Serge GAINSBOURG - HORS-SÉRIE DIGITAL - Merlin
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Lettre à serge 1972. C omme chacun de nous était plu- de faire. Musicien, cinéaste, provoca- siècle. Serge Gainsbourg, lui, a entière- sieurs, ça faisait déjà beaucoup teur, visionnaire, icône et iconoclaste, ment peint les années qu’il a traversées de monde. Cette phrase écrite personnage public, mais aussi artiste et qui gardent ses couleurs. Une seule par les philosophes Gilles Deleuze et d’une absolue timidité, aux secrets sans ligne pour les pages qui suivent : Ecce Félix Guattari (Rhizome, Les éditions de failles et insondables. C’est cette plura- homo – voici l’homme, voici sa légende. � Minuit, 1976) pourrait tout à fait définir lité des identités, tellement moderne et la vie de Serge Gainsbourg. Trente ans en phase avec les époques qui lui ont suc- JOSEPH GHOSN après sa mort survenue en mars 1991, cédé, que nous avons voulu raconter ici. Directeur des rédactions de Vanity Fair. le chanteur demeure le plus grand des Et rendre hommage à un compositeur de artistes français mais aussi le plus mys- génie et de talent (oui, les deux) dont les térieux, ayant eu plusieurs vies, plusieurs œuvres résonnent encore, bien plus que personnages, plusieurs façons d’être et beaucoup d’autres qui auront parsemé le
PIERRE VAUTHEY/SYGMA/SYGMA/GETTY IMAGES FORD MUSTANG Serge Gainsbourg sur sa rosalie au Touquet en 1958. « On s’ fait des langues En Ford Mustang Et bang ! On embrasse Les platanes. »
Aux origines UNE JEUNESSE Les premières chansons de Gainsbourg ont surtout du succès chez les autres. Celles qu’il se réserve restent – comme en témoigne le titre d’un de ses albums – confidentielles. Il n’est pas has been, explique Christophe Conte : il est un moderne incompris, un visionnaire sans horizon.
comme une bombe incendiaire dans un à la Georges Brassens ni dans les dra- concours de bluettes pâles et de sérénades pés olympiens qui s’ouvrent devant à l’eau de rose, il fallait oser ! Sans parler Gilbert Bécaud ou Charles Aznavour. des orchestrations en cavalcades signées Ses disques se vendent mal ; il en souffre Alain Goraguer, au diapason des pro- affreusement ; et s’il est l’un des compo ductions de Phil Spector ou de Joe Meek siteurs et paroliers les plus productifs du à l’époque, qui ont déboulé dans cette circuit, il s’accommode douloureusement enceinte napolitaine comme un cyclone de ce rôle ingrat. Les interprètes, parfois inattendu. L’après-midi, lors des répéti- prestigieux, qu’il régale de ses contes tions, les musiciens de l’orchestre avaient cruels, de ses chansons tristes et éper- sifflé la chanson, jugée trop rapide ; le soir dues d’amour blessé ou de ses pochades venu, le public et les votants succombe- biseautées au cynisme n’ont pas assez fait ront justement à sa folle effervescence. gonfler ses poches ni satisfait son ego. Car Gainsbourg est sur un nuage, pas encore s’il est un fil d’Ariane qui le guidera toute celui des Gitanes qui goudronneront son sa vie, du Ginsburg obscur des débuts au chemin d’esthète de chou et de mélodiste Gainsbarre superstar des années 1980, enfumé pour les décennies suivantes, assez c’est bel est bien de désir maladif, quasi épais toutefois pour masquer l’échec de névrotique, de plaire, notamment à la jeu- son parcours personnel depuis sept ans. nesse, de ne jamais se retrouver « out » Son premier album 25 cm, Du chant à quoiqu’il en coûte. la une !..., date en effet de septembre 1958. S’il a choisi la musique – et sa fille facile, Il en a publié trois autres sous ce format la chanson – par défaut alors que sa pre- alors en vogue, Serge Gainsbourg avec mière et seule obsession était de deve- Alain Goraguer et son orchestre (No 2) nir