Orge, quinoa, et autres céréales dans les systèmes productifs et alimentaires andins

 
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                      Orge, quinoa, et autres céréales
                      dans les systèmes productifs et
                           alimentaires andins
                     Erwan LE CAPITAINE*, Pascale MOITY-MAÏZI**,
                               Charlotte SERVADIO***
                                      * erwanlecap@yahoo.es,
                                        ** maizi@cnearc.fr,
                                     *** chaservadio@yahoo.es,
                 CNEARC, (Centre National d’Etudes Agronomiques des Régions Chaudes)
                        1101 avenue Agropolis – 34033 Montpellier Cedex 01

                 A l’heure des engouements politiques pour la valorisation de produits locaux, à
            forte typicité territoriale et culturelle, les « céréales andines » sont objets d’une atten-
            tion nouvelle. Mais que sont en réalité ces céréales andines ? Comment les revaloriser
            dans un contexte économique affaibli par l’endettement des ménages agricoles et par
            l’émergence de nouveaux accords commerciaux internationaux qui favorisent des pro-
            duits extérieurs aux agricultures familiales andines ? Une multitude de questions
            économiques, sociologiques et agronomiques sont donc actuellement posées, notam-
            ment par les organismes d’aide au développement, pour mieux accompagner la
            sécurisation ou le développement des filières de production céréalière et plus large-
            ment alimentaire dans les Andes.
                 C’est pour répondre en partie à ces questions qu’une étude de six mois a été réa-
            lisée en 2005, au Pérou, dans le département andin de Huancavelica, à la demande
            d’une ONG française, VSF-CICDA (Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières).
            L’enjeu était de produire des données pouvant aider à la compréhension des filières de
            céréales locales (blé, orge, avoine, quinoa, amarante), de caractériser leurs dynami-
            ques et par ailleurs de proposer localement des cadres de référence communs pour
            activer de nouvelles interactions et actions collectives entre différents acteurs stratégi-
            ques dans une perspective de Sécurité Alimentaire du département – ONG, Institutions
            publiques, acteurs des filières céréale –.
                Cette communication se concentre sur l’analyse critique de deux « lieux com-
            muns » fréquemment évoqués au Pérou, à propos des familles paysannes du nord du
            département de Huancavelica (fig. 1). Le premier lieu commun est la critique de l’atti-
            tude productive et consommatrice de ces paysans en ce qui concerne le quinoa, culture

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            L’alimentation en milieu montagnard

            quasiment inexistante dans la zone, malgré l’intérêt économique et la grande qualité
            nutritionnelle de cette céréale. Le second lieu commun stigmatise la « déculturation »
            des familles paysannes, marquée notamment par une « forte » consommation de riz,
            produit qui serait économiquement peu pertinent pour ces « traditionnels » produc-
            teurs d’orge et de pomme de terre. Pour déconstruire ces lieux communs et de là
            comprendre les stratégies caractéristiques locales en vue d’appuis pertinents aux filiè-
            res agro-alimentaires locales, nous présenterons une analyse synthétique des pratiques
            agricoles puis des choix de production agricoles et alimentaires paysans, en soulignant
            à travers cette démarche les attentes, représentations et tactiques propres aux popula-
            tions andines enquêtées.
                 Cette analyse résulte d’un travail de terrain réalisé en 2005 sur le territoire agricole
            de Huancavelica, auprès d’une diversité d’acteurs des filières alimentaires (céréalières
            essentiellement), et en particulier d’agriculteurs. Dans un premier temps, nous nous at-
            tacherons à décrire quelques pratiques et stratégies productives des agriculteurs, pour
            ensuite les mettre en lien avec les pratiques alimentaires. Dans un deuxième temps,
            nous tenterons de comprendre pourquoi les agriculteurs ne se réapproprient pas la cul-
            ture de quinoa. Enfin, nous proposerons quelques éléments de compréhension à la
            question de la place du riz dans l’alimentation des familles paysannes andines.

