MILITAIR E CANADIENNE - Vol. 19, No 1, hiver 2018 - Revue militaire canadienne
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Vol. 19, no. 1, hiver 2018 TABLE DES MATIÈRES 3 LE COIN DU RÉDACTEUR EN CHEF LE MONDE DANS LEQUEL NOUS VIVONS 4 L’offensive du charme : le maintien de la paix et la politique de la Chine par Marissa Gibson Couverture LE PERSONNEL Le NCSM Kingston passe près 15 Les effets de la rotation et des mutations fréquentes des cadres des côtes montagneuses du intermédiaires des Forces armées canadiennes sur le rendement Groenland pendant l’opération de l’organisation Nanook 2018, le 19 août 2018. par David Larouche-Couture Photo HS88-2018-0300-009 du MDN 24 En chemin : le retour au Canada par Ken Reynolds 32 « Le leadership inclusif » Si nous le bâtissons, servira-t-il? par Necole Belanger TECHNOLOGIE MILITAIRE 40 Les systèmes autonomes et sans pilote ont-ils fondamentalement changé la guerre? par Mitchell Binding OPINIONS 46 L’essor des sociétés militaires privées : conséquences, considérations L’offensive du charme : et implications pour les Forces armées canadiennes le maintien de la paix et par Nicholas Kaempffer la politique de la Chine 52 Améliorer le soutien aux familles dans les Forces armées canadiennes : une étude qualitative par John Zwicewicz 58 Pourquoi étudier l’histoire? par Jonathan Cox COMMENTAIRES 60 Le renouveau de la recherche et sauvetage par Martin Shadwick 66 Critiques de livres Les effets de la rotation et des mutations fréquentes des cadres intermé- diaires des Forces armées canadiennes sur le rendement de l’organisation La Revue militaire canadienne/Canadian Military Journal est la revue professionnelle officielle des Forces armées canadiennes et du ministère de la Défense nationale. Elle est publiée quatre fois par année avec l’autorisation du ministre de la Défense nationale. Les opinions exprimées dans cette publication sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles du ministère de la Défense nationale, des Forces armées canadiennes, de la Revue militaire canadienne ou de tout organisme du gouvernement du Canada. La Couronne détient le droit d’auteur. La reproduction des articles doit être autorisée par le rédacteur en chef et la Revue militaire canadienne doit être indiquée comme source. La Revue est publiée en copie papier et en version électronique, cette dernière à www.journal.forces.gc.ca. ISSN 1492-465X Revue militaire canadienne • Vol. 19, n o. 1, hiver 2018 1
REVUE PO How Nos to CPBox coordonnées Canadian Contact Us Revue militaire 17000, Military 17000, canadienne Journal succursale StationForces Forces MILITAIRE CANADIENNE Kingston, Kingston (Ontario) Ontario CANADA, CANADA, K7K 7B4 7B4 Courriel E-mail: :cmj.rmc@forces.gc.ca cmj.rmc@forces.gc.ca Rédacteur en chef Traduction David L. Bashow Bureau de la traduction, (613) 541-5010 poste 6148 Services publics et Approvisionnement Canada bashow-d@rmc.ca Directrice de la publication Commentaire Claire Chartrand Martin Shadwick (613) 541-5010 poste 6837 claire.chartrand@rmc.ca En chemin : le retour Conseiller en rédaction au Canada Michael Boire Text Comité consultatif Président Contre-amiral L. Cassivi, Commandant, Académie canadienne de la Défense (ACD) Membres David L. Bashow, Rédacteur en chef, Brigadier-général S. Bouchard, Commandant, Revue militaire canadienne (RMC) Collège militaire royal du Canada (CMR) Colonel Marty Cournoyer, représentant du Major Chris Young, représentant du Chef d’état-major de la Force aérienne (CEMFA) Chef d’état-major – Stratégie armée « Le leadership inclusif » H.J. Kowal, Ph.D., Recteur du Lieutenant-colonel Brent Clute, Directeur, Centre Si nous le bâtissons, Collège militaire royal du Canada (CMR) de droit militaire des Forces canadiennes (CDMFC), servira-t-il? Académie canadienne de la Défense (ACD) Capitaine de vaisseau David Patchell, représentant Text du Chef d’état-major de la Marine (CEMM) Hanya Soliman, représentante du Chef du renseignement de la Défense (CRD) Comité de lecture Adjudant-chef Necole Belanger Phillippe Lagassé Douglas Bland, Ph.D. Lieutenant-colonel (à la retraite) David Last, Ph.D. Major (à la retraite) Michael Boire Chris Madsen, Ph.D. Lieutenant-colonel (à la retraite) Douglas Delaney Sean Maloney, Ph.D. Rocky J. Dwyer, Ph.D. Brian McKercher, Ph.D. Les systèmes autonomes Lieutenant-colonel (à la retraite) Michael Goodspeed Paul Mitchell, Ph.D. et sans pilote ont-ils Major-général (à la retraite) Daniel Gosselin Nezih Mrad, Ph.D. fondamentalement Major Tanya Grodzinski Scot Robertson, Ph.D. changé la guerre? David Hall, Ph.D. Stéphane Roussel, Ph.D. Text Michael Hennessy, Ph.D. Elinor Sloan, Ph.D. Colonel Bernd Horn Colonel (à la retraite) Randall Wakelam Hamish Ion, Ph.D. NOT E A UX L EC T EUR S ET L EC T R I C ES La Revue militaire canadienne étant bilingue, lorsqu’une citation originale a été traduite, le sigle [TCO] après l’appel de note, qui signifie “traduction de la citation originale”, indique que le lecteur trouvera le texte original de la citation dans la version de la Revue rédigée dans l’autre langue officielle du Canada. Afin de faciliter la lecture, le masculin sert de genre neutre pour désigner aussi bien les femmes que les hommes. 2 Revue militaire canadienne • Vol. 19, n o. 1, hiver 2018
