NO312 - JUIN/JUILLET 2021 - Inter-Environnement ...

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    Bruxelles X
      P 302402
PÉR IODIQUE ÉDITÉ PAR
INTER-ENVIRONNEMENT-BRUXELLES,
FÉDÉRATION DE COMITÉS DE QUARTIER
ET GROUPES D’HABITANTS

N O 312 – JUIN/JUILLET 2021
NO312 - JUIN/JUILLET 2021 - Inter-Environnement ...
2 / DÉLÉGUER, SOUS-TRAITER, PRIVATISER
Bruxelles en mouvements 312 – juin/juillet 2021

    INTRODUCTION

   DÉLÉGUÉ, SOUS-
   TRAITÉ… CONCÉDÉ !
         L’action publique s’exerce sous diverses formes.
         Ce journal s’intéressera particulièrement au phé-                                                      Mais il ne faudrait pas cantonner ces par-
         nomène de délégation, procédé par lequel l’État                                                   tenariats à des appels d’offre. Parfois, le recours
                                                                                                           au privé est aussi un aveu d’échec. C’est ce cas
         attribue une de ses compétences à un tiers et lui                                                 précis qu’illustrent les Agences Immobilières

         en concède la gestion.                                                                            Sociales. Au travers de cet outil, les politiques
                                                                                                           bruxellois ont progressivement délégué la ques-
                                                                                                           tion du logement abordable au secteur privé. Les
         Olivier Fourneau, Inter-environnement Bruxelles
                                                                                                           AIS prennent en charge des logements auprès du

➪
                                                                                                           propriétaire pour ensuite les louer en dessous du
              Loin des discours sur la nécessité       DES FORMES DIVERSES                                 prix du marché. En contrepartie, la rénovation
              de la croissance économique, une         Préalablement, il faut souligner qu’il ne s’agit    du bien et la perception des loyers sont assurées
              partie de notre rapport à la ville est   pas d’un phénomène nouveau. Dès l’époque            par ces structures. Ce dispositif est une réponse
façonné à la fois par des espaces communs et la        moderne, l’État a eu recours à des concessions      imparfaite à la crise du logement. S’il permet
production non marchande. En effet, les voiries,       pour entretenir ses voiries ou développer des       de diversifier et d’augmenter le nombre de biens
les transports publics ou les infrastructures de       lignes de transport collectif. Si la pratique       disponibles, il crée aussi une nouvelle catégo-
santé sont des ressources collectives gérées par       peut paraître archaïque, elle subsiste encore       rie de logement, moins chère que le privé mais
la communauté, dont l’administration est délé-         aujourd’hui. Le premier article ouvrant ce dos-     plus chère que le social. En outre, pour attirer
guée à l’État. Pourtant il s’agit d’un phénomène       sier raconte l’emprise des sociétés publicitaires   les investisseurs, le gouvernement subsidie le
récent. Originellement, les compétences de l’au-       sur l’espace public. Le procédé est simple : en     secteur et octroie des avantages fiscaux aux
torité étaient essentiellement régaliennes. Elles      échange de l’installation et de l’entretien de      bailleurs. L’ensemble des éléments contribue à
se sont progressivement étoffées pour aboutir à        mobilier urbain, le pouvoir public concède le       transformer les appartements gérés par les AIS
une forme d’État social complexe. Faut-il encore       droit à une société d’utiliser les voiries à son    en investissement rentable… et à un transfert
rappeler que cette évolution est le fruit d’un long    profit en monétisant l’audience. Si cette pra-      durable des fonds publics vers le privé.
processus entre les deux guerres où des élections      tique existe depuis maintenant cinquante ans,
politiques et des rapports de forces entre le patro-   elle n’est pas sans poser des questions démo-       DES CONTRAINTES
nat et les syndicats, ont abouti à notre système       cratiques. La durée des concessions peut par        Au-delà des délégations et des concessions, le
d’État providence ? Cette période va permettre         exemple atteindre quatorze années, soit bien        partenariat public-privé semble l’incarnation de
des avancées notables. Ainsi, les premières            plus que le temps d’une législature. De plus, le    cette nouvelle manière pour l’État d’exercer ses
sociétés de logements sociaux sont créées en 1919      champ d’activité des publicitaires s’est récem-     compétences. Mais comment expliquer le succès
et le pacte social rendant l’assurance chômage et      ment étendu. Aujourd’hui, la société JCDecaux       de ce type de dispositif dans notre société ? Ces
l’assurance maladie obligatoire est promulgué          est l’opérateur responsable d’un service public :   quinze dernières années par exemple, le tram
en 1944. Au-delà des grandes avancées sociales,        les vélos en libre-service. La somme de ces élé-    de Liège, la ligne de chemin de fer Diabolo et
c’est le rôle de l’État dans l’économie qui va être    ments en fait un acteur de Bruxelles, dévelop-      même le projet de stade au Heysel ont tous été
reconfiguré. Son action est conçue alors comme         pant sa vision et modelant l’espace. Les conces-    portés conjointement par les pouvoirs publics et
une condition préalable à la prospérité de tous        sions accordées aux publicitaires racontent         des consortiums d’entreprises. C’est l’argument
et c’est dans ce cadre que les transports collec-      l’histoire d’une ville où la gestion de l’espace    économique qui dans la plupart des cas justifie
tifs vont progressivement sortir de la sphère du       public dépend aussi de contrats.                    ces montages. Les finances publiques ne permet-
privé pour intégrer le giron public. Aujourd’hui,                                                          traient plus de concevoir et de gérer des projets
la diversification des activités de la puissance                                                           d’une telle ampleur. Cet argument témoigne
publique n’est remise en cause par personne.             Les concessions accor-                            indéniablement d’une évolution paradigma-
Pourtant, elle prend des formes diverses. Car, si                                                          tique. Les époques précédentes n’ont-elles pas
l’État dispose de nombreuses prérogatives rien           dées aux publicitaires                            permis de se doter d’autoroutes, de chemins de
ne lui empêche de les déléguer à des acteurs pri-
vés. C’est ce phénomène que le journal entend
                                                         racontent l’histoire                              fer, d’infrastructures sportives infiniment plus
                                                                                                           dispendieuses ? Mais derrière la rhétorique se
explorer : comment l’État accomplit ses missions         d’une ville où la gestion                         dissimulent de nouvelles contraintes réglemen-
en ayant recours à des tiers ? Il s’agit ici d’étu-                                                        taires. En effet, si l’État n’a plus les moyens de
dier un interstice, un espace se situant entre le        de l’espace public dépend                         faire face à ces dépenses, c’est parce qu’elles sont
service public et la privatisation. Il peut prendre
diverses formes, mais il permet à la fois de com-
                                                         aussi de contrats.                                cadrées par des règlements européens. Depuis
                                                                                                           l’avènement de l’Union monétaire, les déficits
bler un besoin (partiellement) tout en servant                                                             excessifs peuvent être poursuivis à la Cour de
des intérêts privés.                                                                                       justice de l’Union européenne…
NO312 - JUIN/JUILLET 2021 - Inter-Environnement ...
DÉLÉGUER, SOUS-TRAITER, PRIVATISER /          3
                                                                                                                 Bruxelles en mouvements 312 – juin/juillet 2021

