PRESCRIPTION PROLONGÉE D'OPIOÏDES - mapar.org
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PRESCRIPTION PROLONGÉE D’OPIOÏDES Valéria Martinez Service d’anesthésie, Hôpital Raymond Poincaré, Garches, Assistance Publique Hôpitaux de Paris, 92380 France INSERM, U-987, Hôpital Ambroise Paré, Centre d’Evaluation et de Trai- tement de la Douleur, 92100 France ; Université Versailles Saint-Quentin, 78035 France. INTRODUCTION L’Amérique du Nord est secouée par une crise de santé publique sans précédent appelée la crise des opioïdes, ou l’épidémie d’opioïdes qui se réfère à l’augmentation rapide de l’utilisation d’opioïdes avec ou sans prescription, associée à une augmentation parallèle du nombre de décès par overdose. Cette situation a conduit l’administration américaine à décréter l’état d’urgence sanitaire nationale le 26 octobre 2017. Cette situation nous interpelle : la France pourrait-elle connaître une crise de telle ampleur ? La prescription d’opioïdes pour traiter la douleur a été de tout temps un sujet de débats passionnés. Historiquement, leur utilisation a toujours balancé entre la prohibition et l'utilisation récréative. Ce n’est que dans les années 1970 que la médecine s’est intéressée aux intérêts antalgiques de cette classe thérapeutique. Dans les pays riches, la démystification de la morphine a permis à des milliers de patients douloureux d’accéder plus facilement à un produit qui reste le plus puissant antalgique, encore inaccessible à 1/3 de la planète. Cependant, le mésusage fréquent et les risques d’addiction ont fait l’objet de nombreuses publications alarmantes aux Etats-Unis et relance la controverse sur leur utilisation dans la douleur chronique non cancéreuse [1-4]. Le défi de trouver le juste équilibre entre les bénéfices analgésiques et les aléas secondaires des morphiniques reste donc permanent. 1. ALERTE AMÉRICAINE Aux Etats-Unis, la consommation de morphine a explosé, avec une augmentation d’un facteur 10 en 20 ans [3]. Cet accroissement, impulsé par un mouvement médical et politique pour une meilleure prise en charge de la douleur, a permis de répondre au problème éthique de la douleur intense
214 MAPAR 2018 dans des situations difficiles. Ce mouvement s’est appuyé sur de nombreuses recommandations médicales concernant au début la douleur cancéreuse, puis s’élargissant peu à peu aux douleurs chroniques non cancéreuses. Les opioïdes forts ont alors bénéficié d’une image de toute puissance. Les mes- sages véhiculés étaient les suivants : absence de dose maximum, variabilité interindividuelle justifiant l’augmentation des doses jusqu’au soulagement du patient. La prescription de morphine devint la réponse humaine la plus adaptée à la souffrance physique. Cette explosion dans la consommation a atteint son maximum dans les années 2005, période correspondant à un marketing agressif de l’industrie pharmaceutique avec l’arrivée de nouvelles molécules sur le marché. Cependant, cette explosion de la consommation d’opioïdes dans la société américaine s’est accompagnée parallèlement de l’augmentation de risques graves : mésusage, détournements, décès [3]. Les chiffres rapportés par les autorités sanitaires américaines sont effarants et doivent nous alerter. En 2007, 28 000 décès sont liés à la consommation de drogues, dont 12 000 causés par des antalgiques opioïdes. En 2009, près de 342 000 consultations aux urgences correspondaient à des détournements médicaux des opioïdes [5]. En 2010, plus de 35 millions d’Américains, soit environ 10 % de la population totale, consommaient des opioïdes en dehors d’une indication médicale. Ces chiffres nous interpellent sur les risques d’addiction, largement sous-estimés par les études cliniques, car les patients à risque étaient justement ceux exclus des études [2, 6]. L’utilisation récréative, la facilité d’accès aux médicaments, ainsi qu’un grand nomadisme médical sont les comportements déviants constatés à l’origine de ces chiffres [3]. Le patient à risque serait préférentiellement l’homme jeune, vivant en zone rurale, avec une prescription d’opioïde initialement médicale [7]. Le seuil de 120 mg d’équivalent morphine par jour et de 90 jours de consommation sont considérés à haut risque d’addiction [8]. A ce jour, la crise des opioïdes est responsable de 110 décès chaque jour aux Etats-Unis, soit plus que les accidents de la route et du Sida au plus fort de l’épidémie. Cette crise est responsable pour la deuxième année de suite de la baisse d’espérance de vie aux E.U. Enfin, au-delà du coût humain et social, la grave crise sanitaire qui touche les Etats-Unis a de lourdes conséquences sur l’économie du pays. 2. LA SITUATION EN FRANCE Ces données nous interrogent sur nos propres pratiques en France. Les chiffres de consommation annuelle par habitant rapporté par the International Narcotics Control Board peuvent sembler rassurants au premier abord. La consommation par habitant d’opioïdes forts est 3 à 20 fois moins élevée en France qu’aux E.U selon la molécule. La plus forte différence est rapportée avec l’oxycodone avec une consommation de 250 mg par an par habitant aux E.U versus 20 mg par an en France [9]. En France, nous disposons de très peu de données pharmaco-épidémiologiques. En 2012, la France se positionnait à la deuxième place en Europe, derrière les UK avec 4 millions de personnes traitées par opioïdes. Récemment, l’Observatoire Français des Médicaments Antalgiques
