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Pixellence - 24-02-21 16:15:07 IF0007 U116 - Oasys 19.00x - Page 203 - BAT Revue PE 1 2021 - Dynamic layout 0 × 0 page 203 lectures
Pixellence - 24-02-21 16:15:07 IF0007 U116 - Oasys 19.00x - Page 204 - BAT Revue PE 1 2021 - Dynamic layout 0 × 0 politique étrangère | 1:2021 4:2020 Routledge Handbook of Migration and Development Tanja Bastia et Ronald Skeldon (dir.) New York, Routledge, 2020, 600 pages Pour qui pensait que la relation entre migration et développement pouvait se résumer à une équation simple – plus de développement est égale à moins de migrations dans le monde – l’ouvrage dirigé par Tanja Bastia et Ronald Skeldon constituera une lecture des plus utiles. En quelque 600 pages, ce nouvel opus de la collection des Routledge Handbooks offre à voir toute l’ampleur et la complexité du lien entre deux termes qui nourrissent depuis quarante ans le débat public et politique sur les relations entre le Nord et le Sud. En évitant tout jargon, les 55 chapitres organisés en 7 parties rendent compte de l’état des savoirs sur ce thème, en alternant les niveaux « micro », « méso » et « macro » de l’analyse. C’est à ce jour la somme la plus complète disponible sur le sujet. Un enjeu international majeur à reconsidérer Le thème migration/développement informe depuis longtemps la réflexion et le débat sur l’efficacité des politiques migratoires des pays développés Il s’agit d’un sujet majeur. Certes, la population mondiale vivant dans un autre pays que celui de naissance est relativement stable à 3 %, ce qui est un niveau plus faible qu’au cours d’autres périodes historiques. Mais la population mondiale concernée par les migrations internationales est bien plus importante si l’on ajoute les membres des familles des migrants, leurs communautés et les sociétés entières que les migrants internationaux contribuent à transformer. Si l’on ajoute à cela les migra- tions internes (plus de 740 millions de personnes en 2010), la population mondiale concernée par le phénomène de mobilité dépasse le milliard d’individus. Il est dès lors difficile d’imaginer que la mobilité humaine n’ait pas un impact durable sur les sociétés et le système international. Or les transferts d’argent envoyés par les migrants internationaux ont dépassé depuis la fin des années 1990 l’Aide publique au développement et sont aujourd’hui en passe d’atteindre le niveau des investissements directs à l’étranger dans les pays à revenu faible et modéré. C’est d’ailleurs par le biais des questions de développement que la question migratoire a été mise à l’agenda des Nations unies et qu’elle est devenue un enjeu de gouvernance globale. Pourtant, une tension – bloquant traditionnellement le débat – existe entre les termes « migration » et « développement ». D’une part, un consensus assez large a émergé au niveau global pour souligner que les obstacles à la mobilité internationale des personnes constituent un frein au développement. D’autre part, le développement est envisagé comme un vecteur susceptible de réduire la « pression migratoire » aux frontières des pays du Nord, en permettant aux populations du Sud de trouver chez elles une alternative à l’émigration, à commencer par des opportunités économiques et un marché du travail capable de les intégrer localement. La contradiction se dissipe en revanche si l’on saisit la complexité structurelle du lien entre « migration » et « développement ». C’est là la première réussite 204
Pixellence - 24-02-21 16:15:07 IF0007 U116 - Oasys 19.00x - Page 205 - BAT Revue PE 1 2021 - Dynamic layout 0 × 0 Lectures importante de l’ouvrage. Celui-ci parvient à clarifier cette contradiction apparente avec une force probatoire particulièrement convaincante car il articule, dans un bel équilibre, les aspects les plus empiriques des réalités décrites par le détail aux théories qui organisent aujourd’hui les études sur les migrations internationales, en variant les échelles et les angles d’analyse. Transition migratoire, pauvreté et inégalités Le résultat peut se lire comme une déconstruction minutieuse des principales idées reçues sur le sujet. Il est impossible de restituer ici la richesse des analyses proposées par les différents chapitres mais le lecteur retiendra quelques leçons importantes. En premier lieu, le cadre de la discussion traditionnel (le développe- ment œuvrerait à la diminution du volume de la mobilité humaine internationale) est erroné car il méconnaît ce que le développement fait aux migrations et les facteurs véritables qui produisent le départ des personnes de leur pays de nais- sance. Empiriquement, ce ne sont pas les plus pauvres qui émigrent. Les pays à revenu moyen tendent à être parmi les premiers pays de départ, à l’instar du Mexique, du Maroc et des Philippines. En Afrique, les flux internationaux pro- viennent du nord et du sud du continent, pas des pays subsahariens plus pauvres, car un capital économique mais aussi social et humain est nécessaire pour émigrer. De sorte qu’il faut retenir l’hypothèse centrale de la théorie dite de « la transition migratoire », selon laquelle plus de développement entraîne plus de migrations internes (exode rural) et plus de migrations internationales. Hein De Haas en conclut que « les migrations sont une part intrinsèque de processus de développe- ment plus larges » et la relation entre migration et développement cesse d’être un jeu à somme nulle. Un second enseignement que l’on peut tirer de cet ouvrage concerne la difficulté de trancher a priori le débat concernant le coût de la migration pour le développe- ment des pays de départ (brain drain) ou, à l’inverse, son potentiel de développe- ment (brain gain). Tout dépend du niveau auquel on situe l’analyse. D’un point de vue macro, les transferts d’argent des migrants ne créent ni brain drain ni brain gain : ces montants échouent en général à être transformés en développement durable dans