de chiffres plus précis.13 Le présent ouvrage veut remettre en question ces prédictions en tentant de mieux cerner la terminologie applicable en la matière et de faire la part des choses quant à l’échelonnement dans le temps des processus et au degré d’incertitude implicite qui les caractérise. La section 2 s’intéresse aux processus par lesquels les changements climatiques pourraient induire un accroissement des migrations. La section 3 analyse certaines prédictions concernant le nombre des migrants climatiques futurs, examine certaines des incertitudes dont ces prédictions sont entachées et envisage trois scénarios différents, débouchant dans chaque cas sur une estimation différente des populations migrantes qui en résulteraient. L’avènement éventuel de l’un ou l’autre de ces trois scénarios dépendrait tout à la fois de la croissance démographique future, de la répartition des populations et de leur résilience face aux pressions environnementales, en même temps que de l’aptitude de la communauté internationale à faire baisser les émissions de gaz à effet de serre et à aider les pays les plus pauvres à s’adapter aux effets des changements climatiques. La section 4 évalue les effets, sur le développement, des migrations forcées à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières. Enfin, la section 5 examine tout un éventail de mesures politiques nationales et internationales face à la menace de mouvements de grande ampleur causés par les changements climatiques. ENCADRE 1 REFUGIE OU MIGRANT ? La catégorisation a son importance. L’un des points de controverse qui surgit aussitôt est celui de savoir s’il faut qualifier les personnes déplacées par les changements du climat de « réfugiés climatiques » ou de « migrants climatiques ». Ce n’est pas seulement affaire de sémantique car selon que l’on acceptera l’une ou l’autre définition, les implications au regard du droit international se traduiront par des obligations bien réelles pour la communauté internationale. Pendant longtemps, les activistes se sont servis de l’expression « réfugiés environnementaux » ou « réfugiés climatiques » pour conférer à la question 13
une urgence accrue. Ils justifiaient ce choix en invoquant le fait qu’au sens le plus littéral du mot, ces personnes avaient besoin de « chercher refuge » pour échapper aux changements climatiques qui les menaçaient. Tout autre choix, affirmaient-ils, ne ferait que minimiser la gravité de la situation vécue par ces personnes. Ils estimaient par ailleurs que le mot « réfugié » avait une vraie résonance au sein du grand public, sensible à la notion implicite de contrainte. D’autre part, ce mot véhicule des connotations moins négatives que le mot « migrant », qui laisse supposer un déplacement volontaire à la recherche d’un mode de vie plus attrayant. Cependant, au regard du droit international, le mot « réfugié » appliqué aux personnes qui tentent d’échapper aux dérèglements de l’environnement, n’est pas tout à fait correct. La Convention des Nations Unies de 1951 et son Protocole de 1967 relatif au statut des réfugiés indiquent clairement que cette expression doit être réservée aux personnes qui fuient les persécutions : « Un réfugié est une personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ».14 L’utilisation du mot « réfugié » pose en outre d’autres problèmes. A proprement parler, pour qu’une personne puisse être qualifiée de réfugié, il faut qu’elle ait traversé une frontière internationalement reconnue : une personne qui est déplacée à l’intérieur des frontières de son pays est un « déplacé interne ». Etant donné que la majorité des personnes déplacées par les changements climatiques sont susceptibles de rester à l’intérieur des frontières de leur pays, restreindre la définition du mot « réfugié » à ceux qui traversent une frontière internationale peut entraîner une grave sous-estimation du problème. Deuxièmement, le concept de « réfugié » tend à sous-entendre un droit au retour lorsque la persécution a pris fin. Il n’en va évidemment pas de même lorsqu’il s’agit de l’élévation du niveau de la mer. Là aussi, cette expression modifie la nature du