      Si le cadre peut apparaître comme un peu         LA TRANSFORMATION
lointain, il a pourtant une influence réelle sur       Au fond, le sujet de ce dossier n’est pas tant la
la Région bruxelloise. La STIB, par exemple, a         délégation que la métamorphose de sa nature !
été directement affectée par les normes budgé-         Depuis des décennies l’État délègue des compé-
taires européennes. Alors qu’elle est censée être      tences qui lui sont attribuées à des structures
l’outil privilégié de la Région pour garantir le
droit au transport de tous, une révision comp-
                                                       extérieures. L’assurance chômage n’est-elle pas
                                                       en partie administrée par les syndicats ? Dans la
                                                                                                                 Des agents réalisent
table en 2005 va mettre à l’épreuve le service         même idée, une multitude d’ASBL se sont vues              aujourd’hui des mis-
public. La décision contraint le gouvernement          le droit d’exercer dans le champ de l’alphabéti-
à considérer la société de transport comme une         sation, de la formation ou de l’accompagnement            sions de service public
administration publique et dès lors de fusion-
ner les budgets des deux entités. L’article pré-
                                                       social. Leur travail a logiquement été reconnu
                                                       par l’État et financé par ce dernier. Toujours est-
                                                                                                                 afin de réaliser une
sent dans ce dossier relate les différentes stra-      il que le service donné par ces structures s’exer-        plus-value et cette idée
tégies mises en place par la Région pour essayer       çait sans idée de lucre. Actuellement, on assiste
de faire de l’intercommunale une entité juri-          à un basculement de la sphère non-marchande               apparaît comme légi-
dique à part entière. Il s’agit presque d’une
saga, l’objectif étant de préserver la capacité en
                                                       vers l’univers marchand.
                                                             Des agents réalisent aujourd’hui des mis-
                                                                                                                 time pour une frange
investissement de la structure et, pour y parve-       sions de service public afin de réaliser une plus-        de la société.
nir, de nombreuses voies ont été adoptées : par-       value et cette idée apparaît comme légitime pour
tenariat public-privé, augmentation tarifaires,        une frange de la société. De ce fait, elle se traduit
et même, tout récemment, la déconsolidation            dans un nombre croissant de législations. La
d’une partie du budget de la Région.                   dernière en date, la réforme du code des sociétés,
      Ce développement doit être mis en parallèle      supprime l’interdiction pour les ASBL de mener
avec la politique flamande qui, face aux mêmes         des activités lucratives. Indirectement, elle assi-
contraintes, a pris une direction radicalement         mile donc le secteur associatif à des entreprises.
différente. Pour préserver ses capacités d’inves-      Mais les conséquences pour le secteur seront
tissement, la Flandre a créé une société de droit      importantes, il devra entre autres se soumettre
de droit public : De Werkvennootschap. Depuis          au droit de la concurrence. Pourrions-nous ima-
son existence, la société a piloté un nombre           giner un jour une école de devoir concourir pour
important de projets, mais elle est surtout à la       obtenir un marché ? C’est à ces différents élé-
manœuvre dans le projet d’élargissement du ring        ments que le dernier article de ce dossier essaye
bruxellois. En fait, il s’agit d’une entreprise à      de répondre.
qui le gouvernement flamand délègue la compé-                Bonne lecture ! ▼
tence de construire des infrastructures… qu’elle
délègue elle-même au travers de partenariats
public-privé. Cependant, l’opacité du montage
ne peut dissimuler des questions légitimes sur
la « gouvernance » et les compétences qui lui sont
attribuées. Son personnel par exemple peut se
voir attribuer la qualité d’officier de police judi-
ciaire. Le droit du regard du parlement flamand,
quant à lui, est inexistant et seuls deux commis-
saires du gouvernement assurent un contrôle
limité au sein du conseil d’administration.
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4 / DÉLÉGUER, SOUS-TRAITER, PRIVATISER
Bruxelles en mouvements 312 – juin/juillet 2021

      PUBLICRATIE
            À Bruxelles, de nombreux mobiliers urbains portent
            leurs griffes et jalonnent l’espace public. JCDecaux
            et Clear Channel sont les deux multinationales qui
                                                                                                                   DES LIENS FORTS
            se partagent à elles seules le marché de la publicité                                                  Répondre à cette question n’est pas aisé. Surtout,
            dans la ville. Quelles sont les pratiques de ces publici-                                              il ne faudrait pas se retrancher derrière l’idée
                                                                                                                   d’un accord où tous les partis sont gagnants et
            taires ? Et surtout, quelles relations entretiennent-ils                                               l’intérêt général préservé. Certes, les conven-
            avec le pouvoir public ?                                                                               tions avec les publicitaires mettent à disposi-
                                                                                                                   tions du mobilier urbain à destination du collec-
            Olivier Fourneau, Inter-Environnement Bruxelles                                                        tif. Évidemment, si un tiers assume la majorité
                                                                                                                   des coûts et dispense la municipalité d’augmen-
                                                                                                                   ter les impôts, ces conventions impliquent des
                                                                                                                   obligations strictes… Les concessions sont en
                                                                                                                   effet des accords commerciaux contraignants, se
                                                                                                                   déroulant sur un temps long et ne pouvant pas