des contextes marqués par des obstacles structurels au développe- ment (corruption, népotisme, carence institutionnelle…). De ce point de vue, la migration n’apparaît pas non plus comme une panacée. Ingrid Palmary rappelle que les résultats de la recherche sur l’impact des migrations sur le niveau de pauvreté des pays de départ sont contradictoires. Des effets différenciés ont été identifiés dans certains cas où les transferts des migrants peuvent contribuer à augmenter le prix du foncier et placer les populations non migrantes dans une situation d’inégalité accrue par rapport aux familles et communautés qui comptent des émigrés parmi leurs membres. Dans d’autres cas, les transferts internes contribuent à diminuer les inégalités de revenu tandis que ceux des migrants internationaux contribuent à l’inverse à les accroître, comme c’est le cas au Mexique. Cela souligne l’importance des facteurs liés au contexte et leur impact sur les migrations, ainsi que le nécessaire examen de la structure des inéga- lités économiques autant que sociales liées au genre, au racisme ou à l’ethnicité. Ce qui pourrait apparaître comme des contradictions entre les chapitres quant aux leçons à tirer sur ces aspects relève en fait de différences de niveau d’analyse. 205
Pixellence - 24-02-21 16:15:07 IF0007 U116 - Oasys 19.00x - Page 206 - BAT Revue PE 1 2021 - Dynamic layout 0 × 0 politique étrangère | 1:2021 4:2020 D’un point de vue « macro », le modèle théorique prédit que seuls ceux qui ont un capital humain important pourront accéder à des destinations lointaines tandis que les autres seront contraints à une « immobilité involontaire » – ou, dans le meilleur des cas, à une migration interne. Cela explique pourquoi les migrants subsahariens aux États-Unis sont parmi les plus diplômés (chapitre 1). D’un point de vue plus proche des logiques des migrants eux-mêmes, le modèle peut prédire un autre résultat : les plus diplômés peuvent échapper à une migra- tion internationale qui les conduirait à s’insérer dans un marché du travail moins qualifié et privilégient une migration interne vers les grandes villes où ils pour- ront occuper des emplois qualifiés dans les services. C’est le cas des Albanais les moins qualifiés qui émigrent vers la Grèce tandis que les mieux lotis travaillent dans la capitale dans le secteur bancaire, médical ou éducatif (chapitre 4). Cela peut soit réduire les inégalités de genre (la migration interne en Albanie donne aux femmes un accès à une meilleure formation) soit les accroître (comme l’illustre la situation des femmes dans les usines d’habillement des grandes villes asia- tiques comme Dacca ou Pnom Penh). Un enjeu de gouvernance L’ouvrage offre enfin des éléments de réflexion pertinents concernant les poli- tiques publiques tant de migrations que de développement et, plus généralement, la gouvernance mondiale sur des sujets très sensibles pour les opinions publiques nationales, particulièrement dans les pays développés mais pas uniquement. Si les gouvernements nationaux peuvent influencer dans une certaine mesure les niveaux et les formes des migrations, ils n’ont pas le pouvoir d’en modifier les tendances structurelles. Or des politiques des frontières inadaptées sont un obs- tacle aux possibles effets positifs des migrations sur le développement. L’ouvrage le documente dans le détail. Par ailleurs, Mathias Czaika met en lumière le lien entre niveau de développe- ment, solde migratoire et type de politique migratoire. En vertu de la théorie de la transition migratoire, les pays à revenu moyen ont un solde migratoire négatif et orientent leurs politiques vers la gestion de leur diaspora tandis que les pays développés ont un solde migratoire positif et orientent leurs politiques vers le contrôle et la sélection des immigrés. Il est alors possible de modéliser une transi- tion des politiques migratoires sous les effets du développement. Cela explique comment des pays comme le Brésil, la Chine, la Malaisie ou la Turquie ont pro- gressivement mis en place des politiques d’immigration qui empruntent de nom- breux aspects aux pays développés (chapitre 27). Enfin, l’ouvrage souligne un dernier élément : aucune politique de migration et de développement ne peut réussir sans prendre en considération la rationalité des migrants eux-mêmes, acteurs à part entière des relations internationales entre États et marchés. Or, l’analyse qui peut être faite des politiques mises en place dans différentes régions du monde souligne le décalage entre la rationalité de ces politiques et les pratiques des migrants et de leurs familles. Christophe Bertossi Directeur du Centre Migrations et Citoyennetés de l’Ifri 206
Pixellence - 24-02-21 16:15:07 IF0007 U116 - Oasys 19.00x - Page 207 - BAT Revue PE 1 2021 - Dynamic layout 0 × 0 Lectures qui cherche à défendre son bilan écono- RELATIONS INTERNATIONALES mique coûte que coûte. Obnubilé par sa propre image, Donald Trump dicte son récit et alterne entre l’absurde – affir- mant qu’il connaît ces sujets mieux que LA GUERRE DES RÉCITS. XI, TRUMP, quiconque – et le dangereux – en politi- sant le port du masque et en incitant POUTINE : LA PANDÉMIE ET LE CHOC éventuellement ses concitoyens à ingur- DES EMPIRES giter du détergent. La faiblesse du sys- Christine Ockrent tème social américain éclate alors au Paris, Les éditions de grand jour : 30 millions d’Américains l’Observatoire, 2020, 192 pages sans assurance maladie, l’obésité cou- rante, et la crise des opiacés constituent pour la première puissance mondiale Alors que les tensions internationales une recette mortifère, à la fois pour ses s’aggravent avec une pandémie qui met la planète à genoux, Christine Ockrent citoyens et pour son image. analyse la guerre que mènent les grandes puissances pour promouvoir En Russie, Vladimir Poutine « a perdu leur version des faits. L’auteur examine le contrôle du récit ». Alors que la situa- comment la Chine, les États-Unis, la