problème. Troisièmement, il faut craindre qu’en élargissant le concept de réfugié aux victimes de l’environnement, on n’aboutisse à une dilution des mécanismes internationaux existants et de la volonté de prendre en charge les réfugiés. Cette question de la définition suscite de vives controverses parmi les experts internationaux des droits de l’homme.15 Dans la pratique, cependant, on constate une résistance considérable au sein de la communauté internationale face à tout élargissement de la définition de « réfugié ». Les pays industrialisés craignent que si cette définition devait être élargie, ils ne se voient contraints à offrir les 14
mêmes protections qu’aux réfugiés politiques, un pas qu’aucun pays ne s’est encore déclaré prêt à franchir.16 En attendant, les institutions internationales actuellement chargées de s’occuper des réfugiés, et en tout premier lieu le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), sont déjà débordées et incapables de faire face à la « population » existante des réfugiés.17 Le HCR lui-même joue déjà un rôle élargi dans la mesure où il vient en aide aux déplacés internes, et est donc réticent à tout élargissement supplémentaire de son mandat.18,19 Si l’expression « réfugiés climatiques » pose problème, on continue de l’utiliser en partie parce qu’il n’existe pas d’autre expression satisfaisante. Les « évacués du climat » renvoient à des mouvements temporaires à l’intérieur de frontières nationales (comme cela a été le cas lors de l’ouragan Katrina). Les « migrants du climat » donnent à penser que l’attraction de la destination pèse davantage que l’incitation créée par la situation régnant dans le pays d’origine et véhiculent des connotations négatives qui ont pour effet de réduire la responsabilité implicite de la communauté internationale face à la situation vécue par les populations concernées. Mais comme il n’existe pas de définition adéquate dans le droit international, ces migrants sont pratiquement invisibles dans le système international : aucune institution n’est chargée de recueillir des données sur leur nombre, sans parler de leur assurer des services de base. Dans l’incapacité de faire état de persécutions politiques dans leur pays d’origine, ils ne peuvent se réclamer du droit d’asile. Comment dès lors catégoriser ces personnes ? L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) propose la définition suivante : « On appelle migrants environnementaux les personnes ou groupes de personnes qui, pour des raisons impérieuses liées à un changement environnemental soudain ou progressif influant négativement sur leur vie ou leurs conditions de vie, sont contraintes de quitter leur foyer habituel ou le quittent de leur propre initiative, temporairement ou définitivement, et qui, de ce fait, se déplacent à l’intérieur de leur pays ou en sortent ».20 Pour les besoins de la présente étude, nous utilisons l’expression « migrants forcés du climat », tout en sachant qu’elle n’est pas universellement reconnue, mais dans l’espoir qu’elle rende compte de façon raisonnablement précise du phénomène des déplacements non volontaires de populations dont on peut craindre qu’ils augmenteront à mesure que s’accumuleront les conséquences des changements climatiques. 15
2. CHANGEMENTS CLIMATIQUES ET MIGRATIONS FORCEES Un monde pas si merveilleux Pour dire les choses simplement, les changements climatiques occasionneront des mouvements de populations en faisant de certaines régions de la planète des lieux beaucoup moins vivables, en rendant moins sûr l’approvisionnement en nourriture et en eau et en aggravant la fréquence et la violence des inondations et des tempêtes. Des rapports récents du GIEC, entre autres, fixent les paramètres des événements auxquels nous pouvons nous préparer. D’ici à 2099, il faut s’attendre à une hausse moyenne de la température comprise entre 1,8 °C et 4 °C.21 De vastes étendues s’assécheront : la proportion des terres subissant une sécheresse constante passera de 2 % à 10 % d’ici à 2050.22 Parallèlement, la proportion des terres exposées à une sécheresse extrême pourrait passer de 1 % actuellement à 30 % d’ici à la fin du