peintre, ce n’est certainement pas e 20 mars 1965, dans les coulisses de l’au- en septembre 1959, L’Étonnant Serge pour croupir dans les zones invisibles du ditorium Domenico-Scarlatti de la Rai à Gainsbourg en avril 1961 et No 4 en métier comme son père. Joseph Ginsburg, Naples, la « poupée de cire » est en train mai 1962. Ont suivi les albums 30 cm pianiste d’ambiance dans les cabarets et de fondre. En larmes. Pour le blason du les stations balnéaires, a dû renoncer à Grand-Duché du Luxembourg et non Brahms et Chopin pour nourrir sa famille. pour le pays qu’elle arbore en prénom, Il demeurera toute sa vie « un type qu’on France Gall vient de remporter le grand croise et qu’on ne regarde pas » comme prix Eurovision de la chanson. Ce ne sont le poinçonneur des Lilas de la chanson ni la joie ni la surprise de ce triomphe qui provoquent les sanglots de la jeune fille, Mal à l’aise du fiston. Les Ginsburg, Juifs russes ayant fui le bolchevisme et Odessa à la fin des mais bien la colère d’un fiancé jaloux au chez les yé-yé, années 1910, ont débarqué à Marseille téléphone, un certain Claude François, puis sont remontés vers Paris dans l’es- lequel digère amèrement cette victoire qui Gainsbourg n’a pas poir (toujours déçu) d’y dénicher l’El menace de lui faire de l’ombre et en profite dorado qui permettrait à Joseph de jouer pour plaquer la lauréate. Non loin de là, pour autant assuré autre chose que les doublures. La mère, Serge Gainsbourg n’a cure de ces tumul- Olga, chante des airs d’opéra d’une voix tueuses romances propres à affoler les rota- sa chaire du côté pure de mezzo-soprano, mais l’exil et les tives de Salut les copains. Lui se frotte non- obligations du foyer mettront ses rêves en chalamment le revers du veston, un sourire des chansonniers sourdine. Lucien est né à Paris en 1928. Il narquois posé sur ses lèvres de timide, l’œil a une sœur jumelle, Liliane, et une aînée, qui frise des mille revanches bues d’une à la Brassens ou dans Jacqueline, qui a vu le jour deux ans plus seule traite, comme l’élixir divin des ven- danges et vengeances tardives, tant il sait les drapés olympiens tôt. Un autre enfant, Marcel, était apparu le premier, mais il est mort prématuré- qu’il tient enfin, à 37 ans, le sésame qui va le métamorphoser d’auteur-compositeur des Bécaud-Aznavour. ment d’une pneumonie. Doué pour le dessin, au sein de cette famille modeste intello en Midas pour midinettes. « J’ai où l’art est sacré, Lucien l’est aussi pour retourné ma veste le jour où je me suis le piano, mais c’est à la guitare rythmique aperçu qu’elle était doublée de vison », qu’il obtiendra ses premiers cachets, dira-t-il plus tard et c’est cette Poupée poussé par son père qui ne voit aucune porte-bonheur qui a précipité la mue. Gainsbourg confidentiel en janvier 1964 issue à sa pratique de la peinture. Chez les Trois millions de 45-tours écoulés, des et Gainsbourg percussions au mois de Ginsburg, la musique s’envisage comme versions en quatre langues qui font saliver novembre de la même année. Mal à la cordonnerie : en artisan – l’art majeur le monde entier, Poupée de cire, poupée l’aise chez les yé-yé, comme il le chante étant par principe un mirage inaccessible. de son est un coup de génie à tiroirs : une d’une voix torve et amère dans la chan- Dans les années 1940, Lucien est chanson qui moque les chansons faciles son du même nom, il n’a pas pour autant tout de même inscrit à l’École nor- et les interprètes interchangeables, larguée assuré sa chaire du côté des chansonniers male de musique de Paris, boulevard
LE CLAQUEUR DE DOIGTS Serge Gainsbourg en 1959. À l’époque, il chante : « Juke-box, juke-box, J’suis claqueur de doigts devant les juke-box ! » ARCHIVES PHOTOS/GETTY IMAGES