tion empire, que la population gronde, Russie et l’Europe tentent d’inscrire que des médecins se suicident et que la crise du COVID-19 dans leurs l’État ment sur les chiffres de l’épidé- récits nationaux, avec pour objectif de mie, le président russe s’isole et délègue convaincre les populations, et aussi la responsabilité des décisions impopu- peut-être les historiens, de la supériorité laires. Forcé de reporter la cérémonie du de leur modèle. La journaliste décom- 75e anniversaire de la victoire de pose bloc par bloc cette guerre de propa- l’armée soviétique et la tenue du réfé- gande qui constitue la toile de fond de la rendum constitutionnel, le Kremlin a géopolitique à l’ère du coronavirus. une difficulté croissante à maîtriser sa communication. À travers son examen critique du récit promu par le Parti communiste chinois, Et l’Europe dans tout ça ? L’Union euro- on comprend mieux sa dangerosité péenne, qui ne compte pas la santé au pour l’imaginaire collectif d’une société nombre de ses compétences, vacille, devenue orwelienne. Censurant initiale- dépassée par la férocité des événements ment toute parole, citoyenne ou scienti- fique, sur l’épidémie de COVID-19, le et le retour du chacun pour soi. Sa len- pouvoir chinois a progressivement teur bureaucratique et la faiblesse de sa transformé la situation en outil de pro- communication ne font que contribuer pagande : livraison de masques à à un sentiment d’abandon. L’auteur l’international, construction expéditive relève cependant que les Européens ont d’hôpitaux à Wuhan, apologie de su progressivement reprendre leur récit l’action du président Xi. La « guerre du en main, confrontés à une crise existen- peuple » – selon la formule des autori- tielle. Accord de relance budgétaire, tés – doit démontrer la ténacité de renforcement du contrôle des investis- l’Empire du Milieu. sements étrangers, coordination pour la commande des vaccins… : les circons- Sur le front américain, le récit est mono- tances pourraient constituer une oppor- polisé par un président en campagne tunité pour le continent. 207
Pixellence - 24-02-21 16:15:07 IF0007 U116 - Oasys 19.00x - Page 208 - BAT Revue PE 1 2021 - Dynamic layout 0 × 0 politique étrangère | 1:2021 4:2020 En décrivant la guerre psychologique dernières années, l’opposition entre des que se mènent les puissances, Christine objectifs mondiaux ambitieux et des res- Ockrent propose une grille de lecture sources financières déclinantes n’a fait inédite et pourtant essentielle pour qu’accroître cette dynamique de quanti- mieux comprendre les rapports de force fication, en même temps que le poids internationaux à l’ère de la pandémie. des indicateurs dans la fixation de prio- rités pour l’allocation des fonds. Zéphyr Dessus Pourtant, ces outils sont en réalité des abstractions construites pour réduire la complexité des phénomènes étudiés ; THE UNCOUNTED: POLITICS OF DATA aussi sont-ils par nature biaisés. Modèles IN GLOBAL HEALTH et méthodologies employés évoluent Sara L. M. Davis en permanence, souvent loin de la réa- Cambridge, Cambridge University lité qu’ils prétendent décrire. Ceci est d’autant plus vrai que l’exhaustivité des Press, 2020, 224 pages données sur lesquelles ils reposent pâtit parfois des choix des États qui les récol- Si la pandémie actuelle montre quoti- tent. L’auteur pointe du doigt le fort diennement l’ampleur des enjeux liés contraste existant dès lors entre l’argu- aux données quantitatives et aux indi- mentaire prétendument objectif dictant cateurs en matière de santé publique, le l’allocation des financements, et les don- COVID-19 n’est pas la première mala- nées fluides et partielles sur lesquelles die à propulser ces questions sur le il se fonde. devant de la scène : Sara L. M. Davis nous le rappelle. Cette accumulation de biais dans la récolte des données de santé mène à S’inscrivant dans une littérature critique de la place des indicateurs dans les l’invisibilisation de populations dont le décisions de gouvernance mondiale, cet ciblage est pourtant essentiel pour maî- ouvrage souligne le poids majeur de triser l’épidémie. Certains groupes stig- données de santé pourtant imparfaites matisés ou criminalisés peuvent ainsi dans la réponse à l’épidémie de sida. être laissés de côté, comme les tra- L’auteur s’appuie sur son expérience de vailleurs du sexe. En l’absence d’infor- consultante et de chercheuse pour mations sur les besoins de ces derniers, mettre en évidence les nombreuses les financements ne leur sont que pas populations et réalités que les indica- ou trop peu adressés, et leur marginali- teurs ne parviennent pas à prendre en sation n’en est que renforcée. Comment compte, et que les financements pallier ces effets d’éviction et intégrer délaissent. une approche basée sur les droits de l’homme à la définition des priorités La récente affirmation d’un impératif de d’un système international de santé aux transparence et de responsabilité pour ressources limitées ? L’auteur valorise les bailleurs de fonds, couplée à l’expan- notamment le rôle joué par la société sion d’outils d’évaluation d’impact du civile et les représentants communau- secteur privé, a abouti à une demande taires, et explique comment habiliter les croissante de données pour guider la populations à récolter leurs propres prise de décision des organismes inter- données peut permettre d’éviter les nationaux de lutte contre le sida. Ces dynamiques précédemment décrites. 208
