Histoire nationale et histoire régionale en Espagne, XIXe et XXe siècles. Le cas de la Catalogne1

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MISCEL·LÀNIA-2006                                 ISSN 1696-4403                                Lluís Roura i Aulinas

MISCEL·LÀNIA

Histoire nationale et histoire régionale en Espagne, XIXe et
XXe siècles. Le cas de la Catalogne1

   Lluís Roura i Aulinas (Universitat Autònoma de Barcelona)

Resumé / Resum / Abstract
    Prenant comme point de départ la prise en considération des rapports entre histoire régionale et histoire
nationale dans le processus qui a mené de la monarchie de l’ancien régime à la formation de l’État espagnol, on fa
–avec une attention particulière sur le cas de la Catalogne– un parcours sur la formation de l’histoire nationale
espagnole et les fondements de l’historiographie nationale catalane à travers quatre grandes étapes: des Lumières
et du libéralisme au romantisme; de la crise de la fin du XIXe siècle à la guerre civile; du franquisme et les
résistances intellectuelles à la restauration académique; de l’explosion historiographique régionale au nouvel essor
de l’histoire nationale espagnole. Cette synthèse aspire a offrir, au même temps, des éléments d’intérêt pour des         211
exercices de comparaison, particulièrement entre les sociétés européennes sur lesquelles, pendant l’époque
moderne, s’étaient développées des « monarchies composées ».
    Prenent com a punt de partida la presa en consideració de les relacions entre història regional i història nacional
en el procés que va dur de la monarquia d’antic règim a la formació de l’Estat espanyol, es fa un recorregut -posant
una atenció especial en el cas de Catalunya- per la formació de la història nacional espanyola i pels fonaments de
la historiografia nacional catalana, a través de quatre grans etapes: de la “il·lustració” i el liberalisme al
romanticisme; de la crisi de finals del segle XIX a la guerra civil; del franquisme i les resistències intel·lectuals a
la restauració acadèmica; de l’esclat historiogràfic regional a la nova onada de la història nacional espanyola.
Aquesta síntesi aspira a oferir, alhora, elements d’interès per a qualsevol exercici comparatiu, especialment pel que
fa a aquelles societats europees en les quals, durant l’època moderna, s’havien desenvolupat models semblants de
monarquies “compostes”.
    Taking as not at all any departure it taken in consideration of the reports between regional history and national
history in the process that took monarchy of the former system to the formation of the Spanish state, one fa –with
a special attention on the case of the Catalonia– a traverses on the formation of the Spanish national history and the
foundations of the national Catalan historiographie through four Liberalism to the romantisme; crisis of the end of
the XIX century to the civil war; franquism and the intellectual resistances to the academic restoration; regional
historiographic explosion to the new leap of the national Spanish history. This synthesis inhales has to offer, at the
same time, interest elements for comparison exercises, particularly between the European corporations on which
ones, during the modern era, had developed of the “monarchies composed”.

   1. Text presentat al congrés internacional “Regional and Imperial Histories in Europe” (Budapest, 25-28
      novembre 2004), dins el marc del projecte “Writing National Histories in Europe” subvencionat per
      l’European Science Foundation.

Resumé / Resum / Abstract                                                                   http://seneca.uab.es/hmic
Histoire nationale et histoire régionale en Espagne, XIXe et XXe siècles. Le cas de la Catalogne

Mots clés / Paraules clau / Key Words
    Historiographie, Espagne, Catalogne, histoire nationale, histoire régionale, nationalisme, XVIIIe siècle, XIXe
siècle, XXe siècle.
   Historiografia, Espanya, Catalunya, historia nacional, historia regional, nacionalisme, segle XVIII, segle XIX,
segle XX
   Historiography, Spain, Catalonia, national history, regional history, nationalism, century XVIII, century XIX,
century XX.

   La problématique autour des mots est déjà significative de la complexité que présente en
Espagne la littérature sur l’histoire nationale. Ainsi, le rapport entre histoire « locale », histoire
« régionale » et histoire « nationale » est très souvent difficile à saisir. Au fait que les limites
entre histoire locale et histoire régionale ne sont pas toujours claires vient s’ajouter, surtout, le
fait que la distinction entre histoire régionale et histoire nationale tourne autour d’un axe qui
trouve dans le renversement du sens des mots un des terrains d’affirmation et de confrontation
politique et culturelle. Pour sa part, l’introduction du concept d’État, loin de résoudre le conflit
terminologique, vient s’y ajouter ; et les références aux concepts plus larges –p. ex. histoire
universelle– se teignent immédiatement de confrontations dérivées de l’histoire impériale.

   Prenant comme point de départ la prise en considération des rapports entre histoire régionale
et histoire nationale dans le processus qui a mené de la monarchie de l’ancien régime à la
formation de l’État espagnol, nous avons tenté d’offrir –avec une attention particulière sur le cas
de la Catalogne– un parcours par les principaux repères de l’historiographie des XIXe et XXe
siècles. Cela peut nous offrir, au même temps, des éléments d’intérêt pour des exercices de
comparaison entre les sociétés sur lesquelles, pendant l’époque moderne, s’étaient développées                       212
des « monarchies composées » –selon le concept d’Elliott ou de Koselleck–. En Espagne, on
peut signaler trois moments forts dans ce processus qui a débouché sur la formation de l’État
moderne (l’État-nation du XIXe siècle) : la consolidation de la dynastie bourbonienne après la
guerre de Succession ; la survivance de l’« austracismo »2 et de ses légataires tout au long du
XVIIIe siècle3 ; et, tout particulièrement, l’impact de la première période révolutionnaire
(diffusion de la Révolution française et guerre contre la France révolutionnaire) avec, surtout,
la réaction face à l’occupation napoléonienne et à la révolution de Cadix. Ce dernier épisode
avait impliqué, en effet, la première proclamation d’un État souverain, parallèlement à l’élan
mobilisateur des appels aux sentiments patriotiques et nationaux face à l’occupation militaire
napoléonienne.

