Par Christine Lehman, Université Paris-Ouest Nanterre La Défense (IREPH)
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Qu’est-ce que l’eau pour les chimistes du XVIIIe siècle? Ce texte est celui d’une conférence prononcée à Vittel le 28 juin 2012 par Christine Lehman, Université Paris-Ouest Nanterre La Défense (IREPH) A la question « qu’est-ce que l’eau ? » On pourrait répondre aujourd’hui : soit H2O, soit, comme on l’apprenait à l’école primaire, un liquide transparent, incolore et inodore. D’autres pourraient répondre aussi que la terre est recouverte d’eau dans un pourcentage qui avoisine de 70 à 80%. Mais que pouvait représenter l’eau pour les chimistes du XVIIIe siècle qui n’avaient pas à leur disposition les formules chimiques et qui ne pouvaient se contenter d’une définition aussi sommaire que celle d’un liquide transparent incolore et inodore ? Pour ces chimistes, l’eau est, avec la terre, l’air et le feu, un des quatre éléments qui constituent la matière. Mais cela n’a pas été toujours le cas et, au cours des siècles, les éléments ont subi de nombreuses variations. Il nous faut donc revenir à la source et reprendre une brève histoire de ces éléments. Au XVIIIe siècle la représentation de l’eau ne se limitait pas à cet aspect élémentaire car l’eau avait aussi des propriétés physiques et c’était un solvant que l’on pouvait analyser. Mais si l’analyse des eaux est une pratique courante dès le XVIIe siècle, c’est Lavoisier qui, à la fin du XVIIIe, a remis en cause sa nature élémentaire et indestructible et démontré publiquement la vraie nature de l’eau. Nous remercions la Bibliothèque nationale de France qui a autorisé la reproduction de certains documents. Dans les citations, nous avons gardé l’orthographe des textes originaux. 1
I. UNE BREVE HISTOIRE DES ELEMENTS 1. L’eau pour les philosophes grecs. Thalès de Millet au VIe siècle avant notre ère. L’eau ou « arché » : un Principe primitif source de l’univers Pour Thalès de Millet au VIe siècle avant notre ère, L’eau est avant tout un Principe primitif. L’eau élément est source de tous les autres : l’EAU ou « Arché » Ce dernier mot recouvre à la fois les notions d’origine, de commencement et aussi de commandement. Selon Thalès, tout est constitué d’eau et est animé de soi-même. L’eau est la base permanente qui assure la transformation de tout. Thalès concevait la terre comme une grande plaque flottante, comparable à un disque de bois posé sur l'eau, et l’univers rempli d’une composition gazeuse dérivée de l’eau liquide. Les mouvements de l'eau expliquaient selon lui les tremblements de terre. 2
Un siècle plus tard, Empédocle imagine quatre éléments « terre, eau, feu, air ». Ce sont plus des puissances divines que des constituants de la matière auxquels il ajoute deux éléments- puissances, l’amour et la haine, qui ont pour rôle de joindre ou de séparer ces 4 éléments. Ces quatre « racines » d’Empédocle s'unissent sous l'empire de l'Amour et se séparent sous le régime de la Haine. Le monde résulte de leur mélange en proportions diverses, comme les tableaux les plus variés du peintre sont créés par les divers mélanges sur sa palette des quatre couleurs fondamentales. Aristote au IVe siècle avant JC reprend ces quatre éléments. Ils sont cette fois-ci constituants de la matière mais ils ne sont pas premiers car ils véhiculent des qualités premières de froid, de chaud, de sec, et d’humide. Ils constituent la matière mais ce sont surtout des vecteurs de qualités. Chez Aristote les quatre éléments sont formés par l’union d’un substrat matériel indéterminé et de deux qualités. Ainsi le feu est chaud et sec ; l’air est chaud et humide ; l’eau est froide et humide ; la terre est froide et sèche. Néanmoins dans chacun d’eux une qualité prédomine. 3
Les solides platoniciens Dès avant l’existence physique des cinq éléments, la matière adopte la forme de corps géométriques idéaux dont les surfaces sont équilatérales et isogones et dont les angles se trouvent sur une boule. Platon Timée La vue cosmogonique de Platon associe les quatre éléments à des polyèdres de forme parfaite inscriptibles dans une sphère : le feu représenté par un tétraèdre à cause de ses pointes piquantes ; la terre par un cube car sa surface est la plus grande ; l’eau par l’icosaèdre car sa forme est la plus douce enfin l’air par l’octaèdre. Ces représentations sont associées à des propriétés physiques et extérieures. Le dodécaèdre découvert par les mathématiciens conduit Aristote à le proposer comme cinquième élément ou quintessence qui sera assimilé plus tardivement à l’éther. En s’attachant aux propriétés extérieures des éléments, ces formes géométriques ne font pas vraiment partie de l’histoire de l’élément chimique car ce dernier est fondamentalement lié à la structure intime de la matière, à la substance même. Ces solides de Platon, contemporain d’Aristote, sont cependant trop connus pour être passés sous silence. Ainsi, pour les philosophes grecs, l’élément est associé exclusivement à une quête métaphysique d’interprétation de la matière et n’a aucune relation à l’expérience. 4
