Méta-media #16 Bientôt l'ère post-news ?
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méta-media AUTOMNE - HIVER 2018 #16 Cahier de tendances médias de France Télévisions ÉRIC SCHERER Bientôt l’ère post-news ? Vers l’ère Regagner Innover dans les post-news ? la confiance rédactions m e ta - m e dia.fr
.6 .18 OUVERTURE VERS L’ÈRE POST- NEWS ? .68 .104 p.20 L’âge d’or des médias : une INNOVER DANS LES .42 exception historique ? MEDIAS USAGES p.24 « Il n’y a jamais eu autant d’argent investi dans le journalisme de qualité » p.106 La traque des usages p.70 Enquête : 9 pistes explorées par p.28 Et si les « faits » avaient une les médias pour innover p.108 Les moins de 13 ans histoire… plébiscitent toujours Snapchat, p.74 Nouveaux modèles Instagram... et TikTok p.32 Fake news : près de la moitié d’innovation : moins d’incubateurs, des Français accusent les médias plus de « studios de création » p.112 Médias, attention, de les induire en erreur la consommation mobile a REGAGNER LA p.76 La blockchain sauvera-t-elle le complètement changé ! p.34 Etat des lieux des médias journalisme et les médias d’info ? d'information aux Etats-Unis CONFIANCE p.114 La télé n’est pas morte, mais p.79 Blockchain et médias – une les usages divergent davantage p.38 De la pub à l’abonnement : révolution en cours selon les générations p.44 Personnalité de l’année : « les quelques conseils pour changer de Gardiens » de la bataille pour la p.117 En 2019, la consommation modèle économique p.83 Le design thinking au service du vérité Internet dépassera celle de la journalisme : le cas de The Lily, l'offre p.40 Info locale et hyperlocale : numérique du Washington Post télévision p.46 Déclaration internationale sur après l'engouement général, le dédiée aux femmes l’Information et la Démocratie p.118 Quand les gens de télé temps du pragmatisme! p.86 Les secrets du service réalisent qu’ils ne maîtrisent plus p.50 « La presse libre n’est pas tout ! l’ennemie du peuple. » Mais Infographies du Washington Post comment le journalisme peut-il p.121 Premier bilan des usages de regagner la confiance des citoyens ? p.88 Les formats traditionnels d'information réinventés sur Twitter, Google Assistant p.52 « Journalistes, pourquoi êtes- la communauté en plus vous si négatifs ? » p.92 La story, nouveau moment du p.54 Quatre choses que les journalisme journalistes peuvent faire pour reconstruire la confiance avec leur p.94 Quelles plateformes choisir pour public vos stories ? p.57 Les médias locaux à l’assaut de p.98 Le podcast sortira-t-il de la leurs publics niche? LIVRES p.102 Le podcast, un format RECOMMANDÉS p.59 Les 5 priorités de l’info à la BBC .122 prometteur pour l’investigation p.62 La RTS lance « Info Verso » pour plus de transparence et de dialogue avec le public p.64 Quand la télévision publique suédoise va prendre le café chez les téléspectateurs 5 6
BIENTÔT L'ÈRE POST-NEWS ? tions. Le XXIe siècle sera un siècle de seraient même déjà près de 70% aux sement. Mais aussi de l’info. Notam- villes », avait prévenu en 2009 le États-Unis, où on parle désormais de ment en raison de la fragmentation maire de Denver, Wellington Webb. « news fatigue ». des publics et des sources. Chacun, ou presque, a ses propres réglages, LE RESTE, ON S’EN MOQUE ! Le flot ininterrompu de mauvaises son propre flux, ses images, ses nouvelles nous ronge, et favorise, vidéos. Son info, et donc sa représen- Dans ce climat, on se protège aussi selon Bruno Latour, sociologue, tation du monde. du chaos du monde, des mauvaises anthropologue et philosophe, la Par Éric Scherer, Directeur du Media Lab, nouvelles, des violences. Surtout si on vague populiste mondiale actuelle. Et avec nos « like », nous sommes France Télévisions a l’impression que médias et télévi- Difficile aujourd’hui de s’en affran- chaque jour un peu moins expo- Et si après l’ère des fausses Enfermés dans leurs pod- sion créent une réalité parallèle qui chir compte tenu d’une actualité où sés aux informations reçues par Et si finalement, les citoyens, fatigués nouvelles et de la post-vérité, casts, ils attendent, chez n’a rien à voir avec la sienne, voire tragédies, pessimisme et négativité les autres. Sauf s’ils sont dans notre de réalités parallèles inconnues ou com- le redoutable défi des rédac- eux, leur colis Amazon et ils organisent des débats sans intérêt dominent. propre bulle de filtre, dans la même plexes, submergés par les images et les tions devenait celui d'une ère « bingewatchent » les séries pour soi. chambre d’écho, favorisées par des sons, saturés de mauvaises nouvelles, post-news ? Netflix. Même caricaturale, Ensevelis tous les jours un peu plus UN DÉTACHEMENT algorithmes qui privilégient la nou- tournaient le dos à une information per- Car l’air du temps est bien au la description sonne vrai. sous un déluge croissant d’images, COLLECTIF FAVORISÉ veauté et la popularité de la nouvelle çue comme lointaine, partiale, et jugée de repli, à la crainte de l’avenir. Il y a peu encore, progrès de sons, de contenus et de données PAR LA DÉSYNCHRONISATION par rapport à son importance ou à moins en moins pertinente ? Au pire mo- « Bonheur privé, déta- et modernité allaient dans qui déferlent sur tous les écrans, sa valeur. La diversité souffre de ces ment, en plus : celui où les mouvements chement collectif » titrait, le sens de l’ouverture, de s’accumulant en couches indigestes Au risque de déchirer encore un peu choix mécaniques et tribaux qui favo- extrémistes font l’agenda, celui où les cet été, la dernière étude l’amplification de la diver- qui saturent et polluent leur espace plus le tissu social ajouré, l’heure est risent plaisir et habitude dans une démocraties sont hackées par la désin- SocioVision, baromètre de sité. Aujourd’hui, la mondia- mental, nombreux sont ceux qui, – avec le numérique et la démul- vision égoïste axée sur l’immédiateté. formation. la société française depuis lisation renvoie à une forme dans un phénomène d’autoprotec- tiplication des points de contact Il y a donc danger à voir de larges 1975. La stratégie de l’au- rejetée d’uniformisation. tion, expriment désormais leur