Pixellence - 24-02-21 16:15:07 IF0007 U116 - Oasys 19.00x - Page 209 - BAT Revue PE 1 2021 - Dynamic layout 0 × 0 Lectures Cet ouvrage permet de mieux com- guerres où les superpuissances ont été prendre l’impact des outils quantitatifs engagées : Vietnam et Afghanistan. dans la lutte contre l’épidémie de sida, ainsi que les forces politiques et écono- Dans le premier chapitre, l’auteur miques qui les façonnent. S’appuyant évalue l’équilibre des forces, conven- sur de nombreux témoignages, il établit tionnelles ou non, entre l’Organisation un précieux lien entre les recherches uni- du traité de l’Atlantique nord (OTAN) versitaires et les intérêts pragmatiques et le Pacte de Varsovie à la « mi-temps » des acteurs de la santé publique mon- de la guerre froide. Vient ensuite une diale. Il permet également une néces- partie dédiée aux conflits, essentielle- saire et pertinente prise de recul sur les ment post-coloniaux, en Afrique (Biafra, arbitrages effectués dans la gestion de la Congo, Rhodésie, etc.), en Amérique pandémie actuelle, ainsi que dans l’anti- latine (Bolivie, Nicaragua, Salvador, cipation des épidémies à venir. etc.) et en Asie du Sud (Indonésie, Bornéo, Inde et Pakistan, etc.). L’auteur y met notamment en évidence les prin- Palmyre De Jaegere cipaux acteurs de ces turbulentes années 1960, comme les Cubains par exemple. Deux épais chapitres sont consacrés à la guerre du Vietnam, du début de l’insurrection vietnamienne HISTOIRE jusqu’à l’entrée au Sud de l’armée nord- vietnamienne en 1975, en passant par les batailles menant à l’offensive du Têt de 1968. L’intervention soviétique en Afghanistan fait également l’objet d’un A MILITARY HISTORY OF THE COLD WAR, développement consistant. Les mau- 1962-1991 vaises décisions stratégiques et opéra- Jonathan M. House tionnelles du politburo et de l’Armée Norman, University of Oklahoma rouge y sont exposées clairement. Press, 2020, 472 pages En revanche, les guerres israélo-arabes de 1967 et 1973 sont analysées de façon Jonathan M. House, colonel en retraite, sans doute trop synthétique : l’auteur professeur émérite d’histoire militaire ne leur consacre que 20 pages. Toujours au Command and General Staff College de est-il que, dans un autre chapitre, Jona- l’US Army, a notamment co-écrit avec than M. House détaille de façon très David Glantz plusieurs ouvrages intéressante l’influence de la guerre du remarqués sur l’Armée rouge pendant Kippour sur les évolutions doctrinales la Seconde Guerre mondiale. Avec ce et capacitaires américaines après le Viet- deuxième tome de son histoire militaire nam. Quelques pages sont ensuite de la guerre froide (le premier a été dédiées à la défense civile, aux États-Unis, publié en 2012), il couvre la période en Union soviétique et au Royaume-Uni, 1962-1991, dominée par les insurrec- ainsi qu’aux mouvements de protestation tions, la guérilla, mais aussi la montée internes aux deux blocs. du terrorisme. Le livre n’oublie bien entendu pas le fait nucléaire et les La décennie 1980 est initialement abor- quelques conflits conventionnels du dée via le désastre d’Eagle Claw, l’opé- Moyen-Orient, tout comme les deux ration destinée à libérer les 53 otages 209
Pixellence - 24-02-21 16:15:07 IF0007 U116 - Oasys 19.00x - Page 210 - BAT Revue PE 1 2021 - Dynamic layout 0 × 0 politique étrangère | 1:2021 4:2020 détenus dans l’ambassade américaine livres remarqués sur le conflit vietna- de Téhéran. Puis l’auteur s’attache à mien et la guerre froide, propose en décrire le « renouveau » militaire amé- effet, à partir d’un travail historique et ricain, avec l’arrivée à maturité de d’une « ethnographie intime », une certaines technologies comme les muni- réflexion sur la parenté comme terrain tions de précision guidées, ou le déve- essentiel du politique. Ce que l’auteur loppement de la doctrine de la bataille décrit, c’est une forme de violence de aéroterrestre (AirLand Battle). Ces années masse à l’intersection de la sphère 1980 sont ensuite analysées au prisme privée et de l’État. des conflits des Malouines, de la Gre- nade, du Liban, de la Libye ou encore Dans un premier temps, Heonik Kwon de la guerre Iran-Irak. Les tensions dans montre les conséquences de la guerre sur le golfe Persique ne sont pas oubliées. des Coréens n’ayant eu aucun rôle mili- Le livre se termine sur la tentative ratée taire pendant ces trois années de com- de Mikhaïl Gorbatchev d’enrayer le bats. En plus des massacres, beaucoup déclin économique et militaire de souffrirent de « blessures sociales » l’Union soviétique et sur la dissolution résultant de pratiques préventives ou du Pacte de Varsovie. punitives. L’auteur décrit par exemple le daesal, ou mort par substitution : si un Jonathan M. House offre ici une syn- « collaborateur » n’était pas « dispo- thèse admirable des principaux conflits nible » pour subir la condamnation, un et tendances militaires de cette guerre membre de sa famille devait prendre sa froide conclue voici trente ans, mais dont place. Plus loin, l’auteur approfondit l’influence perdure jusqu’à aujourd’hui. cette notion de « culpabilité par associa- Ce livre constitue une excellente intro- tion », très présente en Corée du Sud duction au spectre extrêmement large jusque dans les années 1980. Les proches des confrontations militaires qui se sont d’un supposé « gauchiste » pouvaient produites de 1962 à 1991. être surveillés et les familles ayant des ancêtres catégorisés sympathisants com- Rémy Hémez munistes – une « ligne de sang rouge » – étaient régulièrement victimes de restric- tions de leurs droits civiques. Un facteur a contribué à renforcer cette « violence AFTER THE KOREAN WAR: intime » : la nature extrêmement fluc- tuante du front, les victimes devenant les AN INTIMATE HISTORY perpétrateurs, et inversement, au fil de Heonik Kwon son évolution géographique. Cambridge, Cambridge University Press, 2020, 232 pages La question des familles séparées est également abordée, et l’auteur met en La guerre de Corée (1950-1953) fut avant un point important : cette sépa- avant tout une guerre civile. Depuis ration ne résulte pas seulement de quelques années, la recherche a réguliè- mouvements de réfugiés, mais aussi rement mis en avant cet état de fait, d’actions des deux belligérants pour mais cet essai nous en donne un nouvel mettre la population « à l’abri » de éclairage. Heonik Kwon, professeur l’influence de l’adversaire. Une fois la d’ethnographie au Trinity College de séparation actée, ces familles se trou- l’université de Cambridge et auteur de vaient dans une position précaire, celle 210