                  Une forte imbrication des systèmes alimentaires et
                  productifs
                  Huancavelica est un département d’altitude (l’altitude la plus basse est de
            3 000 mètres) fondamentalement rural où l’activité agricole rassemble 77,5 % des ac-
            tifs sur de très petites surfaces (92 % des exploitations ont moins de 10 hectares1). Les
            agriculteurs mettent en œuvre des systèmes de productions familiaux diversifiés, où
            systèmes de culture et systèmes d’élevage sont en interaction étroite. Cependant,
            Huancavelica est le département le plus pauvre du Pérou, toujours en reconstruction
            après les violences de la guérilla d’obédience maoïste, le « Sentier Lumineux » : 88 %
            des habitants du département vivent en dessous du seuil de pauvreté, et les taux de mal-
            nutrition chronique (53,4 % en 2000) et de mortalité infantile (71 ‰) y sont les plus
            élevés du Pérou2. Dans ce contexte, le département est considéré comme une sorte de
            « laboratoire » pour de nombreuses ONG3 et pour l’État. Ce dernier, affaibli politique-
            ment par son histoire et ses crises, est encore peu présent dans la région, ne régule
            guère les marchés mais tente par divers programmes, financés en partie par l’aide inter-
            nationale, de mieux réguler les économies des régions et groupes sociaux isolés, si bien
            que 72,7 % des familles du département sont bénéficiaires de programmes d’aide ali-
            mentaire étatiques (Mimdes, 2002).
                  La zone précise de nos enquêtes est limitée au nord du département (Provinces de
            Huancavelica, Angaraes, Acobamba, Churcampa, Tayacaja). Nous nous sommes atta-
            chés plus particulièrement aux familles paysannes de la zone agricole située entre

            1. Source : Censo Agrario in MINAG, [en ligne, page consultée le 2/11/06]
               http://www.portalagrario.gob.pe/polt_huancavelica5.shtml
            2. Source : MEF-INEI-ENAHO IV trim.2001.ENDES 2000 in.MIMDES, 2005, http://www.mimdes.gob.pe
            3. En 2005, il y avait 52 ONG basées à Huancavelica (gobierno regional, 2005).

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            3 200 et 4 200 mètres d’altitude. Cette localisation conditionne en effet l’implantation
            des cultures agencées par étage écologique : blé, fève, quinoa et maïs se cultivent jus-
            qu’à 3 500 mètres d’altitude alors que l’orge et la pomme de terre poussent jusqu’à
            4 200 mètres d’altitude.
                 Tous les agriculteurs4 du nord du département cultivent des céréales, principale-
            ment de l’orge. Mais ils produisent aussi de la pomme de terre, des fèves et gèrent des
            systèmes d’élevage de petits animaux (volailles, cochons d’Inde), de petits ruminants
            (principalement ovins). Cependant, suivant leur capacité d’accès aux moyens de pro-
            duction (terre, eau, travail, capital) et aux opportunités de marché, ces agriculteurs
            développent aussi parfois des activités que l’on peut dire « alternatives » en termes
            économiques : culture intensive d’ail ou de tubercules andins (maca5 par exemple),
            élevage bovin laitier (associé à la culture de luzerne irriguée).
                 La compréhension de la diversité des pratiques et des choix des agriculteurs de
            Huancavelica repose sur une typologie des producteurs. Les déterminants de cette ty-
            pologie sont essentiellement : l’accès aux moyens de production (capital, terre, force
            de travail, irrigation) et l’accès au marché... Au sein des communautés paysannes, l’or-
            ganisation sociale autour de la gestion des ressources stratégiques que sont la terre et
            l’eau influe de manière significative sur les opportunités techniques et économiques.
            Certaines communautés gèrent par exemple l’ensemble de leur territoire de façon col-
            lective et en assolement réglé6 (ou Layme) ; mais ce système, souvent présentée
            comme un idéal communautaire dans le discours des intervenants pour le développe-
            ment, ne permet pas à l’agriculteur de semer ce qu’il veut quand il veut ni où il veut. A
            contrario, les communautés territoriales dont la pression démographique est élevée ont
            opté pour une gestion plus individuelle des parcelles, laissant ainsi à l’agriculteur le
            choix de ses rotations, sans forcément remettre en cause le statut foncier – collectif –
            des terres.
                 On retrouve ainsi différents degrés de spécialisation des systèmes de production.
            La très grande majorité des producteurs s’inscrit dans des systèmes diversifiés, basés
            sur la culture de céréales et de tubercules et sur l’élevage de petits animaux. Ces pro-
            ductions sont principalement destinées à l’autoconsommation, seuls quelques
            éventuels excédents peuvent être vendus sur les marchés locaux (type 1). Les agricul-
            teurs disposant d’un accès individualisé à des parcelles et d’une proximité
            géographique des marchés, ont pour leur part développé une culture de rente (maca,
            ail…) à petite échelle, s’ajoutant aux productions destinées à l’autoconsommation
            (type 2). D’autres agriculteurs, quand ils ont accès à l’irrigation (permet d’entretenir
            des prairies en saison sèche), effectuent une conversion vers l’élevage bovin et la trans-
            formation des produits laitiers en fromage destinés aux marchés. Ces agriculteurs
            tendent à se spécialiser et à réduire peu à peu les cultures d’autoconsommation
            (type 3). Enfin, de façon plus anecdotique, certains agriculteurs ont investi dans la cul-
            ture d’artichaut pour l’exportation. Ils sont encore peu nombreux dans le département