La théorie d’Aristote perdure et fait loi jusqu’au XVe siècle. A partir de cette date, l’élément change à la fois de nom et de statut : 1/ Il change de nom et se nomme dorénavant Principe 2/ On le démontre expérimentalement à partir des expériences des alchimistes, c'est-à-dire des premiers chimistes. 2. La tria prima de Paracelse La Tria prima Principe et agent réactionnel Sel, soufre et mercure 1/ Le Sel agent de solidité ou de corporéité 2/ Le Soufre actif provoque la combustion 3/ Le Mercure est agent de volatilité et de fluidité Paracelse (1494-1541) Le médecin suisse, Paracelse, a une très mauvaise réputation d’alchimiste mais il fut en fait un pionnier de l'utilisation en médecine des substances chimiques et des minéraux. Il a beaucoup voyagé et modernisé la médecine de son temps. Paracelse et ses disciples adoptent trois principes : le sel, le soufre et le mercure. On peut rapprocher le sel, agent de solidité, de la terre d’Aristote, le soufre qui provoque la combustion, du feu et le mercure, agent de fluidité, de l’eau. Mais en fait le statut de l’élément est totalement différent de celui d’Aristote car il est Principe c'est-à-dire constituant des corps et agent réactionnel. Ce trio primitif, (sel, soufre, mercure), ne correspond absolument pas aux espèces chimiques, ce sont plutôt des archétypes des qualités qui se manifesteraient dans tous les corps. Chaque 5
corps naturel a sa caractéristique de sel c’est à dire de couleur et de goût, de mercure ou de fluidité et de soufre ou de substance. On peut constater que l’eau a disparu et ne fait plus partie des principes des chimistes. Une autre évolution s’amorce à partir du XVIIe siècle. Les éléments sont alors reliés à l’expérience des chimistes. Ces derniers adoptent cinq principes qui sont les produits de la distillation et, puisqu’ils se dégagent lors de la distillation, ils constituent réellement la matière On peut ainsi lire dans un livre de chimie du début du XVIIIe siècle la définition suivante de ces cinq principes : le mercure ou esprit, le phlegme ou eau, le soufre ou huile, le sel, la terre. e Au début du XVIII siècle Certains chimistes conservent les cinq éléments des anciens Ils donnent le nom de mercure ou d’esprit à l’eau ardente qui monte la première dans la distillation. Ils appellent phlegme l’eau insipide qui vient après. Ils appellent encore l’esprit la liqueur acide qui passe feu plus fort. Lorsqu’ils ont mis la matière visqueuse et grossière restée après les deux premières substances dans une retorte ; l’humeur huileuse, grasse, visqueuse qui vient après l’esprit acide, est le souphre ou l’huile. On brûle ce qui reste, on y surverse de l’eau bouillante, qu’on filtre et qu’on évapore, & on trouve le sel ; les cendres qui restent sont la tête morte ou terre damnée. Jean-Baptiste Senac, Nouveau cours de chymie suivant les principes de Newton et de Sthall (1723) L’eau, ou phlegme, fait à nouveau partie des constituants de la matière. 6
3. Une évolution des principes au XVIIIe siècle e Les éléments des chimistes du XVIII siècle Rouelle 1757 Venel 1761 Des Instruments On a donné le nom d’élémens à ceux qu’on ne On en compte ordinairement six dont peut pas raisonnablement soupçonner pouvoir quatre sont naturels et deux artificiels : souffrir ultérieurement une simplification. Ce les naturels sont le feu, l’air, l’eau et la sont les élémens par excellence : le feu, l’eau, terre. l’air et la terre. La nature se sert dans ses productions On a considéré ces corps ou ces élémens sous comme instrumens; mais encore deux points de vüe, c’est à dire on les distingue en tems que corpucules, que comme materiaux des corps matériaux des corps et en instrumens chimiques Les chimistes du XVIIIe siècle reviennent aux quatre éléments aristotéliciens le Feu, la Terre, l’Eau et l’Air. Ces éléments par excellence sont ceux que l’on ne peut pas diviser. Il y a cependant une grande différence avec les éléments aristotéliciens, car ces éléments de la chimie des Lumières ont deux caractéristiques bien distinctes : 1/ Ils sont d’une part les matériaux des corps c'est-à-dire les constituants de la matière. Ils ont le même nom que les éléments d’Aristote mais ils sont fondamentalement différents. Mis à part le phlogistique (ou feu élémentaire), ils correspondent à l’étape ultime de l’analyse comme pour les chimistes du siècle précédent. On a donné le nom d’élémens à ceux qu’on ne peut pas raisonnablement soupçonner pouvoir souffrir ultérieurement une simplification. Ce sont les élémens par excellence : le feu, l’eau, l’air et la terre. 7
2/ Ils sont d’autre part des instruments entre les mains du chimiste. Ainsi Guillaume-François Rouelle (1703-1770), grand chimiste du XVIIIe siècle, met les quatre éléments ou instruments naturels au même rang que les vaisseaux (ustensiles) et les menstrues (tous les dissolvants excepté l’eau) qu’il nomme instruments artificiels. Ces deux aspects diffèrent essentiellement car dans l’esprit de ces chimistes : L’élément est une particule solitaire, dure, impénétrable, reliée à une autre identique ou différente pour former tous les corps de la nature à l’image de nos atomes. Alors que l’instrument est l’élément en masse c'est-à-dire tel qu’il se présente à l’état naturel. C’est le feu que l’on utilise dans les fourneaux ou l’air qui permet d’activer le feu. Ainsi l’eau, obtenue sous forme de phlegme dans toute distillation d’une substance végétale ou animale est bien un élément constitutif de la matière. Alors que l’eau instrument est l’eau naturelle : l’eau de source, l’eau de rivière ou l’eau pure que les chimistes utilisent dans toutes leurs dissolutions. 8