LE COIN DU RÉDACTEUR EN CHEF V oici un autre numéro hivernal vivifiant de la Revue S’ensuit l’article du capitaine Mitchell Binding, pilote militaire canadienne, le dernier à paraître avant d’hélicoptère tactique, qui explore le monde des systèmes d’armes que nous n’entamions notre dix-neuvième année autonomes et sans pilote, avant d’en évaluer les utilisations actuelles, de publication. Comme le temps s’envole… et, de s’interroger sur la nature fondamentale de la guerre et de définir en cette journée d’Halloween, c’est peut-être le changement fondamental. « Enfin, [il] analyse l’avènement des ce qui fait le plus peur… systèmes autonomes et sans pilote et en quoi ceux-ci constituent un changement fondamental de la guerre. » Prenant position dans ce numéro, la réserviste Marissa Gibson présente aux lecteurs une introduction sur les opérations de maintien Puis les lecteurs tomberont sur trois articles offrant diverses de la paix des Nations Unies en lien avec l’évolution participative de opinions. Dans le premier, le capitaine Nicholas Kaempffer, officier la Chine en cette matière. De prime abord, la Chine était sceptique d’artillerie, trace un bref historique du recours aux mercenaires (ou et méfiante à l’égard de sa participation au maintien de la paix et soldats privés combattant à des fins lucratives). Il s’exprime sur « [c]ela s’expliquait en partie par la rigoureuse opinion que la Chine l’essor des sociétés militaires privées en examinant surtout tant les avait au sujet de la nature inviolable de la souveraineté des États et arguments en faveur du recours aux forces de sécurité privées que par sa crainte que les grandes puissances se servent du maintien de ceux dénonçant leur utilisation; il conclut en abordant les notions la paix comme d’un prétexte pour intervenir dans les affaires des mentionnées dans le titre de l’article, soit les conséquences, les petits pays ». Cependant, cette façon de voir allait changer au fil du considérations et les implications pour les Forces armées canadiennes. temps, parallèlement aux objectifs de la politique étrangère chinoise. Ensuite, le major John Zwicewicz, officier d’artillerie, examine les « Le maintien de la paix et la politique étrangère sont devenus de sujets abordés par un questionnaire d’enquête de l’Université de plus en plus liés depuis les années 1970, et nous ferons valoir ici que Regina ainsi que les constatations obtenues à la fin de la recherche. ces deux pôles ont influé sur l’évolution l’un de l’autre. » Dans ce questionnaire, on cherche à savoir s’il y a lieu d’augmenter les mesures de soutien s’adressant aux familles des militaires partici- Par la suite, l’officier de la logistique David Larouche-Couture pant à un déploiement à l’étranger. Au bout du compte, la recherche examine, en se fondant sur plusieurs études, les effets de la rotation et de Zwicewicz a permis de cerner de grandes incohérences dans le des mutations fréquentes des cadres intermédiaires sur le rendement de soutien fourni par les unités militaires à leurs membres en déploie- l’organisation. Il soutient que même si les cadres intermédiaires sont ment. « Certaines familles n’ont bénéficié d’aucun soutien, tandis des « acteurs clés » et qu’ils sont « une ressource cruciale pour assu- que d’autres unités ont consenti d’importants efforts pour aider leurs rer le succès de toute organisation. […] Les changements constants membres pendant le déploiement. » La recherche se concluait par dans l’équipe de direction produisent un choc dans l’environnement diverses recommandations d’améliorations. Dans le dernier article de travail, qu’il soit positif ou négatif. » L’analyse de Larouche- d’opinion, le major Jonathan Cox, officier d’infanterie, se demande Couture est suivie d’un courageux témoignage plutôt différent. C’est « Pourquoi étudier l’histoire? » Il conclut ainsi : « Il ne suffit pas une expérience de trouble de stress post-traumatique vécue par un d’appliquer tout simplement des exemples du passé directement à employé civil du ministère de la Défense nationale, lequel était en des problèmes émergents. La clé réside dans l’utilisation de l’histoire poste dans une zone de guerre. Le protagoniste, M. Ken Reynolds, pour établir des tendances et des relations de manière à compléter Ph. D., de la Direction – Histoire et patrimoine, a rédigé cet article l’expérience et à renforcer l’intuition. Il ne faut pas attendre qu’un pour plusieurs raisons, notamment dans l’espoir que le récit de l’ex- problème se manifeste pour chercher à comprendre l’histoire. L’étude périence spéciale qu’il a vécue pourra encourager d’autres personnes de l’histoire doit commencer maintenant si l’on veut réussir à bien aux prises avec des troubles mentaux à demander l’aide dont elles en mettre à profit les leçons dans l’avenir. » ont besoin, et aussi car « si cela peut, d’une manière ou d’une autre, servir à exprimer les peurs des personnes qui sont plus normalement Ensuite, le Martin Shadwick que l’on connaît se penche sur le associées aux problèmes de ce genre – les militaires, les premiers renouveau de l’équipement et des politiques en matière de recherche intervenants, les policiers, les victimes d’une agression – cela peut, et sauvetage (SAR) au Canada. Bien qu’il applaudisse les récentes peut-être, faire jusqu’à un certain point du bien, au-delà de l’univers initiatives, Martin nous met en garde : « Nous devons en particulier très limité de mon esprit. » L’article de M. Reynolds est suivi par nous rappeler que nous devons encore nous attaquer aux enjeux plus celui de l’adjudant-chef Necole Belanger, qui croit que même si globaux de politique de SAR et de gouvernance de la SAR – et le beaucoup de hauts dirigeants des Forces armées canadiennes (FAC) faire de façon holistique et en priorité ». ont travaillé extrêmement dur pour créer de la diversité au sein de l’institution « nous ne sommes pas encore parvenus à bien com- Enfin, comme à notre habitude, nous terminons le numéro en prendre, à épouser et à faciliter l’inclusivité parce que nous n’avons offrant un trio de critiques de livres qui, nous le souhaitons, saura pas encore dépassé l’étape de la simple rhétorique. » Il est vrai que piquer la curiosité de notre lectorat en ces prochains mois d’hiver l’organisation s’est engagée dans le « discours sur la diversité », froid, enfin… froid pour nous du moins qui sommes ici au nord, dans mais l’adjudant-chef Belanger soutient néanmoins qu’« il nous le pays de l’hiver blanc… faut encore épouser totalement le «discours sur la diversité «, par exemple en réseautant et en encadrant des groupes marginalisés Bonne lecture! par les véritables «joueurs de puissance» des FAC, c’est-à-dire David L. Bashow ceux qui profitent toujours du privilège d’être blancs et d’être Rédacteur en chef des hommes ». Revue militaire canadienne Revue militaire canadienne • Vol. 19, n o. 1, hiver 2018 3