Douleur 215 (OFMA) a étudié l’évolution de l’exposition des Français aux opioïdes de 2004 à 2015 ainsi que des overdoses et des décès associés. Celle-ci a montré que si la prévalence des patients traités par un opioïde fort sur prescription restait faible en France avec un taux de 0,92 %, leur utilisation avait augmenté de 74 %. De façon parallèle les hospitalisations pour overdose d’opioïdes ont augmenté de 128 % et les décès liés à une overdose durant la même période de 161 % durant la même période [10]. Si la France n’atteint pas encore le niveau d’une catastrophe sanitaire, les dernières tendances sont inquiétantes. Ces chiffres mis en regard à l’expérience américaine doivent nous inciter à une grande vigilance pour les années à venir. Une banalisation de la prescription de la morphine s’avérerait néfaste pour l’ensemble de nos concitoyens et pourrait compromettre le chemin parcouru. 3. QUELLE JUSTE PLACE POUR LES OPIOÏDES ? L’utilisation de morphine dans le traitement des douleurs sévères liées aux cancers ne se pose pas. La difficulté est de trouver la juste place dans les douleurs chroniques sévères non cancéreuses et également dans l’utilisation dans les douleurs aiguës. L’efficacité de la morphine dans plusieurs types de douleurs chroniques non cancéreuses n’est plus à démontrer. Elle fait partie des algorithmes dans les recommandations de prise en charge à la fois dans les douleurs neuropathiques et les douleurs nociceptives après échec des traitements de premières intentions [11-14]. Néanmoins, il faut souligner que l’innocuité des morphiniques au long cours, pour traiter des douleurs chroniques non cancéreuses, n’a jamais été démontrée. Il est important de rappeler que les doses supérieures à 180 mg n’ont jamais été évaluées et que la durée des études n’a jamais dépassé plus de 16 semaines [6]. Les preuves issues de la littérature sont fragiles lorsqu’on considère qu’en moyenne 1/3 des patients abandonne l’étude avant son terme. De plus, les critères d’inclusion sont loin de refléter la population des patients vus dans nos consultations. Les patients avec des douleurs diffuses complexes ou une vulnérabilité psychologique sont exclus des études. Pourtant, il s’agit des patients les plus exposés à l’addiction. Enfin, les études menées sur les opioïdes sont rarement neutres, 3/4 des études sont financés par l’industrie pharmaceutique et 90 % des investigateurs ont des conflits d’intérêts. 4. QUELLES PRÉCAUTIONS POUR LES PRESCRIPTEURS ? La banalisation de la prescription d’opioïdes est souvent associée au risque de mésusage ou de dépendance. Une prescription bien encadrée, dans un contexte d’évaluation de la pathologie, du patient et des objectifs à atteindre diminue ce risque. Une évaluation multidisciplinaire est souvent nécessaire. C’est la mission des consultations d’évaluation et de traitement de la douleur d’instaurer, d’évaluer et de suivre de tels traitements chez les patients douloureux chroniques. Les dernières recommandations de la Société Française d’Etude et de Traitement de la douleur sur l’utilisation des opioïdes dans les douleurs non cancéreuses recommandent certaines mesures pour cadrer l’utilisation des
216 MAPAR 2018 opioïdes [13]. Notamment, il est recommandé de prendre un avis spécialisé dans les situations suivantes : en l’absence d’étiologie précise expliquant les douleurs chroniques, en cas de comorbidité psychiatrique associée, devant la présence de facteurs de risque de mésusage, face à une douleur qui persiste malgré une augmentation de la consommation d’opioïdes, au-delà de 3 mois de traitement. D’autre part, il est recommandé de dépister le risque d’addiction et le mésusage. L’outil « Opioid Risk Tool » est un outil de dépistage simple et rapide qui permet de dépister le risque potentiel d’addiction. L’existence de facteurs de risque n’interdit pas la prescription mais justifie une attention et un suivi renforcés. Lors du suivi d’un patient sous traitement opioïde fort au long cours, il est recommandé de rechercher un mésusage lors de chaque renouvellement d’ordonnance, l’outil « Prescription Opioid Misuse Index » POMI est préconisé dans cette indication. Ces deux outils sont validés et disponibles en version française. Enfin, les recommandations françaises alertent sur certaines formes d’opioïdes forts, notamment les formes de fentanyl à libération instantanée qui sont particulièrement addictogènes. Des études observationnelles et la pratique quotidienne dans les consultations douleurs rapportent des problèmes de mésusage et d’addiction de plus en plus fréquente avec le fentanyl à libération instantanée prescrit en dehors de son indication. Le fentanyl ne possède pas d’indication dans la douleur chronique non cancéreuse. 