las- – justement à la personnalisation communautés vivre dans des réa- truche fonctionne : le désin- BACK TO LOCAL ! D’où cette tentation du situde à l’égard de l’information. Ils des contenus, des loisirs, du divertis- lités différentes. térêt des citoyens pour l’actualité « back to local ». internationale et nationale est bien Face à un monde de plus en plus com- Si le rêve d’une modernité mondiale Lassés aussi des réseaux sociaux, en progression, précise l’Ifop. Et plexe et incertain, les gens se replient s’est envolé, au moins laissez-nous le public est aujourd’hui à la mes collègues des autres télévisions dans leur bulle. C’est le sacre de la revenir à l’identité, aux frontières, à recherche de blogs de niche, publiques européennes font, tous, cet vie privée, nouvelle zone prioritaire la protection, etc. Le nouveau cli- de newsletters spécialisées, de automne, le même constat. à défendre et cœur de la vie sociale. vage politique dominant est devenu mini-séries dans des podcasts iden- Isolés, ils ne se préoccupent plus que « ouverture vs fermeture », rempla- titaires, ou même de sites « corpo- d’eux-mêmes et se déplacent moins. çant « droite vs gauche ». Le local, rate » dans lesquelles il a confiance voire l’hyper local, l’emporte. La ville, (par exemple sur le climat). Loin de le village, le quartier, l’immeuble, la « grande presse », donc. On se la communauté, la tribu donc, moque aujourd’hui des années 1970, deviennent cruciaux dans un mou- durant lesquelles on ne s’informait vement d’investissement émotion- que sur trois chaînes de télévision et nel naturel vers ce qui est familier, quelques pages de journal. Et on rit proche, compréhensible, susceptible déjà de notre addiction à Facebook de partager les mêmes préoccupa- et Twitter. tions. Facebook l’a bien compris en privilégiant, depuis cette année, les Mais aujourd’hui, la Une du journal nouvelles des amis et de la famille, qui ou l’éditorial n’ont plus l’impact d’an- passent désormais devant l’info tradi- tan et font beaucoup moins réagir. tionnelle. Mais aussi en déployant sur Une des leçons d’Internet, c’est son application une section dédiée à qu’il n’y a plus de monoculture. l’actu de certaines villes américaines D’ailleurs, chacun est désormais en et australiennes. relation avec plus de gens qu’il ne « Le XIXe siècle était un siècle d’em- l’a jamais été : difficile donc pour un pires ; le XXe siècle, celui des États-na- média d’entrer dans le flux de chacun 9 10
avec le même contenu ou la même médiatique, souvent accusée de de fausses nouvelles non vérifiées, dire de la tendance à mettre au même l’âge d’or d’une certaine manière de visuel public est sous pression, par- info. faire grimper l’audience avec du sen- n’a pas été en mesure d’alerter sur niveau les phobies de quelques-uns et faire de l’info ? tout dans le monde, pour réduire la Car en dehors des réseaux sociaux, sationnel et de proposer une perspec- la crise financière de 2008 liée au les avis partagés de la communauté voilure. Et surtout la défiance vis-à-vis les pages web existent à peine. Le tive de mondialisation automatique surendettement des ménages et à la scientifique ? N’est-elle pas à l’origine Nous vivons depuis trente ans une des journalistes et des médias d’infor- média social à la mode, Instagram, qui ne séduit plus, qui effraie même. folie des banques, et n’a pas cru, ni de la perte de confiance du public transformation totale des struc- mation, qui ont perdu le contrôle sur est un cul-de-sac presque sans lien Ces mêmes courants protestataires même vu venir l’adhésion populaire à dans la science, rabaissée au rang tures de communication avec la la distribution de leurs nouvelles, s’est vers l’extérieur. C’est bien le flux qui a sont bien souvent eux aussi transna- Trump. Même aveuglement dans les de simple « opinion » ? démocratisation (idéaliste ?) de la installée et grandit. Mais le journaliste gagné et qui organise l’information. tionaux, en témoignent les rappro- rédactions européennes, surprises par prise de parole, son transport aisé, semble avoir renoncé à étudier la Les gens sont désormais informés via chements entre nationalistes améri- le Brexit ou, il y a quelques années, Un suivisme aussi hélas désormais l’apparition de nouveaux outils d’am- transformation de son métier. un torrent ininterrompu de notifica- cains, européens, voire russes. par le référendum raté en France favorisé par les algorithmes et les plification qui ont élargi considérable- tions, d’alertes, d’infos, d’opinions, sur une constitution européenne. systèmes de recommandations des ment l'éventail des voix pouvant être Et désormais, la vérité est atta- d’émotions, distribuées de manière Cette fracture touche les jeunes D’autres exemples foisonnent : crise réseaux sociaux. Un « like » produit entendues. Sans bien réaliser qu’on quée. Attaquée par la crise de mystérieuse par de complexes logi- générations qui, en Europe, ont moins climatique sous-estimée, explosion un signal et a un effet sur l’info. En armait ainsi les extrémistes radi- confiance que traversent les grands ciels et quelques chaînes en continu. confiance dans l'info traditionnelle escamotée des inégalités, drame de quelques heures, une nouvelle bien caux, le harcèlement et la haine. Les pays, la radicalisation toxique et par- L’info vient à nous. Dans notre poche. que leurs aînées, et ont deux fois plus la tour britannique Grenfell, angles packagée chasse l’autre, qui tombe réseaux sociaux – Facebook, Twitter, tisane du climat politique, associées A tout moment, et partout. Plus de chances de s'informer en ligne qu'à morts sur l’émergence de personna- aussitôt dans l’oubli malgré son YouTube… – ne sont pas en mesure, au sensationnalisme des médias, besoin d’aller la chercher le matin la télévision, notamment auprès de lités (Jeremy Corbin, Macron, Fillon, importance. on le voit chaque jour, de nous propo- aux réseaux sociaux débridés, aux dans le journal, le soir au JT. leur YouTubeur préféré. Hamon…) avec une autocritique ser un forum acceptable et représen- algorithmes programmés pour la hélas toujours quasi absente. Trump l’a compris et a