Modèle noir de Géricault - Le - Mars 2019

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Modèle noir de Géricault - Le - Mars 2019
N°267

 ÉVÉNEMENT
 AU MUSÉE
 D’ORSAY

         Le
        modèle noir
        de Géricault
         à Matisse

                       L 16059 - 267 - F: 9,50 € - RD
Modèle noir de Géricault - Le - Mars 2019
Le modèle
                                Exposition organisée par les musées      Foundation à la Wallach Art Gallery
                                d’Orsay et de l’Orangerie et The         Isolde Pludermacher, conservatrice

   noir
                                Miriam and Ira D. Wallach Art Gallery,   en chef des peintures au musée
                                université de Columbia, New York,        d’Orsay
                                avec le concours exceptionnel de la

de Géricault                    Bibliothèque nationale de France.
                                Elle a été présentée à la Wallach
                                                                         Comité scientifique
                                                                         David Bindman, professeur émérite,

   à Matisse                    Art Gallery du 24 octobre 2018 au
                                10 février 2019 et connaîtra une
                                                                         University College London
                                                                         Anne Higonnet, Ann Whitney
                                troisième étape au Memorial ACTe         Olin Professor, Barnard, Columbia
                                de Pointe-à-Pitre du 13 septembre        University
Du 26 mars au 21 juillet 2019   au 29 décembre 2019.                     Anne Lafont, historienne de l’art,
                                                                         directrice d’études à l’EHESS
Au musée d’Orsay                Commissariat                             Pap Ndiaye, historien, professeur des
Niveau 0,                       Cécile Debray, conservatrice             universités, Sciences Po Paris
grand espace d’exposition       générale, directrice du musée de
1 rue de la Légion d’Honneur    l’Orangerie                              Horaires
                                Stéphane Guégan, conseiller              Ouvert tous les jours, sauf le lundi,
Paris 7e
                                scientifique auprès de la présidente      de 9h30 à 18h, le jeudi jusqu’à 21h45.
                                des musées d’Orsay et de
                                l’Orangerie                              Tarifs
                                Denise Murrell, chercheuse               Droit d’entrée à l’exposition et
                                post-doctorante de la Ford               au musée : tarif plein : 14 € / tarif
                                                                         réduit : 11 €. Gratuit pour les moins
                                                                         de 26 ans résidants ou ressortissants
                                                                         de l’un des pays de l’Union
                                                                         européenne.

                                                                         Renseignements
                                                                         01 40 49 48 14 / www.musee-orsay.fr

                                                                         Publications
                                                                         Catalogue, coédition musée d’Orsay
                                                                         / Flammarion, 45 €
                                                                         Abd Al Malik, Le Jeune Noir à l’épée,
                                                                         livre-disque, coédition Présence
                                                                         Africaine / musée d’Orsay et
                                                                         Flammarion, 24,90 €
                                                                         Marie Ndiaye, Un pas de chat
                                                                         sauvage, coédition musée d’Orsay /
                                                                         Flammarion, 12 €

                                                                         AUTOUR DE L’EXPOSITION
                                                                         Rencontres
                                                                         Colloque Patrimoines déchaînés.
                                                                         Le paysage culturel de l’esclavage :
                                                                         héritages et créations les 6 et 7 mai

                                                                         Visites thématiques
                                                                         Paris-Harlem. Les premières
                                                                         célébrités noires du monde des arts,
                                                                         les 5, 12, 19 et 26 avril à 14h30
                                                                         Vision fantasmée ou exotique
                                                                         de « l’Autre », les 2, 9, 16 et 23 mai
                                                                         à 14h30
                                                                         Couleurs de peau, à fleur de toile,
                                                                         les 6, 13, 20 et 27 juin à 14h30

                                                                         Programmation culturelle sur
                                                                         www.musee-orsay.fr
Modèle noir de Géricault - Le - Mars 2019
SOMMAIRE
DOSSIER DE L’ART
est édité par Éditions Faton
S.A.S. au capital de 342 000 €
25 rue Berbisey, CS 71769,
21017 DIJON CEDEX                             04 Le modèle noir                                                     40 Olympia la scandaleuse
ABONNEMENTS ET COMMANDES                      de Géricault à Matisse                                                Par Alexis Merle du Bourg

                                                                                                                          46 Jeanne Duval
1 rue des Artisans, CS 50090,
                                              Entretien avec Isolde Pludermacher
21803 Quetigny Cedex
                                              et Cécile Debray, commissaires de l’exposition
Tél. 03 80 48 98 48 - Fax. 03 80 48 98 46

                                                                                                                    48 Les artistes noirs en scène
abonnement@faton.fr                           Propos recueillis par Armelle Fayol
DIRECTRICE DE LA PUBLICATION
Jeanne Faton

RÉDACTRICE EN CHEF
                                              12 Être noir en France 1794-1848                                      Par Sylvie Chalaye, professeur, université
                                                                                                                    Sorbonne Nouvelle, directrice adjointe de l’Institut
                                              Par Christelle Lozère, maîtresse de conférences
Jeanne Faton                                                                                                        de recherche en études théâtrales
                                              en histoire de l’art, UMR 8053 LC2S
RÉDACTRICE EN CHEF ADJOINTE
Armelle Fayol                                                                                                             56 Joséphine Baker
RÉDACTION                                     16 1794-1848
                                                                                                                    58 Être noir en France 1900-1930
Armelle Fayol, Mathilde Ouvrard,
Marion Collet                                 Les Noirs comme modèles
Tél. 03 80 40 41 13 Fax. 03 80 30 15 37       Par Anne Lafont, directrice d’études,
                                                                                                                    Par Christelle Lozère
redaction@dossier-art.com                     École des hautes études en sciences sociales

                                                                                                                    62 La femme noire et le masque
RÉALISATION ARTISTIQUE
Laure Personnier                                   23 Le modèle Joseph
TRAITEMENT DE L’IMAGE
Pierre-Jean Jouve
                                                   24 Alexandre Dumas père                                          de Picasso à Man Ray
                                                                                                                    Par Maureen Murphy, maîtresse de conférences en

                                              26 Les tentations de l’orientalisme
DIFFUSION EN BELGIQUE
                                                                                                                    histoire de l’art, université Paris 1 Panthéon Sorbonne,
Tondeur Diffusion,
9 av. Van Kalken, B-1070 Bruxelles                                                                                  membre de l’Institut universitaire de France
Tél. 00.32.2/555.02.17
                                              Par Emmanuelle Amiot-Saulnier
Compte BE94210040241514                                                                                                   65 Noire et Blanche de Man Ray
press@tondeur.be
                                              32 L’éloquent défi
ABONNEMENTS EN SUISSE
Edigroup SA – Case postale 393                de Charles Cordier                                                    68 De Harlem à Paris
– CH-1225 Chêne-Bourg                         Par Emmanuelle Amiot-Saulnier                                         Par Sarah Frioux-Salgas, responsable des archives
Tél. 00 41 22/860 84 01                                                                                             du musée du quai Branly-Jacques Chirac