    Le poids de ce que nous venons de signaler souligne l’importance du premier grand moment
dans la formation de l’histoire nationale espagnole, ainsi que de l’établissement des bases de
l’historiographie nationale catalane : celui du carrefour politico-culturel entre le libéralisme et
le romantisme. Une deuxième étape de référence se situe entre la crise de la perte symbolique
de l’Empire espagnol en 1898 et la guerre civile (c’est le moment non seulement de
l’affirmation de l’histoire nationale, mais surtout des formulations dialectiques entre nation et
région). La période du franquisme doit être vue non seulement comme celle du « vide »

   2. Austracismo : mouvement des partisans de la maison d’Autriche pendant, et après, la guerre de
      Succession espagnole.
   3. Cf. E. Lluch : La Catalunya vençuda del segle XVIII. Foscors i clarors de la Il·lustració, Barcelone,
      1996, éd. 62 ; et du même auteur : L’alternativa catalana (1700, 1714, 1740). Ramon de Vilana Perlas
      i Juan Amor de Soria: teoria i acció austriacistes, Vic, 2000, éd. Eumo.

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historiographique, mais aussi comme celle de la résistance intellectuelle qui va mener jusqu’à
une certaine normalisation académique. Finalement, la dernière trentaine d’années –avec la
transition démocratique– a impliqué, tout d’abord, l’explosion des débats et des apports
historiographiques quant à l’histoire régionale et au caractère pluriel de l’histoire espagnole.
Mais, dans cette dernière période, on constate aussi, à partir des années quatre-vingt-dix, un
essor de l’historiographie nationale espagnole à l’abri d’une nouvelle poussée du nationalisme
espagnol.

1. Libéralisme, romantisme et histoire nationale

    On peut difficilement comprendre les énoncés et les prises de position du XIXe siècle sans
prendre en considération l’empreinte du XVIIIe, et particulièrement, pour ce qui réfère à
l’Espagne, celle des ses dernières décennies. Les Lumières avaient impliqué non seulement la
parution de l’histoire critique, mais surtout le poids de la récupération apologétique du passé et
des formulations dialectiques qui s’opposaient au rationalisme et à ses dérivations4. Dans ce
contexte, l’impact de la Révolution française a permis de souffler sur les braises de sentiments
très vifs dans la Péninsule, tels que la gallophobie et la religiosité (et, plus précisément, l’esprit
de croisade), surtout à partir du moment où la révolution et les révolutionnaires se trouvaient de
l’autre côté du champ de bataille. Sans aucun doute, tous ces éléments ont-ils joué un rôle dans
la formation ou le renforcement des sentiments d’identité collective et d’unanimisme, de même
qu’ils allaient favoriser la mise à l’écart des facteurs de diversification et d’opposition.

   De la période des Lumières à l’époque napoléonienne on peut reconnaître en Espagne une
double dialectique qui nous intéresse. D’une part, celle qui existe entre la volonté et le besoin
de récupération historique du passé à partir des principes critiques, ou la perpétuation des
fabulations, mythifications et stéréotypes ; et, de l’autre, celle qui dérive des visions différentes
                                                                                                                   213
de l’histoire et de la réalité péninsulaire selon l’angle de vue, que ce soit celui du « centre »
péninsulaire ou celui de la « périphérie »5.

   C’est à partir de ces legs que l’on doit situer le premier moment remarquable relatif aux
rapports entre l’histoire nationale et l’histoire régionale. D’une part, en raison des débats
politiques du premier libéralisme, dont les premières formulations et confrontations se tiennent
dans les Cortes de Cadix (c’est toujours la question du débat autour des concepts de nation, de
représentation, de constitution, mais aussi des urgences et des passions dérivées du contexte de
l’occupation militaire et de la lutte de libération –d’independencia– face aux armées
napoléoniennes) ; et, d’autre part, en raison de la progressive circulation des courants
romantiques qui donnent un élan nouveau à la récupération des éléments d’identification
culturelle particulière. La plus grande partie de l’historiographie espagnole du XIXe siècle allait
se dérouler dans des oppositions qui, dans une bonne mesure, partaient de ses données.

   4. Antonio Mestre, qui a étudié exhaustivement Gregorio Mayans –la figure la plus remarquable de cette
      histoire « critique »–, vient de publier aussi un intéressant volume sur l’apologétique : Apología y
      crítica de España en el siglo XVIII, Madrid, 2003, éd. Marcial Pons.
   5. Ce sont les arguments qui s’opposent, au XVIIIe siècle, entre les personnages les plus remarquables des
      Lumières en Catalogne (tels Antoni de Capmany, Francesc Romà i Rossell ou Jaume Caresmar) d’un
      côté, et de l’autre des hommes des Lumières castillans tels que Juan Pablo Forner ou Campomanes...