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                                                                                                                   être révoqués sans compensation. En outre, par
              C’est en 1966 que le premier mobilier      Villo ! a ajouté 250 dispositifs publicitaires et plus    sa nature, l’activité des publicitaires est large-
              urbain financé par la publicité voit       de 1400 m² d’espace réservé aux annonceurs à              ment bénéficiaire. Afin d’assurer leurs bonis,
              le jour à Bruxelles. Le modèle écono-      Bruxelles 2. Ce mouvement s’est poursuivi en 2018         ils obtiennent parfois des exemptions sur les
mique est simple : une société propose d’instal-         puisqu’en échange d’une électrification partielle         redevances régionale et communale. Pour la
ler et d’entretenir divers services du quotidien en      de la flotte Villo !, un tiers des panneaux tradition-    convention Villo !, ce régime fiscal favorable
ville. Pour rétribution, elle reçoit une concession      nels prévus initialement ont été transformés en           serait un manque à gagner de l’ordre de 4 à 15
pouvant aller jusque quinze années, lui permet-          panneaux numériques 3… L’avenir ne nous pré-              millions d’euros pour les pouvoirs publics 5. De
tant d’exploiter des dis-                                                           servera vraisemblablement      plus, il faut ajouter que le régime de concession
positifs publicitaires et       Depuis plus de cin-                                 pas d’extension similaire      rend très difficile toute transformation du ser-
de monétiser l’audience                                                             puisque la STIB a lancé        vice. Résultat, si les Villo ! électriques sont dotés
passant sur les axes de         quante ans, des opéra-                              des appels d’offres afin de    de batteries portatives peu pratiques, il ne s’agit
circulation. L’opération
est alors nulle pour les
                                teurs privés remplissent                            reprendre aux communes
                                                                                    la gestion des abribus.
                                                                                                                   pas d’une limitation technique. C’est plutôt le
                                                                                                                   fruit d’une négociation compliquée entre le gou-
finances publiques, mais        un nombre grandissant                               L’idée était d’augmenter le    vernement et le concessionnaire pour amender
en contrepartie les voiries                                                         nombre d’arrêts de trans-      une convention vieille de dix ans.
                                de missions d’intérêt
                                                                                                                                                                      †
se voient ponctuées par                                                             port public munis d’abris,
de nombreux panneaux à
caractère promotionnel.
                                collectif…                                          et de faire passer la cou-
                                                                                    verture totale de 70 à 80 %,
       Évidemment, l’opération s’avère rentable,         soit 10 % de panneaux publicitaires supplémen-
et si l’activité des publicitaires était initialement    taires 4. Si depuis, le marché a été annulé par le
cantonnée aux abribus, l’offre va rapidement             Conseil d’État, le projet reste dans l’escarcelle de
s’étendre et proposer des objets très variés : signa-    l’intercommunale.                                              Si les Villo ! électriques
lisation de voirie, cabine téléphonique, plaque de
rue, éclairage public, poubelle, vélo en libre-ser-
                                                                Paradoxalement, la croissance du nombre
                                                         de panneaux publicitaires se fait dans un
                                                                                                                        sont dotés de batte-
vice voire même des journaux communaux 1. La             contexte législatif de plus en plus sévère. Le                 ries portatives peu
demande, quant à elle, croît de manière compa-           Règlement Régional d’Urbanisme instaure dès
rable à la gamme de services offerts. Il est difficile   les années 2000 une réglementation assez stricte               pratiques, il ne s’agit
de faire un portrait exhaustif des acteurs publics
dédiés au secteur en région bruxelloise, ce qu’on
                                                         sur les zones où les publicités sont permises.
                                                         Malgré ces restrictions, le constat est là, le mar-
                                                                                                                        pas d’une limitation
peut cependant dire est qu’il en existe aujourd’hui      ché se porte bien à Bruxelles. Depuis plus de cin-             technique.
une multiplicité : une régie publicitaire par com-       quante ans, des opérateurs privés remplissent
mune, une régie publicitaire propre à la STIB            un nombre grandissant de missions d’intérêt
et une régie régionale. La surface dédiée aux            collectif dans ce qui constitue un cas d’école pour
espaces promotionnels, elle aussi, a augmenté            le partenariat public-privé. Comment expliquer
en cinquante ans. Ainsi, dès 2008, la convention         le succès du secteur ?
NO312 - JUIN/JUILLET 2021 - Inter-Environnement ...
DÉLÉGUER, SOUS-TRAITER, PRIVATISER /         5
    Bruxelles en mouvements 312 – juin/juillet 2021

L’exécutif a donc mis
en place une procédure
dérogeant à sa propre
législation… au nom
de l’accomplissement
de missions de service
public !
6 / DÉLÉGUER, SOUS-TRAITER, PRIVATISER
Bruxelles en mouvements 312 – juin/juillet 2021

                                                        EN PRATIQUE
                                                        La convention Villo !, justement, a engendré cer-
                                                        taines dérives qui auraient pu être évitées. À
                                                        l’époque, la Région voulait mettre en place un
                                                        service public de vélos partagés pour répondre à
                                                        divers enjeux majeurs. Il s’agissait d’encourager
                                                        la pratique du deux roues, mais il fallait aussi
       La Commission                                    affirmer la prééminence de la Région et éviter
       européenne a                                     que les communes se trouvent pourvues de sys-
                                                        tèmes concurrents et incompatibles entre eux.
       condamné la Ville                                Tous ces éléments poussent le gouvernement a
                                                        lancer un dialogue compétitif et, dans la fou-
       à une amende                                     lée, accorde le marché à JCDecaux. Pour garantir

       de 3,5 millions                                  une implantation rapide du système, le pouvoir
                                                        public prend un engagement particulièrement
       d’euros pour une                                 controversé : il s’engage en vertu de l’article 14 de                Cependant, quatre années plus tard,
                                                        la convention « d’obtenir les permis d’urbanisme requis        Bruxelles décide de remplacer les mobiliers
       aide d’État… à une                               pour les stations de location de vélos et des dispositifs de   urbains par un nouveau modèle Art Nouveau. Le
                                                        publicité correspondants ». Cette clause a pour impli-         but est de se démarquer, d’affirmer son image de
       société publicitaire.                            cation que c’est le ministre de la mobilité qui                marque, et d’attirer touristes et investisseurs.
                                                        introduit la demande du permis des stations et                 Comme à son habitude, la multinationale s’exé-
                                                        des panneaux promotionnels au fonctionnaire                    cute prestement et un autre mobilier flambant
      L’apport financier aux caisses publiques          délégué relevant de l’autorité du gouvernement.                neuf jalonne la commune. Tout va bien dans le
ne suffit donc pas à justifier le succès du mobi-       Ce faisant le pouvoir public utilise une procédure             meilleur des mondes jusqu’en mai 2008, date
lier publicitaire. Une autre explication réside         d’exception introduite par le COBAT et considère               où une conseillère communale de l’opposition
dans la capacité des entreprises à proposer des         que ces travaux sont directement liés à l’exer-                se rend compte qu’une série de dispositifs auto-
solutions clef en main aux autorités. Ces mul-          cice de ses missions. En conséquence, nombre                   risés en 1984 ne sont toujours pas démontés.
tinationales disposent, de fait, de capitaux et         de dispositifs publicitaires ont été implantés en              La réaction de la ville est alors ubuesque, elle
de moyens industriels conséquents 6. Elles maî-         zone interdite. L’exécutif a donc mis en place une             lance un audit : certains contrats étaient alors
trisent l’intégralité de la chaîne de production        procédure dérogeant à sa propre législation… au                introuvables 7 !
et sont capables de concevoir, de produire et de        nom de l’accomplissement de missions de ser-                         Heureusement, après dix ans de procédure
gérer rapidement un système. Il va sans dire que        vice public !                                                  en justice, du Conseil d’État à la Commission
de tels outils sont hors de portée de la puissance            On retrouve également ce type de procédé                 européenne, le dossier s’est éclairci. Jusqu’en
publique. Les publicitaires, par l’entremise de         à la ville de Bruxelles. En 1999, JCDecaux rem-                2011, quatre-vingts abribus et panneaux d’in-
ces contrats, lui offrent une solution toute faite      porte l’appel d’offres pour la maintenance, le                 formation ont été exploités indûment par la
et pouvant être exécutée très rapidement. En            placement et la gestion d’abribus et de supports               société. Il s’agissait d’une compensation pour la
fait, les concessions publicitaires officialisent       d’affichages sur le territoire de la commune. En               transformation du mobilier Art Nouveau, mais
une relation d’interdépendance entre les deux           contrepartie, le nouveau mobilier installé par la              il n’existe aucune preuve écrite, aucun contrat,
parties. La société privée, d’une part, ne peut         multinationale devient la propriété de la Ville                régissant leur utilisation. De plus, durant la
exercer son métier sans avoir accès à l’espace          et JCDecaux lui paie un loyer mensuel pour son                 décennie où le publicitaire a été dans l’illégalité,
public. L’autorité de tutelle, d’autre part, y trouve   utilisation. Ce contrat d’une durée de quinze                  il n’a payé aucun loyer ni aucune taxe au pou-
des ressources afin de mener diverses politiques.       ans doit remplacer la convention, préalable-                   voir public 8. L’affaire est tellement énorme que
L’exécutif peut aussi affirmer sa prééminence au        ment signée en 1984, et le publicitaire s’engage               la Commission européenne a condamné la Ville
sein de rapports de force locaux, développer son        à démonter progressivement les dispositifs auto-               à une amende de 3,5 millions d’euros pour une
image de marque ou marquer des points dans              risés par le contrat précédent. Bref, un contrat               aide d’État… à une société publicitaire.
la compétition électorale. Bref, si les vélos en        publicitaire classique !
libre service à la ville de Bruxelles, à la Région, à
Paris et même à Barcelone, ont été mis en place
quelques mois avant le suffrage populaire, il ne
s’agit pas d’un hasard.
DÉLÉGUER, SOUS-TRAITER, PRIVATISER /
                                                                                                                            Bruxelles en mouvements 312 – juin/juillet 2021
                                                                                                                                                                                       7