                                              36 Être noir en France 1848-1900
abonne@edigroup.ch

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ANAT REGIE - 9, rue de Miromesnil –

                                                                                                                        Actualités
                                              Par Christelle Lozère
75008 PARIS – Tél. 01 43 12 38 15
Directrice de publicité : Olga DIAZ -
o.diaz@anatregie.fr - 01 43 12 38 28

DIFFUSION M.L.P.                                                                                                        74 CONTREPOINT CONTEMPORAIN
Imprimé en France (printed in France)                                                                                   Variations et contre-modèles
par IMPRIMERIE DE CHAMPAGNE à
                                                                                                                        Par Elvan Zabunyan, professeur en histoire
Langres. Commission paritaire : 0420 K
87469. ISSN : 1161-3122. Eco-contribution :
                                                                                                                        de l’art, université Rennes 2
papier couverture origine Maastricht
(Pays-Bas), taux de fibres recyclées
                                                                                                                        78 LE CÔTÉ DES LIVRES
69,6%, certification PEFC et FSC, Ptot
0,04kg/tonne - papier intérieur origine                                                                                 Redécouvrir Negro Anthology
Lanaken (Belgique), taux de fibres                                                                                       de Nancy Cunard
recyclées 73,8 %, certification PEFC
                                                                                                                        Par Sarah Frioux-Salgas
et FSC, Ptot 0,01kg/tonne. © 2019,
                     Éditions Faton SA.
                     La reproduction
                     des textes et des
                     photos publiés
                     dans ce numéro est       EN COUVERTURE                      EN 2e DE COUVERTURE          EN 3e DE COUVERTURE                         EN 4e DE COUVERTURE
                     interdite. Les titres,   Frédéric Bazille, Jeune femme      Pierre Puvis de Chavannes,   Marie Guillemine Benoist, Portrait          Théodore Géricault, Étude d’homme,
                     chapeaux et inters       aux pivoines, dit aussi Négresse   Jeune Noir à l’épée,         de Madeleine, dit aussi Portrait d’une      d’après le modèle Joseph, dit aussi
                                              aux pivoines, 1870. Détail         1848-49. Huile sur toile,    femme noire, présenté au Salon de 1800      Le Nègre Joseph, vers 1818-19
                     sont rédigés par la
                                              Huile sur toile, 60 x 75 cm        105 x 73 cm. Paris, musée    sous le titre Portrait d’une Négresse       Huile sur toile, 47 x 38,7 cm
                     rédaction.
                                              Washington, National Gallery       d’Orsay © Photo musée        Huile sur toile, 81 x 65 cm. Paris, musée   Los Angeles, The J. Paul Getty
                                              of Art. Photo courtesy of the      d’Orsay, dist. RMN –         du Louvre. Photo service de presse          Museum. Digital image courtesy of
                                              National Gallery of Art            P. Schmidt                   © RMN (musée du Louvre) – G. Blot           the Getty’s Open Content Program
Modèle noir de Géricault - Le - Mars 2019
Modèle noir de Géricault - Le - Mars 2019
ENTRETIEN

          Le modèle
            noir
          de Géricault à Matisse
Projet ambitieux et important, l’exposition                           L’histoire des Noirs en France entre 1798 et 1930
                                                                      est-elle une histoire de représentation(s) ?
du musée d’Orsay est la première                                      Isolde Pludermacher : Certainement, et à divers
consacrée en France aux modèles noirs                                 titres ! La polysémie du terme « représentation »,
qui ont posé devant les artistes au                                   qui renvoie tant aux images qu’à l’imaginaire, reflète
                                                                      l’approche plurielle que nous avons adoptée. Le
XIXe siècle et au début du XXe, mais dont                             terme « Noirs » en soi est déjà affaire de représen-
on ne connaît souvent que le prénom.                                  tation. C’est au XVIIIe siècle que s’établit une divi-
Conjuguant histoire sociale et politique,                             sion de l’espèce humaine en « races » définies par la
                                                                      couleur de la peau. Au XIXe, l’abolition progressive
histoire des idées et histoire de l’art,                              de l’esclavage n’empêche pas le développement
elle étudie la manière dont s’élabore,                                d’un « racisme scientifique » qui cherche à établir
de 1794 à 1930, de Girodet à Matisse,                                 une hiérarchie biologique des races. Le vocabulaire
                                                                      alors employé est significatif : on parle de « Nègre »
une iconographie dense, complexe et                                   et « Négresse », termes qui renvoient à la condi-
mouvante, accompagnant les évolutions                                 tion d’esclaves des Noirs, tandis que tout un éven-
d’un pays qui abolit deux fois l’esclavage                            tail de mots reflète ce que l’historien Pap Ndiaye
                                                                      appelle le « colorisme », c’est-à-dire le « nuancier
tout en jetant les bases d’une nouvelle                               mélanique » qui différencie le mulâtre, l’octavon ou
aventure coloniale. Isolde Pludermacher                               le quarteron. Toutes ces catégories sont associées
et Cécile Debray, membres du                                          à des stéréotypes sur la sexualité des Noirs ou sur
                                                                      leur propension supposée à la servitude. Au XIXe
commissariat de l’exposition, reviennent                              siècle, on désigne également les Noirs comme des
sur l’importance de cette question et sur                             « personnes de couleur », expression qui nous inté-
les recherches qui ont été menées.                                    resse ici à plusieurs titres, car à la dimension anthro-
                                                                      pologique, historique et sociale s’ajoute l’angle de
Propos recueillis par Armelle Fayol                                   la représentation artistique. Comme l’a souligné
                                                                      Anne Lafont le glissement du terme « pigment » du
                                                                      domaine de la peinture à celui de la dermatologie
Q Jean Léon Gérôme, étude d’après un modèle féminin pour              s’opère au XVIIIe siècle. Dès lors, la représentation
À vendre, esclaves au Caire, vers 1872. Huile sur toile, 48 x 38 cm
Collection particulière. Photo service de presse                      de la peau noire devient pour les artistes un sujet
© Photo courtoisie Galerie Jean-François Heim – Bâle                  d’exploration plastique et formel.