            4. La présente étude, centrée sur l'analyse des productions céréalières, ne porte pas sur les éleveurs de
            camélidés d'altitude, pourtant présents sur la plupart des surfaces de steppe d'altitude (ou Puna) du
            département.
            5. Lepidium meyenii, famille des brassicacées.
            6. La plupart des assolements réglés rencontrés dans la zone d'étude sont constitués d'un culture de tête de
            rotation, la pomme de terre, qui est fertilisée, puis d'une ou deux années de céréales (généralement l'orge)
            suivie de 3 à 6 années de jachère pâturée.

                                                                                                                  217

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            L’alimentation en milieu montagnard

            de Huancavelica : en effet, les niveaux d’investissement et les consommations inter-
            médiaires pour de telles productions sont tels que seuls des revenus extra agricoles et
            urbains (avocat, banquier…) peuvent soutenir ou faciliter cette opportunité productive
            et exclusivement marchande (type 4). Mais ce cas particulier mérite d’être mentionné
            ici car il correspond au modèle aujourd’hui promu par l’État dans la perspective d’une
            signature d’accords de libre-échange avec les États-Unis,
                 La majeure partie des céréales récoltées est conservée pour la consommation fami-
            liale (de 500 à 600 kilogrammes d’orge par ménage et par an). Les grains sont
            transformés au foyer (moulin manuel ou mortier) ou au moulin le plus proche (contre
            paiement du service de mouture) pour en faire notamment le morón nacional (orge
            concassé, grillé ou non) qui sert à épaissir les soupes, composées de pommes de terre et
            de quelques légumes, consommées deux fois par jour.
                 La soupe est le plat quotidien des régions andines, elle est aussi symbole du par-
            tage plus que de l’abondance (Delgado, 1991) ; elle est accompagnée du segundo, plat
            de résistance constitué de féculents, le plus souvent des pommes de terre bouillies ou
            parfois du riz. D’une manière générale, les repas du matin et du soir sont des moments
            de convivialité, où toute la famille échange sur ses journées et idées. L’orge et la
            pomme de terre constituent la base alimentaire de ces repas. Cependant, ces habitudes
            alimentaires sont fortement marquées par la saisonnalité des productions d’une part,
            les rythmes calendaires des activités collectives d’autre part (récoltes, fêtes des saints,
            fabrication du chuño) et les calendriers de trésorerie enfin (liés aux ventes, aux revenus
            du travail) (Ferroni, 1980 in Morlon, 1992). D’une manière générale, les périodes de
            récoltes (mai, juin, juillet et les mois qui suivent) sont des périodes d’abondance ali-
            mentaire ; c’est d’ailleurs à cette époque que se déroule la fête du Santiago.
            L’ingestion de calories est donc importante après les récoltes, bien supérieure au reste
            de l’année.
                 Afin de replacer les céréales dans l’économie familiale et de les mettre en lien avec
            les systèmes de productions paysans, des enquêtes alimentaires ont été réalisées7.Nos
            résultats mettent en avant tout d’abord des degrés d’autosuffisance alimentaire très
            élevés, particulièrement dans les communautés dont les systèmes de production sont
            très diversifiés. On note par exemple que les communautés de Vista Alegre et de Huan-
            do produisent respectivement 85 et 67 % des calories qu’elles consomment. Par
            contre, les enquêtes réalisées dans les communautés de Sinto (Aubron, 2006) montrent
            que seules 40 % des calories ingérées ont été produites sur l’exploitation agricole. On
            note ensuite que les céréales et les tubercules ont une importance prépondérante dans
            la diète des agriculteurs de Huancavelica. Dans les communautés de Sinto par
            exemple, qui ont un accès régulier au marché du fait de relative spécialisation laitière
            et fromagère, les céréales représentent 55 % des calories ingérées contre 17 % pour les
            tubercules. Mais 46 % de ces calories céréalières correspondent en fait au riz et aux pâ-
            tes alimentaires, qui sont achetés (Aubron, 2006 : 277). Dans les communautés où les