1. Libéralisme, romantisme et histoire nationale                                       http://seneca.uab.es/hmic
Histoire nationale et histoire régionale en Espagne, XIXe et XXe siècles. Le cas de la Catalogne

    La tentative de J.F. Masdeu de publier une grande « histoire universelle d’Espagne »6 au
XVIIIe siècle –qui peut être qualifiée comme étant la plus sérieuse à côté de l’histoire de
l’Espagne de Juan de Mariana7 (au XVIe siècle) et de celle de Modesto Lafuente8 (au XIXe)–
peut être considérée comme annonciatrice de la prolifération d’histoires d’Espagne au XIXe
siècle (aussi bien à l’intérieur de la Péninsule qu’en France, en Angleterre ou en Allemagne…)9.
Le stéréotype de l’Espagne romantique, ainsi que les inquiétudes politiques du libéralisme
favorisaient non seulement le renforcement des éléments culturels mais aussi les politiques d’un
nationalisme espagnol naissant pour lequel la récupération d’un passé commun –l’histoire
nationale– était un des premiers besoins. C’est dans cette direction que se situent les nombreux
projets de culmination de l’œuvre inachevée de Mariana. Et c’est encore parmi eux que l’on doit
situer l’œuvre la plus significative de l’historiographie espagnole du XIXe siècle, l’Historia
General de España de Modesto Lafuente –une trentaine de volumes, publiés entre 1850 et
1867– et la plus influente au cours du premier tiers du XXe siècle. Elle peut être considérée
comme la première histoire nationale espagnole, ainsi que la source d’inspiration –et de
documentation– d’une bonne partie des œuvres publiées ultérieurement. Il s’agit, pour ce libéral
« modéré », d’étudier l’origine et l’évolution de la nation espagnole, prise comme une réalité
indiscutable depuis les origines de la société, et dont l’historien doit récupérer l’évolution au
cours des époques, en étudiant les facteurs qui l’ont favorisée et ceux qui l’ont entravée. Ainsi,
l’histoire de l’Espagne devient en grande partie l’histoire de l’unification et de l’unité
espagnole. Un facteur qui désormais devient fondamental pour l’historiographie libérale
prédominante. C’est ainsi qu’est mis en place le canon de l’histoire nationale espagnole, avec
les points forts des manifestations et du processus d’évolution/unification historico-nationale :
la période des Goths, la Reconquête et l’expulsion des musulmans, les Rois Catholiques,
l’instauration bourbonienne et la guerre de l’Indépendance.

   Cependant, l’historiographie espagnole du XIXe siècle est loin de constituer une vision
unique de l’histoire. Comme il a été signalé récemment10, on peut distinguer au moins quatre                        214
positions historiographiques différentes pour ce qui réfère aux critères nationaux et régionaux.
Du côté d’une conception plurielle de l’histoire péninsulaire et d’une attitude politique anti-
centraliste, on trouve la position des traditionalistes-« féodalistes », très proche de celle des
secteurs foralistes11 et du carlisme ; tous, au fond, partisans de maintenir l’ancien régime
(Gebhardt, Aparisi, Mañé i Flaquer, etc.). Mais à l’autre bout de l’arc politique, on trouve la plus
remarquable et innovatrice des attitudes anti-centralistes, celle des républicains fédéraux,
profondément anti-traditionalistes (Chao, Pi i Margall, etc.). Du côté du libéralisme (ou plutôt
des libéralismes), on trouve les partisans de l’identification de l’État et de la nation, ainsi que
d’une claire conception centralisée de tous les deux –malgré les différences qualitatives qui,
malgré tout, pouvaient séparer les libéraux modérés des progressistes en raison des critères sur
la démocratie et, même, sur le degré de centralisation qu’il fallait atteindre (Pastor Díaz,
Aldama, Lafuente, Cánovas, Esperón, etc.).

   6. Juan Francisco Masdeu : Historia crítica de España y de la cultura española, Madrid, 1783-1805,
       20 vol.
   7. Juan de Mariana : Historia general de España, Tolède, 1601, 2 vol.
   8. Modesto Lafuente : Historia general de España desde los tiempos más primitivos hasta nuestros días,
       Madrid, 1850-1867, 30 vol.
   9. Cf. J. Alvarez Junco: Mater Dolorosa. La historia de España en el siglo XIX, Madrid, 2001, éd. Taurus,
       p. 200 (n 16).
   10. P. Cirujano Marín.- T. Elorriaga Planes et J. S. Pérez Garzón : Historiografía y nacionalismo español,
       1834-1868, Madrid, 1985, CSIC, p. 125 et suiv.
   11. Foralistes : partisans du maintien des droits et privilèges, ou constitutions, propres des régions
       historiques.

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   Cette réalité se déroule simultanément à la parution de la première vague d’histoires
« universelles » et d’histoires « régionales » publiées en Espagne. Parmi les premières, les
rééditions successives de l’histoire universelle de C. Cantú peuvent être considérées comme les
plus significatives12. Mais on doit aussi enregistrer l’influence de certaines œuvres du panorama
historiographique européen –comme, par exemple, celle de F. Guizot–.

   C’est donc ce contexte qui permet de mieux situer les apports relatifs à l’histoire plurielle de
la péninsule Ibérique et, parmi eux, ceux qui dérivent vers les histoires nationales et
nationalistes des régions espagnoles, dont le cas de la Catalogne peut être considéré comme
exemplaire. L’évolution de l’historiographie catalane au XIXe siècle est imprégnée de
l’apparition et de l’évolution parallèle du catalanisme politique13, mais aussi de son
entrecroisement avec l’évolution des diverses positions de la culture espagnole. Jusque dans les
années trente, c’est encore la période de la prédominance des inquiétudes surgies du XVIIIe
siècle, mais à partir de ce moment l’intérêt des courants romantiques pour la culture et le
patrimoine médiévaux a donné lieu à la récupération de l’histoire médiévale catalane14. On peut
cependant signaler l’intérêt de la publication, en 1841-1842, de l’Historia de España, desde los
tiempos más remotos hasta 1839 de Joan Cortada15 qui représentait la première histoire
d’Espagne du XIXe siècle écrite au-delà de l’orbite de l’œuvre de P. Mariana et des traductions
ou adaptations d’œuvres étrangères. L’Historia de Cortada était en même temps annonciatrice
de l’histoire d’une Espagne plurielle –ou, plutôt, ibérique– où le caractère d’une histoire
nationale espagnole se situait en même temps dans le cadre de l’histoire européenne.