SERVICES PUBLICS COMMERCIAUX
Au-delà des problèmes légaux ou éthiques,
le principe même de la délégation d’un ser-
vice public à un opérateur privé pose question.
Comme l’objectif de ce type d’activité est de
concourir à l’intérêt général, introduire une
                                                                                                        Il est impératif
logique marchande au sein du dispositif ne per-                                                         de repolitiser
met plus d’opérer une distinction claire entre
ce qui relève du privé ou du public. Le système                                                         la question
de vélos partagés bruxellois illustre clairement
cette tendance. Le choix de l’implantation des
                                                                                                        de la publicité
stations devait être fait en concertation avec                                                          en ville.
l’administration et le publicitaire et la négocia-
tion aurait dû garantir l’intérêt de chacun, mais
ce processus ne pouvait pas aboutir à l’intérêt de
tous… En effet, l’article 36 de la convention sti-
pulait qu’« à défaut d’un accord sur une implantation pré-
cise, le gestionnaire de voirie acceptera la proposition d’im-   LA PUBLICITÉ EST UN ENJEU POLITIQUE
plantation du concessionnaire ». Or, le seul intérêt de          À travers les exemples que nous avons évoqués,                         1. M. HURÉ, « Portrait d’entreprise – Le mobilier
                                                                                                                                        urbain et la publicité : JCDecaux et Clear
JCDecaux, c’est l’audience possible que la publi-                on constate systématiquement que le pouvoir
                                                                                                                                        Channel Outdoor »
cité peut avoir et le prix qu’il peut en obtenir. Il             exécutif s’autonomise et fait fi du contrôle légis-                    2. 354 dispositifs de 2m², 45 dispositifs de de
est donc fort possible que l’implantation des sta-               latif. La modification de contrat entre JCDecaux                       8m² doubles face in commission mobilité du
tions soit totalement décorrélée de la demande.                  et la ville de Bruxelles a été conclue oralement,                      28 janvier 2020,C.R.I. COM (2019-2020) N° 59
                                                                                                                                        Parlement bruxellois
       Le pire, c’est qu’il est difficile pour nous de           sans passer par le conseil communal. La conven-                        3. Op. Cit.
l’affirmer. Il existe bien des témoignages qui                   tion Villo ! a été signée deux ans avant qu’une                        4. X. LUST, « Stib : plus de 100 millions euros
vont en ce sens 9, mais les dizaines d’années                    ordonnance ne régisse le service. Enfin, les                           pour les abribus »,ladh.be, 7 juin 2019
                                                                                                                                        5. Commission Mobilité, Ibid.
d’utilisation de la cité par les groupes publici-                appels d’offres de la STIB ont été entérinés deux                      6. M. HURÉ, Op cit.
taires en ont fait des acteurs de la ville au sens               jours avant les élections régionales, afin de ne                       7. F. VOOGT, « El Ktibi épluche les contrats
propre du terme. Ils gèrent les flux d’utilisateurs,             pas être contrecarrés par une nouvelle majorité                        Decaux », Le soir, 17juin 2008, p.9
                                                                                                                                        8. Commission Européenne, « Décision de la
mesurent les audiences, ont accès aux données                    hostile à la publicité 12. Or, ces contrats engagent                   commission du 24 juin 2019 concernant l’aide
de déplacement de leurs clients. La somme de                     la collectivité sur un temps long, dispensent                          d’État SA.33078 (2015/C) (ex 2015/NN) mise
ces pratiques implique que JCDecaux a une réelle                 parfois les sociétés commerciales de taxes, et                         à l’exécution par la Belgique en faveur de
                                                                                                                                        JCDecaux Belgium Publicité (« JCD »)
expertise de Bruxelles… que l’entreprise garde                   peuvent donner lieu à des aides publiques au sec-
                                                                                                                                        9. Un agent de la Région bruxelloise à propos
jalousement !                                                    teur publicitaire 13.                                                  de l’implantation des stations Villo ! : « Ils [les
       Non seulement, on lui concède l’utilisa-                        Pourtant, ces vingt dernières années le                          agents JCDecaux] mettent vraiment en avant
                                                                                                                                        l’intérêt publicitaire. Ils nous disent « nous on
tion d’un l’espace public, mais on ne connaît pas                règlement régional d’urbanisme concernant
                                                                                                                                        veut que ce soit à cet endroit-là, car c’est là
exactement le coût du service qu’on lui délègue.                 la publicité n’a jamais été aussi sévère. La der-                      qu’on a le meilleur contact ». Ils ont chaque
Si la puissance publique veut obtenir plus de                    nière mouture du RRU instaure notamment des                            année un routage qui détermine le prix au
transparence, elle doit précéder à des audits                    surfaces maximales sur les murs pignons, des                           m² des endroits. C’est ce qu’on appelle le
                                                                                                                                        contact SIM et ils regardent ça pour chaque
budgétaires 10. Et si elle désire avoir des données              interdictions d’affichage près des écoles ou une                       implantation, à chaque croisement et voirie. Le
sur les utilisations non prévues par contrat, elle               interdiction d’exposer la circulation routière à                       prix de location équivaut à une chaîne de valeur.
doit alors recourir à des études extérieures. Elles              l’affichage vidéo. Il y a donc un décalage entre la                    Par exemple s’il passe 10.000 automobilistes
                                                                                                                                        devant une publicité, le prix est de tant. Les
sont pourtant nombreuses, la ministre de la                      règle et la pratique.                                                  contrats de vente ne sont faits qu’à partir des
mobilité admettait récemment en commission                             Face à ce constat, il est impératif de repoliti-                 contacts SIM. Évidemment, ils choisissent
ne pas disposer du taux de rotation des vélos,                   ser la question de la publicité en ville. Les conces-                  [l’implantation] en fonction du nombre de
                                                                                                                                        passages de voiture » in M. Huré, « Une
les kilomètres parcourus et même le nombre                       sions relèvent aujourd’hui du droit des contrats,                      privatisation des savoirs urbains – les grands
d’abonnements au service 11. Est-ce que la cou-                  documents utilisés pour déroger à la législation                       groupes privés dans la production d’études
verture totale du territoire et un prix abordable                existante et engageant la collectivité sur le long                     des projets de vélos en libre-service à Lyon
                                                                                                                                        et Bruxelles », Géocarrefour, Vol 85/4, 2010,
pour l’utilisateur justifient une telle somme de                 terme. Dans une époque où l’on cherche par tous
                                                                                                                                        p.313-321
compromissions ? La concession du service Villo !                les moyens à attirer notre attention, il est temps                     10. Commission mobilité du 28 janvier 2020,
arrivera à échéance en 2026, il est primordial de                de réfléchir à la notion de pollution visuelle en                      Op. cit.
faire un état des lieux du service d’ici là.                     ce qui concerne la publicité, le parlement doit                        11. Ibid.
                                                                                                                                        12. X. LUST, Op. cit.
                                                                 se saisir du sujet afin d’encadrer la pratique et                      13. Commission Européenne, Op. cit.
                                                                 d’en supprimer les nuisances. Enfin, il faut se
                                                                 demander si des matières aussi importantes que
                                                                 l’utilisation de l’espace public ou la gestion des
                                                                 utilisateurs d’un service peuvent être déléguées
                                                                 à une société commerciale. De la réponse à cette
                                                                 question dépend le futur de la ville et la qualité
       Non seulement, on                                         de son environnement… ▼