S a m i r B o l / R e u t e r s / RT X 3 D M BY Des soldats chinois du maintien de la paix participant au défilé de la Mission des Nations Unies au Soudan du Sud durant la Journée internationale des Casques bleus des Nations Unies à Juba, au Soudan du Sud, le 29 mai 2017. L’offensive du charme : le maintien de la paix et la politique de la Chine par Marissa Gibson Le sous-lieutenant Marissa Gibson est réserviste dans le Princess des mesures collectives afin de maintenir la paix et la sécurité of Wales’ Own Regiment à Kingston (Ontario). Elle détient un dans le monde, conformément aux chapitres VI et VII de la Charte baccalauréat en études sociales (Spécialisation : études des conflits de l’ONU. Ces mesures prennent la forme d’opérations de main- et droits de la personne), que lui a décerné l’Université d’Ottawa, tien de la paix auxquelles des États membres de l’Organisation et une maîtrise ès arts (Études sur la guerre) qu’elle a obtenue au fournissent des troupes qui sont dès lors placées sous le contrôle Collège militaire royal du Canada. opérationnel de l’ONU. Les opérations de maintien de la paix ont commencé au début des années 1950 par suite des différends Introduction frontaliers de plus en plus nombreux engendrés par les processus de A décolonisation et parce qu’il fallait un organisme de médiation pour u lendemain de la Seconde Guerre mondiale, aider à mettre en œuvre les accords de cessez-le-feu ou les ententes les pays du monde se sont engagés à empêcher politiques conclues dans le contexte de ces conflits internationaux1. qu’une telle tragédie d’envergure planétaire ne se reproduise. Bien qu’un tel engagement ait été La Chine a tout d’abord été représentée au Conseil de sécurité pris auparavant, l’Organisation des Nations Unies de l’ONU par la République de Chine, soit de 1945 à 1970, mais (ONU) a promis d’offrir un régime plus rigoureux que celui de aux fins du présent article, nous mettrons l’accent sur la République l’organisme l’ayant précédée, à savoir la Société des Nations. populaire de Chine (la Chine), car la participation de ce pays aux L’ONU a été fondée en 1945; c’est une tribune internationale qui opérations de maintien de la paix n’a pas commencé avant qu’il a été créée pour maintenir l’ordre international, et les pouvoirs soit officiellement reconnu comme étant le représentant légitime que sa Charte lui a conférés lui donnent un caractère international de la Chine par l’Assemblée générale de l’ONU, dans sa résolution sans pareil qui l’a aidée à maintenir et à protéger la paix et la 2758 en 1971. Après l’admission du pays au CSNU, la Chine s’est sécurité internationales. C’est le Conseil de sécurité des Nations désintéressée considérablement des missions de maintien de la paix Unies (CSNU) qui assume cette responsabilité. Il se compose pendant près de deux décennies. Elle percevait ces missions avec de 15 membres, dont cinq permanents, soit les États-Unis, le un certain scepticisme et elle a choisi de se faire discrète sur ce plan Royaume-Uni, la France, la Russie et la Chine. Il peut prendre tout en s’abstenant d’intervenir d’une façon digne de mention dans 4 Revue militaire canadienne • Vol. 19, n o. 1, hiver 2018
LE MONDE DANS LEQUEL NOUS VIVONS les débats du CSNU sur le maintien de la paix2. Cela s’expliquait de la paix, sauf précisions à l’effet contraire; ensuite, selon M. Taylor en partie par la rigoureuse opinion que la Chine avait au sujet de la Fravel, professeur agrégé au Massachusetts Institute of Technology, nature inviolable de la souveraineté des États et par sa crainte que les qui se spécialise dans les domaines de la sécurité internationale et de grandes puissances se servent du maintien de la paix comme d’un la Chine, les OMP de l’ONU peuvent se diviser entre les opérations prétexte pour intervenir dans les affaires des petits pays. La Chine a traditionnelles et non traditionnelles. Cette distinction est importante exprimé son opposition aux missions en ne participant pas aux votes quand on songe à l’évolution de l’attitude de la Chine à l’égard du du CSNU sur les missions de maintien de la paix, en ne payant pas maintien de la paix, car ce pays n’appuyait au début que les opérations sa quote-part annuelle au titre du maintien de la paix et en refusant traditionnelles, mais il a depuis assoupli sa position en ce qui concerne d’envoyer des troupes prendre part aux opérations en cours3. les déploiements non traditionnels. Les opérations traditionnelles de l’ONU obéissent à quatre critères clés : (1) l’impartialité de la force La trajectoire participative de la Chine aux opérations de maintien et de son commandant; (2) le consentement du pays hôte ou des de la paix était cohérente avec les objectifs de sa politique étrangère. belligérants; (3) le non-recours à la force sauf aux fins de la légitime Le maintien de la paix et la politique étrangère sont devenus de plus en défense; (4) leur mise sur pied seulement après la conclusion d’un plus liés depuis les années 1970, et nous ferons valoir ici que ces deux accord de cessez-le-feu4. La définition inverse s’applique dans le cas pôles ont influé sur l’évolution l’un de l’autre. Le maintien de la paix des opérations non traditionnelles de maintien de la paix : (1) celles-ci est devenu un outil efficace de la politique étrangère du gouvernement ont lieu en l’absence d’un règlement politique; (2) elles sont exécu- chinois et il a servi à créer l’image d’une puissance en devenir aux tées sans le consentement de toutes les parties au conflit; (3) elles intentions pacifiques, tout en contribuant à nouer des liens plus forts comportent le recours à la force, ou encore (4), elles sont menées sous avec d’autres États en développement, surtout en Afrique, en tant que le commandement national (et non sous celui de l’ONU)5. partenaire économique et militaire. Le maintien de la paix procure aussi aux forces armées chinoises un moyen d’entretenir et de renforcer La Chine et le maintien de la paix leurs capacités militaires existantes. L’intention consiste à démontrer le rôle important que le maintien de la paix joue lorsqu’il s’agit de présenter la Chine d’une façon qui contribue à dissiper les craintes de l’Occident à l’égard d’un rival économique et militaire éventuel. L ’histoire militaire consignée de la Chine compte parmi les plus longues du monde, car elle s’étend sur plus de quatre mille ans. Les armées chinoises ont évolué avec le temps et elles ont contribué au développement des armées du monde sur le plan Il convient de souligner deux aspects clés : d’abord, dans le technologique et sur celui des concepts stratégiques. En tant que présent contexte, comprenons que les opérations de maintien de source du traité de stratégie militaire le plus ancien du monde, la paix (OMP) de l’ONU regroupent toutes les activités associées à savoir L’Art de la guerre de Sun Tzu, la Chine a continué de à la paix, c’est-à-dire la consolidation, le rétablissement et l’imposition développer et d’approfondir sa riche tradition militaire. À l’heure Nations Unies/Multimedia photo 783687 Le Conseil de sécurité des Nations Unies en délibération. Revue militaire canadienne • Vol. 19, n o. 1, hiver 2018 5