   La deuxième moitié du XIXe siècle a été le moment de la parution des plus importantes
synthèses d’histoire de la Catalogne. Celle qui peut être considérée comme la première histoire
générale de la Catalogne, écrite au XIXe siècle, est celle de Víctor Balaguer16 –certainement
l’exemple le plus évident de la volonté de récupération d’un passé glorieux et spécifique
                                                                                                                   215
(national) que l’on peut qualifier sans exagération de romantique–. En réalité, malgré son
propos, l’Historia de Cataluña y de la Corona de Aragón (qui était écrite en espagnol) ne serait
qu’une œuvre de divulgation romantique de l’histoire de la Catalogne. Mais cette période a aussi
donné lieu à l’apparition d’une histoire positive et érudite qui offrait des visions alternatives à
celle d’une histoire de l’Espagne s’identifiant plutôt à l’histoire de la Castille (comme celle
d’Antoni de Bofarull ou celle d’Antoni Aulèstia17). C’est donc au cours de cette période que
l’on peut situer le décollage et les premières formulations explicites, sur le terrain de l’écriture
de l’histoire, du dialogue et du contraste entre diverses visions du passé, du présent et du futur

   12. Jusqu’à 1911 on peut comptabiliser 14 éditions en espagnol de l’ « Histoire Universelle » de Cantú –la
       première, publiée entre 1847-1850, en 38 vols.– (voir Palau : Manual del Librero Hispanoamericano).
   13. Catalanisme politique : mouvement de revendication national qui surgit au milieu du XIXe siècle et qui
       défend la reconnaissance politico-culturelle de la Catalogne.
   14. Pau Piferrer, avec ses Recuerdos y bellezas de España. Principado de Cataluña (Barcelone, 1839)
       présente un bon exemple de l’histoire romantique, tandis que Pròsper de Bofarull, ou les travaux de la
       Reial Acadèmia de Bones Lletres de Barcelona peuvent être considérés plutôt comme de remarquables
       éléments de la récupération critique du patrimoine historique de la Catalogne.
   15. Barcelone, 1841-1842, 3 vol. Sur Joan Cortada, on peut consulter A. Ghanime : « Historiografía liberal
       española en la primera mitad del siglo XIX. La aportación de Juan Cortada y Sala » (Barcelone, 1805-
       1868) dans Trienio, 22, Madrid, 1993, p. 59-72.
   16. Historia de Cataluña y de la Corona de Aragón escrita para darla a conocer al pueblo, recordándole
       los grandes hechos de sus ascendientes en Virtud, Patrimonio y Armas, y para difundir entre todas las
       clases el amor al país y la memoria de sus glorias pasadas, Barcelone, 1860-1863, 5 vol.
   17. A. de Bofarull i de Brocà : Historia crítica (civil y eclesiástica) de Cataluña, Barcelone, 1868-1887,
       9 vol. ; ainsi que son Historia crítica de la guerra de la Independencia en Cataluña, Barcelone 1886-
       1887, 2 vol. ; Antoni Aulèstia i Pijoan : Historia de Catalunya, Barcelone, 1887.

1. Libéralisme, romantisme et histoire nationale                                       http://seneca.uab.es/hmic
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relatifs à la construction de l’État-nation espagnol. C’est aussi une période-clé pour la formation
et la prise de position des auteurs qui, à la fin du XIXe siècle, vont devenir les plus influents et
les plus représentatifs de la période suivante.

2. De la crise de la fin du siècle à la guerre civile

    Les avatars politiques du XIXe siècle ainsi que l’incapacité de construire un projet national
libéral ont mené à l’acceptation de l’identification de la patrie avec l’État, mais avec une
attitude critique qui rendait évidente la conscience de l’inefficacité politique et
institutionnelle18. Dans ce contexte, la profonde crise qui a été mise en évidence après la perte
des dernières colonies en 1898 allait générer une effervescence culturelle et politique qui se
prolongerait tout au long du premier tiers du XXe siècle. Elle s’exprimerait de façon très
diverse, mais dans tous les cas à travers l’expression propre du prisme national : d’un côté, celle
d’une hypercritique dépressive que l’on trouve très bien recueillie dans l’image qui donne son
titre à une œuvre récente sur l’« idée de l’Espagne » au XIXe siècle, celle de la Mater
Dolorosa19 ; de l’autre côté, l’attitude de réaction face à cette réalité, qui s’exprime autour de
la volonté de régénération de la société. Et, face à ce double legs de l’évolution du libéralisme
et du modérantisme du XIXe, on voit s’enkyster l’ultra-nationalisme conservateur, fils du
traditionalisme et de l’apologétique20. Parallèlement, la crise de la fin du siècle allait coïncider
avec un nouvel élan –ou, d’une certaine manière, la naissance– des nationalismes périphériques
qui allaient s’affronter de plus en plus directement au nationalisme espagnol.

   Tous ces facteurs ont favorisé, dans la plupart des ouvrages de l’historiographie espagnole
de cette période, l’oubli de l’histoire européenne et universelle ; précisément au moment où, en
réalité, on trouve les premiers pas d’une professionnalisation du métier d’historien21.
                                                                                                                    216
   Quelques noms peuvent illustrer les tendances mentionnées. L’Historia general de España,
dirigée par Cánovas del Castillo22, a le mérite de pouvoir être considérée comme l’un des
premiers exemples d’une volonté de professionnalisation de l’histoire. Le projet de Cánovas se
situe dans le cadre idéologique du conservatisme et de la conception uniformiste et
centralisatrice de l’État-nation espagnol ; et bien qu’il soit antérieur à 1898, il participe en même
temps du sentiment de pessimisme national qui allait éclater après la crise de cette année-là. Son
influence est comparable –bien que d’un caractère moins combatif– à celle de l’œuvre du
brillant érudit Marcelino Menéndez Pelayo. Celui-ci peut être considéré comme le point de
référence et d’inspiration principal du nationalisme conservateur espagnol contemporain, fondé
sur les convictions idéologiques de l’intégrisme catholique ultra-orthodoxe. À côté de ses
œuvres plus combatives et plus érudites (c’est le cas de l’Historia de los Heterodoxos
españoles23), les multiples éditions des digests qui en ont dérivé ont abouti à une diffusion