Pixellence - 24-02-21 16:15:07 IF0007 U116 - Oasys 19.00x - Page 211 - BAT Revue PE 1 2021 - Dynamic layout 0 × 0 Lectures d’un ennemi potentiel en raison de ses L’ouvrage présente un historique et un liens avec des habitants de l’État état des lieux des prévisions écono- ennemi. Pendant des années, cette miques, domaine qui a connu beaucoup culpabilité collective a provoqué des de désillusions, mais reste central dans crises morales dans de nombreuses la conduite des politiques économiques, familles écartelées entre le désir de se les décisions des entreprises et l’évolu- réunir et la crainte de se voir accusées. tion des marchés financiers. Il est issu d’une conférence tenue à Hambourg en Dans la dernière partie de son essai, octobre 2018, qui a réuni des écono- l’auteur décrypte l’évolution des commé- mistes appliqués ou théoriciens, des morations en Corée du Sud, ainsi que spécialistes de l’histoire de la pensée celle des représentations de la guerre économique et des sociologues. dans les films et les romans, mettant en particulier l’accent sur les changements L’introduction rappelle l’évolution des autour de la notion de fraternité Nord- méthodes : la théorie des cycles écono- Sud. Au final, Heonik Kwon offre une lec- miques, la prolongation des tendances ture indispensable à tous ceux qui s’inté- passées par des méthodes statistiques, ressent à l’histoire contemporaine de la les enquêtes auprès des entreprises et péninsule coréenne. Son essai est, à ce des ménages, les indicateurs précur- jour, un des récits les plus humains sur seurs, le développement des modèles l’héritage durable de la guerre de Corée. macroéconomiques structurels, puis la Avec des détails historiques captivants et désillusion, le retour à l’analyse des des cadres conceptuels innovants, données sans théorie, la vogue puis le l’auteur nous ouvre de nouvelles pers- déclin des anticipations rationnelles, les pectives sur la conflictualité, la réconcilia- doutes après la crise financière de 2008, tion, l’histoire et la mémoire. Pour lui, ce non anticipée par les prévisionnistes. n’est qu’en respectant « le droit des morts Les prévisions s’inscrivent dans un à se souvenir » que nous pourrons vrai- contexte social. Les prévisionnistes tra- ment dépasser les séquelles de la guerre vaillent dans des institutions spéci- froide, et « établir les amitiés et les solida- fiques ; ils s’influencent mutuellement, rités nécessaires aujourd’hui ». tout particulièrement en Allemagne avec le « Diagnostic commun ». Les pré- Rémy Hémez visions permettent aux agents de se coordonner sur un scénario commun. Elles peuvent être autoréalisatrices, ou auto-invalidantes. ÉCONOMIE Tara Sinclair montre que les prévision- nistes ont été incapables de prévoir les récessions. Celles-ci, issues de chocs exogènes et de non-linéarités, ne sont FUTURES PAST: ECONOMIC FORECASTING guère prévisibles. De plus, les prévi- sionnistes s’autocensurent, ne voulant IN THE 20TH AND 21ST CENTURY pas risquer d’annoncer à tort une réces- Ulrich Fritsche, Roman Köster sion. Jan Logemann analyse l’histoire et et Laetitia Lenel (dir.) l’usage des enquêtes sur la confiance Berlin, Peter Lang, 2020, 224 pages des ménages. Marion Ronca, à partir de 211
Pixellence - 24-02-21 16:15:07 IF0007 U116 - Oasys 19.00x - Page 212 - BAT Revue PE 1 2021 - Dynamic layout 0 × 0 politique étrangère | 1:2021 4:2020 l’exemple suisse, montre que les projec- IL FAUT TAXER LA SPÉCULATION tions à long terme des années 1960-1970 visaient à décrire et à instaurer une FINANCIÈRE croissance stable, que la rupture de 1974 Ivar Ekeland et Jean-Charles Rochet a décrédibilisée. Timo Walter analyse la Paris, Odile Jacob, 2020, 240 pages pratique moderne des banques cen- trales, qui se fixent l’objectif de guider Ivar Ekeland, ancien président de l’uni- les anticipations d’inflation des marchés versité Paris-Dauphine, et Jean-Charles financiers supposés rationnels vers leur Rochet, professeur d’économie à l’uni- scénario de futur projeté. À la limite, versité de Genève, analysent les effets celui-ci devient si crédible qu’il est indé- néfastes de la spéculation, listant les pendant de la politique menée, et donc diverses mesures destinées à lutter sa réalisation devient problématique. contre ce qui est devenu l’un des princi- paux fléaux de notre capitalisme Werner Reichmann décrit la production financier. des prévisions économiques ; celles-ci ne résultent pas seulement de méthodes La première partie du livre étudie l’em- formalisées, mais aussi de réflexions prise croissante de la spéculation sur collectives, d’interactions sociales et nos sociétés et montre comment les d’émotions, soit la capacité de rationali- grands épisodes de spéculation de ces ser les informations qualitatives. Olivier derniers siècles ont contribué à créer et Pilmis analyse le processus d’ajuste- détourner des techniques financières ment des prévisions aux nouvelles de leur utilité économique fonda- informations ; les organisations interna- mentale. La « tulipomanie » des années tionales jouent un rôle moteur ; les pré- 1630 permet de développer les contrats visions de long terme sont plus stables ; à terme. 80 ans plus tard, John Law le moyen terme repose sur un retour à popularise la monnaie fiduciaire et le un scénario d’équilibre. Jörg Döpke, titre au porteur. Dans les décennies 1990 Ulrich Fritsche et Gabi Waldhof et 2000, c’est la titrisation qui alimente montrent que la crise financière de 2008 les excès d’endettement des entreprises et ménages américains. Les ingrédients et la grande récession ont peu changé de la spéculation sont souvent les les méthodes des prévisionnistes alle- mêmes : dérégulation financière, inno- mands. Ceux-ci se voient comme des vation technologique et politique moné- ingénieurs ; ils sont coupés des milieux taire expansionniste. On comprend académiques dominés par des théories mieux que ces vingt dernières années néoclassiques opposées aux politiques aient été marquées par un essor sans économiques actives. précédent de la spéculation, comme en attestent l’automatisation des échanges, Cet ouvrage devrait intéresser les prévi- le boom des marchés dérivés et des sionnistes, les utilisateurs des prévi- transactions à haute fréquence (THF), la sions, et tous ceux qui s’intéressent aux prolifération des cryptomonnaies, et la pratiques de l’économie appliquée. financiarisation des matières premières Une telle réflexion interdisciplinaire et de la nature. conduite en France serait bienvenue. La deuxième partie expose les avan- Catherine Mathieu tages et inconvénients de la spéculation. et Henri Sterdyniak Celle-ci facilite la découverte des prix, 212