su domp- tatif de la démocratie, qui se fonde viralité. Attaquée aussi par un flot de ON SE MÉFIE AUSSI DE L’INFO, ter l’intensité du fameux « news sur l’idée que l’électeur sait à quoi s’en faits alternatifs, de « junk news », qui ET DE PLUS EN PLUS ! DES RÉDACTIONS DÉPASSÉES ? Et après l’assassinat du journaliste cycle ». Chaque matin, il le kidnappe tenir. mêlés à l’information vérifiée, ren- Kashoggi à Istanbul, comment ne pas à sa guise, essentiellement grâce à Mais du côté des médias, les indica- forcent la confusion des citoyens, en Oui, on se défie de façon croissante Oui, souvent dépassées par les nou- se poser des questions sur 70 ans de Twitter, et les rédactions américaines, teurs ne sont pas bons : la presse va asphyxiant la démocratie. de rédactions jugées élitistes et veaux médias, les bots, les algo- couverture du New York Times décri- qui continuent d’établir pour l’instant déconnectées du terrain, d’éditoria- rithmes invisibles des géants du web vant systématiquement la famille l’agenda des préoccupations, sont listes vivant dans l’entre-soi des puis- qui maîtrisent et manipulent ces ré- royale saoudienne comme réfor- obligées de suivre. Au risque bien réel sants et du politiquement correct. De seaux sociaux où s’informent pour miste ? d’amplifier elles-mêmes la progres- plus en plus, les médias sont classés l’instant des milliards de personnes. sion d’une propagande extrémiste. comme partisans (des présentateurs Dépassée par les trolls, manipulée DES RÉDACTIONS Or la lumière ne désinfecte pas ! Au arrivent même sur scène dans des par des intérêts économiques sur- SUIVISTES EN TOUS CAS contraire, l’oxygène qui lui est donné puissants ou par des gens radicalisés ranime le feu. Sans faire acte de cen- qui l’utilisent pour aggraver les frac- Pas facile pour le public d’être en sure, n’est-il pas légitime de s’inter- tures dans la société, sans grande phase avec les moments hystérisés où roger sur la pertinence de donner la culture économique et scientifique, les médias vont ensemble vers celui parole aux extrémistes sous prétexte et encore moins numérique, la qui fait le plus de bruit, notamment d’entendre les points de vue ? Faire presse apparaît souvent incapable parfois au détriment de la science. des choix est pourtant légitime. d’expliquer le monde qui vient. Ridicule tendance aussi des journa- listes, notamment politiques, à ne se CRISE EXISTENTIELLE DES RÉDACTIONS FAUTIVES AUSSI mesurer que les uns par rapport aux DU JOURNALISME autres dans un entre-soi, excluant le Fautives de ratages magistraux et grand public, et seulement ouvert au Jusqu’ici le journalisme a joué un d’un manque coupable d’attention microcosme de la classe politique ! rôle central dans l’élaboration du aux signaux faibles. Si le journaliste Ridicule tendance aussi d’envoyer discours public. Mais la presse n’est rapporte ce qu’il juge important à la tout le monde au même endroit plus le mode principal de délivrance société et organise souvent le débat, pour couvrir la même chose : a-t-on de l’information et il est possible qu’à meetings politiques) et sans grande il doit aussi avoir le doigt sur le pouls besoin de plusieurs milliers de jour- terme le journalisme ne soit plus non propension à admettre leurs erreurs. de cette société et tenter de ne pas nalistes pour couvrir une réunion qui plus la manière dominante de rap- L’attitude protestataire, antisys- rater ses évolutions. débouche sur un communiqué ? Diffi- porter cette information. mal, les kiosques sont désertés dans Pire ! Le problème n’est même tème, « dégagiste » a atteint, Aux États-Unis, la presse, qui a cile d’y voir de la valeur ajoutée. A-t-on donc atteint le « peak news » ? les rues et les gares, les JT déclinent, pas que les gens consomment de dans les grands pays, la sphère encouragé la guerre en Irak sur la foi Et dans le domaine de la science, que A-t-on dépassé, en quelque sorte, les rédactions sont décimées, l’audio- fausses nouvelles, c’est qu’on ne 11 12
les atteint plus avec des vraies ! La confondent sciemment corrélation COMMENT RESTAURER Le journalisme pourra-t-il encore Surtout quand on sait que l’atten- pas : on ne regagnera sa confiance vérité elle-même est démonétisée, et causalité. En niant la conspiration, LA CONFIANCE ? éclairer et guider le débat public tion du public se limite aux titres ou qu’en refaisant partie intégrante du discréditée. On a tellement avalé de les médias alimentent paradoxale- en confiance ? Continuer à écouter à quelques secondes sur une alerte tissu même de la société et des com- couleuvres qu’on ne veut plus croire ment encore davantage la méfiance Qui du gouvernement ou des plate- les citoyens, leur donner la parole et mobile ! Il faut aussi éviter le plus munautés, avec un engagement réel en rien. du public, et l’encouragent à aller formes va décider de la liberté d’ex- l’amplifier, les faire dialoguer, les aider possible les sources anonymes, le et profond, et non en restant en sur- enquêter dans des recoins du web pression ? Et qui des deux profite le à prendre des décisions informées ? fameux « off » qui alimente la sus- plomb dans de vastes studios cathé- Sans valeur, la vérité est remise et les bas-fonds de YouTube, qui fait plus d’une population non éduquée Peut-il faire face à la désinformation, picion de l’entre-soi, et la relecture drales. Il faut donc faire participer la en cause sans vergogne dans un remonter très haut les contenus les et sans esprit critique ? Les popu- à la chute de la publicité, à l’expan- des interviews ! communauté à la mission d’informer. scepticisme général mortifère où plus problématiques, alerte la socio- listes, qui la rassurent à bon compte, sion des technologies numériques ? C’est à tout le monde de protéger les faits sont moins importants que logue américaine Dana Boyd. ou les élites amorales de la tech qui Peut-il encore empêcher l’inexorable • Privilégier et maximiser la l’info pour sauver le débat public. Pour les croyances et les convictions. « Le s’en moquent ? progression vers des régimes popu- confiance dans son info, donc cela aussi, mieux encadrer et guider vrai a perdu