   18. Cf. Borja de Riquer et Enric Ucelay : « An analysis of Nationalisms in Spain: a proposal for an
       Integrated Historical Model », dans Justo Beramendi, X.M. Núñez Saixas et R. Maíz (éds.) :
       Nationalism in Europe. Past and Present, Saint-Jacques-de-Compostelle, 1994, vol. II, p. 275-301.
   19. Cf. le titre de l’œuvre d’Alvarez-Junco, déjà citée.
   20. C’est à ce moment qu’Ismael Saz Campos situe les origines culturelles du nationalisme fasciste
       espagnol (cf. : I. Saz Campos : España contra España. Los nacionalismos franquistas, Madrid, 2003,
       éd. Marcial Pons, p. 59 et suiv.).
   21. Cf. I. Peiró et G. Pasamar : Historiografía y práctica social en España, Saragosse, 1987, éd. Prensas
       Universitarias de Zaragoza ; ainsi que Fernando Wulf : Las esencias patria. Historiografía e Historia
       Antigua en la construcción de la identidad española (siglos XVI-XX), Barcelone, 2003, éd. Crítica.
   22. Bien qu’elle reste incomplète, il s’agit de 18 volumes publiés entre 1890 et 1894 par des membres de la
       Real Academia Española de la Historia et édités à Madrid, éd. Progreso.

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absolument inouïe, et elles ont constitué l’une des voies principales de la consolidation des
lieux communs de l’histoire nationale espagnole. C’est le cas, par exemple, de l’Historia de
España publiée par Jorge Vigon en 1933, pendant la période conservatrice de la IIe République,
et qui a connu plusieurs éditions surtout à partir du commencement de la guerre civile24. Il s’agit
d’un livre qui, selon son auteur, est « sencillamente una colección de páginas tomadas de las
obras de Menéndez y Pelayo […] ; bastante, sin embargo, para dar una idea de lo que debiera
ser una "Historia de España" a la española »25, mais qui allait jouer un rôle remarquable comme
manuel d’histoire de l’Espagne pendant les premières années du franquisme.

   C’est cependant au cours de cette période-là que l’on peut trouver l’un des plus notables
historiens de l’historiographie espagnole. L’œuvre et la trajectoire de Rafael Altamira est à la
base de la plus scientifique et de la plus rigoureuse –et jusqu’au dernier tiers du XXe siècle,
toujours exceptionnelle– tradition historiographique espagnole. Altamira a aussi représenté une
exception par la largeur de vue que l’on peut constater non seulement dans son intérêt
remarquable et constant pour l’histoire américaine et son rapport avec l’histoire de l’Espagne,
mais aussi dans son dialogue intellectuel avec l’historiographie –et l’histoire– européenne et
universelle. L’une et l’autre inquiétudes ont été essentielles dans sa nombreuse production
scientifique, dont on peut trouver les exemples les plus significatifs et les plus diffusés dans son
Historia de España y de la civilización española (1900), ainsi que dans sa Filosofía de la
historia y teoría de la Civilización (1915), ou encore dans sa collaboration à l’Histoire du
monde à l’époque moderne de l’Université de Cambridge (1918). Comme l’a souligné
récemment un historien, l’œuvre d’Altamira a impliqué un important virage dans
l’historiographie espagnole ; au lieu d’une histoire qui avait pour seul objet d’étude le rappel
des gloires militaires ou impériales du passé, il a proposé une histoire attentive aux apports de
l’histoire de l’Espagne à l’histoire de la civilisation universelle26 ; et, de façon identique, aux
apports de l’histoire des peuples de la péninsule Ibérique à l’histoire de la civilisation espagnole.
                                                                                                                   217
   Dans une certaine mesure, on peut voir en Altamira comme un contrepoint de la vision
unitariste d’une Espagne castillane que nous offre l’œuvre historiographique de l’un des grands
noms de l’histoire espagnole ; celle de Ramon Menéndez Pidal. Comme l’a signalé Horst Hina,
son œuvre est construite pour démontrer le caractère unitaire de l’histoire de l’Espagne au long
des millénaires27.

   C’est aussi dans les dernières décennies de cette période que l’on trouve la publication, à
Barcelone, de l’Història nacional de Catalunya d’Antoni Rovira i Virgili ; référence
fondamentale dans l’historiographie catalane28. Cette œuvre représente non seulement un point
culminant de l’historiographie nationale catalane, mais aussi « la première histoire générale
moderne et scientifique de la Catalogne », comme l’a souligné le coordinateur de sa réédition
en fac-similé, publiée dans les années soixante-dix29. Malgré ce qu’on en a souvent dit, l’œuvre

   23. Madrid, 1880.
   24. 3e édition en 1938 ; 4e édition en 1941.
   25. « […] simplement un ensemble de pages prises dans les œuvres de Menéndez y Pelayo […] ; suffisant,
       cependant pour donner une idée de ce que devrait être une Histoire de l’Espagne à l’espagnole. » [Les
       italiques sont de nous.] Madrid, 19414, Cultura Española, p. XIV.
   26. José María Jover : Prólogo à la réédition de l’Historia de España y de la Civilización Española,
       Barcelone, 2001, éd. Crítica, p. XV.
   27. Cf. Horst Hina : Castilla y Cataluña en el debate cultural, 1714-1939, Barcelone, 1986, éd. Península,
       p. 317 et suiv.
   28. Publié par les éditions Pàtria à partir de 1922, en 1934 on en avait publié sept volumes des treize
       volumes projetés. L’exil de l’auteur en 1939 à laissé l’œuvre inachevée.