       lui concède l’utili-
       sation d’un l’espace
       public, mais on ne
       connaît pas exac-
       tement le coût du
       service qu’on lui
       délègue.
8 / DÉLÉGUER, SOUS-TRAITER, PRIVATISER
Bruxelles en mouvements 312 – juin/juillet 2021

LE LOGEMENT
ABORDABLE MÉRITE
MIEUX QUE DES
«SOLUTIONS»
                                                                                                                   Précisions-le d’emblée, ce texte n’a pas
                                                                                                             comme objectif de dénigrer ces institutions (et
                                                                                                             encore moins les personnes qui y travaillent),
                                                                                                             il vise le système dans lequel ces agences s’in-
                                                                                                             sèrent, à leur dépens et parfois malgré elles.
                                                                                                                   Les objectifs sont louables : augmenter
                                                                                                             le parc de logements abordables, diversifier le
                                                                                                             type de biens et leur localisation. Les garanties
                                                                                                             sont importantes, et les avantages aux bail-
                                                                                                             leurs n’ont fait que croître : outre le fait que
                                                                                                             le risque locatif est assumé par le public, les
                                                                                                             déductions fiscales sont importantes (exonéra-
                                                                                                             tion du précompte immobilier, aides à la réno-
       Le manque criant de logements sociaux à Bruxelles n’est                                               vation et, depuis peu, réduction de la TVA sur
                                                                                                             les constructions neuves).
       pas un fait récent, les listes d’attente en font désormais                                                  Il existe 25 AIS en Région de Bruxelles-

       une question politique cruciale. « Trouver des solu-                                                  Capitale et elles ont chacune leur méthode
                                                                                                             de travail et leur philosophie. Mais elles par-
       tions », le nouveau leitmotiv qui laisse sur le banc les                                              ticipent à un système de délégation de pré-
                                                                                                             rogative publique à des acteurs privés, et de
       questions démocratiques.                                                                              transfert net de fonds publics vers des comptes
                                                                                                             bancaires privés. Avec, au passage, une dimi-
       Sarah De Laet, Inter-Environnement Bruxelles                                                          nution des possibilités d’action et de décisions
                                                                                                             collectives sur les biens concernés. Reprenons
                                                                                                             en trois points.

                                                                                                             DES GARANTIES DÉSORMAIS
                                                                                                             ALLÉCHANTES POUR DES INVESTISSEURS
                                                                                                             ET DES PROMOTEURS