II. QU’EST-CE QUE L’EAU POUR LES CHIMISTES DU XVIIIE SIECLE ? Un coup d’œil sur une page des notes du cours de chimie de Pierre-Joseph Macquer (1718- 1784), professeur au Jardin du Roi permet de se rendre compte de la chimie de l’eau au XVIIIe siècle. e L’Eau dans les cours de chimie du XVIII siècle Notes du cours de Chimie de Macquer au Jardin du Roi 1770-1784 (source BnF) Propriétés physiques Eau élément constituant des corps Eau instrument du chimiste pour les dissolutions Une première lecture de ce texte permet de faire ressortir le plan général adopté par le professeur. Il présente successivement à ses auditeurs : Les propriétés physiques de l’eau L’eau, élément constitutif de la matière L’eau, instrument Une analyse détaillée de cette leçon sur l’eau permet d’en définir plus finement le contenu : 9
1/ Les propriétés physiques de l’eau L’eau L’eau est comme l’air une substance sans couleur, sans odeur et sans saveur sensible. Elle diffère de l’air 1° par sa densité, elle est à l’air à peu près comme 850 à 1 2° Par sa dilatabilité qui est beaucoup moindre 3° Par le défaut d’élasticité quand elle est en masse 4° Son incompressibilité 5° Sa congélabilité: congélation de l’eau, figure régulière, aiguille implantées sous des angles de 60 à 120 degrés. Vraie cristallisation. Arrangement libre des parties intégrantes dans leur agrégation. Gonflement de la glace et sa légèreté. Chaleur qui s’excite dans le moment de la congélation Fusibilité, volatilité, évaporabilité Différents degrés d’agrégation dans l’eau: L’état de glace; l’état de liquide; l’état vaporeux même l’état gazeux Degré de chaleur fixe de l’eau bouillante; Bain-marie Machine de Papin Grande expansibilité. Explosions. Notes du cours de Chimie de Macquer au Jardin du Roi 1770-1784 (source BnF) La leçon sur l’eau débute par sa définition : L’eau est comme l’air une substance sans couleur, sans odeur et sans saveur sensible. Macquer compare ensuite ses propriétés physiques à celles de l’air 1° L’eau est 850 fois plus lourde que l’air (les mesures contemporaines donnent 833 à 20°C). 2° Elle est beaucoup moins dilatable que l’air. 3° et 4° Quand elle est en masse, c'est-à-dire dans son aspect ordinaire elle est peu élastique et peu compressible. Puis il étudie la glace 5° Sa congélabilité: congélation de l’eau, figure régulière, aiguille implantées sous des angles de 60 à 120 degrés. Vraie cristallisation. 10
Arrangement libre des parties intégrantes dans leur agrégation. Gonflement de la glace et sa légèreté. Les parties intégrantes correspondent à nos molécules par opposition aux parties constituantes qui correspondent à nos atomes. Donc, dans les cristaux de glace les molécules sont disposées librement mais la glace a un volume plus grand (on sait qu’une bouteille d’eau mise au congélateur risque de se briser) et est plus légère que l’eau (les glaçons flottent sur l’eau) Il traite ensuite des changements d’état Chaleur qui s’excite dans le moment de la congélation. C’est ce qui correspond à notre actuelle chaleur latente de changement d’état. En se transformant en glace l’eau libère de la chaleur Fusibilité, volatilité, évaporabilité Différents degrés d’agrégation dans l’eau Dans l’eau, les molécules sont plus ou moins rapprochées. Macquer dit par ailleurs à ses élèves : On doit considerer l’eau fluide comme un corps en fusion et regarder son etat solide comme celui dans lequel elle devroit être toujours. Macquer évoque aussi : L’état de glace (molécules proches et organisées) ; l’état de liquide (molécules plus éloignées); l’état vaporeux et même l’état gazeux Degré de chaleur fixe de l’eau bouillante; Bain-marie » La température de l’eau bouillante est fixe et cette propriété est utilisée pour maintenir une opération à température constante. Machine de Papin Grande expansibilité. Elle occupe 14000 fois plus de place lorsqu’elle est réduite en vapeurs que dans son état naturel. L’eau est dilatable à 14000 fois son volume, elle est capable de produire des explosions si on la verse sur du métal ou du sel de tartre fondus, mais cela n’arrive pas dans le vide. Explosions Lorsque l’eau est reduite en vapeurs et que ces vapeurs sont renfermées, elles font un effet terrible pour s’echapper, un effort bien au-dessus que celui que peut faire la meilleure poudre à 11