XXIe siècle.23 La pluviométrie se modifiera à mesure que le cycle hydrologique gagnera en intensité. Dans certaines régions, cela signifiera probablement des chutes de pluies diluviennes entraînant des inondations et la perte de la couche arable. Le résultat du changement de la pluviométrie et d’un cycle hydrologique plus intense sera une occurrence plus fréquente et une plus grande violence des événements climatiques extrêmes tels que sécheresses, tempêtes et inondations.24 Ainsi, on estime que la mousson de l’Asie du Sud est appelée à gagner en intensité, avec 20 % de chutes de pluie en plus sur l’est de l’Inde et le Bangladesh d’ici à 2050.25 A l’inverse, on peut s’attendre à une baisse des précipitations à faible et moyenne latitude : d’ici à 2050, l’Afrique subsaharienne pourrait perdre jusqu’à 10 % en termes de pluviométrie annuelle.26 Une baisse des précipitations pourrait avoir des incidences particulièrement graves sur l’agriculture de l’Afrique subsaharienne, qui est essentiellement pluviale. Le rapport de 2007 du Deuxième groupe de travail du GIEC estime que les rendements de l’agriculture pluviale pourraient perdre jusqu’à 50 % d’ici à 2020.27 Les auteurs du rapport notent que « la production agricole, et notamment l’accès à la nourriture pourraient être gravement compromis par les fluctuations climatiques dans de nombreux pays et régions d’Afrique ».28 Selon le même rapport, les rendements des cultures en Asie centrale et du Sud pourraient chuter de 30 % d’ici au milieu du XXIe siècle.29 Certains stocks halieutiques migreront en direction des pôles et des eaux plus froides, et risquent de s’épuiser car l’écoulement des eaux de surface et la hausse de la température des mers entraînent plus fréquemment une dangereuse prolifération algale et un blanchissement des coraux.30 Pour ne rien arranger, les changements climatiques risquent bien d’aggraver différents problèmes de santé, ce qui pourrait entraîner la propagation de maladies diarrhéiques et une progression de la malnutrition, ainsi qu’une modification de la prévalence de certains vecteurs de transmission des maladies tels que l’anophèle, vecteur du paludisme.31 16
Parallèlement, la fonte des glaciers augmentera le risque d’inondation à la saison humide et réduira l’approvisionnement en eau à la saison sèche pour un sixième de la population mondiale, principalement dans le sous-continent indien, dans certaines régions de Chine et dans les Andes.32 La fonte des glaciers ne fera qu’aggraver le risque d’inondations résultant de la rupture des lacs glaciaires, notamment dans les pays de montagnes que sont le Népal, le Pérou et le Bhoutan. Après avoir occasionné le soulèvement et l’effondrement des terres dans les zones côtières, l’élévation du niveau moyen des océans devrait atteindre de 8 à 13 cm d’ici à 2030, de 17 à 29 cm d’ici à 2050, et de 35 à 82 cm d’ici à 2100 (selon le modèle et le scénario appliqués).33 Les grands estuaires sont exposés à un risque particulier d’inondation.34 Les zones côtières humides devraient régresser sous l’effet de l’élévation du niveau de la mer. Dans un scénario d’émissions importantes et de haute sensibilité du climat, cette régression pourrait atteindre 25 % d’ici à 2050 et 42 % d’ici à 2100.35 Selon Nicholls et Lowe (2004), si l’on applique une projection moyenne de sensibilité du climat, le nombre de personnes inondées devrait s’accroître de 10 à 25 millions chaque année d’ici à 2050 et de 40 à 140 millions d’ici à 2100, selon le taux des émissions futures.36 L’avalanche de statistiques qui précède se ramène à un simple constat, à savoir qu’au train où vont les choses, les « capacités limitées » de vastes régions à la surface du globe – c’est-à-dire la capacité des différents écosystèmes à accueillir des populations humaines, à les nourrir, et à les alimenter en eau –, seront compromises par les changements climatiques. Processus et événements climatiques Robert McLeman, de l’université d’Ottawa, décompose les facteurs déterminants de la migration forcée en deux groupes distincts.37 Il cite en premier lieu les facteurs climatiques. Ces derniers sont eux aussi de deux types – les