Malesherbes. Il se passionne pour le jazz puisqu’il dirige également les éditions et montre une certaine audace à déborder Tutti et le cabaret Les Trois Baudets à des frontières de l’académisme pour les « Vian avait Pigalle. Des décennies avant le fameux chemins plus libres tracés par le be-bop. « 360 » dont se gargarisent aujourd’hui C’est en ouvrant ainsi ses oreilles, dont une présence les caciques des maisons de disques for- il est généreusement équipé, aux quatre vents des musiques savantes ou canailles hallucinante. més en écoles de commerce, Jacques Canetti a déjà tout inventé. Suivant son qui bouillonnent dans le Paris d’après- Les gens étaient infaillible intuition, il présente ce pou- guerre, que le jeune Lucien va commen- lain un peu sauvage à un arrangeur mai- cer à écrire ses propres chansons. À l’en- sidérés. Il chantait son très élastique, Alain Goraguer. Pour tame des années 1950, selon un traçage minutieux effectué par le biographe Gilles des trucs terribles, Goraguer, Gainsbourg n’est pas complè- tement inconnu car il l’a aperçu autrefois Verlant, il aurait écrit un premier titre des choses qui m’ont dans un bar du Touquet, Le Club de la baptisé Lolita, troublante coïncidence forêt, où il faisait le pianiste saisonnier. puisque le livre de Nabokov était alors marqué à vie. » Venu en touriste, Goraguer a été intri- lui-même à l’état d’écriture. La télépa- gué en le voyant chanter à voix basse des thie russe ? Allez savoir... SERGE GAINSBOURG standards américains, séduit également par son toucher jazz plutôt véloce, hérité L’étrange jumeau d’Art Tatum. Goraguer n’est pas non plus E un inconnu pour le chanteur en chantier. n 1954, il dépose un premier bou- se nomme Michèle Arnaud, une femme Il possède même un atout maître : c’est quet de chansons à la Sacem, cer- moderne et libérée qui jouera un rôle lui qui a coécrit et orchestré certaines des taines sous le pseudonyme de Julien déterminant dans la métamorphose du chansons les plus explosives du répertoire Grix, et deux d’entre elles (Les Amours jeune musicien taciturne en distributeur de Boris Vian, ainsi que le furieusement perdues et Défense d’afficher) iront cinq de chansons pour le Tout-Paris des chan- moderne Fais-moi mal Johnny interprété ans plus tard se calfeutrer dans la voix sonniers. Arnaud était en l’espèce l’une Magali Noël, sur un texte scandaleux et capiteuse de Juliette Gréco, première des mieux servies. L’autre déclencheur, épicé du même Boris. vedette à chanter Gainsbourg. Car dans qui fait l’effet d’une bombe dans l’esprit Entre les deux G, Gainsbourg et l’intervalle, Lucien Ginsburg est devenu encore indécis de Ginsburg, c’est le pas- Goraguer, le courant passe donc en un Serge Gainsbourg, lassé de ce prénom sage de Boris Vian au Milord : « J’en ai éclair, allumant un arc lumineux qui va et surtout de son diminutif, Lulu, dont il pris plein la gueule, dira-t-il en 1984 à pro- non seulement éblouir le paysage de la n’hésitera pourtant pas à affubler son der- pos de l’auteur-chanteur le plus fantasque chanson pendant des années mais rejail- nier enfant trente ans plus tard. Avant tou- et imprévisible de l’époque. Il avait une lir aussi sur d’autres interprètes de Serge. tefois de se transformer en Gainsbourg, présence hallucinante, vachement stressé, Et jusqu’aux salles obscures puisque le il est devenu pianiste dans un cabaret pernicieux, caustique... Les gens étaient binôme va laisser sa trace dans quelques de transformistes du quartier de Pigalle, sidérés. Il chantait des trucs terribles, des films plus ou moins mémorables, parmi Madame Arthur, où il reprend temporai- choses qui m’ont marqué à vie. » lesquels L’Eau à la bouche de Jacques rement le tabouret que son père a usé