actuelle, la République populaire de Chine contrôle la plus vaste Les fondateurs de l’ONU aspiraient à créer un nouvel ordre force armée de la planète, soit l’Armée populaire de libération mondial qui viserait à prévenir les conflits avant qu’ils n’éclatent et à (APL), qui a été constituée en 1927 au début de la guerre civile en réduire les dommages au minimum dans les cas où ils auraient tout chinoise et qui a pour origine une force de guérilla composée de de même lieu. Le maintien de la paix était la raison d’être du nouvel paysans. L’APL comprend une marine – La Marine de l’Armée organisme, et l’attitude de la Chine à l’égard de cette nouvelle forme populaire de libération (MAPL) – et une aviation – la Force d’intervention a subi plusieurs changements depuis que le pays s’est aérienne de l’Armée populaire de libération (FAAPL). Malgré une officiellement joint à l’ONU. Courtney J. Fung (née Richardson), expérience de la guérilla acquise au cours d’une vingtaine d’années Ph. D., maître de conférences en relations internationales à l’Univer- contre le Parti nationaliste chinois et contre les Japonais, l’APL sité de Hong Kong, et Yin He, professeur agrégé au Centre chinois n’a pas été mise à l’épreuve, relativement parlant, dans le contexte de formation sur la politique civile de maintien de la paix, décrit les d’une guerre conventionnelle. cinq étapes de la vision évolutive de la Chine sur les OMP. De 1971 à 1980, la Chine s’est opposée à la mise en place et à la pour- suite des OMP. Elle a refusé de verser sa quote-part finan- cière à l’ONU et de fournir des troupes à cet égard, en plus de s’abstenir de voter sur toutes les résolu- tions concernant les missions de maintien de la paix6. Selon S e a n Pa v o n e / A l a m y S t o c k P h o t o / E 5 B F 9 H He, la Chine justi- fiait principalement son abstention en évoquant un désac- cord idéologique avec les États-Unis et l’URSS7. Aux yeux de la Chine, le maintien de la paix La Grande Muraille de Chine. était une façon pour les superpuissances d’intervenir dans les affaires intérieures d’États plus petits et de le faire dans leurs propres intérêts. La Chine était un pays ardent défen- seur des normes de Westphalie sur la souveraineté Wo r l d H i s t o r y A r c h i v e / A l a m y S t o c k P h o t o / M R 6 9 4 P des États et sur la non-intervention; comme il s’agis- sait du seul pays en développement au sein du groupe des cinq membres per- manents du CSNU (P5), les autres pays en développe- ment s’attendaient Mao Zedong en compagnie de soldats de l’Armée rouge durant la Longue Marche, en 1935. Cette marche représente la retraite à ce qu’elle aide à menée par l’Armée rouge (ancêtre de l’Armée de Libération Populaire) du Parti communiste chinois pour échapper à la poursuite protéger leurs inté- de l’Armée du Kuomintang qui détenait alors le pouvoir. rêts sur la scène 6 Revue militaire canadienne • Vol. 19, n o. 1, hiver 2018
LE MONDE DANS LEQUEL NOUS VIVONS internationale8. Pendant cette période, la Chine n’a jamais opposé son désir de contribuer davantage au contrôle des missions de maintien de veto à une résolution du CSNU pour faire obstruction à une mission la paix. L’UNSAS a mis en lumière la reconnaissance par la Chine du de maintien de la paix, et ce, pour deux raisons fondamentales : elle besoin que l’ONU avait d’accéder à des troupes à court préavis pour ne voulait pas être perçue comme ayant un parti pris en votant pour combattre les menaces pesant sur la paix et la sécurité internationales. une résolution qui risquait de servir les intérêts d’une ou de l’autre De 1988 à 1998, trente-six OMP ont été mises sur pied, et la Chine a superpuissance susceptible d’invoquer le recours au maintien de la voté en faveur de toutes celles qui allaient être menées en vertu d’un paix pour dissimuler une intervention; deuxièmement, elle ne voulait cadre traditionnel de maintien de la paix, ou être des missions de pas être considérée comme un État obstructionniste, ou agissant pour consolidation de la paix. L’attitude de la Chine au cours des scrutins déplaire à certains pays en développement que l’adoption de telles sur les résolutions qui autorisaient le recours à la force s’est assouplie résolutions risquait de favoriser, car la Chine était perçue comme quelque peu au cours de cette troisième étape12. Entre 1992 et 1996, la étant leur représentante9. Chine s’est abstenue de voter sept fois et elle a voté en faveur de sept autres opérations de maintien de la paix non traditionnelles. En parti- De 1981 à 1987, le monde a commencé à observer le début culier, son comportement envers l’Iraq, le Cambodge et la Somalie, au d’un changement dans l’attitude de la Chine à l’égard du maintien de moment du vote, a reflété son attitude de plus en plus souple à l’égard la paix. Pour la première fois, en 1981, la Chine a voté en faveur des normes énoncées dans les traités de Westphalie. de la résolution 495 du CSNU qui prolongeait le mandat de la Force de maintien de la paix des Nations Unies à Chypre, puis, l’année suivante, À partir de la fin des années 1990 et jusqu’en 2009, la Chine a la Chine s’est mise à faire des contributions financières. Toutefois, manifesté une souplesse encore plus grande qu’auparavant dans son son refus d’envoyer des troupes s’est poursuivi10 et elle a continué interprétation des normes