                                                                                               DOSSIER DE L’ART 267 / 5
Modèle noir de Géricault - Le - Mars 2019
Q Horace Vernet, Chasseur africain, 1818
                                                                                         Lithographie, 18,9 x 24,4 cm
                                                                                         Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris
                                                                                         © Musée Carnavalet / Roger-Viollet

                                                                                         il fut l’un des trois modèles salariés
                                                                                         par l’École des beaux-arts de Paris.
                                                                                         Il faut souligner que les procès-ver-
                                                                                         baux de son recrutement ne men-
                                                                                         tionnent pas sa couleur de peau.
                                                                                         La célébrité de Joseph a couru tout
                                                                                         au long du XIXe siècle. C’est notam-
                                                                                         ment d’après ce modèle qu’Ingres,
                                                                                         alors à l’Académie de France à Rome,
                                                                                         demande à Chassériau de faire une
                                                                                         étude, préparatoire à un sujet où un
                                                                                         Noir représente Satan. Le peintre
   La représentation artistique permet                                                   tient à conserver le secret autour de
                                                                                         ce projet. L’histoire de cette œuvre
de se faire une idée de la présence noire                                                est d’autant plus extraordinaire que
                                                                                         Chassériau était, comme Joseph, natif
en France au XIXe siècle.                                                                de Saint-Domingue, sa mère étant
                                                                                         une « femme de couleur ». Il faut donc
La représentation artistique serait ainsi   En recherchant dans le calepin des           imaginer un peintre et son modèle,
une représentation parmi d’autres et        propriétés bâties, nous avons trouvé         tous deux descendants d’Africains
un outil essentiel pour l’historien ?       mention d’une personne portant               et travaillant sans le savoir pour une
I. P. : C’est tout le propos de cette       ce nom et habitant à cette adresse           œuvre dans laquelle Satan était figuré
exposition, qui pour la première fois       durant une période située entre 1862         sous les traits d’un homme noir, sui-
en France aborde ce sujet sous l’angle      et 1872, autrement dit au moment où          vant une iconographie obsolète.
conjugué de l’histoire de l’art et de       Manet a pu être en contact avec elle         Ingres ne réalisa jamais son tableau
l’histoire – et pas seulement du point      et la faire poser. On a pu d’autre part      mais conserva toute sa vie l’étude de
de vue historique. Nous avons pris          croiser ces informations avec celles         Chassériau (p. 22) aujourd’hui conser-
pour axe principal la question des          contenues dans les almanachs du              vée au musée Ingres de Montauban.
modèles représentés par les artistes.       commerce pour voir qui vivait dans le
Pour comprendre qui ils étaient,            même immeuble qu’elle et ainsi mieux         Entre 1794 et 1848, les deux décrets
nous nous sommes plongés dans les           situer son environnement social.             abolissant l’esclavage, les arts accom-
archives (pour certaines inédites), qui                                                  pagnent-ils le combat pour l’abolition ?
seront confrontées aux œuvres d’art.        Pouvez-vous nous dire quelques mots          I. P. : Parmi les artistes du XIXe siècle
La représentation des modèles par           de Joseph, qui est l’un des modèles          ayant représenté des modèles noirs,
les œuvres permet de rendre visible         les plus connus du XIXe siècle ?             très peu ont laissé des témoignages
une présence que les documents ne           I. P. : C’est une figure fascinante.          éclairant leurs motivations. Si l’on peut
reflètent pas toujours, car depuis la        Originaire de Saint-Domingue, il arrive      tenter d’interpréter en ce sens leurs
naissance de la République française,       en France au début du XIXe siècle, à         œuvres, on peut difficilement résu-
il n’existe pas de statistique raciale      Marseille puis à Paris où il a fait partie   mer ces dernières à une prise de posi-
ou ethnique en France ; la représen-        de la troupe d’une célèbre acrobate,         tion sur la condition noire, si ce n’est
tation artistique permet donc de            Madame Saqui. Les artistes allaient          à certaines dates clefs. Pour 1848,
se faire une idée de la présence des        souvent repérer des modèles dans             nous présentons une série d’œuvres
Noirs en France au XIXe siècle. Nous        les milieux du cirque et du spectacle        qui célèbrent directement l’abolition.
connaissons le modèle de la servante        forain, à la recherche de musculatures       C’est précisément l’année où le jeune
d’Olympia de Manet sous le prénom           remarquables pour les académies ;            Manet embarque comme pilotin pour
de Laure, par une mention manus-            c’est ainsi que Géricault a repéré           le Brésil, où il découvre le « spec-
crite dans un carnet de l’artiste qui       Joseph et lui a demandé de poser             tacle révoltant de l’esclavage ». Ces
sera présenté pour la première fois         pour Le Radeau de la Méduse. On a            mots, qui figurent dans une lettre à
au public. On peut y lire : « Laure, très   découvert à l’occasion de l’exposi-          ses parents, et sa profonde sensibilité
belle négresse, rue Vintimille, 11, 3e. »   tion qu’entre 1832 et 1835 au moins,         républicaine peuvent conduire à inter-

6 / DOSSIER DE L’ART 267
Modèle noir de Géricault - Le - Mars 2019
Entretien avec les commissaires de l’exposition

préter ses représentations de femmes           Sécession. Il représente notamment un      Africaine au Louvre en 1800. La Place
noires au début des années 1860                Nègre poursuivi par des chiens, sujet      du modèle). L’œuvre a été acquise
comme autant de gestes politiques.             plusieurs fois traité par des sculpteurs   par Louis XVIII en 1818 pour le musée
Ce qui me semble intéressant, c’est            qui mettent en scène la poursuite          du Louvre où elle a ensuite été expo-
que le moment où Olympia est pré-              de ceux que l’on appelait alors les        sée, et il me semble vraisemblable
senté au Salon, en mai 1865, coïncide          « Nègres marrons ». Tentant d’échap-       qu’elle ait pu inspirer Delacroix pour
à quelques semaines près avec la fin            per à leur condition d’esclaves, ils       son Aspasie. Nous avons également
de la guerre de Sécession. Quand on            étaient poursuivis par des chiens dres-    réuni des études d’atelier qui sont
représente un esclave dans les années          sés pour cela, en particulier au Brésil.   autant de témoignages d’une relation
1860 en France, c’est pour les contem-                                                    entre un artiste et un modèle. Aux
porains une référence aux esclaves             Certaines œuvres exposées relèvent-        côtés du tableau de Gérôme intitulé
américains, et non à la France, où             elles du portrait au sens strict ?         À vendre, esclaves au Caire (1873),
l’esclavage a été aboli en 1848. Manet         I. P. : On ne connaît que trois por-       où sont peintes deux esclaves, une
peint justement ses femmes noires              traits présentés comme tels au             femme noire et une femme blanche,
dans ces années, tout comme Le                 Salon, notamment l’œuvre de Marie          sera présentée une étude du modèle
Combat du Kearsarge et de l’Alabama,           Guillemine Benoist qui ouvre l’exposi-     noir, qui lui est directement liée (p. 4).
directement inspiré d’un épisode naval         tion (p. 20). Son titre, Portrait d’une    Elle illustre un type de représentation
de la guerre de Sécession.                     Négresse, est ambivalent puisqu’il         situé à mi-chemin entre l’étude et le
                                               n’identifie pas la femme représen-          portrait, et déjà très individualisé –
Sous l’angle formel, comment les               tée. Il s’agit d’un modèle originaire de   d’autant plus qu’il est isolé du contexte
artistes traitent-ils de l’esclavage ?         Guadeloupe prénommé Madeleine et           orientaliste développé dans le tableau
I. P. : Certains recourent à l’allégorie,      qui était la domestique du beau-frère      final. Notons que dans ce dernier
comme Alexandre Laemlein dans La               de l’artiste comme le révèle Anne          (p. 31), l’esclave la plus érotique, la
Charité (1845), où la figure allégorique        Lafont dans un récent ouvrage (Une         plus lascive, c’est la blanche, debout,
porte sur un bras un enfant noir, sur
l’autre un enfant blanc, évoquant l’éga-
lité des races. D’autres, au contraire,
dénoncent la condition des esclaves
en montrant la violence des traite-
ments subis. C’est le cas du Châtiment
des quatre piquets dans les colonies
de Marcel Verdier, un élève d’Ingres.
Ce très grand format, aujourd’hui
conservé à la Menil Collection à
Houston, est présenté à l’exposition du
Bazar Bonne-Nouvelle en 1843 après
avoir été refusé au Salon. Un article
de L’Illustration explique que ce refus
serait dû à la crainte que « la pitié
publique ne fût trop vivement excitée
par cet affreux spectacle » susceptible
de « soulever la haine populaire ». Une
vingtaine d’années plus tard, François
Auguste Biard, dont nous présentons
La Proclamation de l’abolition de l’es-
clavage dans les colonies françaises
(1848), peint plusieurs toiles de grand
format visant également à susciter
l’empathie au moment de la guerre de