de sa valeur face au vrai- listes autoritaires ? A-t-il une place dans son exactitude par rapport à les sections de commentaires pour semblable », écrit justement Libéra- dans des sociétés où les institutions la vitesse, à la course à l’audience, qu’elles ne soient pas seulement des tion cet automne. démocratiques s’effondrent ? au sensationnalisme, ou même au défouloirs, des endroits pour crier, scoop. Amplifier l’important sans mais un lieu d’annotation utile, d’en- Et il ne suffit plus de rapporter l’info, Il existe des pistes auxquelles je viser les clics. Prendre son temps gagement pour ceux qui en savent même importante. Le New York Times crois plus que d’autres. Ce ne alors que nous vivons dans une plus. Les gens sont prêts à offrir leur peut publier une vaste enquête sur sont pas que des « y a qu’à ». Elles culture de l'instant. Le « slow news », expertise aux journalistes dans un l’histoire fiscale de Trump, tout le demandent des efforts de la part des assorti de pédagogie et de contexte, processus de collaboration et non monde s’en moque ! Ou plutôt, cela rédactions, mais aussi des dirigeants a beaucoup de valeur car l’informa- d’extraction. n'a aucun impact, car ceux dont l’en- (souvent très riches) de médias, et tion qui a un impact est presque quête est censée changer l'avis ne la surtout des changements d’habitu- toujours celle qui a mis du temps à • Donner bien davantage la lisent pas ! des des journalistes. Cela prendra du émerger et à être traitée. Le podcast parole aux jeunes. Sur le climat temps, mais il faut réagir vite car la favorise notamment ce temps long par exemple, tous les faits scienti- « Il est peu probable que fournir des maison est en train de brûler ! et l’absence de coupures publicitaires fiques sont connus, mais on a besoin informations plus nombreuses et plus permet de penser plus lentement. d’une bonne histoire, d’une narration fiables arrange les choses (…) La plu- Voici quelques-unes de ces pistes : Bien sûr, soigner autant que possible convaincante que les journalistes ne part des gens n’aiment pas l’excès de l’impartialité et s’obliger à rendre des sont pas parvenus à imposer. Les faits et ont horreur de passer pour des • Se différencier, éviter à tous prix le comptes. Cela peut aussi se faire à seuls qui peuvent les faire sortir de idiots », juge l’historien Yuval Noah suivisme, chercher à produire ce que l’aide d’outils numériques et de l’in- leur zone de confort sont les jeunes. Harari. les autres ne font pas. Renforcer évi- telligence artificielle. La technologie Des jeunes qui sont d’ailleurs mieux demment l’investigation: USA Today de blockchain peut aussi aider à dis- armés, semble-t-il, que leurs aînés Des faits avérés ne parviennent vient de tripler son équipe d’enquêtes. tribuer de l’authenticité. pour faire la différence entre des faits donc plus à convaincre les élec- et des opinions dans le nouvel écosys- teurs. La priorité est donnée aux • Arrêter (ou fortement réduire la • Jouer bien davantage la transpa- tème de l’info, même s’ils privilégient émotions et aux opinions. La réalité couverture institutionnelle) : faut-il rence, pour montrer les coulisses, la Facebook, voire même Snapchat des faits et la véracité des propos continuer à couvrir n’importe quel préparation, expliquer les méthodes pour s’informer. sont secondaires. Le sensationnel déplacement officiel ou la rivière de de travail, les mécanismes de la l’emporte sur le rationnel, le divertis- tweets, donc de mensonges prouvés fabrication de l’info, notamment la • Reconnaître qu’on est peut-être sement sur le fond, et souvent l’image et de désinformation, d’un président conférence de rédaction : les citoyens manipulé par les intérêts écono- sur le texte. Des menteurs ont pris le des États-Unis, devenu rédacteur en ne savent pas comment se concocte miques qui possèdent les médias, pouvoir dans les plus grands pays. chef ? l’info, comment les décisions de cou- mais aussi par les maîtres de la vira- Aux Amériques, en Europe, en Asie. verture se prennent, et comment les lité qui nous piègent et imposent leur Et ils s’attaquent aux journalistes, « Le président a réussi à faire des jour- impasses sont choisies. agenda, ou par les extrémistes qui devenus « ennemis du peuple ». nalistes les principaux acteurs de son proposent un cadre nouveau auquel émission de télé-réalité sans fin, pour • Et donc inclure l’audience dans le les gens n’avaient pas encore pensé Le conspirationnisme n’est pas loin : le plus grand plaisir de ceux qui l'ac- processus, dans la fabrique. Mieux avec des liens inédits. Apprendre peu importent les accusations. Ceux clament lors des rassemblements », écouter et échanger avec le public, mieux à résister aux opérations de qui les profèrent se moquent de la déplore le New York Times. partager sa culture, lui donner la plus en plus sophistiquées et dyna- réalité, pervertissent les preuves et parole, sinon les faits ne suffiront miques de propagande et de désin- 13 14
formation, et éviter de leur donner grand nombre. Des communautés Oliver sur HBO ou Hasan Minhaj sur de l’oxygène. Souvent les rédactions entières sont désormais de véritables Netflix nous aident souvent mieux à pensent qu’exposer les idées les plus déserts où plus aucun média tradi- comprendre le monde que n’importe extrêmes disqualifie ces mêmes tionnel n’est présent. Des opérations quel journal, même sur les sujets les idées. C’est loin d’être sûr : la manière collectives peuvent là aussi fonction- plus complexes. Probablement parce dont les gens consomment et traitent ner. que nous nous reconnaissons aussi l’information est probablement plus en eux. Le nouveau journaliste est compliquée. • Accroître considérablement donc un scénariste de l’information, l’éducation aux médias, notam- un designer narratif de la réalité du • Reconnaître aussi que les sujets ment pour les plus jeunes et expli- monde, un producteur d’impact, un peuvent être justement plus com- quer les logiques qui gouvernent les chef de projets. plexes – et le sont le plus souvent réseaux sociaux, pour contribuer à – qu’une opposition simpliste et renforcer l’esprit