2. De la crise de la fin du siècle à la guerre civile                                  http://seneca.uab.es/hmic
Histoire nationale et histoire régionale en Espagne, XIXe et XXe siècles. Le cas de la Catalogne

de Rovira, nonobstant le remarquable caractère nationaliste de son auteur –un nationalisme
plutôt d’identité culturelle qui mène l’auteur à concevoir son œuvre comme une histoire de
l’ensemble des « pays catalans » (c’est-à-dire, des pays de parler catalan et qui, historiquement,
ont intégré l’ancienne Couronne d’Aragon)–, représente un apport notable de démontage des
mythes de l’historiographie romantique catalane du XIXe siècle. Le rapport entre l’histoire de
la Catalogne et celle de l’Espagne, pour Rovira, est très influencé par sa pensée politique
fédéraliste et souverainiste des quatre grands peuples ibériques (à côté de la Catalogne, ceux de
la Castille, d’Euzkadi et du Portugal), ainsi que par ses idées européistes et libérales humanistes.
L’attention particulière que Rovira i Virgili a consacré en même temps à l’étude du phénomène
national en Europe a donné lieu, par exemple, à son Història dels moviments nacionalistes
(1912-1914), dans laquelle il faisait une synthèse historique du nationalisme des nationalités
européennes n’ayant pas d’État propre, ou bien qui étaient en lutte pour leur indépendance.

    La période démocratique de la IIe République espagnole a constitué l’un des moments les
plus remarquables et les plus fertiles de la culture espagnole. Le processus mis en œuvre pour
une vertébration de l’Espagne à travers la reconnaissance de la pluralité des peuples qui
l’intègrent a donné lieu aux premiers « statuts » d’autonomie politico-administrative pour la
Catalogne, le Pays Basque et la Galice. Ainsi, les facteurs culturel et politique ont-ils favorisé
l’expression des deux grands courants de l’historiographie espagnole pour ce qui réfère à la
question nationale : celui de l’ibérisme et de la pluralité des peuples de l’Espagne, et celui d’une
Espagne unitaire qui, tout au long de l’histoire, aurait parcouru une trajectoire progressive de
convergence guidée, depuis le Moyen Âge, par la Castille. Pour ce qui réfère à la Catalogne,
c’est le moment de la première grande synthèse complétée d’une Histoire de la Catalogne, celle
de Ferran Soldevila (publiée en trois volumes, entre 1934 et 1935). Il s’agit d’une œuvre
rigoureuse et professionnelle, écrite –selon ce que signale son auteur– « pour aider à trouver
l’expression juste et pleine de notre complète conscience comme peuple ». On était donc sur les
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traces de Rovira i Virgili, mentionné plus haut.

3. Du vide de l’historiographie scientifique sous le franquisme aux résist-
ances intellectuelles et à la restauration académique

    La guerre civile mais surtout l’exil et le contexte du nazisme qui s’étendait sur l’Europe ont
favorisé la dérivation d’une partie de la fécondité de la double vision de l’histoire de l’Espagne
–pluraliste et unitariste– vers certaines polémiques plutôt essentialistes (autour de l’« être » et
de la réalité de l’Espagne) au sein de la vision unitariste de l’histoire nationale espagnole. On
peut rappeler que, dans une bonne mesure, le débat des années cinquante et soixante entre les
historiens Américo Castro et Sánchez Albornoz recueillit les fruits de l’effervescence politique
et intellectuelle des années trente30.

   Ce débat, qui se déroulait à l’étranger, a été en même temps témoin et facteur de
franchissement du vide intellectuel qu’avait impliqué le régime franquiste après sa victoire
militaire de la guerre civile. En effet, le contrôle politico-idéologique du franquisme entraînait
la répression, l’isolement, le silence imposé et la pensée unique dans tous les ordres

   29. J. Sobrequés : « Història nacional de Catalunya », dans le Diccionari d’Historiografia Catalana,
       Barcelone, 2003, GEC, p. 646.
   30. Américo Castro : La realidad histórica de España, Mexico. 1954 (trad. Angl. : Princetonn1954 ; trad.
       fr. : 1963). Claudio Sánchez Albornoz : España, un enigma histórico, Buenos Aires, 1956, 2 vol. On
       pourra consulter une synthèse de leurs thèses dans Horst Hina : op. cit., p. 396-412 ; ainsi que dans
       Henry Lapeyre : Ensayos de historiografía, Valladolid, 1978, éd. Universidad de Valladolid, p. 77-90.

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MISCEL·LÀNIA-2006                                ISSN 1696-4403                              Lluís Roura i Aulinas

d’expression, de l’enseignement et du savoir. L’ultra-nationalisme franquiste a formulé son
discours de l’histoire à partir de l’idée d’une Espagne unique, qui, depuis les origines de
l’humanité, aurait été prédestinée à la sauvegarde des valeurs éternelles (« por el Imperio hacia
Dios »31 était sa devise). On peut difficilement trouver des apports significatifs au-delà des
stéréotypes dérivés de la tradition unitariste de l’histoire de l’Espagne. D’une certaine manière,
il se produisait une appropriation vulgarisée des thèses formulées par Menéndez Pelayo. Les
manuels d’histoire en sont un bon témoignage ; voici la synthèse de ces arguments dans les
préliminaires du manuel d’histoire de l’Espagne publié en 1939 :