➪             Septembre 2020, le gouvernement
              publie « un plan d’urgence loge-
              ment », resucée de leur déclaration
de politique générale de début de législature.
Le grand enjeu : trouver des solutions à 15 000
                                                     1re « SOLUTION » : LES AGENCES
                                                     IMMOBILIÈRES… « SOCIALES »
                                                     Le dispositif des AIS est ancien, il se crée en 1998.
                                                     Il institutionnalise notamment les démarches
                                                     de certaines Unions de Locataires qui prenaient
                                                                                                             L’étude du RBDH 1, parue en 2019, expliquait
                                                                                                             très clairement les nouveaux enjeux du secteur.
                                                                                                             En somme, l’attrait pour des investissements
                                                                                                             « sûrs », et pour la « brique » en général, a suscité
                                                                                                             l’intérêt de promoteurs et de fonds d’investis-
ménages en attente d’un logement social, sur les     en charge la signature du bail de ménages issus         sement. La certitude de dégager un rendement
44 000 de la liste.                                  de l’immigration qui ne trouvaient pas à se loger.      compris entre 2,6 et 3,5 %, en plaçant auprès
      Mars 2021, le moratoire sur les expulsions     Déjà à l’époque, le marché locatif exclut et discri-    d’une AIS des bâtiments neufs, a considérable-
domiciliaires décrété en début de confinement        mine ceux et celles que les bailleurs considèrent       ment dopé le nombre de nouveaux appartements
prendra bientôt fin. Dans le secteur logement,       indésirables: les personnes racisées et/ou pauvres.     construits pour être mis en gestion auprès d’une
ça se sait, d’ailleurs certains acteurs du milieu          Depuis 2002, le principe des AIS peut être        AIS. À l’époque, le RBDH s’inquiétait de voir
réclament eux aussi la fin du moratoire : les        résumé comme tel: les AIS prennent en charge            qu’un nombre restreint d’acteurs s’apprêtait à
Agences Immobilières Sociales. Elles ont elles       des logements auprès de propriétaires qui               concentrer une part importante du parc immobi-
aussi besoin de pouvoir expulser des locataires,     acceptent de les louer un peu en dessous du prix        lier en AIS entre leurs mains, augmentant sans
pour ne pas sombrer financièrement.                  du marché. La valeur du loyer maximal pour un           nul doute leur pouvoir de négociation auprès
      Des AIS qui réclament la fin d’un mora-        bien dépend de ses caractéristiques et est fixé         des pouvoirs publics. Déjà en 2017, les pouvoirs
toire, et une politique de « solutions », deux       par une grille (qui a déjà évolué à la hausse).         publics offraient aux acheteurs (et donc aux pro-
facettes d’une même pièce : celle de la délégation   Cette prise en charge est contractualisée, pour         moteurs) une réduction de la TVA de 21 à 12 %
progressive au secteur privé de la question du       une durée minimale de 9 ans, mais le plus sou-          sur les logements neufs mis en gestion auprès
logement abordable, aux dépens d’une politique       vent de 15 ou de 27 ans. Les AIS gèrent pour le         d’une AIS pour 15 ans. Un manque à gagner
publique (et donc collective) du logement.           propriétaire la mise en location, les rénova-           substantiel.
                                                     tions éventuelles et la perception du loyer. Elles            De surcroît, pour le promoteur privé qui
                                                     garantissent aussi que ce loyer sera payé chaque        construit un bâtiment sur lequel des charges
                                                     mois, indépendamment de sa perception réelle            d’urbanismes s’imposent 2, il est désormais
                                                     et de ce que paie le locataire : celui-ci peut payer    possible de les « verser » en « logement enca-
                                                     moins que ce que perçoit le propriétaire… le dif-       drés » : 15 % des logements doivent ainsi être
                                                     férentiel étant comblé par la Région. Le fonc-          confiés en AIS. Un beau geste, puisque la pro-
                                                     tionnement des AIS est subsidié par la Région           priété ne change pas de main et que la rentabi-
                                                     également.                                              lité, même moindre, est au rendez-vous.
DÉLÉGUER, SOUS-TRAITER, PRIVATISER /
                                                                                                            Bruxelles en mouvements 312 – juin/juillet 2021
                                                                                                                                                            9

                                                                                                                 Après que les loyers
      Comme nous l’indiquions en 2019 3, il y a           En fin de contrat, après que les loyers aient          aient été subsidiés
quelque chose de cynique à voir de grands capi-
taux s’enorgueillir d’investir une partie de leur
                                                    été subsidiés par des fonds publics pendant 27
                                                    ans, le bâtiment et le sol seront toujours la
                                                                                                                 pendant 27 ans, le
fortune de façon « sociale », tout en engran-       propriété d’acteurs privés. Ils auront gagné de              bâtiment et le sol
geant des bénéfices sur cet investissement et       l’argent, et ils pourront en faire absolument
tout en poursuivant le reste de leurs activités     ce qu’ils veulent, c’est-à-dire ce qui rapporte le           seront toujours la
comme si de rien n’était (rappelons notamment       plus en prenant le moins de risques. Selon les
que les grandes fortunes éludent l’impôt de         quartiers, les décisions pourraient être très dif-           propriété d’acteurs
façon très importante 4).
      Les loyers des logements en AIS sont donc
                                                    férentes et rendre la ville moins abordable.
                                                          En effet, la localisation de ces nouveaux
                                                                                                                 privés.
garantis, la valeur de ce loyer devient donc l’un   bâtiments construits expressément pour être
des enjeux majeurs quant aux bénéfices espé-        donnés en gestion à une AIS est très restreinte:
rés. En concentrant entre leurs mains une part      il s’agit essentiellement d’anciens terrains           DES LOCATAIRES PRESQUE SAUVÉS
grandissante des logements confiés en AIS, des      industriels, situés à proximité ou dans des            Pour les locataires, le logement en AIS, quoique
acteurs privés organisés (comme c’est le cas        quartiers populaires. Des terrains achetés à bon       potentiellement plus cher que le logement
de promoteurs et de fonds d’investissements)        marché, pour lesquels un profit à la revente est       social, peut être une réelle solution. Un moment
auront un poids important dans des négocia-         attendu, quand il ne s’agit pas plus simplement        de répit dans une trajectoire résidentielle dif-
tions sur les loyers maxima que peuvent accep-      d’un choix stratégique : le quartier n’est pas         ficile. Cependant, contrairement au logement
ter et payer les AIS.                               encore assez attractif pour les classes moyennes       social, le logement en AIS n’est pas pérenne : en
                                                    et les classes supérieures ? Qu’à cela ne tienne,      fin de prise en gestion, le propriétaire peut déci-
                                                    cédons-les en AIS pour 27 ans, d’ici là, peut-être     der d’en rester là, et le locataire peut se voir tout
                                                    qu’il sera « monté ».                                  simplement contraint de partir.
                                                                                                                 Un autre élément plus pernicieux tient
                                                                                                           aux intérêts défendus de fait par les représen-
                                                                                                           tants des AIS dans les instances d’avis et les
                                                                                                           associations de soutien aux locataires. À de
                                                                                                           multiples reprises j’ai pu constater que ces asso-
                                                                                                           ciations se retrouvaient à défendre les intérêts
                                                                                                           des bailleurs, contre les intérêts des locataires
                                                                                                           en général. Ceci n’a rien d’étonnant en soi : les
                                                                                                           AIS garantissent les revenus aux bailleurs, et se
                                                                                                           trouvent mises en difficulté si leurs locataires
                                                                                                           ne paient pas le loyer en temps et en heure.
                                                                                                                 Le fait de ne pas différencier les bailleurs
                                                                                                           selon la taille de leur portefeuille immobi-
                                                                                                           lier pose problème : en défendant les intérêts
                                                                                                           des bailleurs indépendamment du nombre de
                                                                                                           logements qu’ils possèdent et de leur situation
                                                                                                           financière, on se retrouve de fait à protéger en
                                                                                                           moyenne les intérêts de personnes fortunées
                                                                                                           et d’organisations nanties aux dépens de per-
                                                                                                           sonnes pauvres.
                                                                                                                 Cela ne se passe pas sans gêne du côté des
                                                                                                           AIS, parce que leur objet social est bien d’aug-
                                                                                                           menter le parc de logements abordables et in fine
                                                                                                           d’aider des personnes en difficulté financière…
                                                                                                           Mais également – pour leur survie – d’obtenir
                                                                                                           des loyers et donc de pouvoir expulser certaines
                                                                                                           personnes.                                         †
10 / DÉLÉGUER, SOUS-TRAITER, PRIVATISER
Bruxelles en mouvements 312 – juin/juillet 2021