canon bien comprimée. On ne scait point jusqu’où peut aller cet effort, il seroit trop dangereux de l’eprouver. Principe de la distillation Les expériences correspondantes sont réalisées devant l’auditoire Les expériences sur l’Eau Sur l’eau Montrer de la glace comme l’état primitif de l’eau. Fusibilité de l’eau par le feu Considérée dans cet état, elle procurera les expériences suivantes : pompes, baromètres d’eau.32p. &c Incompressible en masse, cependant elastique. Volatilité par le feu. Vapeurs, nuages Hygromètre de M. Duluc &c. Eau bouillante, chaleur fixe Eau avec excès de chaleur, machine de Papin Plus considérable, explosion &c. Notes du cours de Chimie de Macquer au Jardin du Roi 1779 (source BnF) Dans cette liste d’expériences, il faut s’arrêter sur Baromètres d’eau.32p c’est à dire 32 pouces, soit 10,4 m, c’est la hauteur de la colonne d’eau soumise à la pression atmosphérique, l’équivalent des 76 cm de mercure. Le cours met en garde sur le danger de chauffer de l’eau en milieu fermé car les vapeurs feraient alors « l’effet d’une bombe ». Expérience avec la machine de Papin « La machine de Papin est une marmite de cuivre très epaisse, dont le couvert joint exactement. Au-dessus de ce couvert, sont deux barres de fer qui se croisent dans les 4 extrémités sont arrestés par des vices et des tenons qui sont autour de la marmite. On emplit cette marmite d’eau, et on suspend au milieu une boule de plomb et on ferme exactement. On met la marmite sur un grand feu. L’eau devient rouge à blanc et met le plomb en fusion. » Machine de Papin (1697) 12
Ce n’est pas l’ébullition de l’eau qui a provoqué la fusion du plomb mais l’élévation de la température sous l’effet de la pression. Le plomb fond effectivement à une température d’environ 320°c. Sous pression la température d’ébullition de l’eau est plus élevée, c’est notre actuelle cocotte minute…. 2/ L’eau élément L’eau est interposée et combinée dans beaucoup de corps Macquer Jardin du Roi (1770-1784) (source BnF) Purification de l’eau Dès 1763 Macquer justifie le rôle élémentaire de l’eau auprès de son auditoire en expliquant que : « L’eau est interposée et combinée dans beaucoup de corps. Elle entre dans les corps comme principe, on s’en assure en les soumettant à la distillation». En effet, les distillations sont couramment effectuées dans les cours de chimie. Comme l’explique Rouelle dans son cours de chimie au Jardin du Roi à propos de la distillation du romarin, les vapeurs qui sont collectées les premières sont l’esprit recteur, ou partie odorante de la plante, et le phlegme ou eau : Esprit recteur ou partie aromatique du romarin et le phlegme [eau] qui ont passé dans la solution au degré de chaleur moyen entre la glace et l’eau bouillante. On peut constater sur la planche de l’Encyclopédie représentée ci-dessous que le matériel de chimie ne manque pas dans un laboratoire. Alcool Eau Sel 13
Cette planche superpose la gravure représentant la table des rapports, sur laquelle nous reviendrons, et la vie d’un laboratoire de chimie avec les aides de laboratoire indispensables à son fonctionnement pour le transport de l’eau, la vaisselle et la surveillance des distillations. Au centre, la grande table permet aux chimistes d’effectuer leurs opérations avec le matériel soigneusement rangé sur une planche à l’arrière fond. 3/ L’eau instrument Les chimistes ont depuis longtemps reconnu le rôle central de l’eau. Dès le début du XVIIIe siècle, l’eau est une substance chimique à part entière, elle est caractérisée par un symbole qui apparaît dans dernière colonne de la table des rapports de Geoffroy dès 1718. Elle réagit chimiquement et on peut classer les différentes affinités des acides et de l’alcool par rapport à l’eau. Cette table est ainsi un instrument précieux pour le chimiste qui sait l’utiliser. Il peut grâce à celle-ci éliminer l’eau de solvatation quelquefois gênante : « Nous réduisons sous une forme concrete, des sels neutres très-avides d'eau par le moyen de l'esprit-de-vin ». Les symboles du sel et de l’esprit de vin sont les suivants : Sel Esprit de vin L’examen des trois dernières colonnes de la table montre l’utilisation du rôle instrumental de l’eau. Il est en effet possible de concentrer les solutions salines (sel, acide et base) au moyen de l’esprit de vin. Si on ajoute de l’alcool (esprit de vin) à une solution saline, l’esprit de vin plus proche de l’eau dans la colonne c'est-à-dire ayant plus « de rapport ou d’affinité » avec l’eau que le sel réagira avec l’eau et ainsi précipitera le sel. De la même manière, la dernière colonne de la table explique qu’il est possible d’isoler la résine contenue dans une plante. Dans ce cas, on dissout la plante dans l’esprit de vin qui solubilise la résine, l’ajout d’eau la sépare de la solution alcoolique et la fait précipiter. 14