   « La vida de España ha sido un drama dividido en tres actos:
   En el primero, España se hizo a sí misma y consiguió formar una Patria, venciendo para
   esto sus divisiones interiores y las invasiones de fuera. Este acto dura hasta los Reyes
   Católicos.
   En el segundo, esta unidad, ya fuerte y segura de sí misma, se extiende por el mundo y se
   convierte en grandeza. España descubre América, domina en gran parte de Europa, y logra
   un Imperio. Es la época de los siglos XVI y XVII, que llamamos “siglos de oro”.
   En el tercero, España tiene que defender esta unidad y grandeza que ha conseguido, contra
   todos los enemigos que la atacan. Es la época de los siglos XVIII, XIX y XX. España tiene
   que acabar de luchar contra la revolución religiosa con la que ya luchó en la época anterior;
   luego contra la revolución política, y al fin contra la revolución social.
   Estos son los tres actos del drama de España. En el primero, logra su unidad; en el segundo,
   afirma su grandeza; en el tercero, defiende su libertad. »32

   Sous le franquisme, il faut donc chercher l’histoire rigoureuse –qu’elle soit nationale ou
« régionale »– dans les faiblesses qu’implique l’exil, ou la résistance. Celle-ci, presque comme                       219
témoignage. Toutefois, de façon semblable à ce que l’on a signalé pour la polémique Castro-
Albornoz, c’est autour des années cinquante que l’on peut constater la survivance, même dans
la clandestinité, du legs de l’historiographie scientifique du premier tiers du XXe siècle. C’est
ainsi que l’on peut comprendre l’apparition, à la fin des années quarante et dans la décennie des
cinquante, d’œuvres aussi remarquables que l’Historia de España de Ferran Soldevila. Il
s’agissait d’une synthèse en huit volumes qui avait le double mérite de présenter une alternative
« périphérique » à l’histoire de l’Espagne dominante depuis la fin du XIXe siècle, dans une
perspective plurinationale de l’Espagne, et de provoquer un choc dans le panorama culturel de
l’Espagne franquiste qui peut être vu comme le réveil de l’historiographie. Ainsi, aux réactions

   31. « Pour l’Empire jusqu’à Dieu ».
   32. « La vie de l’Espagne est un drame divisé en trois actes :
   Dans le premier, l’Espagne se fait elle-même et parvient à former une patrie, dépassant pour ce faire ses
    divisions internes ainsi que les invasions venues de l’extérieur. Cet acte dure jusqu’aux Rois Catholiques.
   Dans le deuxième, cette unité, déjà forte et sûre d’elle-même, s’étend dans le monde entier et devient
    grandeur. L’Espagne découvre l’Amérique, domine une grande partie de l’Europe, et parvient à
    constituer un Empire. C’est l’époque des XVIe et XVIIe siècles, que l’on appelle « les siècles d’or ».
   Dans le troisième, l’Espagne doit défendre cette unité et cette grandeur à laquelle elle est parvenue contre
    tous les ennemis qui l’attaquent. C’est l’époque des XVIIIe, XIXe et XXe siècles. L’Espagne doit cesser
    de lutter contre le révolution religieuse contre laquelle elle avait déjà lutté au cours de l’époque
    précédente, puis contre la révolution politique et, enfin, contre la révolution sociale.
   Voilà les trois actes du drame espagnol. Dans le premier, elle parvient à l’unité ; dans le deuxième, elle
    affirme sa grandeur ; dans le troisième, elle défend sa liberté. »
   Manual de Historia de España. Segundo Grado, Santander, 1939, Instituto de España, p. 8-9.

3. Du vide de l’historiographie scientifique sous le franquisme aux résistances intellectuelles et à la restauration
Histoire nationale et histoire régionale en Espagne, XIXe et XXe siècles. Le cas de la Catalogne

de condamnation de l’historiographie dominante de l’œuvre de Soldevila s’affrontaient les voix
enthousiastes de ceux qui, dans les décennies suivantes, vont devenir les maîtres du
redressement de l’historiographie espagnole (Abadal, Sobrequés, Vicens, Batllori, Mercader,
etc.)33. Sans doute la figure de Jaume Vicens Vives doit-elle être reconnue comme élément
essentiel d’un saut qualitatif qui a impliqué le dépassement de l’historiographie franquiste, mais
aussi le passage à une historiographie scientifique, à une certaine normalisation de la vie
académique et, en même temps, l’entrée progressive de l’historiographie espagnole (et non
seulement de quelques historiens exceptionnels) dans le panorama de l’historiographie
mondiale. Sans doute ce dernier aspect, l’isolement de l’historiographie espagnole, a-t-il été
l’un de ses principaux problèmes depuis son origine, et l’un des plus lents et difficiles à
surpasser, jusque presque aujourd’hui.

4. Les dernières trente années : de l’explosion de l’historiographie régionale
au nouvel essor de l’histoire nationale espagnole

   L’essor de l’historiographie dans les années soixante-dix et quatre-vingt, œuvre en grande
partie de maîtres tels que Pierre Vilar ou des disciples de Vicens Vives (Josep Fontana, Jordi
Nadal, etc.), a situé à un autre niveau les débats autour du caractère national de l’histoire de
l’Espagne, ainsi que ceux des rapports entre histoire régionale et histoire nationale. Les
nouveaux apports ont été faits, d’un côté, dans le cadre de la rigueur théorique, et, de l’autre,
dans une conception de l’histoire qui a cessé de prendre en considération les événements
politiques comme élément fondamental. La prétention d’aboutir à une histoire « totale » a élargi
la perspective et accordé aux questions sociales, économiques et anthropologiques une
considération remarquable.