LA DÉMOCRATIE, L’ANGLE MORT
DU PROJET AIS                                                 Notre dernière considération est d’ordre
Dernier élément, mais non des moindres, le pou-         urbanistique. Le gouvernement a fait de nom-
voir de décision collective sur les logements mis       breux appels du pied aux promoteurs immobi-
en gestion auprès d’une AIS n’existe pas : le deve-     liers, notamment en leur garantissant une accé-
nir du bâtiment et du sol sur lequel il se trouve       lération des procédures de permis et d’enquête
échappe à la délibération collective.                   publique, cela s’appelle la FastLane. Ce principe
      Contrairement au logement social 5, les AIS       de priorité et d’accélération du processus exis-
ne rapporteront jamais d’argent à la collectivité,      tait pour les écoles et sera désormais offerte aux
elles ne font que coûter.                               promoteurs qui entendent vendre tout ou partie
      En somme, le propriétaire reste le seul           du bâtiment à la SLRB. Une bonne nouvelle pour           Le logement social
maître à bord et la collectivité le paie pour un ser-   ces acteurs, dont l’un des enjeux principaux est
vice : celui de loger des pauvres. Pour plus de 30      de réduire le temps d’immobilisation du capital          est certainement
millions d’euros d’aides publiques chaque année.        (foncier inclus).
                                                              Dans un cas, le promoteur contacte les pou-        imparfait, mais
POUR AUTANT…                                            voirs publics avant la demande de permis, les            il demeure l’objet
Pour autant, la mise en gestion en AIS de plus          procédures sont accélérées et on peut imaginer
de 5500 logements offre actuellement une réelle         que des négociations autours des dérogations             foncier le plus puis-
solution à des personnes qui n’en avaient aucune :      urbanistiques seront compliquées pour les pou-
ménages pauvres, familles monoparentales ou             voirs publics.                                           samment démocra-
encore personnes sans-abri. Il est évident qu’on
ne peut balayer cela d’un revers de la main… tout
                                                              Dans l’autre cas, le bâtiment n’arrive pas à se
                                                        vendre, le promoteur a vu trop grand, trop loin,
                                                                                                                 tique et égalitaire.
comme il est évident qu’une socialisation plus          la demande n’est pas là… qu’à cela ne tienne ! Le
importante et pérenne du logement serait préfé-         public est là pour assurer les rendements et ache-
rable, surtout sur le long terme.                       ter le bâtiment.

2e «SOLUTION» : L’ACHAT CLEF SUR PORTE                  TENIR LE BIEN PUBLIC EN PLUS HAUTE
Contrairement aux AIS, il s’agit bien dans ce cas       ESTIME ET PENSER LE LOGEMENT
d’acquérir un sol et un bâtiment pour en faire du       COMME UN DROIT, COLLECTIF
logement 100 % public, et dans le meilleur des          Penser les questions de logement abordable en               1. Le présent article n’aurait pu être écrit sans
cas du logement social.                                 termes de « solutions » élude à la fois la question de      ce support d’une immense qualité, la plupart
                                                                                                                    des informations factuelles et une partie de
      Le principe : vous êtes un promoteur, vous        l’individu et du collectif. De l’individu parce qu’il       l’argumentaire ayant été écrit dans ce travail.
avez acheté un terrain, vous avez un projet de          s’agit de considérer que « n’importe quelle solution        « Le privé à l’Assaut du Social, RBDH 2019 ».
logements dessus et pour une raison X ou Y vous         suffira », indépendamment des envies ou de l’an-            2. Charges d’urbanismes : pas d’amélioration
                                                                                                                    en vue…, 2020. ARAU. https://www.arau.
voulez le vendre à la SLRB ? Pas de soucis, on          crage local des personnes : allez donc vivre là-bas,        org/content/uploads/2020/06/ARAU-analyse-
vous l’achète. Super ! Vraiment ?                       et ne vous plaignez pas avec ça, c’est public !             charges-durbanisme-06-05-2020.pdf
      Depuis 2020, c’est le tournant du cabi-                 Du collectif parce qu’en recourant au sec-            3. A. FARES, C. SCOHIER, S. DE LAET, Les
                                                                                                                    enjeux de la financiarisation du logement à
net de Nawal Benhamou : favoriser l’achat clef          teur privé on acte que le public ne peut pas faire
                                                                                                                    Bruxelles, IEB, 2019. https://www.ieb.be/Les-
sur porte, puisque le logement social peine à           les choses, faute de ressources, et que l’on se             enjeux-de-la-financiarisation-du-logement-a-
se construire dans le giron public. Constater           défait au passage de notre pouvoir collectif à pen-         Bruxelles
                                                                                                                    4. Inégalités et pauvreté : le coût caché de
l’échec des Plans logement successifs est en effet      ser les fins et les moyens. Le logement social est
                                                                                                                    l’évasion fiscale [https://www.oxfam.org/
essentiel, augmenter le nombre de logements             certainement imparfait, mais il demeure l’objet             fr/inegalites-et-pauvrete-le-cout-cache-de-
sociaux également. Mais faire appel aux acteurs         foncier le plus puissamment démocratique et                 levasion-fiscale].
privés pour pallier à celui-ci pose question.           égalitaire: c’est un bien public, construit par             5. A. ROMAINVILLE, S. DE LAET, « Pour le
                                                                                                                    logement social », in Bruxelles en mouvements
      Premièrement, au niveau des conditions de         le public et les règles qu’il se donne, il est attri-       no 299, mars 2019 [https://www.ieb.be/
travail dans le bâtiment. Les scandales récents         bué selon les besoins et non selon une concur-              Pour-le-logement-social-40820].
et moins récents ne cessent de le démontrer 6 : la      rence entre les personnes, il échappe à la spé-             6. L. VAN GINNEKEN, PH. ENGELS, « Une claque
                                                                                                                    historique pour un géant de la construction :
variable d’ajustement finale dans la construc-          culation immobilière, etc. Les efforts devraient            CFE condamné pour dumping », in Médor, 2020
tion est le travailleur du bâtiment. Travail au         être consacrés à l’amélioration de sa gestion :             [https://medor.coop/nos-series/mon-travail-
noir, manque de sécurité sur les chantiers,             la rendre plus humaine, plus proche des per-                mon-enfer/une-claque-historique-pour-un-
                                                                                                                    g%C3%A9ant-de-la-construction/].
chantage aux papiers, sous-traitance en chaîne,         sonnes, plus efficace dans la construction.                 7. Trois exemples : lorsqu’un bien est déclaré
la liste est encore longue. Certes, la gestion par            Annoncer qu’on mettra en œuvre 15 000                 insalubre, le locataire ne peut pas cesser de
le public de la construction ne garantit pas en         solutions, alors que 44 000 ménages au                      payer son loyer et le quitter. Il doit passer
                                                                                                                    en justice de paix et faire « casser le bail » ;
elle-même que les conditions de travail soient          moins attendent un logement social en étant
                                                                                                                    lorsqu’un bien est frappé d’interdiction
respectées. Mais passer par les acteurs privés          aujourd’hui logés sur le parc privé, c’est s’enga-          de location, les contrôles ne sont pas
correspond pratiquement à s’assurer que cela ne         ger à faire du chiffre. C’est certainement mieux            nécessairement réalisés sur le temps long…
sera pas le cas.                                        que rien, aucun doute là-dessus, mais ce n’est ni           c’est illégal mais, après une interruption, un
                                                                                                                    bailleur peut reprendre les locations sans
      Un nombre important de Bruxellois et de           suffisant ni durable.                                       travaux, comme si de rien n’était. La moitié
Bruxelloises est sans emploi. Pourquoi se doter               La régulation des loyers sur le parc privé            des locataires ne se présentent pas en justice
d’une institution publique de construction              offrirait une solution immédiate aux locataires             de paix, certains ne sont jamais informés des
                                                                                                                    procédures, et sont simplement expulsés.
et de rénovation du logement social devrait             pauvres, penser le logement comme un droit et
demeurer tabou ?                                        non comme du « capital qui rapporte » engage-
      Deuxièmement, le privé doit engranger des         rait des changements drastiques en matière de
bénéfices. C’est une nécessité absolue en système       lois, de justice de paix ou encore de police 7.
capitaliste, cela ne se discute même pas. Que ces             En revanche, tant qu’il manquera la
bénéfices soient directement engrangés sur les          volonté politique de contraindre le marché,
fonds publics est une réalité à laquelle nous refu-     d’une manière ou d’une autre, les locataires (sur-
sons de souscrire.                                      tout les plus pauvres) seront condamné·es à galé-
                                                        rer sur un marché dans lequel la concurrence est
                                                        féroce. Encore et encore… ▼
DÉLÉGUER, SOUS-TRAITER, PRIVATISER /              11
                                                                                                           Bruxelles en mouvements 312 – juin/juillet 2021