            7. La méthode du rappel des 24 heures [Cortes, 2000] a été utilisée pour la production des données chiffrées.
            Les données ont été recueillies par les auteurs pour les communautés de Huando et de Vista Alegre (Yauli) et
            par C. Aubron pour les communautés de Sinto. La démarche consiste à relever la liste des aliments
            consommés la veille avec pour chacun d'eux la quantité utilisée, le nombre de personnes présentes lors du
            repas, leur âge et leur sexe, et enfin la quantité et l'usage des restes le cas échéant (Sautier et Amemiya, 1988 :
            109 ; Cortes, 2000 :354 in Aubron, 2006 :277). Les données sont ensuite converties en calories à l'aide d'une
            table d'équivalence régionale (Collazos, 1996).

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            systèmes de production sont diversifiés, les céréales représentent environ 40 % des ca-
            lories ingérées et les tubercules entre 20 et 40 %. Ainsi, plus les systèmes de
            production sont diversifiés, plus les niveaux et capacités d’autoconsommation sont
            élevés plus la dépendance aux marchés alimentaires est faible.
                 Cependant, une famille paysanne andine n’est jamais totalement autosuffisante
            pour son alimentation : tous les paysans sont en lien avec le marché et y achètent les
            aliments qu’ils ne produisent pas (huile, sucre, sel et riz notamment) grâce à la vente de
            leurs excédents agricoles. Les choix de l’agriculteur sont guidés plus particulièrement
            par le prix de la calorie d’un aliment sur le marché local (fig. 2). En ce qui concerne les
            céréales par exemple, il est intéressant de noter que ce prix local dépend directement
            du prix international du blé (Macedo, 2004). Ce prix de la calorie va être un « outil de
            décision » pour l’agriculteur qui décidera alors ce qu’il est bon de cultiver et surtout de
            la proportion de sa récolte qui sera consommée ou vendue. Cette logique permet à la
            fois de garantir les approvisionnements alimentaires essentiels et d’assurer un mini-
            mum de revenus pour racheter des aliments de diversification de la diète (épicerie,
            autres céréales…).
                Malgré les forts taux d’autoconsommation observés, la malnutrition chronique
            touche à Huancavelica 53,4 % des habitants. Cette malnutrition ne semble pas être di-
            rectement liée à la quantité de calorie ingérée mais plutôt à la qualité de l’alimentation,
            en particulier à la quasi-absence de fruits et légumes frais ainsi qu’à l’irrégularité des
            apports protéiques (carences en fer et en vitamines A). Ces aliments, pourtant disponi-
            bles en quantité sur les marchés locaux, ne sont pas accessibles aux familles paysannes
            du fait de leur coût : la malnutrition est alors et avant tout d’origine économique,
            conséquence des faibles revenus locaux.

                 Le quinoa, une solution à la malnutrition et à la
                 pauvreté ?
                 Il apparaît dès lors que le quinoa, céréale andine nutritionnellement très riche (sur-
            tout en lysine, fer, protéine), pourrait constituer une alternative intéressante aux
            cultures actuelles, notamment à l’orge et aux pommes de terre, dans une perspective
            d’autoconsommation mais aussi de vente. En effet, le marché du quinoa à l’internatio-
            nal est en pleine expansion, son prix au kilogramme est plus élevé que celui des autres
            céréales puisque ce produit se positionne aujourd’hui sur les segments de marchés de
            l’agriculture biologique ou solidaire en Europe et aux États-unis, avec le soutien de di-
            vers organismes d’appui aux filières. Pourtant, malgré les efforts des ONG et du
            Ministère de l’Agriculture, les agriculteurs de la région ne réactivent pas dans leurs ex-
            ploitations cette culture ancienne du quinoa, ce qui est alors souvent interprété comme
            un manque de bon sens ou comme une forme de résistance au “retour de la tradition”
            étant entendu que le quinoa est conçu comme une culture spécifiquement andine, qui
            ne pousse nulle part ailleurs que dans ces espaces.
                 En se penchant un peu plus sur la question, il apparaît que les considérations des
            paysans andins portent moins sur les dimensions symboliques de cette production que
            sur ses propriétés agro écologiques et économiques. La culture du quinoa est en effet
            soumise à de nombreuses contraintes climatiques et agronomiques. En effet, la région