5. QUEL IMPACT POUR NOUS QUI SOMMES ANESTHÉSISTES ? 5.1. PRESCRIPTION PROLONGÉES D’OPIOÏDES EN PRÉOPÉRATOIRE, QUE FAUT-IL SAVOIR ? La prescription d’opioïdes préopératoire est de plus en plus fréquente, surtout en orthopédie ou elle peut concerner jusqu’à un quart des patients programmés pour une chirurgie [15]. Cette consommation préopératoire d’opioïdes a des conséquences directes sur la récupération postopératoire. Il a été rapporté une plus grande vulnérabilité à la douleur à la fois en préopéra- toire avec une hyperalgésie à des stimuli expérimentaux en dehors de la zone opéré, une plus grande consommation de morphinique en salle de réveil et des scores douloureux plus importants [16] ainsi qu’un décalage vers le haut de la trajectoire douloureuse sur les 15 premiers jours postopératoires [17]. Cette hyperalgésie se voit, non seulement avec des opioïdes forts, mais également avec des opioïdes faibles [16]. Une incidence de chronicisation de la douleur plus élevée est rapportée chez des patients sous opioïdes en préopératoire. Enfin, la durée de séjours, le taux de complications chirurgicales, le taux de réadmissions sont plus importants et dose-dépendant chez les patients sous opioïdes au long cours [18]. 5.2. LES OPIOÏDES EN POSTOPÉRATOIRE, QUELS ENJEUX ? Un autre point de prescription des opioïdes sur lequel nous devons renforcer notre attention, est la prescription d’opioïdes forts dans les traitements des douleurs aiguës, et tout particulièrement dans les douleurs postopératoires. Plusieurs cohortes de grande envergure en Amérique, mais également en
Douleur 217 France ont rapporté que l’introduction d’opioïdes en postopératoire chez des patients naïfs aux opioïdes était associée à la poursuite des opioïdes encore 3 mois après l’intervention chez à 3 à 5 % d’entre eux [19-21]. L’âge jeune, des faibles revenus, des comorbidités associées et la consommation de psycho- trope en préopératoire sont des facteurs de risques d’une prolongation de la prescription d’opioïde au-delà de la période aiguë. Dans le contexte national du développement de la chirurgie ambulatoire qui vise 70 % des actes opératoires en ambulatoire d’ici 2024, il est important d’anticiper, en informant patients et les professionnels de santé de ville de cette problématique. 5.3. PRISE EN CHARGE DE LA DOULEUR POSTOPÉRATOIRE ET OPIOÏDES, COMMENT FAIRE BIEN ? En pratique, il est important de détecter les patients les plus vulnérables à la douleur dès la consultation d’anesthésie. La consommation d’opioïdes préopé- ratoire est un facteur de risque de vulnérabilité. Les dernières recommandations douleur de la SFAR insistent sur ce point. Néanmoins, il n’a pas lieu d’arrêter un traitement d’opioïdes en préopératoire. Le traitement doit être poursuivi aux mêmes doses jusqu’au matin de l’intervention et après l’intervention. Si la prise orale est compromise en postopératoires, les doses équianalgésiques par voie veineuse en IV continue sont proposées. En complément, des opioïdes à courte durée sont prescrits pour les douleurs postopératoires. Un suivi individualisé doit idéalement être proposé. L’analgésie multimodale reste la prise en charge la plus adaptée et celle qui a montré l’épargne morphinique la plus importante [22]. Une utilisation très large de l’analgésie locorégionale est à favoriser. Enfin, deux cas de figure peuvent se présenter. Le premier est que l’intervention chirurgicale traite la cause des douleurs, dans ce cas l’objectif est une décroissance en opioïdes avec « zéro opioïdes » à court terme. Le deuxième cas de figure est que la prise d’opioïdes au long cours n’a pas de lien avec la chirurgie, dans ce cas l’objectif est le retour rapide à la dose préopératoire. Dans tous les cas, si ces objectifs ne sont pas atteints à la sortie du patient, un suivi est à organiser, au mieux en consultation spécialisée douleur. CONCLUSION La prescription d’opioïdes prolongés en 2018 reste un défi permanent. Le retour d’expérience négatif des Américains doit nous inciter à rester vigilants. Les opioïdes dans les douleurs chroniques non cancéreuses doivent s’utiliser avec parcimonie dans un cadre précis. Les opioïdes en préopératoires compliquent le postopératoire à tout niveau. Chez le patient naïf aux opioïdes, la chirurgie est un événement catalyseur dans le risque de prolongation de prescription d’opioïdes. Proposer un suivi postopératoire resserré chez les patients plus vul- nérables à la douleur et/ou présentant des trajectoires douloureuses anormales en postopératoire est la solution qui s’impose.
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