processus climatiques et les événements climatiques. Parmi les processus climatiques, il faut citer des changements de type lent, tels que l’élévation du niveau de la mer, la salinisation des terres agricoles, la désertification, la rareté croissante de l’eau et l’insécurité alimentaire. Il est manifeste que l’élévation du niveau de la mer rend inhabitables certaines régions côtières et autres petits Etats insulaires. Si on les ajoute les uns aux autres, ces processus érodent les moyens d’existence des populations et sapent leur détermination à « tenir le coup » là où elles se trouvent. A l’heure actuelle, par exemple, des femmes parcourent déjà quotidiennement jusqu’à 25 km dans le Sahel pour aller chercher de l’eau. Si ces va- et-vient devaient encore se rallonger, elles seraient contraintes à aller voir ailleurs pour de bon.38 A l’échelle nationale, l’élévation du niveau de la mer pourrait avoir de graves conséquences sur la sécurité alimentaire et la croissance économique. C’est une inquiétude particulière que nourrissent les pays dont une bonne part de la capacité 17
industrielle se trouve au-dessous de la « zone d’altitude un mètre ». La plaine du Gange au Bangladesh et le delta du Nil en Egypte, qui sont l’un et l’autre des greniers à blé pour ces pays, en sont deux bons exemples. Le delta du Nil en Egypte est l’une des régions les plus densément peuplées au monde et est extrêmement vulnérable à l’élévation du niveau de la mer. Une élévation de seulement un mètre entraînerait le déplacement d’au moins 6 millions de personnes et inonderait 4500 km² de terres agricoles.39 Les événements climatiques, à l’inverse, sont des manifestations soudaines et spectaculaires, à l’instar des crues de mousson, des ruptures de lacs glaciaires, des tempêtes, des ouragans et des typhons. De tels événements contraignent les habitants à partir beaucoup plus rapidement et dans des conditions dramatiques. C’est ainsi que les ouragans Katrina et Rita, par exemple, qui se sont abattus sur le Golfe du Mexique en août et en septembre 2005, ont laissé environ 2 millions de sans-abri.40 Le Rapport de 2000 sur les catastrophes naturelles dans le monde estimait à 256 millions le nombre de personnes affectées par des catastrophes (tant géophysiques que liées au climat) en 2000, contre une moyenne de 211 millions par an durant les années 90, une aggravation que la Croix-Rouge attribue à la survenance plus fréquente d’événements hygro-météorologiques.41 Facteurs non climatiques Tout aussi importants cependant sont les facteurs non climatiques. Il est clair que bon nombre de catastrophes naturelles sont, au moins en partie, causées par l’homme. Un risque naturel (par exemple la menace d’une tempête) ne devient une « catastrophe naturelle » que si la communauté exposée à ce risque est particulièrement vulnérable face à ses effets. C’est ainsi qu’un cyclone tropical, par exemple, devient une catastrophe s’il n’existe pas de système d’alerte rapide, si les habitations ne sont pas conçues pour résister et si les gens ne savent pas quoi faire en cas de tempête. On voit donc que la vulnérabilité d’une communauté est fonction de son exposition aux conditions climatiques (par exemple une implantation côtière) et de sa capacité d’adaptation (la capacité d’une communauté donnée à essuyer une tempête et à s’en relever). Différentes régions, différents pays et différentes communautés ont des capacités d’adaptation également différentes : les communautés pastorales du Sahel, par exemple, sont socialement, culturellement et techniquement équipées pour faire face à d’autres types de catastrophes naturelles que les habitants des pentes de l’Himalaya.42 La prospérité nationale et individuelle influe manifestement sur le degré de vulnérabilité en ce sens qu’elle permet davantage de réduire les risques de catastrophes, de s’informer sur l’occurrence de ces dernières et d’y faire face plus rapidement. Dans la décennie comprise entre 1994 et 2003, les catastrophes naturelles ont tué à chaque fois une moyenne de 44 personnes lorsqu’elles se sont produites dans des pays à fort développement humain, alors qu’elles en ont tué à chaque fois une moyenne de 300 dans les pays à faible développement humain.43 18