                                                                                                  219

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            L’alimentation en milieu montagnard

            compte avec de forts risques de grêle, surtout au-dessus de 3 500 m d’altitude, alors
            que les écotypes de quinoa disponibles sur place résistent très mal à la grêle. L’agricul-
            teur préfère donc semer une culture moins sensible, comme l’orge ou la pomme de
            terre, dont la récolte ne sera pas entièrement anéantie en cas de forte grêle. La culture
            du quinoa se trouve donc en concurrence spatiale avec d’autres cultures dans les zones
            abritées, en dessous de 3 500 m, où les risques de grêle sont moindres. Cependant, ces
            zones sont rares, localisées en fond de vallée, or chaque agriculteur ne dispose en géné-
            ral que d’une petite parcelle dans ce type de milieu, où il préfère alors cultiver du maïs
            ou du blé. L’accès limité à ces zones de culture se comprend pour sa part à travers les
            normes locales de répartition foncière qui privilégient une logique de répartition des
            terres par étages écologiques, pour chaque nouvelle famille constituée dans une com-
            munauté ainsi qu’une logique d’accès égalitaire pour tous aux parcelles de fond de
            vallée : chaque membre de la communauté est censé pouvoir bénéficier comme les au-
            tres d’une parcelle en zone « abritée » et productive. Par ailleurs, pour obtenir des
            rendements corrects en quinoa, il est nécessaire de fertiliser les parcelles et donc d’in-
            vestir de l’argent et du temps supplémentaires sur une culture jugée fragile, incertaine.
            Enfin, la culture du quinoa constitue une activité difficilement compatible avec d’au-
            tres, en particulier avec la culture de pomme de terre : la récolte du quinoa et la récolte
            de la pomme de terre ont lieu en même temps ; elle est aussi peu compatible avec l’acti-
            vité d’élevage dans laquelle s’investissent de plus en plus d’agriculteurs, car la paille
            de quinoa n’est pas utilisable par les animaux contrairement à la paille d’orge. Sur un
            plan plus économique, considérant que les agriculteurs consomment une grande partie
            de leurs céréales, il leur est beaucoup plus intéressant d’avoir un rendement en grain le
            plus élevé possible (quinoa : 600 kg/ha contre 2 000 kg/ha pour l’orge), c’est-à-dire
            une productivité en calorie à l’hectare la plus élevée possible, et ce même si le prix du
            quinoa sur les marchés est plus élevé, car il ne compense pas en fait le différentiel de
            rendement avec l’orge.
                 Avec les bas rendements obtenus en quinoa, avec le travail qu’il faut fournir et les
            risques encourus, le prix proposé sur le marché n’est donc pas assez élevé pour motiver
            les agriculteurs de Huancavelica à produire cette céréale. Les agriculteurs privilégient
            d’autres cultures moins risquées, aux rendements plus élevés.
                 Enfin, en termes d’appui institutionnel, on constate qu’à l’inverse de la Bolivie, les
            organisations de producteurs et les filières de commercialisation du quinoa sont encore
            entièrement à construire à Huancavelica ; mais les volumes de production sont insuffi-
            sants pour justifier ces processus d’appui ou d’accompagnement.
                 La question de la culture de quinoa comme alternative de développement ne
            semble donc pas réaliste pour le moment, mais cette culture pourrait peut-être (re)dé-
            marrer si les prix du marché étaient plus élevés et donc si la productivité de la terre et
            du travail d’1 ha de quinoa était supérieure à celles des autres cultures, en concurrence
            pour un même espace.