Pixellence - 24-02-21 16:15:07 IF0007 U116 - Oasys 19.00x - Page 213 - BAT Revue PE 1 2021 - Dynamic layout 0 × 0 Lectures répartit plus efficacement les risques, REMITTANCES AND INTERNATIONAL finance les innovations et coordonne les anticipations. Les arguments contre la DEVELOPMENT: THE INVISIBLE FORCES spéculation sont qu’elle déstabilise les SHAPING COMMUNITY marchés, accroît le « court-termisme », Sabith Khan et Daisha M. Merritt et surtout amplifie les comportements Abingdon, Routledge, 2020, moutonniers, ce qui finit par empêcher de révéler le juste prix des actifs. Eke- 216 pages land et Rochet en concluent que la spé- culation nuit de plus en plus au bien- Les transferts de revenu des migrants être social. C’est donc assez logique- vers leur pays d’origine (remittances) ont ment qu’ils avancent leurs propositions fortement augmenté depuis la fin du pour la réduire. XXe siècle. Ils ont été estimés par la Banque mondiale à plus 650 milliards Après avoir rappelé que les mesures de dollars en 2019 contre 37 milliards fiscales pesant spécifiquement sur l’acti- en 1980 (soit une hausse d’environ vité financière – comme la taxe Tobin 1 660 %). Outre la synthèse des et la taxe sur les transactions financières recherches socioéconomiques sur les (TTF) – sont difficiles à mettre en fondements des transferts et leurs effets, œuvre, ou susceptibles d’engendrer des Sabith Khan et Daisha Merritt ont pour distorsions, les auteurs mettent en objectif de proposer des théories com- avant deux propositions. Ils envisagent plémentaires. Ils adoptent pour cela une de supprimer les exemptions à la TTF démarche inductive, leur analyse étant et d’étendre son application à tous les basée essentiellement sur deux paires marchés dérivés et de devises. Néan- de pays émetteurs-receveurs : Arabie moins, les banques trouveront sans Saoudite et Inde, et États-Unis et doute le moyen de contourner cette Mexique. Ce choix, bien que cohérent, taxe. Par conséquent, la préférence des mérite peut-être plus d’explications. auteurs va à l’instauration d’une micro- Néanmoins, on ne peut que remarquer taxe sur toutes les transactions élec- la variété d’enquêtes et données utili- troniques, présentant de nombreux sées dans cet ouvrage pertinent qui attraits : son assiette serait très large, évoque des aspects originaux de ces son taux très faible (moins de 0,5 %), sa flux. transparence la rendrait socialement acceptable, et elle ponctionnerait plus Les auteurs exposent d’abord les motifs les classes aisées que les classes popu- d’envoi. Ils présentent ceux mentionnés laires. Autre point crucial, elle diminue- dans la littérature économique comme – rait le nombre d’opérations purement entre autres – l’altruisme ou l’investisse- spéculatives tels les achats/ventes mul- ment. De surcroît, ils fournissent une tiples intra-journaliers et les THF. analyse sociologique en exposant notam- ment le rôle du genre, les concepts L’ouvrage, particulièrement clair et d’identification, d’assimilation ou d’inté- convaincant, ne manque ni d’esprit ni gration, les pratiques de communautés, d’humour. Les cinéphiles apprécieront et l’hypothèse du statut selon laquelle les les références au très bon film Le Sucre transferts permettent aux migrants de (1978) de Jacques Rouffio, qui illustre à retrouver un statut social au sein de leur merveille les engrenages spéculatifs. communauté. Cette analyse, suivie d’une description des évolutions des Norbert Gaillard moyens de transfert, permet aux auteurs 213
Pixellence - 24-02-21 16:15:07 IF0007 U116 - Oasys 19.00x - Page 214 - BAT Revue PE 1 2021 - Dynamic layout 0 × 0 politique étrangère | 1:2021 4:2020 de présenter les montants et les coûts seconde moitié de l’ouvrage. Enfin, d’envoi. selon la littérature, certains effets des transferts diffèrent en fonction des pays. La suite se focalise sur les pays précé- Dès lors, serait-il possible de mettre en demment cités pour analyser, dans les évidence de nouvelles relations en inté- États émetteurs et receveurs, les rela- grant des États supplémentaires dans tions entre ces flux, leurs déterminants, l’analyse ? leur perception, leurs effets socioécono- miques et les politiques menées. Dépen- Nicolas Destrée dant de motivations diverses, les transferts affectent le développement économique et les cultures, mais aussi la perception de l’immigration. Ainsi sont énumérés les programmes mis en SÉCURITE/STRATÉGIE place par certains pays receveurs pour limiter le blanchiment d’argent, diriger ces flux vers les dépenses productives, réduire les coûts et inciter à l’utilisation de services financiers. Ces flux sont sou- DEMAIN, LA GUERRE ? ÉTUDE SUR vent vus comme un outil de développe- LE RISQUE DE GUERRE ENTRE LES ment, mais leurs effets peuvent être ÉTATS-UNIS, LA CHINE ET LA RUSSIE négatifs en l’absence de politiques cohé- rentes. D’un autre côté, considérant les Adrien Schu, sous la direction transferts comme étant une perte de de Jean-Marc Laurent revenu et comme étant parfois illégaux, Lormont, Le Bord de l’eau, 2020, certains États émetteurs