Mais l’eau est un instrument bien distinct des deux autres instruments, le feu et l’air. En effet, elle agit peu physiquement. Son action instrumentale est surtout chimique par son pouvoir dissolvant L’eau solvant. Par ce grand pouvoir dissolvant, l’eau « est utile pour separer les divers corps auxquels elle était unie ». Au XVIIIe siècle, elle fournit un moyen commode pour retirer les sels lixiviels, par exemple la soude, que l’on tire des cendres du varech. La dissolution dans l’eau permet de séparer des plâtras le nitre c'est-à-dire les nitrates qui mélangés avec du charbon forme la poudre à canon. Son domaine d’action est très étendu car L'eau est le dissolvant de tous les sels, des extraits des végétaux, des gommes, des mucilages, des corps muqueux, de certaines couleurs végétales telles que celle des fleurs de violette, du bois de Brésil, &c. d'une partie des gommes-résines, des esprits ardens, des savons, des sucs gélatineux & lymphatiques des animaux, & même de leurs parties solides, si on l'applique à ces dernieres substances dans la machine de Papin. Cette dernière application est économiquement importante car la gélatine des os était un aliment du pauvre très utilisé dans les hôpitaux. L’eau dissout aussi certaines substances métalliques comme le fer ce qui permet de préparer des solutions tonifiantes, le mercure pour soigner les plaies et les ulcères ainsi que l’antimoine qui permet de préparer des remèdes efficaces. Il ne semble pas y avoir de limite à son action si ce n’est celle de la quantité de matière à dissoudre : Selon la loi la plus générale de la dissolution, l'eau ne dissout que des quantités déterminées de tous les corps consistans, que nous avons dit être entierement solubles par ce menstrue ; elle s'en charge jusqu'à un terme connu dans l'art sous le nom de saturation, & au-delà duquel la dissolution n'a plus lieu, tout étant d'ailleurs égal. Il est intéressant de constater que les chimistes du XVIIIe connaissaient déjà la notion de saturation et de limite de solubilité. La dissolution aqueuse est ainsi une union chimique aux proportions définies. Les applications de ce pouvoir dissolvant On peut citer la fabrication de l’eau de Selz. Pour Venel, qui a particulièrement étudié cette eau gazeuse : « Imiter une eau aërée, c’est donc dissoudre de l’air dans de l’eau ». 15
En effet les chimistes du XVIIIe siècle ne distinguent pas les différentes espèces de gaz, ils les nomment tous « air », dénomination qui devient un terme générique. Ainsi l’air fixe, notre dioxyde de carbone, a été mis en évidence par l’anglais Joseph Black en 1754. En 1772, un autre chimiste anglais, Priestley, propose un moyen de dissoudre cet air fixe dans l’eau. Un flacon A plein d’eau est renversé sur une bassine pleine d’eau. On introduit un tuyau souple C relié à une vessie D elle-même reliée à un flacon E rempli de 2/3 de craie avec un peu d’eau On détache la vessie et le tube flexible du flacon E et du tube A. On appuie fortement sur la vessie pour en chasser la totalité de l’air. On ajoute rapidement de l’acide sulfurique sur la craie, il y immédiatement dégagement d’air fixe. On place alors rapidement le dispositif, on presse la vessie pour purger l’air. Quand le flacon A est rempli au 1/3, on agite pour dissoudre le gaz et on recommence …. 16
Cette eau aërée « prévient » les marins contre le scorbut et la méthode proposée permet de préparer de l’eau gazeuse en mer. Ce matériel simple est facile à embarquer pour de longues traversées. Dans sa leçon sur l’eau, Macquer insiste sur le fait que l’eau est un grand dissolvant des sels. Grand dissolvant surtout des sels Macquer Jardin du Roi (1770-1784) (source BnF) Puisque l’eau dissout très facilement les sels, comme le dit Macquer, il n’existe pratiquement pas d’eau pure. On peut ainsi classer les différentes eaux en 3 grandes catégories : L’eau de pluie et de neige, l’eau de rivière et les eaux minérales. Les diverses espèces d’eaux Macquer Jardin du Roi (1770-1784) (source BnF) Les chimistes se trouvent donc dans l’obligation d’analyser ces diverses espèces d’eau pour savoir en premier lieu si elles sont potables et pour connaître ensuite les sels contenus dans les eaux minérales afin de faire le lien avec leurs qualités thérapeutiques. 17
III. L’ANALYSE DE L’EAU 1/ Analyse de l’eau au XVIIe siècle L’analyse des eaux a été très précoce. Dès le milieu du XVIIe siècle, l’analyse des eaux minérales semble être une pratique courante comme on peut le constater avec l’ouvrage d’Athaneus Kircher (1601-1680) qui étudie le monde souterrain et en particulier les eaux souterraines. Kircher Athanasius, Frontispice Mundus Subterraneus, 1664. 18
Analyse de l’eau au XVIIe siècle: Kircher, Mundus Subterraneus, 1664. La distillation La mesure de densité à l’aide de l’aréomètre 1/ Comme le montre l’ouvrage de Kircher, au XVIIe siècle, les chimistes utilisent la distillation pour purifier l’eau et l’aréomètre pour mesurer sa densité. Les deux boules inférieures de l’aéromètre, ou densimètre, sont remplies de mercure. On étalonne le densimètre avec des solutions de concentrations connues pour un sel donné. La fine tige graduée s’enfonce alors plus ou moins selon la densité du liquide. Ces chimistes du XVIIe siècle font aussi l’inventaire des différents sels existant dans une eau minérale. 19
e Analyse de l’eau au XVII siècle: Kircher, Mundus Subterraneus , 1664. 20