A l’échelle nationale, le Bangladesh présente des capacités d’adaptation et de résistance face aux catastrophes qui sont très différentes de celles des Etats-Unis. En avril 1991, le cyclone tropical Gorky a frappé le district de Chittagong dans la partie sud-est du Bangladesh. Des vents atteignant jusqu’à 260 km/heure et un raz-de-marée de six mètres de haut ont balayé une bonne partie de la région côtière et de l’arrière-pays, faisant au moins 138.000 morts et laissant non moins de 10 millions de sans-abri.44 L’année suivante, en août 1992, une tempête plus forte encore, l’ouragan Andrew, de catégorie 5, a frappé la Floride et la Louisiane avec des vents de 280 km/heure suivis d’un raz-de-marée de 5,2 mètres de haut. Pourtant, bien qu’il ait occasionné des dégâts pour 43 milliards de dollars, seulement 65 morts ont été à déplorer.45 On peut s’attendre que les changements climatiques modifient les capacités d’adaptation de nombreuses communautés, et que certaines de celles-ci se sentent écrasées du fait de l’interaction avec les problèmes pré-existants d’insécurité alimentaire, de rareté de l’eau et de médiocre protection des terres marginales – qui n’en seront que plus aigus encore. Jusqu’au point où la terre n’offrira plus de moyens d’existence et où les habitants seront contraints d’émigrer vers des régions offrant de meilleures conditions. Les « points de basculement » varieront selon les lieux et les habitants. Il est possible que des catastrophes naturelles déplacent de vastes pans de population pendant de courtes durées, tandis que les facteurs déterminants à action lente occasionneront vraisemblablement le déplacement définitif de populations encore bien plus nombreuses sans faire pour autant les gros titres des journaux. La population, la pauvreté et la gouvernance sont des variables clés La migration, même la migration forcée, n’est d’habitude pas simplement le résultat de l’effet d’incitation environnementale produit par un processus climatique tel que l’élévation du niveau de la mer. Hormis dans les cas d’événements climatiques, où les gens fuient pour rester en vie, il y faut aussi un facteur d’attraction, qu’il soit environnemental, social ou économique. Il faut qu’il y ait l’espoir d’une vie meilleure ailleurs, même si cela comporte une grande part de risque. Les mouvements migratoires du passé dus à l’environnement, à l’instar de ceux qui se sont produits dans les années 30 aux Etats-Unis avec le « Dust Bowl » (voir l’encadré 3), montrent que, pour que les candidats migrants se décident, en émigrant, à s’extraire de graves conditions climatiques, en l’occurrence une sécheresse prolongée, il faut qu’ils disposent d’un certain « capital social et financier », tel que des réseaux de soutien existants dans la région de destination, ainsi que des fonds devant leur permettre de partir. 46 Il convient aussi de dire – et cela ne transparaît pas dans les plaidoyers d’action en la matière – que les changements climatiques rendront certaines régions plus aptes à nourrir des populations plus importantes. C’est ce qui ressort en particulier des prédictions de hausse plus modérée de la température, soit une augmentation totale de 2 à 3 °C au cours du XXIe siècle, contre 4 à 5 °C ou davantage comme on l’entend parfois. Il y a à cela trois raisons principales. Premièrement, des températures plus élevées auront 19
vraisemblablement pour effet d’allonger les périodes de culture et de réduire le risque de gel dans les régions situées à des latitudes moyennes à élevées comme l’Europe, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, et permettront la pratique de nouvelles cultures (comme les vignobles que l’on voit déjà se répandre dans le nord de la Grande-Bretagne).47 Deuxièmement, « l’effet de fertilisation » d’une plus grande quantité de CO2 dans l’atmosphère devrait accroître les rendements céréaliers et la densité de la végétation dans certaines régions.48 Et troisièmement, la modification de la pluviométrie peut se traduire par une augmentation des précipitations dans des régions qui