critique des citoyens. • Capitaliser sur le journaliste-in- binaire qui met en scène un débat Oui, Twitter, Facebook ou YouTube dividu en tant que marque, sur le pour/contre sans nuance. D’autant sont aujourd’hui des instruments de modèle de YouTubeurs spécialisés qui que tous les sujets n’ont pas néces- radicalisation. Et oui, les plus démunis petit à petit sont parvenus à fédérer sairement deux faces. Quand on consomment moins d’infos et cette une audience, financer des équipe- sépare des enfants de leurs parents tendance est plus marquée encore en ments plus professionnels et même et qu’on les enferme, par exemple. ligne où ils vont moins chercher eux- des « reportages » sur le terrain. Le Faire appel aux scientifiques, figures mêmes les nouvelles. Il est crucial de modèle d’avenir de la rédaction sera de confiance, et arrêter d'interroger vivre dans une réalité partagée. peut-être une coopérative de jour- toujours les mêmes faux experts qui nalistes indépendants, mettant en ne partagent que leur opinion. • Aider à cultiver le journalisme commun leurs ressources et leur cré- ailleurs que dans les rédactions, dibilité, faisant ponctuellement de la • Assumer un journalisme d’im- donner des outils à des leaders dans crosspromotion ou des reportages à pact. Reconnaître que dans ce des communautés, chercher absolu- plusieurs tout en conservant chacun Les salles de rédaction sont bien la plupart du temps la propriété de puisse comprendre les liens pertinents monde complexe, nous avons un ment des alliés, qui ne sont pas que leur communauté et leur spécialité. trop homogènes et reflètent mal leur milliardaires dont la richesse croît plus entre les idées et soit accompagnée rôle politique à jouer. Le Washington des journalistes mais aussi des éduca- audience. Les personnes de couleur, vite qu’ailleurs, non ? d’une charte éthique. Il faudra aussi Post l’a fait et a modifié sa devise : teurs, des experts, des scientifiques. • Evidemment utiliser et soute- les zones rurales, les banlieues, les contraindre d’ici-là les plateformes à « La démocratie meurt dans les nir financièrement davantage la étrangers, les jeunes y sont insuffi- • Enfin, osons le dire : montons le faire vraiment le ménage puisqu’elles ténèbres ». Fournir donc aussi des • Coopérer beaucoup plus avec les production et la distribution de samment représentés. Le partage niveau de jeu ! « Je crois aussi que ne s’y résolvent pas d’elles-mêmes. informations actionnables. Un jour- autres rédactions et ne pas jouer formats longs, de documentaires, des témoignages et du temps de le manque d’information de qualité nalisme qui s’intéresse non plus seu- seulement défensivement pour aller d’enquêtes. parole hommes (en général experts) [de « real news », de « good news » L’IA peut à court terme aider les lement au « why » des fameux 5 W, au fond des choses en se partageant / femmes (souvent victimes) doit se ou de « trustful news », NDLR] pose journalistes, eux aussi confrontés mais aussi au « so what » and « now le travail, qui ne manque pas, pour L’appétit morbide pour le drama- faire par les données, pas au feeling. plus problème que la présence de à de larges volumes d’informa- what ». Attention aussi à ce qu’on expliquer le monde et éclairer là où tique, qui passait souvent par l’ac- Veiller à l’expertise technologique et fake news… », estime cet automne tions, à détecter des tendances, des choisit d’amplifier ! d’autres ne veulent pas de lumière. tualité où les faits divers servaient numérique pour ne pas être à la traîne le militant Internet Eli Pariser. Il faut déviances ou des manipulations de Il s’agit bien ici autant d’un partage d’anxiolytiques, se reporte d’ailleurs de la société, mais aussi économique. accroître la qualité, l’explication, et masse. À condition de ne pas être • Renforcer l’info locale. Les rédac- du travail que de l’association des sur la fiction délivrée par les séries, Embaucher des experts, notamment faire des choix assumés. eux-mêmes manœuvrés faute de tions n’ont souvent pas perçu le puissances d’enquête avec aussi l’au- nous explique Hossein Derakhshan, scientifiques. connaissances techniques. besoin de cette info plus bienveillante, dience. chercheur en journalisme au Harvard Et la technologie ? L’intelligence moins anxiogène, plus proche. Si le Shorenstein Center et au MIT Media- • Trouver les moyens de financer artificielle (IA) peut-elle résoudre le CE SONT LES GENS QUI public nous tourne le dos c’est qu’il • Explorer davantage de nouveaux Lab, qui se demande ce qu’il va rester un journalisme qui travaille dans problème des fausses nouvelles ? SAUVERONT LE JOURNALISME ! juge que nous ne donnons plus une formats narratifs plus en prise comme rôle au journaliste, coincé l’intérêt du public et pour le bien C’est la conviction de Mark Zucker- représentation exacte du monde. avec la société actuelle : bande désormais entre divertissement et commun, et non pour gonfler ses berg et de nombreux experts en intel- Ce qui va sauver le journalisme, Il s’agit aussi de mieux faire remonter dessinée, spectacle vivant, stand-up, propagande. audiences. Mieux payer donc les jour- ligence artificielle. Un peu comme comme l’a dit cet automne la jour- les lieux et les élans de résistance et cinéma, etc. La série norvégienne nalistes qui en moyenne, à diplôme on a pu réduire considérablement le naliste américaine Heather d’enthousiasme pourtant bien pré- Skam a mieux informé les ados sur • Recruter de manière bien plus équivalent, gagnent bien moins que spam de nos boîtes email. Mais rares Bryant, ce ne sera pas l’accent mis sur sents, notamment dans la jeunesse, le cyber-harcèlement que n’importe diverse que l’actuel cursus classique leurs anciens condisciples d’univer- sont ceux qui prévoient ceci à court la vidéo, les médias sociaux, l’orga- mais trop souvent à l’insu du plus quel média. Les humoristes John SciencesPo + école de journalisme. sité. Après tout, les médias privés sont terme. Il faudrait pour cela que l’IA nisation d’événements, les podcasts, 15 16