2/ Les eaux de Versailles et des sources environnantes sont aussi régulièrement envoyées à l’Académie des sciences pour analyse et vérification de leur pureté et de leur potabilité. Analyse des eaux de Versailles (1682) e Examen des eaux de Versailles faict le 11 jour d’aoust 1682 Les eaux qui ont été envoyés de Versailles par l’ordre de Monseigneur Dormoy pour être examinées en l’Académie Royalle des sciences afin de reconnoitre celles qui sont les meilleures à boire et les plus salubres. Elles ont estés prises en divers lieux et ont estés examinées par l’observation de leur limpidité, de leur legereté, de leur goust et de leur pureté qui sont les qualités resquises pour la bonté des eaux que l’on boit. Leur limpidité a esté observée dans des verres de fougere bien nets et leur legereté reconnue par l’areomètre. Leur saveur qui n’etoist pas bien manifeste au goust s’est montré en quelques vues par le changement de la couleur bleue du tournesol en rouge, ce qui marque toujours quelque acidité et leur pureté a parut aux residences restées aux fonds des alembics apres la distillation faict à la chaleur du bain-marie. L’eau de la fontaine de Maltourte s’est trouvée estre peu limpide et blanchâtre, plus pesante que les eaux des sources bien pures, elle a peu rougy le tournesol, et sa residence estoit une terre grise en quantité mediocre. L’eau de la fontaine des crapaux estoit limpide mais aussy pesante que celle de Maltourte, rougissoit peu le tournesol, et sa residence estoit fort peu de terre grise L’eau de Roquencourt s’estoit trouvée limpide et pesante comme celle des crapaux, mais elle a laissé beaucoup plus de terre grise. L’eau du Chenay limpide et pesante a peu rougy le tournesol mais elle a laissé une assé grande quantité de terre blanche autour de laquelle estoit contre le vaisseau un enduit salé de couleur rouge. Bourdelin Académie des sciences (1680-1684) (source BnF) Cette analyse effectuée par les académiciens permet de reconnaitre les critères de potabilité d’une eau : limpidité, légèreté, goût et pureté « qualités requises pour la bonté des eaux que l’on boit ». La limpidité est observée dans des verres de fougère, verres fabriqués à partir de cendres de bois de fougère et de potasse. Sa légèreté est mesurée par l’aréomètre qui détermine sa densité. Si sa densité est supérieure à celle de l’eau pure, elle est dite « pesante » et contient donc beaucoup de sels. Son goût acide est testé par l’indicateur coloré, la couleur rouge du tournesol indique une eau acide. 21
Sa pureté est déterminée par une distillation douce et par le résidu solide qui reste au fond de l’alambic. Ces critères permettent de déterminer la salubrité des différentes eaux de fontaine : celle de Maltourte, du Chesnay, de Rocquencourt, de Ville d’Avray, du Trianon, de S t Cyr etc… Dans leur conclusion, les chimistes ont néanmoins conscience que cette analyse n’est que partielle car elle ne tient pas compte des impuretés biologiques : Par cet examen que nous avons faict très exactement, nous avouons n’avoir pas reconnu toutes les qualités de ces eaux. Les infections qu’elles peuvent avoir receue du meslange de quelque vapeur de terres humides et corrompues ne se reconnoissent que par les effets qu’elles produisent sur ceux qui en boivent et c’est ce qui reste à observer. 2/ Les eaux minérales au XVIIIe siècle Dans son cours de chimie au Jardin du Roi, Macquer consacre une leçon aux eaux minérales Définition L’obtenir L’analyser La purifier Macquer Jardin du Roi (1779) (source BnF) 22
Il commence par une définition étendue : Une eau minérale est une eau qui n’est pas parfaitement pure, mais en fait, comme aujourd’hui, on réserve ce terme aux eaux médicinales. En première partie le cours présente : 1/ L’analyse des eaux potables dont nous venons de voir un exemple avec l’analyse des eaux de Versailles, c’est-à-dire : Ses qualités sensibles, sa dureté et une première appréciation de ses sels par l’observation de précipités éventuels avec la soude (alkali fixe) et l’ammoniac (alkali volatil) Les moyens de la purifier : par agitation, par distillation et par filtration. 2/ Puis la description détaillée de l’analyse d’une eau minérale. Au milieu du XVIIIe siècle, l’analyse d’une eau minérale suit un protocole opératoire bien défini. Comme on l’a vu, on décrit tout d’abord son aspect extérieur : couleur, odeur et saveur. Le second test est celui des indicateurs : - Le sirop de violette, bien que ce test ne soit pas toujours fiable, permet de déceler une terre absorbante c'est-à-dire un carbonate ou un silicate de calcium. - La décoction de noix de galle révèle la présence de fer et si une lame de fer plongée dans l’eau se recouvre d’un dépôt rouge brillant, l’eau étudiée contient du cuivre. La dernière opération est celle de l’évaporation. L’ordre de précipitation et la géométrie des cristaux donnent en première approximation des indices pour la détermination de la nature du sel que l’ajout d’acide ou de soude permet de confirmer. La liste des différents sels répertoriée dans l’article « Eaux minérales » de l’Encyclopédie avec pour chacun d’eux les différents tests de reconnaissance donne une idée de la minutie des opérations que devait effectuer le chimiste pour analyser une eau minérale. L’observation des figures géométriques des sels s’effectue à la loupe ou même au microscope. Par exemple, le sel de Glauber, notre sulfate de sodium, se reconnaît non seulement au goût d’amertume qui laisse une impression de froid sur la langue mais aussi « à la figure de leurs crystaux, qui est un parallelogramme, dont les angles sont coupés d'un côté » ainsi qu’à l'ordre de la cristallisation, car « ces sels qui se trouvent le plus souvent avec le sel marin, ne se cristallisent qu'après ce dernier sel à une évaporation lente ». 23