westphaliennes relatives à la souveraineté d’avoir des réserves au sujet des questions liées à la souveraineté des des États et à la non-intervention et elle a adopté une politique active États et à l’intervention. Cette ouverture graduelle peut être attribuée en faveur des OMP13. Des troupes chinoises se sont déployées dans un à l’entrée en scène, en 1978, de Deng Xiaoping au sein du Parti com- nombre grandissant de pays, y compris Haïti, la Bosnie-Herzégovine muniste chinois (PCC). Selon lui, l’ONU « [était une] organisation (Bosnie), la République démocratique du Congo (RDC), le Timor qui pouvait servir de plate-forme idéale pour élargir l’horizon mondial oriental, le Liban et le Soudan, entre autres. De 2003 à 2010, la Chine [de la Chine] et pour créer un environnement international favorable a multiplié par seize14 ses contributions en personnel, qui sont passées à sa politique de réforme et de développement économique, qui était de 120 soldats en janvier 2003 à 2 137 en février 2010, et ce, dans un prioritaire pour elle11 » [tco]. éventail de domaines, tels que des bataillons du génie, des unités de police, des équipes médicales et des compagnies de transport15, et elle À partir de la fin des années 1980 et jusqu’à la fin de la décennie est devenue une organisatrice active d’activités internationales liées au suivante, le monde a observé une augmentation considérable du nombre maintien de la paix. En 2003, la Chine a fait savoir qu’en participant de déploiements de troupes chinoises dans le cadre des missions de aux OMP de l’ONU, elle s’était éloignée du concept traditionnel maintien de la paix de l’ONU, y compris les opérations sui- vantes dans les pays suivants : en Namibie (Groupe d’assis- tance des Nations Unies pour la transition), au Moyen-Orient (Organisation des Nations Unies chargée de la surveillance de la trêve), au Cambodge (Autorité provisoire des Nations Unies au Cambodge), en Iraq et au Koweït (Mission d’observation des Nations Unies pour l’Iraq et le Koweït), au Mozambique (Opération des Nations Unies au Mozambique) et au Libéria (Mission des Nations Unies au Libéria). En 1988, la Chine est P i c t o r i a l Pr e s s L t d / A l a m y S t o c k P h o t o / H RY E H X devenue membre du Comité spé- cial des opérations de maintien de la paix de l’ONU et, en mai 1997, elle a accepté de participer au Système de forces en attente des Nations Unies (UNSAS). Le Comité spécial rend compte à l’Assemblée générale et lui fournit un examen exhaustif de toutes les questions liées au maintien de la paix; c’était là une étape importante pour la Le président des États-Unis, Ronald Reagan, en compagnie de Deng Xiaoping, président de la Commission Chine qui a ainsi manifesté son consultative du Parti communiste chinois, à Beijing, le 28 avril 1984. Revue militaire canadienne • Vol. 19, n o. 1, hiver 2018 7
de maintien de la paix : « Étant donné la complexité grandissante se développait à une cadence rapide, avec une expansion économique des opérations, les opérations traditionnelles ne convenaient plus intégrant les marchés mondiaux et avec une puissance militaire axée dans certains types de conflits; les situations observées dans la RDC sur la modernisation qui a fait craindre aux États-Unis et à leurs alliés et au Libéria, par exemple, avaient mis en lumière la nécessité occidentaux la montée d’une menace éventuelle. La théorie sur la d’interventions rapides et robustes16. » [tco] menace chinoise qui s’est fait jour dans les années 1990 correspondait à une réaction de l’Occident à la croissance et à l’expansion rapides de Fung ajoute une cinquième étape non abordée par He, laquelle la Chine et posait que celle-ci utiliserait sa puissance en devenir pour va de 2010 à nos jours. Elle soutient que le début de cette étape se déstabiliser la sécurité régionale et contester très réellement l’hégé- caractérise par un nouveau dialogue chinois sur le déploiement de monie américaine23. « L’ambitieux programme de modernisation de troupes de combat dans le cadre des OMP. La Chine a déployé des l’Armée populaire de libération [lancé par la Chine], la prolifération forces de sécurité complètes au Mali en 2013 et en 2014, et elle a d’armes de destruction massive par la Chine et ses ventes d’armes à envoyé un bataillon de troupes de combat au Soudan du Sud17; cette des États hors-la-loi, ainsi que sa posture de plus en plus affirmée dans unité était munie de drones, de missiles antichars et de transports la région ont déclenché les alarmes24. » [tco] Pendant cette période, de troupes blindés. Plus récemment, la Chine s’est entretenue avec la participation de contingents militaires chinois aux opérations de l’ONU au sujet de l’envoi d’hélicoptères militaires dans le contexte maintien de la paix de l’ONU a augmenté dans la foulée du renfor- de la mission de maintien de la paix en Côte d’Ivoire (Opération des cement de son profil international, ce qui l’a amenée à assumer un Nations Unies en Côte d’Ivoire); cette contribution aiderait l’ONU rôle plus actif sur la scène politique internationale et à l’ONU25. Cette à remédier à une grave pénurie de capacités18. Aujourd’hui, de tous participation aux OMP visait à calmer les préoccupations au sujet de la les P5, la Chine est le pays qui fournit le plus de troupes. Voilà qui montée de la Chine, qui réitérerait par là son souci de promouvoir les correspond à un énorme changement par rapport à l’abstention d’il y cinq principes de la coexistence pacifique et reconnaîtrait l’importance a 45 ans! Au fil du temps, l’attitude de la Chine au sujet du maintien du multiculturalisme par opposition à la multipolarité26. de la paix est devenue étroitement liée à sa politique étrangère et à sa stratégie en matière de sécurité. Au XXIe siècle, la Chine a continué de se présenter non pas comme une menace, mais comme une puissance responsable, soucieuse du Politique étrangère et maintien de la paix développement pacifique. Son attitude à l’égard du maintien de la paix depuis les années 2000 a montré que c’est un « État désireux de S elon Pang Zhongying, Ph. D., professeur de relations internationales à l’École des études internationales de