                  Le riz dans la diète
                 La réalité productive des agriculteurs du nord de Huancavelica est celle de l’orge
            qui est devenue à part entière une « culture andine ». Elle constitue le pilier de la sécu-
            rité alimentaire des familles puisqu’elle est consommée quotidiennement sous forme

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            de soupes (orge concassée), mais aussi parce que les excédant peuvent être vendus par
            petite quantité chaque semaine tout au long de l’année. L’orge permet ainsi des ren-
            trées d’argent hebdomadaires qui servent à acheter l’alimentation de base pour la
            semaine : sucre, huile, sel, et riz…
                 C’est en fait aujourd’hui le riz qui pose problème : en effet, pour acheter un kilo-
            gramme de riz, il faut vendre trois à quatre kilogrammes d’orge (fig. 3). L’agriculteur
            perd donc au change : pour 4 kcal vendues, il n’en consomme qu’une, ce qui d’un point
            de vue strictement économique est irrationnel. Cependant, il convient de rappeler que
            le riz n’est présent dans la diète paysanne qu’à raison d’environ deux repas par
            semaine.
                 Les agriculteurs expliquent alors leur consommation de riz par leur souci de varier
            la diète d’une part, mais aussi par la valeur sociale qu’il a acquise : le riz a un statut
            d’aliment festif, il est doté d’un certain prestige, il bénéficie d’ une très bonne image.
            C’est l’aliment par excellence de l’urbain et les agriculteurs en apprécient aussi la sa-
            veur et la facilité de cuisson... Le riz est bien plus facile à préparer que toute autre
            céréale locale : il est directement utilisable, alors que l’orge doit être mené au moulin
            pour y être concassé. Sa cuisson est également plus rapide que celle de l’orge (en
            moyenne 20 minutes contre 45 minutes), ce qui constitue un gain de temps pour les
            femmes, dans un contexte où la main d’œuvre est un facteur de plus en plus limitant, et
            un gain d’énergie8, dans cette région où le combustible est rare et précieux.
                 Il convient également de rappeler que l’entrée du riz dans la diète paysanne re-
            monte aux années 80, dans un contexte économique précis. En comparant les prix de
            l’orge et les prix du riz sur les marchés ruraux, il apparaît que dans les années 80, les
            prix de la calorie du riz et de l’orge étaient équivalents : en vendant un kilogramme
            d’orge, l’agriculteur pouvait acheter la même quantité de riz, aliment jouissant d’une
            meilleure image et plus facile à préparer (donc moins coûteux en combustible). En arti-
            culant cette donnée avec celles d’enquêtes alimentaires, il apparaît qu’effectivement
            les agriculteurs consommaient alors plus de riz qu’aujourd’hui. C’est le fait que leur
            pouvoir d’achat n’ait cessé de se dégrader depuis qui a eu pour effet un repli des agri-
            culteurs vers plus d’autoconsommation.

                 Conclusion
                 Après avoir reconstruit ici quelques unes des réalités et logiques paysannes autour
            des deux lieux communs qui forment le point de départ de cette contribution, nous
            constatons que l’approche pluridisciplinaire, incluant des outils de l’anthropologie et
            de l’économie à l’analyse agronomique s’avère indispensable pour comprendre les
            choix et situations locales dans une perspective historique. Cette approche nous permet
            en effet de comprendre en partie pourquoi les agriculteurs cultivent très peu de quinoa
            et pourquoi ils continuent à consommer du riz. Comprendre des pratiques alimentaires

            8. Pour aller plus loin, il aurait fallu calculer combien coûtent les combustibles pour la cuisson d'un kilo de
            riz, pâtes, orge ou 3,8 kg de pomme de terre (l'équivalent en calories), et additionner les résultats obtenus au
            prix de chaque aliment pour obtenir le prix de l'aliment réellement consommé, c'est-à-dire cuit. Il nous était
            cependant difficile d'évaluer le coût des excréments séchés de mouton ou de vache utilisés comme
            combustible, car à notre connaissance ils n'ont pas de valeur marchande.