manquaient d’eau jusque-là. Ainsi, une étude de 2005 prédit que le réchauffement de l’Atlantique Nord et du Sahara amènera davantage de pluie dans le Sahel.49 Il ne serait pas inconcevable, dès lors, que des migrations se produisent pour tirer parti des effets de ce changement climatique. En d’autres termes, les changements climatiques peuvent constituer à la fois des facteurs d’incitation et des facteurs d’attraction à l’origine de certains déplacements de populations. Il ne s’agit cependant pas de minimiser la gravité des changements climatiques : au-delà de 4 ou 5 °C, les effets prévisibles deviendraient pratiquement partout négatifs.50 Il s’agit plutôt de montrer que le rôle que jouent les changements climatiques dans les déplacements de populations ne se réduit pas à une relation linéaire de cause à effet, ou de facteurs environnementaux d’incitation et de facteurs économiques d’attraction. Les facteurs non climatiques restent une variable clé. Après tout, ce sont la croissance démographique, les politiques gouvernementales et les écarts en termes de revenus qui incitent d’abord les gens à s’installer sur des terres marginales. Autrement dit, la vulnérabilité d’une communauté face aux changements climatiques n’est pas une constante – elle peut augmenter ou diminuer pour des raisons qui n’ont rien à voir avec les émissions de gaz à effet de serre.51 En ce sens, les facteurs non climatiques (ceux-là mêmes qui poussent les populations vulnérables à s’installer sur des terres marginales) peuvent apparaître comme des facteurs déterminants du problème tout aussi importants que la force du « signal climatique » lui-même. Comme l’a fait remarquer en 1998 Steve Lonergan de l’université Victoria, au Canada, « on constate trop souvent l’acceptation non critique d’un lien direct de cause à effet entre la dégradation de l’environnement et les déplacements de population ». Ce qui est implicite dans cette acceptation, c’est la croyance selon laquelle la dégradation de l’environnement – en tant que cause possible de déplacements de populations – peut être dissociée d’autres causes sociales, économiques ou politiques. Il faut reconnaître que la dégradation de l’environnement est un concept social et spatial; ce n’est que par la compréhension structurelle de l’environnement dans le contexte politique et culturel plus large d’une région ou d’un pays donné que l’on peut appréhender le « rôle » qu’il joue en tant que facteur de déplacement de populations.52 Intuitivement, nous pouvons voir en quoi les changements climatiques pourraient influer sur les mouvements futurs de populations. Mais quantifier empiriquement l’ampleur du problème n’est pas chose aisée. Et il n’est pas facile non plus de persuader les décideurs d’examiner sérieusement la question si l’on n’est pas en mesure de leur soumettre des chiffres concrets. C’est ce qui fera l’objet de la section suivante. 20
3. PrEdictions « La prédiction n’est pas chose facile, surtout s’agissant du futur. » Niels Bohr, physicien danois (1885-1962) Les migrations dues au climat ne sont pas un fait nouveau Des découvertes archéologiques révèlent que les formes d’installations humaines ont obéi de façon répétée à des changements climatiques.53,54 Il existe des témoignages du fait que l’apparition des premières grandes sociétés urbaines est due à une combinaison d’aridisation du climat et de dessèchement de l’environnement. Les sociétés complexes de l’Egypte et de la Mésopotamie, par exemple, se sont constituées à partir des populations ayant fui les terres de parcours en voie d’aridisation pour gagner les zones riveraines. Le besoin qui en a résulté d’organiser des populations densément groupées pour pouvoir gérer de maigres ressources dans des zones restreintes a été identifié comme l’un des principaux éléments moteurs du développement des premières civilisations.55 Beaucoup plus tard, au cours du quatrième siècle de notre ère, l’aridité croissante et les basses températures engendrées par un froid prolongé ont conduit les hordes de Huns et de Germains à franchir la Volga et le Rhin pour s’introduire dans la Gaule plus tempérée, ce qui a conduit