Q Jean Léon Gérôme, À vendre, esclaves
au Caire, 1873. Détail de l’œuvre reproduite
p. 31. Roubaix, musée d’Art et d’Industrie
André-Diligent – La Piscine © Musée
La Piscine (Roubaix), dist. RMN – A. Loubry

                                                                                                    DOSSIER DE L’ART 267 / 7
Modèle noir de Géricault - Le - Mars 2019
Entretien avec les commissaires de l’exposition

                               Au XIXe siècle, les corps noirs offrent de
                            nouvelles possibilités plastiques aux artistes.

                            nue, les cheveux dénoués, alors que           gées par Manet ou Bazille, mais vient
                            la femme noire est assise, jambes             se mêler à d’autres considérations. Il
                            repliées. L’étude livre une sorte de          est indéniable qu’une œuvre comme
                            portrait retenu, digne, où la présence        Olympia reprend à son compte le jeu
                            du collier d’esclave est soulignée. Cet       de contraste entre blanc et noir et le
                            exemple est d’autant plus intéressant         topos, hérité de l’Ancien Régime, de la
                            que l’on associe facilement Gérôme            servante portant un bouquet de fleurs.
                            et l’orientalisme au colonialisme ; or        Bouquets de fleurs ou corbeilles de
                            il vient montrer que les choses sont          fruits, tout comme la couleur de peau
                            plus complexes. Il n’y a pas d’un côté        du modèle noir, permettent d’exal-
                            les modernes, qui prendraient posi-           ter la palette colorée. La reprise de
                            tion contre l’esclavage, et de l’autre,       ces éléments traditionnels explique
                            les orientalistes.                            l’invisibilité relative de la figure de la
                                                                          servante dans le corpus des critiques
                            Le XVIIIe siècle avait souvent confronté      de l’époque, caricaturistes mis à part.
                            corps noir et corps blanc. Comment le         Cependant, ce qui est radicalement
                            XIXe fait-il évoluer ce motif ?               nouveau avec Olympia, c’est que la
                            I. P. : Au XVIIIe siècle, les peintres uti-   scène représentée ne se situe pas
                            lisent le corps noir comme faire-va-          dans le contexte d’un ailleurs lointain
                            loir du corps blanc, puisque, selon           mais dans un riche intérieur parisien
                            la norme académique, le beau idéal            contemporain, celui d’une courtisane.
                            est lié à la blancheur des statues de         Selon moi, une part du scandale sus-
                            marbre antiques. Au XIXe, la notion           cité par Olympia est venue de ce que
                            même de beau se diversifie avec la             la servante noire était au service d’une
                            rencontre de nouveaux modèles.                courtisane. En effet, avoir un domes-
                            Ainsi dans les années 1830, l’École           tique noir sous le Second Empire ren-
                            des beaux-arts, qui forme toujours les        voie à l’aristocratie d’Ancien Régime.
                            artistes dans la norme académique,            Le tableau suggère ainsi que la cour-
                            fait poser des modèles noirs. Les corps       tisane incarne une nouvelle forme
                            noirs offrent de nouvelles possibilités       d’aristocratie, celle que Zola allait
                            plastiques aux artistes : qu’il s’agisse      désigner comme « l’aristocratie du
                            du modelé, des jeux de lumière sur la         vice » dans Nana.
                            peau, du rapport entre la figure et le
                            fond... Dans le domaine de la sculp-          Suit une vaste section dédiée au spec-
                            ture, le recours à la polychromie des         tacle. Entrer en scène, est-ce aban-
                            matériaux est l’une des solutions qui         donner une identité pour une autre ?
                            s’offrent aux artistes, avec un enjeu de      I. P. : On trouve traditionnellement
                            virtuosité peut-être encore plus mar-         dans le domaine du spectacle des
                            qué que pour la peinture.                     artistes noirs. Ce qu’il faut souligner,
                                                                          c’est que l’on observe dès le XIXe siècle
                            Le défi de la couleur noire retient-il         une forte attirance pour l’Europe de la
                            aussi l’attention des modernes ?              part d’artistes noirs issus du continent
                            I. P. : Il s’inscrit sans aucun doute         américain, peu propice au dévelop-
                            dans les recherches picturales enga-          pement de leur carrière. Le comédien
                                                                          Ira Aldridge, le pianiste Blind Tom, le
                            Q Frédéric Bazille, La Toilette, 1870         dompteur Delmonico sont originaires
                            Huile sur toile, 132 x 127 cm. Détail
                            Montpellier, musée Fabre                      des États-Unis, la musicienne Maria
                            © Photo Josse / Leemage                       Martinez, le clown Chocolat sont