                                                                                                                      221

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            L’alimentation en milieu montagnard

            qui à première vue semblent dénuées de rationalité et de sens, nous permet aussi d’ac-
            céder aux logiques et stratégies locales dans l’alimentation mais aussi dans l’espace et
            l’économie. Celles-ci nous montrent alors que malgré les conditions difficiles dans les-
            quelles se trouvent les populations rurales depuis plusieurs siècles dans les Andes, ces
            dernières continuent de s’adapter à leur environnement naturel, économique et poli-
            tique… Elles ne font pas de « résistance » mais élaborent des choix qui tiennent
            compte d’une diversité de paramètres sociaux, culturels, écologiques, économiques…
            Elles ne s’opposent pas à l’innovation alimentaire mais cherchent à sécuriser leurs ap-
            provisionnements et leur insertion aux marchés. Les styles alimentaires (Bricas, 1996)
            andins ne peuvent donc s’évaluer à travers des innovations successives promues par le
            marché mais se comprennent à travers les choix, justifications, ou formes de régula-
            tions que les familles énoncent ainsi qu’à travers la flexibilité de leurs pratiques dès
            lors qu’elles ont un sens et leur donnent des garanties pour vivre sur leur territoire.
            L’activation de dynamiques collectives dans ce type de contexte est donc envisageable
            dans une articulation étroite avec les projets, savoirs et contraintes des groupes territo-
            rialisés que forment les communautés andines….

                                                Bibliographie

            AUBRON C., 2006. – Le lait des Andes vaut-il de l’or ? Logiques paysannes et insertion mar-
                chande de la production fromagère andine. Thèse de Doctorat de l’Institut National
                Agronomique Paris-Grignon. INAP-G – ENITA Clermont-ferrand. Paris.
            BRICAS N., 1996. – Cadre conceptuel sur l’analyse de la dynamique de la consommation ali-
                mentaire urbaine en Afrique. Séminaire sous-régional FAO-ISRA : Approvisionnement et
                distribution alimentaires dans les villes de l’Afrique francophone, 14 au 18 avril 1997,
                CIRAD-SAR, 66 p.
            COLLAZOS CH C., 1996. – Tablas peruanas de composición de los alimentos. Ministerio de Sa-
                lud, Instituto nacional de Salud, Centro Nacional de Alimentación y nutrición. 86 p.
            CORTES G., 2000. – Partir pour rester. IRD, collection A Travers Champs, Partie 4.
            DELGADO L., 1991. – Blé, savoir et saveurs. Alimentation et transition dans les Andes centrales
                péruviennes. In : DUPRE, G. (coord.). Savoirs Paysans et Développement. Kartala-
                Orstom, Chapitre V.
            DUVAL J., 2005. – Agricultura y ganaderia en los Andes Centrales del Perú : diagnóstico agro-
                pecuario de los sistemas de producción del distrito de Huando en previsión del riego.
                Mémoire ESAT 1, DAT. Montpellier : CNEARC, ENSAM, VSF-CICDA. 300p.
            LE CAPITAINE E. & SERVADIO C., 2006. – Grano para moler : Valorizar dinámicas territoria-
                les alrededor de los cereles en el Perú, departamento de Huancavelica. Mémoire ESAT 2,
                DAT. Montpellier : CNEARC, VSF-CICDA, 173 p.
            MACEDO M., 2004. – Examen del proceso de formación de precios del Trigo en chacra para el
                caso peruano. CEPES, CONVEAGRO. Lima. 14 p.
            MORLON P., 1992. – Comprendre l’agriculture paysanne dans les Andes Centrales. Pérou – Bo-
                livie. Paris : INRA éditions. 522 p. ISBN : 2-7380-0412-1.

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                        Figure 1 : Localisation du département de Huancavelica au Pérou.
                                Source : Auteurs à partir du SIG de Huancavelica

             Figure 2 : relations du système [production – marché– consommation] avec les degrés
                                  d’intensification des systèmes de production (SP).
             Le marché impose le prix de la calorie – généralement dépendante des marchés
             internationaux – et définit la proportion de produits agricoles vendus sur le marché et la
             proportion d’aliments achetés sur le marché pour les familles paysannes. Les systèmes de
             production très diversifiés ont une très forte réactivité face aux fluctuations du marché et
             sont en mesure d’assurer une grande partie de l’alimentation familiale. La flexibilité des
             économies paysannes andines combinant autoconsommation, troc et marché explique
             sans doute en partie sa survie et sa durabilité dans l’histoire agraire des zones andines. Par
             contre, plus les systèmes de production s’intensifient et se spécialisent, plus la dépendance
             au marché est forte, et plus la sécurité alimentaire des familles peut être mise en péril.

                                                                                                      223

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            L’alimentation en milieu montagnard

              Figure 3 : Kilos de produits agricoles qu’un agriculteur doit vendre pour acheter un
              kilo de riz : illustration du pouvoir d’achat d’un agriculteur andin depuis les années 80

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