Planches de l’Encyclopédie (1763) Figures de cristallisation des sels On distingue aussi de cette façon la terre absorbante (carbonate ou silicate de calcium) de la sélénite, notre sulfate de calcium : Ainsi, par exemple, la terre absorbante, au moyen d'une évaporation lente, se forme en petites lames écailleuses & la sélénite en petites aiguilles qui desséchées ont un luisant comme soyeux. La concrétion de l'une & de l'autre de ces substances précède toujours celle des sels dans une liqueur qu'on soumet à l'évaporation. Par ailleurs, la présence de sélénite est souvent confirmée par l’obtention d’un précipité avec la soude. Une fois le sel identifié, le chimiste procède à sa pesée avec des balances de précision ce qui permet d’établir leur concentration massique établie en grain par litre. Pour plus de précision le chimiste travaille sur des grandes quantités : des centaines de seaux d’eau !! Il leur faut effectivement brasser une grande quantité d’eau pour obtenir des résultats quantitatifs fiables, et pour être validé le résultat doit être le même du premier au centième seau. Enfin, pour ne pas polluer l’eau les bassines utilisées sont généralement en cuivre, quelquefois même en argent. 24
IV. QUELLE EST LA VRAIE NATURE DE L’EAU ? Dans les années 1780, la combustion du gaz « air inflammable » ou hydrogène nouvellement découvert est un sujet d’études menées isolément. Dès 1781, en Grande Bretagne, Cavendish produit de l’eau en enflammant de l’air déphlogistiqué (oxygène) et de l’air inflammable (hydrogène) par une étincelle électrique. En France, Monge montre que la masse d’eau formée est égale à la masse des réactifs et simultanément Lavoisier aidé de Laplace vérifie que l’eau obtenue est de l’eau pure. L’expérience de synthèse de l’eau est ensuite réalisée publiquement lors de la séance de l’Académie des sciences du 24 juin 1783 en présence d’un invité de marque : l’anglais Blagden, assistant de Cavendish. Les observations des deux côtés de la Manche sont identiques : la combustion de l’air inflammable dans l’air déphlogistiqué donne de l’eau pure. Mais l’interprétation diffère. Pour Lavoisier, et un grand nombre de ses contemporains, cette expérience démontre que l’eau n’est pas un élément, principe ultime de la matière, comme l’affirmaient leurs prédécesseurs, mais un corps composé. Il ajoute que pour constater une vérité de cette importance un seul fait ne suffit pas ; il faut multiplier les preuves et après avoir composé artificiellement l’eau, il faut la décomposer L’année 1784 est consacrée aux essais de décomposition de l’eau par passage de vapeur d’eau sur différentes substances comme le cuivre, l’argent l’or, le plomb, le charbon… La solution retenue est du fer en anneaux placés dans un canon de fusil porté au rouge. Le 21 avril 1784, l’Académie assiste à la lecture par l’ingénieur Meusnier des expériences réalisées avec Lavoisier où « On prouve par la décomposition de l’eau que ce fluide n’est pas une substance simple ». 25
Preuve par la décomposition de l’eau que ce fluide N’EST PAS UNE SUBSTANCE SIMPLE Décomposition de l’eau pour la production de « l’air inflammable » Lavoisier, 1892, Œuvres, L’eau placée dans l’ampoule A coule goutte à goutte dans le tube Q rempli d’anneaux de fer portés au rouge dans lequel on a préalablement fait le vide à l’aide la pompe P. Le serpentin RS permet de condenser l’eau qui n’a pas réagi et le gaz hydrogène provenant de la décomposition de l’eau est recueilli dans le flacon (a). Dès l’été 1784, Lavoisier décide de réaliser une expérience PROBANTE qui doit apporter une preuve expérimentale à l’hypothèse théorique de la composition de l’eau en hydrogène et oxygène. L’enjeu est d’importance car il s’agit de renverser un des principes de la doctrine chimique universellement admis par tous les savants. Il veut convaincre et faire taire leurs critiques par une expérience concluante et irréfutable. Il faut pour cela : 1° Partir de l’hydrogène obtenu par la décomposition de l’eau pour en réaliser la synthèse. 2° Que la présence de l’eau obtenue ne soit pas contestable et donc en produire une grande quantité. Ceci impose de fournir des volumes importants d’hydrogène par décomposition de l’eau. 3° Obtenir la validation de la preuve par l’Académie. Ces conditions conduisent à l’organisation d’une expérience publique et à grande échelle. 26