les newsletters, l’IA ou la blockchain vie publique, [il ne suffira pas] de l’homme. Mais des communautés (…) mais les gens. ramener tout ce bon peuple dans une solidaires ne peuvent fonctionner que bonne salle de classe à l’ancienne, si nous nous sentons aussi connectés « L'avenir du journalisme est et sera avec tableau noir et devoirs sur table à ceux qui ne pensent pas comme toujours l'homme, précise-t-elle si pour que triomphe la raison (…) La nous. justement. Ce qui sauvera le journa- question n’est pas de savoir comment lisme, ce sont les gens. Ceux qui sont réparer les défauts de la pensée, mais dans nos salles de rédaction et ceux comment partager la même culture, qui sont à l'extérieur. Des gens de tous faire face aux mêmes enjeux, devant horizons et de toutes sensibilités. Les un paysage que l’on peut explorer de gens qui cherchent à utiliser leur voix concert. » pour donner du pouvoir aux autres. Des gens qui travaillent ensemble. Aider à tenter de refaire la société Notre avenir dépend de la façon dont est un nouveau et grave défi pour nous les traitons, dont nous les inté- les rédactions et nos nouvelles tribus grons ou les excluons, dont nous les éclatées. L’information est un bien NEWS IS ABOUT THE WEATHER, représentons et les servons et dont commun. Y accéder, un droit de nous investissons en eux. » Certains vieux médias tirent déjà des conclusions de cette situation préoccupante et essaient de revenir aux sources en privilégiant le contact INFORMATION IS ABOUT THE CLIMATE. direct avec le public pour mieux saisir les attentes, mieux comprendre leurs frustrations, tenter de combler le fossé entre vieux « émetteurs officiels d’infos » et ceux qui les reçoivent ou ne veulent plus les recevoir. La télé Auteur inconnu publique suédoise a ainsi lancé un « Coffee with SVT ». On sauve bien les banques, pour- quoi pas le journalisme dans des démocraties et un État de droit désormais sous pression ? Mais on ne pourra pas longtemps continuer comme avant. Il est peut-être encore temps, si l’existence n’est que rapport de forces, de se rappeler que nous, journalistes, avons encore un peu de pouvoir. Celui d’aider nos concitoyens à vivre dans une même réalité parta- gée. À condition que nous partagions aussi une même culture. Car les faits ne tiennent pas tous seuls, rappelle Bruno Latour dans son dernier essai Où atterrir ? : « Sans monde partagé, sans institution, sans 17 18
L’ÂGE D’OR DES MÉDIAS : UNE EXCEPTION HISTORIQUE ? d’informations leur étaient finale- ment destinées. Donc cet âge d’or ne maient tout aussi légitimes, comme la rumeur, par exemple. qu’un lecteur intéressé par le sport n’avait plus besoin de financer l’inté- concernait, finalement, qu’un petit gralité d’un journal pour s’informer sur groupe de personnes. POUVEZ-VOUS DÉCRIRE LE PROCES- le sport. Aujourd’hui, les personnes Cela étant dit, cette période fut excep- SUS PAR LEQUEL LA PRESSE S’EST abonnées à un titre généraliste conti- tionnelle pour plusieurs raisons. Tout IMPOSÉE COMME LA PRINCIPALE nuent de sélectionner certains ar- d’abord, malgré l’existence de la radio SOURCE D’INFORMATION ? ticles sans lire l’intégralité du journal. et de la télévision, la presse écrite était Cependant, le nombre de personnes le média dominant aux États-Unis et Heidi Tworek : Je pense que l’on peut prêtes à payer pour la presse diminue, en Europe de l’Ouest. Pour avoir accès identifier quelques moments char- et avec lui les ressources disponibles POURRIEZ-VOUS REVENIR on observe que la période à l’information, les gens achetaient des nières dans ce long processus. La pour faire du journalisme coûteux, SUR VOTRE CARRIÈRE prise comme référence par journaux. première est l’urbanisation, qui a fa- alors que celui-ci reste indispensable UNIVERSITAIRE ? les journalistes, de 1940 à cilité la collecte de l’information et la dans une société démocratique. 1980, représente, en fait, une Ensuite, la presse se trouvait dans une distribution de la presse. L’essor de la Heidi Tworek : J’ai obtenu exception dans l’histoire des position singulière, lui permettant d’en- presse est concomitant avec celui de POUVEZ-VOUS PRÉCISER LE mon doctorat d’histoire à médias. Bien sûr, il y a déjà granger des recettes de provenance l’urbanisation, en Europe de l’Ouest RÔLE JOUÉ PAR INTERNET, AU l’université d’Harvard avant eu des études faites sur les diverse. Cette situation avantageuse comme en Amérique du Nord. Puis REGARD DE CETTE PERSPECTIVE de devenir professeur assis- médias au XIXe siècle, avant a atteint son apogée entre 1940 et les journaux ont commencé à se réin- HISTORIQUE ? tante en histoire internatio- que la presse ne devienne 1980. Ces ressources provenaient tout venter pour satisfaire les besoins des nale à l’université de British le principal mode de déli- d’abord des annonceurs qui cherchaient classes populaires urbaines. Les jour- Heidi Tworek : Le premier effet d’In- Columbia au Canada. Mon vrance de l’information. Notre à toucher une vaste audience, et des naux ont revu leur prix à la baisse tout ternet que l’on peut identifier est travail de recherche porte objectif était de replacer ces lecteurs qui se finançaient entre eux. au long du XIXe siècle, et plus parti- celui d’avoir « éclaté les médias ». © : Sarah Hall sur l’histoire internationale études sur un temps plus long, Un lecteur qui désirait s’informer sur culièrement au cours du XXe siècle. Aujourd’hui, si je suis cinéphile, je ne de l’information et des mé- de quatre siècles, et non à le sport achetait le journal et ne lisait Ils sont finalement devenus un mar- me rends plus sur les pages « cinéma » dias. l’échelle d’une vie humaine. que les articles relatifs au sport, tout en ché au même titre que l’essence ou d’un média généraliste, je consulte un supportant financièrement l’intégralité les grands magasins. Des industriels média spécialisé. En conséquence, les VOUS ÊTES LA POURQUOI AFFIRMEZ- du journal. Les recettes en provenance vont voir en la presse un business médias ont perdu les lecteurs qui ne CO-AUTEURE AVEC JOHN Par Pauline Porro, journaliste. Billet invité VOUS QUE CETTE de ce type de lecteurs finançaient des lucratif pouvant toucher un nombre s’intéressaient qu’à quelques pages de