l’Université Renmin, à Beijing (Chine), la politique étrangère coopérer et de maintenir le système établi27 » [tco] dans la société internationale. En s’efforçant de projeter l’image d’une puissance non menaçante, la Chine s’est décrite comme étant une puissance chinoise a comporté « des ambiguïtés et des contradictions »19. Le responsable et elle se sert du maintien de la paix pour confirmer cette pays souhaite jouer un rôle accru sur la scène internationale pour image. L’emploi de l’expression « puissance responsable » permet accroître son influence sur la politique mondiale, mais il a assumé à la Chine de redéfinir son rôle par rapport à d’autres États et lui un rôle relativement limité au chapitre du maintien de la paix20. procure quatre avantages clés, comme l’a fait valoir Courtney Fung (née Richardson)28. Tout d’abord, et c’est là l’élément primordial, la L’évolution initiale de l’attitude, au début des années 1980, peut Chine est capable de « définir proactivement le cadre du discours sur être attribuée à Deng Xiaoping, qui a offert « [...] un nouveau para- son rôle dans le contexte du maintien de la paix [...] et de façonner par digme de croissance et de prospérité pour la Chine et harmonisé les là les perceptions et ce que l’on attend d’elle dans le régime onusien politiques économiques de celle-ci avec l’économie mondiale21 » [tco]. du maintien de la paix et dans le système international29 » [tco]. Délaissant la voie suivie jusque-là par la Chine de Mao Zedong, Deng En deuxième lieu, l’emploi de l’expression susmentionnée crée une a orienté le pays vers une vision plus ouverte et tolérante de l’ordre distinction entre la Chine et la notion occidentale de la « collectivité mondial, de plus en plus axé sur la mondialisation et la création de internationale », car, même en appartenant à cette dernière, la Chine marchés internationaux. Il a lancé de grandes réformes économiques se présente comme étant un État en développement non occidental pour accéder au commerce international, à l’aide, à l’investissement et et non impérialiste qui siège en permanence au Conseil de sécurité à la technologie. Deng et le PCC ont vu dans l’ONU une plate-forme et peut fournir aux missions de maintien de la paix des fonds et des pour élargir l’horizon mondial de la Chine et établir des relations unités dynamisantes très capables, telles que des unités du génie et de avec d’autres membres de la collectivité internationale. Avant cela, la logistique et des unités médicales30. En troisième lieu, la Chine peut politique d’isolement de la Chine et l’accent que celle-ci mettait sur indirectement mettre à jour la signification de l’expression « puissance le développement interne avaient entravé la participation du pays aux responsable » pour la faire coïncider avec les conceptions actuelles du décisions du Conseil de sécurité et suscité chez elle le scepticisme au système international; or, dans le système international d’après 1945, sujet de la légitimité des interventions faites dans le cadre de missions les perceptions de la Chine au sujet de la politique internationale ont antérieures de maintien de la paix. À mesure que la Chine évoluait changé profondément31. Quatrièmement, la puissance responsable met vers une économie davantage axée sur le marché, sa politique étran- en lumière la Chine comme étant une grande puissance atypique, se gère s’est transformée pour refléter cette relation plus ouverte avec le concentrant sur le développement pacifique, et son intention de ne pas monde, en particulier avec l’Occident. Soulignons ici les efforts que déstabiliser le régime politique international aux fins de ses propres la Chine a déployés pour se séparer du triangle stratégique qu’elle intérêts nationaux32. formait avec les États-Unis et l’URSS, son objectif étant dès lors de rétablir et de réaffirmer sa position en tant que pays important dans Richardson n’est pas la seule auteure à attirer l’attention sur le monde en développement22. l’image d’une puissance responsable que la Chine projette actuel- lement. Toutefois, sous le nom de Courtney J. Fung, elle soutient Dans le sillage de la Guerre froide et des répercussions négatives par ailleurs que « [...] la puissance responsable permet à la Chine des événements de la place Tiananmen, une autre transformation de la de souligner que, même si elle est une grande puissance et qu’il politique étrangère chinoise s’est produite dans les années 1990. Le pays faut la percevoir comme telle, elle se voit comme un exemple 8 Revue militaire canadienne • Vol. 19, n o. 1, hiver 2018
LE MONDE DANS LEQUEL NOUS VIVONS J e ff W i d e n e r / A s s o c i a t e d Pr e s s / I m a g e 8 9 0 6 0 5 0 9 4 Un Chinois se tient debout, seul, dans cette photo évocatrice, tentant de bloquer le passage d’une colonne de chars en mouvement sur la place Tiananmen, à Beijing, le 5 juin 1989. L’homme avait réussi à forcer les chars à s’arrêter temporairement; des témoins sur la scène ont réussi à le tirer hors de la trajectoire des chars. atypique33 » [tco]. Yin He souligne aussi que cette image de la puissance internationale dans le contexte du maintien de la paix et de créer des responsable démontre que la Chine est de plus en plus consciente du dialogues entre elle et ses voisins inquiets; ils aident aussi la Chine à fait que la collectivité internationale s’attend à ce qu’elle participe aux se faire accepter comme acteur international positif36. affaires internationales; parallèlement, cette image aide à apaiser les inquiétudes suscitées par la théorie faisant de la Chine une menace34. Le maintien de la paix offre aussi à la Chine une occasion de La puissance responsable et le développement pacifique de la Chine nouer des liens avec d’autres pays en développement et de renforcer font voir sa confiance grandissante à l’égard des domaines intérieur ses propres intérêts; c’est là un thème qui revient souvent quand la et international. Sa participation aux efforts de maintien de la paix discussion porte sur la participation de la Chine au maintien de la paix en renforce cette image en la présentant comme un pays soucieux de Afrique, discussion qui finit souvent par mettre