Le dispositif de synthèse mis au point est le suivant : Ballon utilisé pour la recomposition de l’eau Lavoisier, 1789, Traité élémentaire de chimie La réaction se produit dans un ballon à trois tubulures. L’une permet de faire le vide, et des volumes d’hydrogène et d’oxygène convenablement choisis sont introduits par l’intermédiaire des deux autres. On remarque au centre du ballon les deux tiges métalliques entre lesquelles on fait jaillir l’étincelle indispensable à la réaction des deux gaz. Voici comment, Berthollet décrit l’expérience dans une lettre à Blagden datée du 19 mars 1785, soit une semaine après les faits : Je ne vous décrirai pas les détails de cette expérience pour laquelle on n’a épargné ni dépenses ni soins ; mais je vais vous en donner une idée : L’air déphlogistiqué a été retiré du précipité rouge et a passé trois fois à travers de l’alkali caustique. Le gaz inflammable a été dégagé de L’eau même qu’on a fait couler dans deux tubes de fer qui contenait des lames de fer contournées en spirales : avant de faire couler L’eau qui était distillée, on a fait le vide dans l’appareil. On a rempli d’air déphlogistiqué un grand récipient auquel venait aboutir d’un côté un tube qui amenait l’air déphlogistiqué et de l’autre un tube qui amenait le gaz inflammable, le gas et l’air étaient déterminés par des pressions égales à venir dans le récipient à mesure que la combustion se faisait. L’oxygène est obtenu par chauffage du « précipité rouge » ou oxyde de mercure et « l’alkali caustique » ou soude est utilisé pour le dessécher. L’expérience a lieu à l’Arsenal dans le laboratoire personnel de Lavoisier les 27, 28 février et 1er mars 1785. Les 7, 9 et 12 mars sont consacrées aux analyses finales et aux calculs des résultats ainsi qu’à la vérification des certificats et des signatures. 27
Expérience publique de recomposition de l’eau Recomposition de l’eau, Lavoisier, 1892, Œuvres, er Expériences réalisées entre le 27 février et le 1 mars 1785 Il s’agit d’un projet unique, d’une expérience spectaculaire, de la mise en œuvre d’une preuve pour valider une théorie : Expérience unique par son ampleur qui force l’étonnement : La durée et le soin des préparatifs. Les préparatifs durent six mois : ils débutent en septembre 1784 et ne prennent fin que deux semaines avant l’expérience. Le coût de l’opération : La facture totale s’élève à 1814 livres dont 400 sont prises en charge par l’Académie sur le budget des aérostats, la somme restante est acquittée par Lavoisier. La durée de l’expérience : Elle dure trois jours. Les quantités de réactifs utilisés. Les deux dispositifs de décomposition de l’eau fonctionnent en parallèle. Ils vont produire l’équivalent de 380 litres de gaz hydrogène qui permettront au final de synthétiser 175 millilitres d’eau condensée soit l’équivalent d’un verre d’eau. Le soin des mesures, les volumes de gaz impliqués et la technicité. Tout est pesé et mesuré avant et après l’expérience avec la précision à laquelle s’attache Lavoisier : les ballons, les tubes dessiccateurs, les fusils, les volumes de gaz introduits, la pression et bien sûr l’eau formée dont on recueilli 5 onces, 4 gros, 54,5 grains Les balances utilisées sont capables de peser une livre avec une précision de 1/100000 ! Spectaculaire dans la mise en scène : Lavoisier veut convaincre, l’expérience doit donc être réalisée devant une assistance compétente et nombreuse. A sa demande 28
l’Académie nomme une commission composée de la classe de chimie dans son ensemble à laquelle il est adjoint six autres académiciens. Pour donner encore plus de prestige et de retentissement à son expérience Lavoisier convie personnellement un certain nombre de personnalités : « plus de trente savants, physiciens, géomètres et naturalistes, tant étrangers que de l’Académie des sciences qui avait nommé pour cet effet une commission nombreuse ». Les spectateurs sont donc des académiciens pour la validation scientifique de l’expérience, des scientifiques de renom et des étrangers qui garantissent le maximum de publicité à la prestation et aux résultats obtenus. L’expérience de Lavoisier doit servir de preuve expérimentale à la réfutation de l’eau élément principe. Par le contredit d’une théorie unanimement acceptée, elle excite la curiosité du monde savant. Le spectacle est dans le pari engagé, la démesure et la mise en scène de son exécution. Paradoxalement la taille, la technicité et la démesure du matériel utilisé nécessaire à l’obtention de la preuve expérimentale est un obstacle à sa reconnaissance. En effet l’expérience, difficilement reproductible, perd de ce fait valeur de preuve. Cet obstacle n’est levé qu’en 1787, quand van Marum, aux Pays Bas, met au point un appareil simplifié et réalise la synthèse de l’eau. Chacun peut alors reprendre l’expérience à son compte et se convaincre du résultat. Lefèvre-Gineau par exemple la reproduit en public à une grande échelle au Collège de Navarre. V. CONCLUSION L’eau a ainsi fait l’objet d’une vision mouvante et variable au cours des siècles. Son statut a particulièrement changé au cours du XVIIIe siècle en passant des éléments d’Aristote à sa composition volumique en air phlogistiqué et en air inflammable. Mais le résultat obtenu par Lavoisier se limite à la vérification et la preuve de la composition de l’eau : 2 volumes d’hydrogène et un volume d’oxygène. Nous sommes encore bien loin du symbolisme des atomes proposé par Berzelius au début du XIXe siècle et il faudra attendre la fin du siècle pour que la formulation H 2O soit admise en France par la majorité des chimistes. Pour aller plus loin : BENSAUDE-VINCENT, B., STENGERS, I. (2001), « Histoire de la chimie », Paris, La Découverte 29
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