8 / DOSSIER DE L’ART 267
Modèle noir de Géricault - Le - Mars 2019
Q Waléry, « Paris volupté », présentation      dats noirs américains rejoignent les        C. D. : En effet, alors que la conquête
de tous les danseurs, avec au centre Féral
                                               tranchées, apportant avec eux une           coloniale est célébrée à travers les
Benga. Double page de La Revue des
Folies-Bergère, 8e album : Un coup de folie,   musique nouvelle, le jazz. La présence      expositions universelles et les décors
1930. Photomontage noir et blanc, volume       d’une communauté noire transforme le        de villages indigènes reconstitués, on
imprimé, 31,4 x 23,7 cm. Paris, Bibliothèque
                                               Paris des années 1920, perçu comme          voit se développer (en parallèle de
nationale de France © BnF
                                               un refuge cosmopolite pour ceux             l’intérêt pour le modèle noir et les arts
natifs de La Havane. Tous font carrière        qui fuient la ségrégation raciale. Le       extra-occidentaux) des décors et des
en France et en Europe. Si, bien sou-          monde du spectacle est revivifié par         arts décoratifs dans la lignée du XVIIIe
vent, leur couleur de peau constitue           ces artistes venus des États-Unis, des      siècle, souvent dits « Art déco » : en
un élément de curiosité, ce sont leurs         Antilles. Lorsqu’elle arrive en France en   témoignent à l’exposition les pan-
performances extraordinaires qui sont          1925, Joséphine Baker triomphe avec         neaux de laque d’Henri Dunand pour
à l’origine de leur grand succès.              la Revue nègre, dans une « danse sau-       le décor du Palais des colonies ou les
                                               vage » qui la rend célèbre. Elle devient    portraits rapportés par Émile Bernard
C’est par le spectacle que l’exposition        une véritable vedette du music-hall.        de ses voyages. Parallèlement, un
entre dans le XXe siècle. Pourquoi ?           Sa ceinture de bananes symbolise la         imaginaire de l’ailleurs se constitue
Cécile Debray : Il y a une forme de            persistance des clichés exotiques et        à partir des voyages de Gauguin et
continuité et une amplification due à           racistes, mais l’artiste incarne aussi      des forêts tropicales oniriques de
un véritable phénomène de mode dans            l’affirmation de la négritude. C’est        Rousseau. Ces visions arcadiennes
les années 1920 ; on parle de « négro-         avec les artistes de spectacle – le         associées à la découverte par Derain,
philie ». Le rapport au modèle noir se         danseur du film de Cocteau, Le Sang          Picasso et Matisse de la statuaire afri-
transforme sensiblement au XXe siècle.         du poète, Féral Benga, le comédien          caine, dès 1906-1907, donnent lieu à
La guerre mobilise de nombreux sol-            Habib Benglia, la créatrice des Ballets     une stylisation nouvelle qui remet en
dats noirs. Les tirailleurs sénégalais,        caraïbes, Katherine Dunham... – que se      cause le simple rapport mimétique au
corps d’armée issu des troupes colo-           dessine une première affirmation de la      modèle. Picasso remplace le visage
niales, à partir desquels se développe         négritude à Paris.                          d’une des figures de ses Demoiselles
une imagerie du soldat loyal, coura-                                                       d’Avignon par un masque africain
geux et rieur (publicités Banania, films        Le premier tiers du siècle semble           Mahongwé. Dada et le surréalisme
de l’armée les montrant dansant...),           dominé par la circulation des objets        érigent quant à eux en modèle anti-oc-
arrivent sur le front dès l’automne            d’Afrique. Cette question vient-elle        cidental et anti-bourgeois un fan-
1914. Dès 1917, des contingents de sol-        croiser celle du modèle ?                   tasme de l’Afrique – celui de la pièce

                                                                                                     DOSSIER DE L’ART 267 / 9
Modèle noir de Géricault - Le - Mars 2019
Entretien avec les commissaires de l’exposition

loufoque et poétique de Raymond           fondent en 1935 la revue L’Étudiant           un voyage à destination de Tahiti en
Roussel, Impressions d’Afrique. Noire     noir. Michel Leiris et Georges Bataille       passant par les États-Unis, il découvre
et Blanche de Man Ray confronte un        revendiquent quant à eux une                  New York, fasciné par les gratte-
masque africain au visage de Kiki de      approche ethnographique et sociolo-           ciels, la lumière et les « musicals »
Montparnasse, offrant une matrice à       gique des objets africains ; les surréa-      de Harlem. Il visite le quartier noir
de nombreuses œuvres ultérieures.         listes s’associent au Parti communiste        alors que des intellectuels (Du Bois,
                                          pour organiser une contre-exposi-             Alain Locke), des musiciens (Louis
Avec les surréalistes s’ouvrirait ainsi   tion face à la gigantesque Exposition         Armstrong, Billie Holiday), des pho-
un nouveau rapport au modèle noir ?       coloniale de 1931. Lors de sa traversée       tographes comme James Van der Zee
C. D. : Des intellectuels et écrivains    vers New York, fuyant le régime de            défendent une culture noire moderne
tels que Georges Bataille, André          Vichy en 1941, André Breton, accom-           et urbaine. Nourri de jazz grâce aux
Breton ou Michel Leiris, mais aussi       pagné de Wifredo Lam et André                 disques que son fils, Pierre, galeriste
des peintres comme André Masson           Masson, découvre, fasciné, à Fort-de-         new-yorkais, lui apporte, Matisse fré-
ou Wifredo Lam ont en effet accom-        France, le poème de Césaire, Cahier           quente les clubs de Harlem, notam-
pagné le mouvement de la négritude.       d’un retour au pays natal ; il écrit avec     ment le célèbre Connie’s Inn. Il rentre
En 1919, le premier Congrès panafri-      Masson un double hommage syncré-              en France habité par la rythmique du
cain est organisé à Paris par l’un des    tique à la Martinique et au Douanier          jazz mêlée aux sensations colorées et
acteurs majeurs de la Renaissance de      Rousseau : Martinique, la charmeuse           végétales de Tahiti. Cette expérience
Harlem, W. E. B. Du Bois, posant les      de serpents (1948).                           forme le creuset de ses dernières
premiers jalons d’une revendication                                                     œuvres. Il travaille alors à partir de
d’autodétermination des peuples de        On pourra s’étonner de croiser Matisse        plusieurs modèles métisses : Elvire van
couleur. En pleine hégémonie colo-        ici. Quel est son apport à cette histoire ?   Hyfte, Belgo-Congolaise qui person-
niale et montée des périls fascistes,     C. D. : La figure de Matisse est essen-        nifie l’Asie dans un très beau tableau
l’affirmation à Paris de la négritude     tielle pour faire le lien entre Manet et      de 1946, Carmen Lahens, Haïtienne
est portée par la création en 1931 de     l’art d’aujourd’hui. Le peintre a par         qui pose pour les dessins des Fleurs
La Revue du Monde Noir et par les         ailleurs effectué des séjours à New           du Mal de Baudelaire, évocation loin-
poètes Léon-Gontran Damas, Aimé           York en 1930 et 1931 qui ont été très         taine de la maîtresse du poète, Jeanne
Césaire et Léopold Sédar Senghor qui      peu étudiés. Ayant entrepris en 1930          Duval, ou encore Katherine Dunham,

                                                                                                             Q Wifredo Oscar
                                                                                                             Lam y Castilla,
                                                                                                             dit Wifredo Lam,
                                                                                                             Femme nue, 1939
                                                                                                             Détrempe sur
                                                                                                             papier marouflé sur
                                                                                                             toile, 107 x 147 cm
                                                                                                             Grenoble, musée
                                                                                                             de Grenoble. Photo
                                                                                                             Ville de Grenoble /
                                                                                                             Musée de Grenoble
                                                                                                             – J.L. Lacroix
                                                                                                             © adagp, Paris 2019

10 / DOSSIER DE L’ART 267
Dans ses dernières œuvres,
                                                                             Matisse travaille à partir
                                                                   de plusieurs modèles métisses.