MAXWELL HAMILTON D’UN publié originellement sur inaglobale.fr PÉRIODE, DE 1940 À 1980, formats journalistiques plus coûteux, toujours plus large de consomma- leur journal. ARTICLE ACADÉMIQUE le 4 septembre 2018. ÉTAIT UNE EXCEPTION comme l’enquête ou l’information teurs. L’ensemble de ces facteurs a INTITULÉ « THE NATURAL HISTORIQUE ? locale. concouru à rendre les journaux bon Un autre effet d’Internet fut l’effon- Les médias sont en crise, nous dit-on. Et HISTORY OF THE NEWS: marché et largement accessibles. drement du marché publicitaire. Tout si, au regard de l’histoire de l’information AN EPIGENETIC STUDY ». Heidi Tworek : La période Durant cette période, les lecteurs n’ont et des coûts nécessaires à sa production, VOUS Y ÉVOQUEZ LE de 1940 à 1980 fut incontes- jamais eu à payer pour le prix réel de l’âge d’or des médias n’était en fait qu’une MANQUE DE PERSPECTIVE tablement un âge d’or pour l’information, car ce coût était pris en exception ? Entretien avec Heidi Tworek, Les médias ont perdu les lecteurs HISTORIQUE DONT les patrons de presse, car il charge par d’autres sources de reve- professeur assistante en histoire interna- SOUFFRENT LES tionale à l’université de British Columbia était très rentable de pos- nus. En d’autres termes, à une autre qui ne s’intéressaient qu’à quelques pages ANALYSES SUR LA au Canada. séder un journal, bien plus époque, de nombreux médias rentables de leur journal CRISE QUE TRAVERSENT que de nombreuses autres auraient fait faillite. Au début du XVIIIe ACTUELLEMENT LES activités économiques. siècle par exemple, la plupart des jour- MÉDIAS. SELON VOUS, Certains journaux de cette naux avaient une espérance de vie très POURQUOI UNE ANALYSE de référence s’étend de la Seconde époque continuent d’exister et de courte. Ils disparaissaient après avoir été d’abord, la presse a perdu les ressources HISTORIQUE DU PHÉNOMÈNE Guerre mondiale à nos jours. En faire du profit, mais sans commune créés quelques années plus tôt, car ils Cette configuration a connu une pro- qu’elle tenait des petites annonces, qui FAIT-ELLE DÉFAUT ? conséquence, la crise actuelle est mesure avec ce qu’ils ont connu entre n’avaient pas assez de ressources pour fonde mutation à partir des années se sont retrouvées sur des sites tels que généralement perçue comme une si- 1940 et 1980. Il faut cependant nuan- être rentables, les lecteurs n’étant pas 1980 avec l’arrivée des chaînes d’info Craigslist. De plus, les annonceurs ont Heidi Tworek : Les journalistes ana- tuation nouvelle, et comme une crise cer cette notion d’âge d’or, car cer- prêts à payer pour l’intégralité du coût en continu aux États-Unis, telle que vu en Internet un lieu où ils pourraient lysant la crise qui touche les médias existentielle pour les médias. taines catégories de personnes, telles de l’information. On peut, par ailleurs, CNN. L’arrivée d’Internet a ensuite développer la publicité ciblée. Si un depuis 20 ou 30 ans ne se réfèrent que les femmes ou les noirs améri- en déduire que durant cette période, définitivement bousculé le marché annonceur diffuse une publicité sur que très peu à l’histoire des médias Or, si l’on replace la crise actuelle dans cains, avaient très peu de chances de les personnes avaient d’autres accès à publicitaire, tout en offrant des pos- un journal, il sait qu’il peut, potentiel- depuis quatre siècles. Leur période une perspective de plusieurs siècles, pouvoir devenir journalistes, et peu l’information que la presse, qu’ils esti- sibilités d’accès à l’information telles lement, atteindre 200 000 à 300 000 21 22
personnes, mais sans savoir se procurer de l’information. QUEL DOIT ÊTRE LE RÔLE D’UN raient. La question des ressources est Ce que nous avançons, c’est qu’il est précisément si les lecteurs Les personnes s’informaient MÉDIA PUBLIC DANS CETTE majeure : si les précédentes ressources probable que le journalisme ne soit entrent en contact avec sa davantage par le voisinage, CONFIGURATION ? finançant la presse ont disparu (petites plus la manière dominante de rappor- publicité, ni si elle touche le les brochures, les rumeurs, et annonces, publicité…) il va bien falloir ter l’information, ce qui n’empêchera public ciblé. À l’inverse, Inter- de façon gratuite. La presse Heidi Tworek : Je pense que les mé- en trouver de nouvelles, car les lecteurs pas pour autant l’accès à l’information. © : Rawpixel via Unsplash. net a permis un ciblage plus ne s’adressait qu’à un nombre dias publics restent un pilier de la n’accepteront pas de payer l’intégralité Cette vision semble en adéquation poussé des lecteurs, ce qui a très restreint de personnes démocratie et continuent d’occuper du coût de l’information. avec celle défendue par Emily Bell, à déplacé les revenus publici- éduquées qui s’intéressaient un rôle très important : l’information savoir qu’il existe de nombreux modèles taires sur Internet, et a repré- à l’actualité internationale et du public. Ils sont, dans l’ensemble, DANS UNE INTERVIEW DONNÉE AU commerciaux pour l’information, mais senté une perte importante nationale. des sources d’information reconnues NIEMAN LAB, EMILY BELL, peut-être plus pour le journalisme, qui de ressources pour la presse. Aujourd’hui, on observe que comme fiables. De plus, les médias LA DIRECTRICE DU TOW CENTER est une méthode particulière de traiter de nombreuses rumeurs fleu- publics ont globalement réussi à FOR DIGITAL JOURNALISM À l’information. L’éclatement des médias et rissent sur les réseaux sociaux. s’adapter aux évolutions technolo- L’UNIVERSITÉ DE COLUMBIA, la perte des revenus publici- Bien sûr il faut s’en inquiéter, giques. Dans de nombreux cas, les EXPLIQUE QU’IL EXISTE UN MODÈLE SI L’ON VOUS COMPREND BIEN, VOUS taires de la presse générés mais il faut aussi reconnaître médias publics ont d’abord été des ÉCONOMIQUE VIABLE SUR LE VOUS INQUIÉTEZ POUR LE JOURNA- par Internet ont donc eu pour consé- Lors de l’arrivée d’Internet, personne ne que c’est la façon dont se diffusait l’in- radios. La BBC était originellement LONG TERME POUR LISME, MAIS PAS POUR L’INFORMA- quence de faire fuir à la fois les lecteurs savait que ce nouveau médium