au sac de Rome par les Wisigoths. De même, l’expansion musulmane au VIIIe siècle en Méditerranée et en Europe méridionale a été mue, dans une certaine mesure, par la sécheresse sévissant au Moyen-Orient.56 Les modèles existants de migration du climat La migration est et a toujours été un important mécanisme d’adaptation aux contraintes climatiques. Les sociétés pastorales, bien sûr, se sont de tout temps déplacées avec leurs animaux, passant d’un point d’eau à des terres de pâturage pour échapper à la sécheresse et satisfaire ce faisant leurs habitudes nomades. Mais il apparaît aujourd’hui que la migration comme réponse à l’altération de l’environnement n’est pas le seul fait des sociétés nomades. Dans la partie ouest du Soudan, par exemple, des études ont révélé que l’une des façons dont les familles s’adaptent à la sécheresse consiste à envoyer à Khartoum un membre masculin d’âge mûr qui doit y trouver un travail rémunéré pour subvenir aux besoins de la famille jusqu’à la fin de la sécheresse.57 En période de contrainte climatique, la migration temporaire peut aider à compléter les revenus d’une famille (par le produit d’un travail rémunéré à l’extérieur), ce qui permet de moins solliciter les ressources locales (moins de bouches à nourrir). 21
Lorsque les contraintes climatiques coïncident avec des contraintes économiques ou sociales, on voit croître sensiblement le potentiel des migrations forcées en provenance des zones rurales. Mais ce tableau est plus nuancé qu’il n’y paraît. En Afrique de l’Ouest, la distance que parcourent les migrants est fonction des ressources de la famille. En cas de sécheresse grave, ils ne peuvent pas se permettre de trop s’éloigner et s’efforcent au contraire de trouver un travail salarié dans les villes proches (voir encadré 2). Cette pratique, connue localement sous l’expression « manger la saison sèche » est aujourd’hui répandue dans de nombreuses régions d’Afrique de l’Ouest où sévit la sécheresse. encadrE 2 « mangeR la saison sEche » – la migration temporaire de main-d’œuvre en Afrique de l’Ouest Dans le Sahel de l’Afrique de l’Ouest, des études récentes ont jeté un éclairage sur le recours à la migration temporaire comme mécanisme d’adaptation aux changements climatiques. Cette région a souffert d’une sécheresse prolongée pendant une bonne partie des trois dernières décennies, et les familles y ont fait face entre autres en envoyant de jeunes adultes des deux sexes chercher un travail salarié après chaque récolte.58 La distance qu’il leur faut alors parcourir dépend en partie de l’abondance de la récolte. Une bonne récolte peut procurer à la famille des ressources suffisantes pour envoyer l’un de ses membres travailler en Europe. Si la récompense en termes de fonds rapatriés peut-être considérable, cette façon de faire a cependant un fort caractère spéculatif. Outre que le voyage est périlleux, la récompense n’est pas assurée. Qui plus est, il est probable que celui qui est parti ne sera pas rentré à temps pour les semailles de l’année suivante. En année de sécheresse en revanche, lorsque les récoltes sont maigres, les jeunes tendent à rester nettement plus près de chez eux, préférant aller travailler dans les villes voisines pour moins solliciter les réserves alimentaires du ménage et compléter ses revenus. Lors de telles années, le risque de perdre au « jeu de la migration » est simplement trop élevé.59 La capacité d’émigrer est par définition fonction de la mobilité. Lors du Dust Bowl aux États-Unis, dans les années 30, les migrants des Grandes Plaines qui n’étaient pas financièrement liés au travail de la terre et n’avaient pas avec celle-ci de réels liens ancestraux se sont mués en fermiers (voir encadré 3).60 La décision d’émigrer est normalement prise au niveau du ménage (sauf dans le cas où elle résulte de la décision du gouvernement de prendre possession d’une région donnée), sur la base de calculs individuels tenant compte du capital social et financier. Il ne s’agit habituellement pas de la solution de premier recours des ménages lorsqu’ils sont confrontés à une situation 22
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