Q Henri Matisse, Martiniquaise, étude pour
Les Fleurs du Mal, 1946. Lithographie par
transfert, 28,6 x 22,5 cm (feuille). New
York, The Metropolitan Museum of Art
Photo The Metropolitan Museum of Art,
dist. RMN / image of the MMA
© Succession H. Matisse

Q Henri Matisse, Dame à la robe blanche
(femme en blanc), 1946. Huile sur toile,
96,5 × 60,3 cm. Des Moines, Des Moines Art
Center. Photo service de presse – R. Sanders,
Des Moines, IA. © Succession H. Matisse

qui lui inspire un de ses derniers
grands papiers découpés, la Danseuse
créole (1951). Dans cet ensemble de
figures concises et graphiques, le
dessin de Matisse s’apparente à la
ligne mélodique improvisée du jazz.
C’est grâce à Denise Murrell, la com-
missaire de l’exposition de la Wallach
Gallery, chercheuse à l’université de
Columbia, que nous pouvons évo-
quer les modèles métisses dont s’est
entouré Matisse dans les années 1940.

S’agissait-il aussi de porter sur les
avant-gardes un regard moins naïf que
celui que déploient d’autres récits ?
C. D. : Cette exposition s’appuie sur
notre regard d’historiens d’art, que
nous souhaitons nuancé et le plus juste         que Michel Leiris, pourtant très anti-      de l’art la plus récente. Nous allons
possible. Nous avons voulu reconsti-            colonialiste, participe à la razzia d’ob-   pour l’occasion reprendre les titres
tuer le contexte idéologique, culturel,         jets de l’expédition Dakar-Djibouti... Il   de certaines œuvres et parfois les
dans lequel les artistes et les intellec-       demeure cependant que monter cette          renommer. Il paraît en effet difficile
tuels étaient pris et auquel ils ont réagi      exposition nous a permis d’interroger       aujourd’hui de présenter un tableau
– ce contexte qui fait que Roussel joue         notre pratique de conservateurs de          sous le titre Portrait d’une Négresse,
sur une vision caricaturale de l’Afrique        musée et de mettre en évidence l’invi-      titre qui lui fut d’ailleurs donné bien
tout en critiquant le colonialisme, ou          sibilité du modèle noir dans l’histoire     après son exécution.

                                                                                                    DOSSIER DE L’ART 267 / 11
D’une abolition
      à l’autre

         Théodore Géricault, Étude d’homme,
         d’après le modèle Joseph, dit aussi
         Le Nègre Joseph, vers 1818-19
         Huile sur toile, 47 x 38,7 cm
         Los Angeles, The J. Paul Getty
         Museum. Digital image courtesy of
         the Getty’s Open Content Program
1794-1848              Être noir en France
D’une abolition de l’esclavage à l’autre, la première
moitié du XIXe siècle maintient la population noire
de France, outre-mer mais aussi en métropole, dans
l’incertitude des espoirs anéantis, accompagnant le
long chemin vers la fin du premier empire colonial.

L
      ES  travaux d’Erick Noël ont révélé     chevalier de Saint-George ou le peintre   Q Jean-Baptiste Lesueur, Représentant du
       la présence en France, dès le                                                    peuple en mission, à droite : « Hommes
                                              Guillaume Guillon Lethière, évoluant
                                                                                        de couleur, députés des colonies à la
       XVIIIe siècle, de milliers d’indivi-   dans la haute société, auront un destin   Convention », 1789-98. Gouache sur carton
dus considérés comme noirs, « surtout         exceptionnel contredisant les préjugés    découpé et collé sur papier, 40 x 56,8 cm
                                                                                        Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris
lorsqu’ils sont esclaves aux Îles ou lors-    de race et l’imagerie littéraire large-
                                                                                        © Musée Carnavalet / Roger-Viollet
qu’ils entrent, clandestinement ou non,       ment diffusée du « bon sauvage ».
dans le royaume dont toute personne                                                     des quakers de Philadelphie et de
qui foule le sol est réputée libre1». Dans   Le décret de 1794                         Londres. Constituée de notables et
un contexte monarchique aux fortes                                                      de penseurs disciples des Lumières,
tensions et inégalités sociales, l’histo-     La fin de l’Ancien Régime est mar-         elle se donne pour objectif d’obtenir
rien a mis en lumière des parcours de         quée en France par une prise de           un accord international d’abolition
vie d’enfants, de femmes et d’hommes          conscience nouvelle de la condition       de la traite pour établir ensuite un
« de couleur», souvent méconnus, et          noire et une politisation des discours.   plan progressif de sortie de l’escla-
décrit les difficultés de leurs conditions    Les partisans de l’émancipation s’op-     vage. En parallèle des luttes enga-
à Paris, Nantes ou encore Bordeaux            posent aux défenseurs de l’esclavage.     gées sur le terrain parlementaire, un
en tant que domestiques, artisans,            Au mois de février 1788 est créée         combat plus discret se joue à Paris
perruquiers ou couturières. Quelques          la Société des amis des Noirs par         mené par un groupe de gens de cou-
rares personnalités noires, comme le          Jacques Pierre Brissot. Elle s’inspire    leur autour du quarteron Raymond,

                                                                                                  DOSSIER DE L’ART 267 / 13
François Auguste Biard, Proclamation
de l’abolition de l’esclavage dans les
colonies françaises le 27 avril 1848, 1849
Huile sur toile, 260 x 392 cm. Clermont-
Ferrand, musée d’art Roger-Quillot,
en dépôt au château de Versailles
© RMN (château de Versailles) – F. Raux

revendiquant l’égalité des droits2.          dans toutes les assemblées primaires       de Saint-Domingue. Avec le Blanc
Mais si les théories humanistes se           et électorales, et y être élues. Le pre-   Louis-Pierre Dufay, le mulâtre Jean-
diffusent, l’Assemblée constituante          mier décret d’abolition de l’esclavage     Baptiste Mills, né à Cap-Haïtien, fait
n’est pas immédiatement favorable            dans les colonies françaises est voté      également partie de la députation tri-
à un tel bouleversement économique           par la Convention le 4 février 1794        colore de l’île dont l’intronisation dans
et social. En effet, Saint-Domingue          sans indemnisation des propriétaires.      l’enceinte de l’Assemblée lors de la
produit alors la moitié du café et du                                                   séance du 16 pluviôse an II (17 février
coton mondial et plus du tiers du            La Révolution et ses suites                1794) conduit à l’abolition générale
sucre, renforçant l’intérêt d’un appro-                                                 de l’esclavage en France. Musicien et
visionnement en main-d’œuvre ser-            Les événements révolutionnaires inau-      escrimeur de talent, le chevalier de
vile issue de la Traite. Sous la pression    gurent ainsi la présence en France         Saint-George (Guadeloupe, 1745-Paris,
des lobbys des colons, l’esclavage           des premiers hommes de couleur             1799) fréquente activement les milieux
est maintenu en 1791, entraînant dans        impliqués en politique. Jean-Baptiste      abolitionnistes. Il est pendant la
les colonies des révoltes sanglantes         Belley (Gorée, vers 1746-Belle-Île-en-     Révolution à la tête de la Légion noire
et meurtrières. Le 24 mars 1792,             Mer, 1805), portraituré par Girodet en     en faveur de la République au côté
un décret est voté pour que «les            1798, est le premier député noir à la      du général Dumas3. Avec Toussaint
personnes de couleur, mulâtres et            Convention nationale puis au Conseil       Louverture (Cap-Français, 1743-La
nègres» de condition libre puissent         des Cinq-Cents, représentant le dépar-     Cluse-et-Mijoux, 1803), descendant
voter «ainsi que les colons blancs»        tement du nord de la colonie française     d’esclaves, il demeure l’une des figures