expriment la 192 pages volonté de taxer ces transferts, ou de réduire l’immigration. Cette partie Rédigé par un chercheur, Adrien Schu, aborde également le poids croissant des qui lui apporte sa rigueur scientifique – diasporas et des transferts dans les rela- en témoignent ses très nombreuses tions diplomatiques. références –, sous la direction d’un observateur des facteurs d’insécurité L’approche interdisciplinaire, tout internationale, le général Jean-Marc Lau- comme les recherches de terrain, sont rent, cet ouvrage a pour objectif de bienvenues. Néanmoins, chaque cha- s’interroger sur les risques de guerre pitre pouvant être considéré comme un entre les trois grandes puissances travail autonome, le lecteur peut avoir nucléaires (États-Unis, Russie et Chine) des difficultés à comprendre leur ordre alors que la période de stabilité post- et le lien qui les unit. Cette organisation Seconde Guerre mondiale semble engendre de nombreuses répétitions s’achever. tout au long de l’ouvrage. Le lecteur pouvait également s’attendre à une des- La première partie décrit le contexte cription plus précise des effets écono- géopolitique actuel en partant du miques, dans un chapitre dédié, constat que la compétition entre les recensant les multiples études exis- grandes puissances est de retour. Indis- tantes. Un tel chapitre aurait peut-être cutable depuis la fin de la guerre froide, permis de mieux comprendre les l’hégémonie américaine est aujourd’hui diverses relations évoquées dans la contestée par la Russie et la Chine. Ces 214
Pixellence - 24-02-21 16:15:07 IF0007 U116 - Oasys 19.00x - Page 215 - BAT Revue PE 1 2021 - Dynamic layout 0 × 0 Lectures deux États, qualifiés de révisionnistes maintien de l’équilibre actuel à l’horizon par l’auteur en ce sens qu’ils cherchent 2030. à modifier l’ordre international établi depuis trente ans, considèrent que La troisième partie est consacrée au l’hégémonie américaine est une menace risque de guerre régionale limitée. En pour leur sécurité et la survie de leur écartant les concepts de guerre hybride régime, tant sur le plan militaire (élar- et de zone grise, l’ouvrage s’appuie sur gissement de l’Organisation du traité de la théorie de la stratégie indirecte du l’Atlantique nord, OTAN) que norma- général Beaufre pour expliquer les rai- tif : les valeurs véhiculées par les États- sons et les modalités d’action de la Unis (démocratie, droits de l’homme) Chine et de la Russie. Elles agissent sont sources de déstabilisation pour ces d’une part en utilisant leur faible marge régimes autoritaires. De plus, alors de manœuvre pour avancer leurs qu’ils cherchent à reconquérir la place revendications révisionnistes sans susci- qu’ils estiment leur être due sur le plan ter de réaction de Washington. D’autre international et régional, ces deux États part elles pourraient tenter de dissuader voient les États-Unis comme un obs- une intervention américaine par tacle à leurs ambitions. l’emploi coercitif d’armes nucléaires ou en développant leurs capacités de déni Pour les auteurs, si elle est contestée, d’accès. l’hégémonie américaine demeure, tant son avance technologique et son arsenal Dans leur conclusion, les auteurs militaire sont grands. Cependant, si évoquent le débat américain sur la stra- cette suprématie militaire reste incon- tégie à adopter face aux agissements de testable au niveau global, elle l’est la Russie et de la Chine : défensive ou moins au niveau régional. Si les États- offensive ? Au bilan, un livre qui Unis devaient intervenir localement, apporte une vision claire, quoique leurs forces seraient diluées, et la Russie quelque peu optimiste, sur la supério- et la Chine ont les moyens de contester rité américaine, et les enjeux straté- la puissance américaine dans le haut du giques pour les dix prochaines années. spectre au niveau régional dans leur sphère d’influence. Michel Pesqueur La deuxième partie de l’ouvrage analyse la stabilité de l’équilibre nucléaire entre les trois puissances. Les innovations LES OPÉRATIONS EXTÉRIEURES technologiques en matière de précision DE LA FRANCE et de détection pourraient remettre en Julian Fernandez et Jean-Baptiste cause leurs capacités de frappe en second (pilier de la dissuasion). De Jeangène Vilmer (dir.) même, les initiatives américaines dans le Paris, CNRS Éditions, 2020, domaine des frappes conventionnelles 344 pages rapides, ou de la défense anti-missile, inquiètent la Russie et la Chine qui Comblant progressivement un vide, les répondent en modernisant et dévelop- publications sur les opérations exté- pant leur arsenal, la Chine menant en rieures (OPEX) françaises se multiplient parallèle une réflexion doctrinale. depuis quelques années. Ce sont sou- Malgré tout, les auteurs prévoient le vent des témoignages, plus rarement 215
Pixellence - 24-02-21 16:15:07 IF0007 U116 - Oasys 19.00x - Page 216 - BAT Revue PE 1 2021 - Dynamic layout 0 × 0 politique étrangère | 1:2021 4:2020 des études. Ce volume sorti directement traitement médiatique des OPEX, et au format poche, dirigé par Jean-Bap- montre bien le retour d’une « finalité tiste Jeangène Vilmer, directeur de combattante plus affirmée ». l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) et Julian Fer- La seconde partie de l’ouvrage est nandez, professeur de droit public à dédiée à des « retours d’expérience ». En l’université Panthéon-Assas, apporte sa sept textes, des militaires reviennent sur pierre à ce champ d’étude en construc- les opérations auxquelles ils ont parti- tion, en se concentrant sur les OPEX les cipé. Jean Michelin évoque l’Afgha- plus récentes. nistan, en soulignant notamment le changement générationnel qu’a marqué Dans l’introduction, les auteurs cette OPEX et en évoquant les questions reviennent sur le concept d’OPEX, de mémoire. Hervé Pierre fait part de tirant des leçons de la longue expé- réflexions tactiques passionnantes sur rience française : « accepter de ne pas