LA STIB
À L’HEURE
DE L’UNION
MONÉTAIRE                                                                                                        Parallèlement à cette dynamique, l’Europe
                                                                                                           va actualiser ses normes régissant les statis-
                                                                                                           tiques européennes. Le SEC95 2 devient le nouvel
                                                                                                           outil comptable à l’échelle continentale et tous
                                                                                                           les pays membres sont contraints de présenter
     Les enjeux de financement de la STIB ont toujours été                                                 leurs comptes de manière similaire. Cet outil

     présents à Bruxelles, mais les normes européennes,                                                    permet une meilleure lisibilité de l’informa-
                                                                                                           tion et opère une distinction stricte entre ce qui
     comptables et budgétaires, ont considérablement com-                                                  relève de l’État et de la sphère marchande. Toutes
                                                                                                           les unités relevant de l’administration publique
     pliqué la création d’infrastructures de transport.                                                    doivent ainsi être intégrées dans le calcul des
                                                                                                           déficits nationaux ou régionaux. Eurostat, l’or-
     Olivier Fourneau, Inter-Environnement Bruxelles
                                                                                                           gane chargé des statistiques au sein de l’Union,
                                                                                                           veille jalousement à la stricte application de la

➪
                                                                                                           règle et peut inciter les États membres à revoir
             La présentation du budget de la        UNE MONNAIE ET DES CONTRAINTES                         leurs comptes.
             Région bruxelloise est devenue         COMMUNES                                                     Il faut attendre 2008 et la crise de la dette
             récemment un exercice étonnant.        En 1992 est signé le traité de Maastricht. Il ins-     grecque pour voir ces différentes règles actuali-
On nous promet des comptes en équilibre tout        taure une Union économique entre les pays et           sées. En effet, la Grèce avait falsifié ses comptes
en nous indiquant qu’une somme conséquente          prévoit notamment la création d’une monnaie            nationaux et dissimulé un déficit public de
de ce dernier n’est pas incluse dans les relevés    unique. L’objectif est de mettre en place un cadre     près de 13 %. Cette situation a été suivie d’une
régionaux. En 2020, ce sont cinq cents millions     stable favorisant les échanges commerciaux,            longue période de spéculation sur les dettes euro-
d’euros, réservés aux investissements straté-       où les agents ne seraient pas soumis aux fluc-         péennes. Certains États membres, pris en étau
giques, qui ont été « déconsolidés ». Ces sommes    tuations des différentes monnaies. Mais pour           par les marchés, avaient dû accepter de rembour-
ont été intégralement consacrées à la rénovation    parvenir à l’Euro, il faut créer des normes que        ser leur dette publique à des taux élevés. L’Union
des tunnels et à la construction de la nouvelle     les pays doivent respecter. C’est ainsi que les dif-   européenne a dès lors resserré le cadre régle-
ligne de métro. Pour comprendre les enjeux et les   férents États membres de l’union monétaire se          mentaire. C’est pourquoi le Pacte budgétaire est
rapports de pouvoir qui se cachent derrière ces     sont engagés à respecter des « critères de conver-     adopté en 2012. Il diminue fortement les déficits
écritures comptables, il est nécessaire de dres-    gences ». Concrètement, il s’agit de seuils de défi-   annuels autorisés, puisque le seuil passe de 3 à
ser une histoire croisée de la STIB et de l’union   cit, d’endettement et d’inflation qui ne peuvent       0,5 % du PIB. Le SEC 2010 est lui aussi adopté. Il
monétaire européenne. Derrière celle-ci se cache    être dépassés. Jusqu’en 1997,                                                instaure de nouveaux critères
des contraintes qui s’appliquent aux États et des
stratégies diverses pour les esquiver…
                                                    ce n’étaient que des recom-
                                                    mandations, mais à par-
                                                                                      En 2020, ce sont                           pour distinguer une admi-
                                                                                                                                 nistration d’une entreprise
                                                    tir de cette date, le Pacte de    cinq cents millions                        publique. L’enjeu est impor-
                                                    Stabilité et de Croissance                                                   tant puisque seules les entre-
                                                    va être signé. Les recom-         d’euros, réservés aux                      prises peuvent être déconso-
                                                    mandations deviennent des
                                                    contraintes et toute infrac-
                                                                                      investissements stra-                      lidées des comptes et, ainsi,
                                                                                                                                 ne pas intégrer les déficits
                                                    tion peut mener à des sanc-       tégiques, qui ont été                      nationaux.                  †
                                                    tions. Ce traité inaugure
                                                    donc une nouvelle politique       « déconsolidés ».
                                                    économique européenne : la
                                                    rigueur budgétaire 1.
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