14 / DOSSIER DE L’ART 267
ÊTRE NOIR EN FRANCE

                                           rétablit par arrêté à Saint-Domingue le    inspire les vaudevilles et les caricatu-
                                           27 mai 1802, en Guadeloupe le 16 juil-     ristes. Son immense succès attire le
                                           let 1802 et en Guyane le 7 décembre        regard des naturalistes, dont Georges
                                           1802. Le premier empire colonial se        Cuvier, nourrissant les hypothèses
                                           disloque. En 1803, Bonaparte vend la       des premières théories racialistes7.
                                           Louisiane aux États-Unis. À la suite
                                           de la révolte victorieuse des esclaves,    La fin d’un premier combat
                                           la France perd également en 1804 sa
                                           plus riche colonie, Saint-Domingue,        À partir de la Restauration, l’opposi-
                                           qui devient indépendante sous le           tion à l’esclavage se diffuse progres-
                                           nom d’Haïti. Ainsi naît la première        sivement dans l’opinion publique.
                                           République noire libre du monde.           En 1823, Cyrille Bissette, né à Saint-
                                                                                      Pierre, publie le pamphlet De la
                                           Les sombres heures de l’Empire             situation des gens de couleur libres
                                                                                      aux Antilles françaises8, qui fait l’ob-
                                           Dans ce contexte troublé, les condi-       jet d’une répression politique forte.
                                           tions de vie des gens de couleur se        Condamné aux galères après son
                                           dégradent dans les colonies et en          procès, l’auteur engagé est défendu
                                           métropole. Par un arrêté du 13 mes-        notamment par François René de
                                           sidor an X, le Conseil d’État interdit     Chateaubriand et Benjamin Constant
                                           aux «Noirs, mulâtres et autres gens       avant d’être libéré en 1827. Exilé à
                                           de couleur d’entrer sans permission        Paris, Bissette radicalise sa position
                                           sur le territoire continental de la        sur la question de l’abolition. Membre
                                           République4», à moins d’être munis        de la loge maçonnique parisienne
                                           d’une autorisation spéciale des            des Trinosophes, il fonde la Société
                                           magistrats des colonies, sous peine        des hommes de couleur et, en 1834,
                                           de détention et de déportation. En         la Revue des colonies dont il devient
                                           juillet 1807, Napoléon Bonaparte           le directeur dans le dessein de com-
                                           ordonne une enquête afin de prendre         battre l’esclavage par son arrêt immé-
                                           des mesures visant à se débarrasser        diat dans les colonies françaises9.
                                           des «nègres sans fortune dont la          Fruit d’une longue lutte, le deuxième
                                           présence ne peut que multiplier les        décret de l’abolition de l’esclavage
                                           individus de sang-mêlé5». Ce recen-       est signé le 27 avril 1848 par le gou-
                                           sement révèle la présence en France        vernement provisoire de la Deuxième
                                           de « 821 individus noirs ou de couleur     République, adopté sous l’impul-
                                           de sexe masculin, 461 de sexe fémi-        sion de Victor Schœlcher. La même
symboliques de l’émancipation des          nin, et 13 dont le sexe n’est pas pré-     année, Bissette est élu député de la
Noirs des empires coloniaux euro-          cisé, c’est-à-dire un total de 1 2956».   Martinique ; il prône la réconciliation
péens à la fin du XVIIIe siècle.            D’après l’historien Michael D. Sibalis,    entre les races. Christelle Lozère
Si les valeurs portées par la Révolution   spécialiste de la Révolution française
et la Déclaration des droits de            et de Napoléon, le nombre de 1 600
                                                                                      1. E. Noël, Être noir en France au XVIIIe siècle, Tallandier,
l’Homme semblaient ouvrir la voie          ou de 1 700 pour tout l’Empire serait      2006.
à une évolution des regards, l’entrée      en réalité le plus proche de la réalité.   2. Idem.
                                                                                      3. Thomas Alexandre Davy de La Pailleterie, dit le
dans le XIXe siècle est pourtant mar-      Les plus grandes concentrations de         général Dumas, est le père d’Alexandre Dumas.
quée par l’échec des politiques abo-       personnes de couleur se trouvent,          4. Recueil des lois de la République française et des
                                                                                      actes des autorités constituées, depuis le Régime
litionnistes révolutionnaires et un dur-   selon lui, en Charente-Inférieure et       constitutionnel de l’an VIII : servant de suite au Recueil
cissement de la politique migratoire.      en Gironde, autour de Rochefort et         des lois, proclamations, arrêtés, vol. X, p. 50-51.
                                                                                      5. M. Sibalis, Les Noirs en France sous Napoléon :
Soucieux de rétablir la prospérité         de Bordeaux, et de manière générale        l’enquête de 1807, rétablissement de l’esclavage dans
de la France aux Antilles, Napoléon        dans les villes portuaires.                les colonies françaises 1802 (dir. M. Dorigny et Y.
                                                                                      Bénot), Maisonneuve et Larose, 2003, p. 96-97.
Bonaparte, alors Premier consul, cède      Une mise en spectacle de Noirs             6. Idem.
aux pressions du lobby colonial. Par la    débute en France par l’exhibition de       7. F.-X. Fauvelle-Aymar, L’invention du Hottentot :
                                                                                      histoire du regard occidental sur les Khoisan, XVe-
loi du 30 floréal an X (20 mai 1802), il    Saartjie Baartman, dite la «Vénus         XIXe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002.
maintient l’esclavage partout où la loi    hottentote», dans les cabarets et les     8. Aujourd’hui, son attribution à Bissette est contestée.
                                                                                      9. N. Schmidt, Abolitionnistes de l’esclavage et
du 4 février 1794 n’avait pas été appli-   salons parisiens. D’abord exposée          réformateurs des colonies : 1820-1851 : analyse et
quée (Martinique, La Réunion), puis le     dans une cage à Londres en 1810, elle      documents, Karthala, 200, p. 254.