l’accent sur la présence promouvoir la paix et la sécurité internationales, et elle aide en même de la Chine au Soudan. La Chine a pris part à plus d’opérations de temps à atténuer les critiques visant les crédits affectés à la défense et maintien de la paix en Afrique que dans n’importe quelle autre région; à la modernisation militaire du pays, étant donné que l’APL est perçue cela atteste son vif intérêt pour le continent. Le colonel Philippe Rogers, comme une force contribuant aux opérations de paix. planificateur de la Force terrestre des United States Marines, fait valoir que « [...] la Chine utilise ce qu’elle appelle une “ politique étrangère Depuis les années 2000, la montée de la Chine lui a permis de indépendante ” pour acquérir une influence considérable en Afrique37 » continuer à accroître sa portée mondiale. Beijing a déployé un effort [tco] en assurant une influence diplomatique, militaire et économique prudent pour diffuser l’idée que la Chine ne menace pas le monde35. sur le pays hôte, en échange d’une aide étrangère inconditionnelle – En participant aux opérations de maintien de la paix et en les sou- peu importe les antécédents du bénéficiaire au chapitre des droits de tenant, la Chine non seulement a manifesté son appui en faveur des la personne, ou sa nature politique. En investissant dans la sécurité et solutions multilatérales, mais elle a aussi servi ses propres intérêts la stabilité de l’Afrique, la Chine peut s’assurer divers avantages : un stratégiques en tant que pays non menaçant. En appuyant l’ONU et appui accru en faveur de sa politique « Une Chine »; la garantie de en lui fournissant des troupes, la Chine envoie un message à la col- son approvisionnement futur en énergie, l’obtention d’un débouché lectivité mondiale : la réussite des missions lui tient à cœur, l’ONU commercial, le renforcement de son complexe militaro-industriel; la est le meilleur contexte pour ceux qui favorisent le multiculturalisme, promotion de son programme international38. et la Chine se préoccupe de la paix et de la sécurité avec le reste de la collectivité internationale. La Chine a par ailleurs pris part à diverses La nature de la relation sino-soudanaise est compliquée, c’est le activités d’entraînement axées sur le maintien de la paix et à des moins que l’on puisse dire. La Chine est perçue comme ayant contri- échanges avec d’autres pays; ces échanges bilatéraux et multilatéraux bué au problème ayant déclenché deux guerres civiles : une entre le lui permettent d’explorer des perspectives ultérieures de coopération Soudan du Nord, qui est arabe, et le Soudan du Sud, qui est chrétien Revue militaire canadienne • Vol. 19, n o. 1, hiver 2018 9
de Beijing, soit celui de « Jeux du génocide »42. La nomination de l’ambassadeur expé- rimenté Liu Guijin dans le poste de représentant spécial pour les affaires africaines a marqué un virage positif dans le désaccord, de sorte qu’en mai 2007, il avait réussi à obtenir l’assenti- R e u t e r s P h o t o g r a p h e r / R e u t e r s / RT R 1 G R N 9 ment du Soudan; la résolution 1769 a été adoptée à la fin de juillet et a donné lieu à la mise sur pied de la MINUAD. Après avoir refusé à maintes reprises l’accès à des troupes étrangères, le Soudan Des soldats chinois du maintien de la paix de l’ONU soulèvent un dispositif explosif israélien à Bayyada, village au sud du Liban, a autorisé des unités près de la ville portuaire de Tyre, le 28 août 2006. chinoises du génie militaire à entrer (1983-2005), et la seconde ayant éclaté dans la région du Darfour dans son territoire : elles ont été les premières entités militaires ne (de 2003 à nos jours)39. La crise du Darfour est considérée comme relevant pas de l’Union africaine (UA) à arriver au Darfour43. ayant été un des pires désastres humanitaires du début du XXIe siècle, et les restrictions imposées à ce pays par l’Occident quant aux expor- Courtney Fung soutient que la Chine avait alors des motifs autres tations de pétrole (entre autres sanctions) ont amené le gouvernement que ses intérêts économiques et sa réputation. Pour être reconnue soudanais à resserrer ses relations avec la Chine. On pense donc que comme étant une puissance responsable, la Chine devait démontrer celle-ci cherche surtout à obtenir accès au pétrole soudanais et, par ses capacités auprès de deux groupes de référence clés dans cette extension, à appuyer le gouvernement de Khartoum et Omal al-Bashir. situation : l’Union africaine et les membres permanents du CSNU. Auprès de l’UA, la Chine devait faire valoir son image de championne Au début, le Soudan a refusé l’intervention de forces onusiennes de l’hémisphère sud de la planète, et auprès du CSNU, elle devait de maintien de la paix, mais par suite des pressions internationales mériter sa réputation de grande puissance44. La crise du Darfour s’étant exercées sur la Chine au sujet de sa relation avec le Soudan, constituait une excellente occasion pour la Chine d’appuyer des efforts Beijing a conseillé au Soudan d’accepter une présence de l’ONU. multilatéraux de maintien de la paix aux yeux de l’UA et de l’ONU, La Mission conjointe des Nations Unies et de l’Union africaine au malgré les tensions grandissantes (à n’en pas douter) entre elle et le Darfour (MINUAD) a été mise sur pied en juillet 2007; il s’agit d’une Soudan et le solide mandat des Casques bleus qui mettait des vies mission de maintien de la paix établie en vertu du chapitre VII, et elle chinoises en danger au cours du déploiement. Fung dit en outre que vise à contribuer au rétablissement de la sécurité et de la protection les préoccupations de la Chine au sujet de son image ont été ce qui l’a des civils40. En ce qui concerne l’histoire du vote de la Chine sur les principalement amenée à conseiller au Soudan d’accepter la MINUAD, résolutions du CSNU relatives au Soudan et à la situation au Darfour, et qu’elle « [...] ne souhaitait pas appuyer continuellement le Soudan, Beijing s’était principalement abstenu de voter tout d’abord, puis avait aux dépens des relations avec ses groupes de référence45 » [tco]. modifié sa position et fini par militer vigoureusement en faveur de la MINUAD. Cependant, la