serait formation durant des siècles avant que une radio avant de devenir également TION ? et les annonceurs. aussi important que la radio et la télé- la presse ne devienne le principal canal une télévision, puis de se déployer sur vision pour la distribution de l’informa- d’information. Internet. Heidi Tworek : Exactement : s’il doit PENSEZ-VOUS QUE LES tion ; l’histoire aurait pu être la même y avoir une source d’inquiétude, c’est LECTEURS ONT LEUR PART qu’avec le fax. SI LA PRESSE RETROUVE LA PLACE DANS VOTRE ARTICLE, VOUS Il est probable que pour les journalistes. Mais ces der- DE RESPONSABILITÉ DANS LA QU’ELLE OCCUPAIT AU DÉBUT DU INDIQUEZ QU’IL FAUDRA TROUVER le journalisme ne soit niers doivent également s’interroger : SITUATION ACTUELLE ? Ce qu’on peut observer cependant, c’est SIÈCLE, N’EST-IL PAS CONCEVABLE DE NOUVELLES FORMES DE plus la manière quelles sont les raisons économiques, que les médias sont en grande difficulté QU’ELLE REVIENNE À SA POSITION RECETTES POUR QUE PERDURE UN culturelles, politiques, qui ont permis Heidi Tworek : Je ne pense pas qu’il depuis 10 ou 20 ans, et qu’il est donc ACTUELLE DE PRINCIPAL POUR- ACCÈS À UNE INFORMATION DE dominante de la prospérité économique du secteur faille blâmer les lecteurs, car les lec- indispensable de repenser à la fois le VOYEUR D’INFORMATIONS, DANS QUALITÉ. DE QUELLES RECETTES rapporter l’information ? Sont-elles toujours d’actualité ? Si teurs n’ont jamais supporté le coût modèle économique de la presse, et la LE FUTUR ? PARLEZ-VOUS ? non, la façon dont ils traitent l’infor- réel de l’information. Espérer que les manière dont l’information est délivrée. mation ne doit-elle pas évoluer en lecteurs financent la presse en 2018, Or, je pense que beaucoup de médias Heidi Tworek : Il est difficile de pré- Heidi Tworek : On peut imaginer dif- conséquence ? c’est attendre d’eux un comportement et de journalistes ne sont pas encore dire le futur, mais ce que l’on observe, férentes pistes. La première repose, LES « MÉDIAS COMMERCIAUX, qu’ils n’ont jamais eu en 400 ans. Un assez engagés dans cette réflexion. c’est qu’il existe en 2018 de nombreux justement, sur les médias publics. En MAIS QUE CE MODÈLE NE J’aimerais que les journalistes s’inter- large public prêt à payer le coût réel Certains ont déjà pris la mesure de ces moyens pour avoir accès à l’informa- Suisse, le référendum sur la suppres- S’APPLIQUE PAS FORCÉMENT rogent sur la façon adéquate de traiter de l’information est très improbable, bouleversements et se sont construits tion : radio, internet, réseaux sociaux, sion ou le maintien de la redevance AU JOURNALISME. QU’EN PENSEZ- l’information au regard de toutes ces dès lors que ce vaste public n’a jamais sur de nouveaux modèles économiques, presse papier… Je pense que cette audiovisuelle a été largement rejeté VOUS ? évolutions politiques, économiques et existé par le passé. comme BuzzFeed, par exemple. Pour tendance va s’accentuer et que la récemment. La Suisse a donc validé technologiques que nous avons connues moi, il faut que les médias se ques- probabilité que nous retrouvions un cette forme de financement pour l’au- Heidi Tworek : Je partage ce point de ces dernières années. Pour moi, cette Il n’est pas plus juste de faire porter la tionnent sur la manière dont ils doivent jour une configuration où la presse diovisuel public mais on peut en ima- vue. L’un des aspects que nous dévelop- question est un véritable challenge à faute aux médias, car on assiste, en fait, rendre compte de ce nouvel environne- occupe une position dominante dans giner d’autres, telle que des régimes pons dans notre article est qu’il existe relever, et un questionnement très sti- à la réunion de plusieurs facteurs impré- ment qui les entoure. l’accès à l’information me semble fiscaux spécifiques pour la presse via une différence entre information et jour- mulant. visibles. Les médias n’auraient pas pu très peu probable. Je pense que des fondations, par exemple. On peut nalisme. Le journalisme est un moyen anticiper quels bouleversements allait DANS VOTRE ARTICLE, VOUS certaines marques resteront impor- également envisager une taxation de couvrir l’actualité, qui émerge véri- Ce que nous avons essayé de faire avec engendrer Internet. Lorsque le fax est AFFIRMEZ QUE LA PRESSE VA tantes, à l’instar du New York Times, sur les réseaux sociaux, qui viendrait tablement à la fin du XIXe siècle et plus cet article, c’est de donner un point de arrivé sur le marché dans les années RETROUVER LE RÔLE QU’ELLE qui produit à la fois un journal écrit, abonder un fonds mis à disposition particulièrement au cours du XXe siècle, vue plus nuancé et plus équilibré que les 1980, de nombreux médias y ont vu OCCUPAIT AVANT LE XIXE SIÈCLE. des podcasts et qui dispose de jour- des autres médias. et qui suppose, au moins aux États-Unis, analyses alarmistes. Nous ne devons pas un nouveau mode de distribution, qui POURQUOI ? nalistes invités sur les plateaux de qu’une personne rapportant des faits nous contenter de se désoler devant la délivrerait la presse directement au télévision. Mais qu’il puisse exister un D’autres ressources pour la presse pour- soit objective. La vision du journalisme situation actuelle et conclure que l’on ne domicile des lecteurs. De ce fait, ils ont Heidi Tworek : Tout au long du XVIIIe médium technologique délivrant l’in- raient être recherchées du côté des est sensiblement différente en Europe, peut pas s’améliorer. Au contraire, il ne été nombreux à investir dans ce nouvel siècle, la presse n’était qu’un moyen formation, et qui serait consommé lecteurs. On peut imaginer un système mais il y a, d’une façon générale, une faut pas paniquer mais véritablement outil, qui, finalement, n’a jamais eu les parmi d’autres de s’informer, mais ce par tous, me semble très incertain. dans lequel les lecteurs financeraient les éthique partagée sur la manière dont comprendre les enjeux actuels. retombées escomptées pour les médias. n’était pas le moyen majoritaire pour enquêtes ou les sujets qui les intéresse- doit s’exercer le métier. 23 24
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