pen- Ginsburg en voie accélérée de gains- Doniol-Valcroze, aux avant-postes de la dant huit saisons. À la tête d’un trio piano- bourisation estime qu’il va peut-être pou- Nouvelle Vague. L’éclosion à distance batterie-saxophone ou violon, Ginsburg voir se glisser dans les pas de cet olibrius d’un cinéma différent et d’un chanteur met en musique les paroles légères et gri- qui affiche, outre son répertoire corrosif, aussi singulier que Gainsbourg appartient voises du tenancier des lieux, Louis Laibe, une silhouette et un visage blafard d’ava- à l’évidence au même mouvement d’ac- en variant les ambiances pour se faire la leur de sabres pas si éloignés de sa propre célération vers la modernité, né avec l’ap- main. Les chansons ont pour titres Zita morphologie qui le complexe. Disparu proche des années 1960. la panthère, Meximambo ou Tragique cinq prématurément en 1959 d’une crise car- Les premiers recueils de ces chan- à sept, et s’il n’en demeure aucune trace, diaque, l’auteur de J’irai cracher sur vos sons écrites d’une plume misanthrope, on peut aisément imaginer que leur vague tombes aura le temps de se lier d’amitié à l’encre noire trempée alternativement consonance exotico-érotique aura posé avec cet étrange jumeau et de signer dans dans l’existentialisme et le polar amé- quelques bases de son futur style. Le Canard enchaîné une chronique élo- ricain, sont encore empreints musica- Après Madame Arthur, il est embau- gieuse du premier album de celui qui était lement du jazz des fifties et des sonori- ché en 1955 au Milord l’Arsouille, cabaret définitivement devenu Serge Gainsbourg, tés afro-cubaines et brésiliennes dont situé sous le théâtre du Palais-Royal, beau- Du chant à la une !... Fort des composi- Goraguer adapte avec maestria la gram- coup plus sélect que son nom ne le laisse tions, paroles et musiques, qu’il a pla- maire éruptive. Le timbre hautain, nasal, supposer. Ironie de l’histoire, lorsqu’on la cées chez Michel Arnaud (La Recette de impavide de ce Gainsbourg des débuts replace dans la perspective de ce que com- l’amour fou, Douze Belles dans la peau), constitue également une marque de dis- mettra Gainsbourg plus tard, c’est en ces aussitôt reprises par le jeune premier tinction comparée aux séducteurs pom- lieux que fut jouée pour la première fois Jean-Claude Pascal, il se voit offrir un madés des hit-parades et aux bateleurs La Marseillaise, en 1792, quand l’endroit contrat chez Philips par Jacques Canetti. du music-hall. Qu’un titre aussi sombre avait pour nom le Caveau Thermidor. La Incontournable baron du milieu musi- et désespéré que Le Poinçonneur des vedette du moment, au Milord l’Arsouille, cal, ce dernier en maîtrise toutes les clés Lilas ait finalement touché le public à
ANTHRACITE Serge Gainsbourg en 1960. « Allons viens viens et fais vite Que ta chaleur anthracite, Vienne réchauffer mon cœur, Et refroidir ma fureur. » INA/AFP
travers son interprétation par le quatuor pour des âmes moins tourmentées font burlesque Les Frères Jacques en dit long un tabac –, il est, comme artiste solo, un sur le malentendu qui persiste au cours des premières années. En adaptant La Nuit moderne incompris, un visionnaire sans horizon. Alors, comme un dernier sursaut « Les pensées que je médite / Sont d’octobre de Musset, d’orgueil, et par contraste avec le disque plus noires que l’anthracite », chante précédent réalisé sans batterie, il imagine Gainsbourg sur son deuxième album, Gainsbourg tient casser la baraque avec un disque essentiel- son premier scandale, dans lequel il commet un véritable lement conçu autour du rythme et baptisé crime de lèse-majesté en adaptant dans Gainsbourg percussions. un mambo flûté et pétaradant de cuivres La Nuit d’octobre de