                                                                                                   DOSSIER DE L’ART 267 / 15
1794-1848
  Les Noirs
comme
  modèles
   La fin du XVIIIe siècle est une période excep-
   tionnelle de l’histoire de l’art, de l’histoire
   politique et de l’histoire des Noirs. Elle voit
   surgir des révoltes et des révolutions en
   France et à Saint-Domingue tandis que deux
   éminents élèves de David, Marie Guillemine
   Benoist et Anne Louis Girodet, s’emploient
   pour la première fois à mettre l’art du portrait
   au service de modèles noirs, amorçant une
   conquête qui sera parachevée par Géricault.
   Par Anne Lafont, historienne de l’art, directrice
   d’études à l’EHESS

   Q Anne Louis Girodet-Trioson,
   Jean-Baptiste Belley, député de Saint-Domingue,
   1797. Huile sur toile, 159,5 x 112,8 cm
   Versailles, musée national du château de Versailles
   © RMN (château de Versailles) – G. Blot

                                                         DOSSIER DE L’ART 267 / 17
Tout au long du XVIIIe siècle, on voit évoluer la repré-
                                                                  sentation de ces Afro-Antillais de Paris et des villes por-
                                                                  tuaires comme Nantes, Bordeaux, La Rochelle etc., en
                                                                  prise directe avec la traite négrière et, par conséquent,
                                                                  premiers lieux de cette présence noire en France. Celle-ci
                                                                  s’émancipe progressivement du statut servile que l’idéolo-
                                                                  gie de la colonisation avait fabriqué pour légitimer le trafic
                                                                  humain et l’esclavage dans les plantations. Ainsi, dans la
                                                                  deuxième partie du siècle, l’assujettissement à la domi-
                                                                  nation d’un Blanc n’est plus systématiquement présent à
                                                                  l’arrière-plan des figures noires. Exemple de ce type d’au-
                                                                  tonomisation plastique et politique, un ensemble de des-
                                                                  sins de Carmontelle traite, selon un même schéma formel,
                                                                  des jeunes gens noirs dans une mise vestimentaire sophis-
                                                                  tiquée (souvent exoticisante) et les aristocrates de la fin
                                                                  de l’Ancien Régime des familles de Chartres ou d’Orléans.

                                                                  Q Pierre Mignard, Louise de Keroualle, duchesse de Portsmouth,
                                                                  1682. Huile sur toile, 120,7 x 95,3 cm. Londres, National Portrait
                                                                  Gallery © National Portrait Gallery, London / Scala, Florence

                                                                  Q Louis Carrogis, dit Carmontelle, Auguste, serviteur de la duchesse
                                                                  de Chartres, vers 1770. Aquarelle, gouache, mine de plomb et
                                                                  sanguine sur papier, 28 x 16,5 cm. Chantilly, musée Condé
                                                                  © RMN (domaine de Chantilly) – R.-G. Ojéda

L’autonomie de la figure noire,
une conquête progressive
du XVIIIe siècle
Alors que l’image des Noirs aux XVIe et XVIIe siècles avait mis
en exergue la figure du Roi mage Balthazar, venu d’Afrique
honorer la naissance du Christ, dans des œuvres grandioses
de Dürer ou de Rubens qui réservaient une grande atten-
tion à la représentation de la couleur de la peau et à l’éclat
des vêtements de cet ambassadeur, le XVIIIe siècle, à travers
les pinceaux de Coypel, Mignard, Largillierre ou de Troy,
s’était davantage tourné vers les figures plus modestes
des serviteurs de métropole. Autour de 1700, ces artistes
français, non moins soucieux de relever le défi de cette
carnation peu familière qu’était la peau noire, avaient ainsi
rabattu l’iconographie sur des figures mineures. On voit
en effet fleurir une série de jeunes garçons pré-pubères et
de jeunes filles adolescentes au service d’un ou d’une aris-
tocrate, qui s’avèrent de magnifiques jouets vivants. Leur
noirceur sert de repoussoir à la blancheur des Européens
dans un schéma hiérarchique qui naturalise la subordina-
tion des premiers aux seconds. L’intensification de l’escla-
vage et la présence accrue de domestiques en provenance
des colonies sur le territoire métropolitain – même si le
statut d’esclave ne s’y appliquait pas – avaient incité les
artistes à s’approprier ces nouveaux fleurons de la prospé-
rité impériale et ces figures pittoresques entrées dans la vie
des élites européennes et coloniales.

18 / DOSSIER DE L’ART 267
Les Noirs comme modèles

Belley par Girodet :
un portrait politique
Cette tendance à isoler et individualiser
les figures noires – on a pour la plupart
d’entre elles conservé un prénom – pré-
para la révolution stylistique de la pre-
mière moitié du XIXe siècle. C’est autour
de la première abolition de l’esclavage
(1794) qu’apparaissent des sujets noirs
se prêtant à la pose, officiant comme
modèles, autrement dit des individus
uniques, voire exemplaires – notam-
ment sur le plan politique –, prenant
le contrepied du stéréotype qui avait
jusqu’alors prévalu dans l’iconographie
française. Girodet a fait le portrait (p.
16) du premier homme noir à siéger à
l’Assemblée nationale. Accompagné
de deux confrères (Mills et Dufaÿ),
Jean-Baptiste Belley vint plaider au
titre de député de Saint-Domingue
l’abolition de l’esclavage qui fut effec-
tivement votée par la Convention le 4
février 1794 (16 pluviôse an II). Belley
était né au Sénégal vers 1755 – les
sources anciennes prétendent qu’il
naquit à Gorée, on imagine à tout le
moins qu’il y fut vendu. Il serait arrivé
dans sa deuxième année en tant qu’es-
clave à Saint-Domingue1. Il y racheta
sa liberté quelque vingt ans plus tard,
à la fin des années 1780, époque à
laquelle il embrassa une carrière mili-
taire. Il fut élu député de son île à la
Convention en septembre 1793 en tant
que Nègre libre et capitaine d’infante-
rie aux colonies et, en 1794, il embar-
qua, avec deux de ses collègues, pour siéger à Paris en          Q Toussaint Louverture, chef des insurgés de Saint-Domingue,
passant par Philadelphie et New York. Belley, comme les          1796-99. Gravure coloriée, 28,6 x 20,3 cm
                                                                 Paris, Bibliothèque nationale de France © BnF
autres députés de Saint-Domingue, arriva à Lorient d’où il
rejoignit la Convention le 3 février 1794 (15 pluviôse an II),
et y fut accueilli, dans l’acclamation générale, par Simon       premier temps lié étroitement à la mission française de
Camboulas, neveu et collaborateur de l’abbé Raynal,              Sonthonax (tant qu’elle garantissait l’interdiction de l’es-
auteur de l’Histoire philosophique des deux Indes dont le        clavage), mais qu’il se retourna contre celle du général
buste par le sculpteur Espercieux est présent à ses côtés        Leclerc quand il comprit qu’elle intervenait dans l’in-
dans le tableau. Belley poursuivit sa carrière politique au      tention, entre autres, de rétablir l’esclavage. C’est à ce
sein du Conseil des Cinq-Cents, et sa carrière militaire par     moment-là qu’il fut arrêté, déporté en France et incar-
sa nomination, en juin 1797, en tant que chef de brigade,        céré à Belle-Île-en-Mer jusqu’à sa mort, en 1805, à l’instar
puis commandant, de la gendarmerie de Saint-Domingue.            de Toussaint Louverture, chef de la révolte des esclaves
Il réembarqua d’ailleurs à cette même époque pour son            et des libres de couleur sur l’île de Saint-Domingue.
île – où il est difficile de reconstituer précisément ses
activités. Quoi qu’il en soit, on suppose qu’il fut dans un      1. Saint-Domingue deviendra Haïti au moment de son indépendance en 1804.

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