   Cet essor s’est traduit par un progressif redressement de l’histoire académique. Ainsi, les                      220
nouvelles générations d’historiens qui sont sortis de l’université –une université chaque fois
plus ouverte aux divers secteurs sociaux– au cours des années soixante-dix et quatre-vingt ont
donné lieu à une importante prolifération d’études locales ; dans certains cas, la Catalogne par
exemple, celles-ci sont venues s’ajouter à une importante tradition d’apports érudits qui avaient
pratiquement leur point de départ dans le romantisme du XIXe siècle. Toutefois, la formation
académique actuelle de ces nouveaux « savants » les a situés dans des paramètres assez
respectables de rigueur et de sérieux. C’est ainsi que les études régionales sont apparues dans
toute la géographie espagnole, spécialement à partir du moment où la transition à la démocratie
a donné lieu à la réorganisation politico-administrative de l’État espagnol à travers la création
des autonomies régionales. Les années quatre-vingt sont ainsi devenues le moment d’une
revitalisation inséparable de l’historiographie et de la récupération démocratique. Dans le
domaine institutionnel, tout cela s’est traduit par la revitalisation et la prolifération de nombreux
centres d’étude de l’histoire locale ou régionale (autour de 1980, on pouvait en compter plus
d’une soixantaine en Catalogne). Au niveau scientifique, on peut mentionner un exemple très
significatif de cette explosion d’une nouvelle histoire régionale dont nous venons de parler : le
volume en hommage à Pierre Vilar, publié en 198534, où l’on présente une vision globale de
l’histoire –et de l’historiographie– socio-économique de l’Espagne au XVIIIe siècle en
parcourant chacune des régions de l’Espagne.

   33. Cf. E. Pujol : Ferran Soldevila i la historiografia catalana del seu temps, UAB Bellaterra, 2000 (thèse
       de doctorat).
   34. Roberto Fernández (éd.) : España en el siglo XVIII. Homenaje a Pierre Vilar, Barcelone, 1985, éd.
       Crítica.

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    Nous ne pouvons pas oublier, dans notre exposé, le rôle joué dans cet essor de la nouvelle
historiographie espagnole par les rencontres qui ont eu lieu, à partir de la fin des années
soixante, hors des frontières espagnoles, et qui ont été patronnées par la collaboration de
certains historiens espagnols en exil, d’hispanistes étrangers et de ceux qui menaient une
progressive résistance intellectuelle à l’intérieur. En 1980 précisément, les rencontres tenues
périodiquement à Pau ont donné lieu à une première réflexion ainsi qu’à un bilan de
l’historiographie espagnole contemporaine ; ce bilan peut être considéré comme précurseur de
l’intérêt progressif qu’on allait lui dédier au long des décennies suivantes35. Une troisième
partie des actes de ce colloque est consacrée à la présentation des bilans historiographiques des
diverses régions espagnoles (avec une distinction significative entre des bilans spécifiques pour
l’histoire de la Catalogne, du Pays Basque et de la Galice, et un bilan unique pour le reste des
autres régions). E. Fernández Clemente et D. Forcadell y signalaient déjà que :

   …en la última década se ha producido un considerable auge en los estudios de historia con-
   temporánea proyectados sobre un área regional, paralelo al que ha experimentado la con-
   ciencia de una colectividad sobre su territorio y sobre la singularidad de su desarrollo
   histórico36.

    Comme l’ont montré les congrès bisannuels successifs sur l’histoire locale organisés par la
revue d’histoire L’Avenç (dont le premier a eu lieu en 1991), ainsi que les divers débats sur
l’histoire nationale et régionale qui accompagnent l’évolution historiographique espagnole des
vingt dernières années37, le terrain de discussion et de débat se situe à un nouveau stade. Même
si les convictions politiques ou idéologiques ne cessent de se trouver derrière chaque prise de
position, les débats se déroulent pour la plupart dans la bonne et due forme des discussions
scientifiques ; avec un intérêt particulier pour les questions théoriques et méthodologiques,
aussi bien que pour la comparaison et l’historiographie. Le premier congrès d’histoire locale de                         221
L’Avenç déjà mentionné, par exemple, avait dédié une attention spéciale aux problèmes de son
intégration dans l’histoire générale, à la méthodologie ainsi qu’aux considérations
comparatistes avec d’autres historiographies européennes38. Presque en même temps, en 1993,
s’est tenu à Saint-Jacques-de-Compostelle le premier congrès Historia a Debate39 –la première
d’une série de rencontres internationales dont la troisième édition s’est tenue cet été, et dans
lesquelles on trouve d’intéressantes mises au point quant à la méthodologie et l’historiographie
sur l’histoire locale, régionale, ou nationale…–.

   35. Divers auteurs: Historiografía española contemporánea. X Coloquio de Pau, Madrid, 1980, éd. Siglo
       XXI.
   36. « […] au cours de la dernière décennie, il s’est produit un considérable essor des études d’histoire
       contemporaine projetées sur une aire régionale, parallèlement à celui qui s’est produit quant à la
       conscience d’une collectivité sur son territoire et sur la singularité de son développement historique. »
       Id. p. 450.
   37. On peut mentionner, comme exemples significatifs, ceux qui se trouvent dans certains dossiers et
       numéros monographiques de publications spécialisées, tels que ceux des revues L’Avenç (nº 50, 1982 ;
       nº 87, 1985), Ayer (nº 30, 1998), Historia Social (nº 7, 1990), Estudios de Historia Social (nº 28-29,
       1984), Hispania (1990, nos 175 et 176), Historia Contemporánea (nº 7, 1992), Manuscrits (nº 19,
       2001), entre autres.
   38. Actes del I Congrés Internacional d'Història Local de Catalunya: Barcelona, 15-16 de novembre de
       1991, Barcelone, 1993, L'Avenç.
   39. Édité par Carlos Barros, et publié en trois volumes (A Coruña,1995, 3 vol.); les Actes du deuxième
       congrès Historia a Debate, tenu en 1999, ont été éditées aussi par Carlos Barros (Santiago de
       Compostela, 2000, 2 vol.).

4. Les dernières trente années : de l’explosion de l’historiographie régionale au nouvel essor de l’histoire nationale
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