l’emploi de la « contre-réaction » dans pouvoir peser partout pour pouvoir des contextes profondément différents, continuer à peser là où nos intérêts en Afghanistan et au Mali. Brice Erbland l’exigent » ; « éviter d’agir seul mais décrit l’emploi plein d’audace et de assumer pleinement le recours à la ruses des hélicoptères de l’armée de force » ; « donner du sens » ; favoriser le Terre en Libye en 2011. L’amiral Pierre « travail de mémoire ». Ils posent égale- Vandier expose l’engagement du porte- ment une question centrale : la France avions Charles de Gaulle lors de l’opéra- a-t-elle les moyens de ses ambitions ? tion Arromanches en 2015, en soulignant la flexibilité tactique apportée par ce navire et l’outil politique qu’il repré- Le livre est ensuite organisé en deux par- sente. Le général Michel Delpit ouvre ties. La première – « le cadre d’interven- des perspectives passionnantes sur tion » – se consacre pour l’essentiel aux l’emploi des forces spéciales de l’Afgha- aspects juridiques. Trois contributions nistan au Mali, tout en soulignant que interrogent les liens entre les OPEX et le ces dernières sont sans doute arrivées jus ad bellum, le jus in bello et le jus post au bout d’une étape et doivent se réin- bellum. Une quatrième, écrite par Nabil venter. Hajjami, déconstruit la crainte de judicia- risation, arguant qu’« en l’état, le droit En conclusion de cet ouvrage, Michel pénal et le droit militaire français neutra- Goya livre une analyse pertinente de lisent tout risque de judiciarisation l’importance que revêt le récit de ces entendue comme une instrumentali- OPEX, puisque « raconter est indispen- sation susceptible de sérieusement dés- sable à l’évolution ». Au bilan, on ne tabiliser l’institution militaire ». Cette peut que conseiller la lecture de cet première partie comprend également ouvrage collectif extrêmement riche à une intéressante contribution d’Olivier tous ceux qui s’intéressent aux ques- Schmitt sur la culture stratégique fran- tions militaires et stratégiques. çaise, qui « se caractérise au niveau poli- tico-stratégique par une préférence pour Rémy Hémez l’emploi de la force et une facilité institu- tionnelle à le faire, au service d’une conception ambitieuse du rôle interna- tional du pays ». Bénédicte Chéron offre, quant à elle, une synthèse éclairante du 216
Pixellence - 24-02-21 16:15:07 IF0007 U116 - Oasys 19.00x - Page 217 - BAT Revue PE 1 2021 - Dynamic layout 0 × 0 Lectures LES SENTIERS DE LA VICTOIRE. PEUT-ON l’illusion clausewitzienne de la victoire décisive, est en décalage avec la « bellici- ENCORE GAGNER UNE GUERRE ? sation de l’espace mondial », un espace Gaïdz Minassian désormais théâtre de guerres sans fin et Paris, Passés composés, 2020, de conflits infra-étatiques. 712 pages Si « la victoire […] est devenue un corps Dans cet ouvrage très riche, l’auteur, étranger au XXIe siècle », est-il légitime journaliste et politologue, livre une de se demander si l’on peut encore réflexion salutaire au terme d’une ana- gagner une guerre ? L’auteur nous lyse du concept de victoire dans les apprend que c’est justement parce que relations internationales. À rebours la grammaire de la conflictualité a d’une littérature française qui se évolué qu’il est plus que jamais néces- contente bien souvent de pointer du saire de définir précisément la notion de doigt les errements stratégico-politiques victoire, afin de mieux s’en affranchir. qui ont entraîné l’Occident dans des La deuxième partie du livre échafaude guerres sans fin desquelles il ne sait donc un édifice théorique de la victoire. plus sortir vainqueur, Gaïdz Minassian Appelant à une nouvelle sociologie de propose une approche originale et sub- la victoire, l’auteur tâche de donner tile pour dépasser l’aporie apparente corps au concept, avec ce qu’il nomme qui entoure aujourd’hui le concept de la « pyramide de la victoire ». Pour lui, victoire dans la réflexion stratégique. En « tant que l’homme ne se libérera pas proposant une alternative à la dialec- du magnétisme de la pyramide de la tique de la force et de la ruse au travers victoire, tant que son imaginaire restera de la parabole homérique de la ren- aimanté par la sacralité de la victoire, il contre entre Achille, Ulysse et Hector, il continuera d’empiler les désillusions et dresse les contours d’une troisième voie d’écrire aveuglément le script de ses permettant de sortir de l’ornière : celle victoires virtuelles, en décalage complet de l’humilité. avec le monde ». Le livre s’ouvre sur le dialogue entre les Distinguant quatre paradigmes de la deux Achéens, auquel assiste, impas- victoire – gestion de crise de haute sible, le héros de Troie. À partir de cet intensité, gestion de crise de basse échange, qui sert de fil rouge à une intensité, guerre sans fin et sortie de réflexion en quatre parties, l’auteur crise – l’auteur s’interroge, à la lumière retrace d’abord l’évolution du concept des conflits contemporains sur l’entête- de victoire à travers les âges. De sa for- ment des chefs militaires et des diri- mation jusqu’à son éclatement au sortir geants politiques à s’enferrer dans des de la Première Guerre mondiale, en théories de la victoire inefficaces. Pour passant par des phases successives de Gaïdz Minassian, le but de toute grande reconstruction, d’intégration et de stratégie devrait être avant tout de fusion, l’auteur s’attache à montrer gagner la paix, qu’elle passe ou non par toute l’ambivalence que recouvre la une victoire militaire. Une manière d’y notion de victoire, pour mieux mettre parvenir, selon lui, est dès lors de en lumière ses contradictions actuelles. penser une victoire comme une norme Il montre ainsi à quel point le logiciel d’humilité, et une norme post-conflit. des États occidentaux, exorbitant de En définitive, la meilleure manière de l’ordre westphalien et imprégné de s’orienter sur « les sentiers sinueux de 217
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