Chine a continué d’adhérer aux principes La participation de la Chine aux opérations menées au Darfour de la Charte de l’ONU et à ses propres principes sur la souveraineté fait considérablement contraste avec l’opinion qu’elle avait sur le des États et la non-intervention, de sorte qu’elle n’a appuyé la mission maintien de la paix au cours des années 1970. Son intervention active qu’avec le consentement du Soudan. Ce dernier a fini par accepter la dans une OMP mandatée en vertu du chapitre VII et sa volonté d’user mission, mais il a retiré son consentement en mars 2007; la collecti- de son influence considérable sur le Soudan pour l’amener à accepter vité internationale s’est alors tournée vers la Chine pour qu’elle brise une mission de maintien de la paix chez lui sont à l’opposé de son l’impasse entre le Soudan et l’ONU41. histoire en tant qu’État appuyant fortement la souveraineté des États et la non-intervention. Un dernier mot ici avant de passer au rôle du Comme les Jeux olympiques de Beijing approchaient, en 2008, maintien de la paix dans le contexte de la grande stratégie militaire l’attention internationale était rivée sur la Chine. Non seulement des de la Chine : He formule une observation importante concernant cette groupes politiques exerçaient des pressions pour régler la crise du souplesse grandissante à l’égard des principes normatifs de la souve- Darfour, mais des organismes humanitaires et des groupes de défense raineté des États et de la non-intervention. La souplesse manifestée des droits de la personne avaient donné un nouveau nom aux Jeux par la Chine peut être considérée comme une arme à double tranchant. 10 Revue militaire canadienne • Vol. 19, n o. 1, hiver 2018
LE MONDE DANS LEQUEL NOUS VIVONS D’une part, la souplesse peut procurer à Beijing plus d’options Le déploiement de troupes dans le contexte des opérations de diplomatiques dans le contexte des affaires internationales, pour préve- maintien de la paix comporte un certain nombre d’avantages, y compris nir des conflits inutiles avec d’autres puissances et pour donner lieu à la possibilité d’acquérir une expérience opérationnelle dans un pays un environnement favorable à sa stratégie de développement. D’autre lointain et l’exposition aux pratiques opérationnelles et aux méthodes part, si cette souplesse est surexploitée, non seulement elle mettra en de forces armées étrangères49. Le maintien de la paix est considéré péril les intérêts stratégiques de la Chine relatifs à la souveraineté des comme étant une activité peu coûteuse et à rendement élevé, grâce aux États (surtout en ce qui concerne Taïwan), mais elle nuira aussi à son avantages tels que l’acquisition de « précieuses connaissances sur la image de puissance pacifique aux yeux du monde en développement46. logistique, sur les ports de débarquement, sur les lignes de communica- tion, sur les lignes d’opération, sur le renseignement opérationnel, sur L’ALP, la défense et le maintien de la paix les conditions atmosphériques et le modus operandi locaux et sur les moyens de maintenir les forces en puissance ... pendant longtemps50 » D ans son livre blanc de 2010 sur la Défense nationale, la Chine a réitéré son engagement permanent en faveur des opérations de maintien de la paix de l’ONU en déclarant ce qui suit : « À titre [tco]. Au fil du temps, la participation à ces opérations aidera aussi l’APL à moderniser et à professionnaliser ses forces. En particulier, fait valoir Philippe Rogers, les unités chinoises se déploient de mul- de grande puissance responsable, la Chine a invariablement appuyé tiples fois en Afrique, et l’APL se construit ainsi une force d’experts les opérations de maintien de la paix de l’ONU et elle y a active- opérationnels spécialistes de l’Afrique et prêts à intervenir – c’est là ment participé, apportant ainsi une contribution positive à la paix une capacité que les États-Unis n’ont pas51. En se rendant en Afrique, mondiale47. » [tco] Le texte de la Stratégie militaire de la Chine les unités chinoises apprennent à connaître des pays présentant des souligne l’importance grandissante de faire en sorte que l’APL soit différences et des difficultés énormes comparativement à ce dont elles prête à mener des opérations d’imposition de la paix et d’autres font l’expérience quand elles se déploient en Chine. tâches sans combat, par exemple régler les troubles intérieurs et fournir des secours en cas de catastrophe. Le maintien de la paix Au niveau stratégique, les opérations de maintien de la paix et offre une occasion sans pareille à l’APL, qui n’a pas été exposée d’autres opérations sans combat sont devenues des volets importants beaucoup au contexte international, en créant une raison valable de la stratégie de la Chine en matière de sécurité internationale, pour laquelle elle peut déployer des troupes et les faire travailler comme l’atteste leur mention dans les récents livres blancs du pays. dans de nouveaux environnements, coopérer avec d’autres forces La Stratégie militaire de la Chine, qui a été mise à jour en 2015, met armées, améliorer la diplomatie militaire et, aspect primordial, l’accent sur la paix, le développement et la prospérité : « La Chine renforcer ses propres capacités militaires. Le maintien de la paix est suivra inflexiblement le chemin du développement pacifique, elle devenu une forme de diplomatie militaire pour faire « contrepoids à poursuivra une politique étrangère indépendante axée sur la paix et la puissance occidentale et contrebalancer les perceptions négatives une politique de défense nationale de nature défensive, elle s’opposera à l’égard des dépenses militaires ainsi que de la modernisation et aux hégémonies et aux politiques de la force sous toutes leurs formes, de la projection des forces armées de la Chine48 » [tco]. et elle ne cherchera jamais à imposer son hégémonie ou à prendre de l’expansion52. » [tco] Le livre blanc met encore une fois l’accent PA I m a g e s / A l a m y S t o c k P h o t o / G B 1 P 6 4 Jeux olympiques de Beijing 2008 – Cérémonie d’ouverture. Revue militaire canadienne • Vol. 19, n o. 1, hiver 2018 11
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