Musset, ce qui lui l’accouplement L’album Drums of Passion du Nigérian Babatunde Olatunji, publié en 1960, vaut des messages d’insultes par dizaines, des belles lettres n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. l’accouplement des belles lettres avec des Gainsbourg – avec la complicité du reve- musiques « nègres » étant alors consi- avec des musiques nant Goraguer – pille sans le moindre scru- déré comme un impardonnable outrage. pule ce trésor fondateur de l’afro-jazz qui a Gainsbourg s’en amuse : il tient son pre- « nègres » étant alors pourtant fait le tour du monde, inspiré John mier scandale, sa provoc’ liminaire. Il per- sistera en bousculant d’autres poètes dès considéré comme Coltrane comme Martin Luther King, avec une légère condescendance colonia- son troisième album, à commencer par un impardonnable liste pas très glorieuse. Ce premier larcin un Rock de Nerval qui encanaille le plus d’envergure (il détrousse aussi Miriam romantique d’entre tous, même si c’est outrage. Makeba pour Pauvre Lola), comme il y chez Victor Hugo et sa Chanson de Maglia en aura quelques-uns fameux durant sa qu’il déniche le miroir idéal à ses com- longue carrière, ne porte pas vraiment plaintes de mal-aimé : « Vous êtes bien bonheur à Gainsbourg, qui rate encore belle / Et je suis bien laid. » une fois la cible, le public boudant autant L e rom anti s me entén ébré de dialecte crypté, comme ce « javanais » ses bacchanales africaines et ses sambas Gainsbourg, dans une époque où le noir à dans lequel il a taillé son diamant. Au tapageuses que les plus délicats Ces petits la mode est plus volontiers celui des blou- moins cette chanson, aux honneurs remis riens ou Machins choses nichés au creux sons, contribue à le maintenir à distance à plus tard, corrige-t-elle chez ceux qui du disque comme des perles inaperçues. des agitations juvéniles. Il reste pourtant l’écoutent la réputation de misogynie Un brin aigri, il dit dans une interview écartelé entre un désir de marquer son d’un Gainsbourg dont la sensibilité perce à L’Union de Reims en décembre 1964 : temps comme auteur, à l’image des géants rarement la coquille de cynisme qu’il a « Peut-être que le rock va amener quelque de la littérature dont il se sent les ailes choisie pour armure. Pas plus chanceux, chose. Mais j’attends des gars intelligents. (voir son Baudelaire sublime dans lequel commercialement parlant, au retour de Ils ne se montrent pas. Il y a une exas- il adapte en bossa Le Serpent qui danse) son lifting anglais, il décide de revenir aux pération des sons : un forcing des sonos. et l’envie d’entrer dans la ronde des sur- basiques, en l’occurrence au jazz, avec [...] Mais, en définitive, c’est le même boums. La transition des années 1962-1963 son premier album 30 cm baptisé non foutoir que pour tous les arts modernes. est ainsi un sacré numéro d’équilibriste, sans précaution Gainsbourg confidentiel, Où va la peinture ? Où va la musique ? » entre la majesté des Goémons, les volutes signe qu’il n’est dupe de rien concernant Quelques jours plus tard, un coup de fil de droguées de Intoxicated Man et les twists son potentiel. Un disque minimal et splen- Maritie et Gilbert Carpentier, alors pro- en menue monnaie de L’Appareil à sous. dide, enregistré en trio avec le guitariste ducteurs à Radio Luxembourg et chargés Elek Bacsik et le contrebassiste Michel de fabriquer une chanson pour le futur La Javanaise pour Gréco Gaudry, sans arrangeur, dans une volonté concours de l’Eurovision, va changer la L de dépouillement assumée, avec l’apport donne. Fin janvier 1965, au studio Philips âchant provisoirement Alain de sonorités modales et mates qui rendent du boulevard Blanqui, Alain Goraguer et Goraguer pour aller ressourcer à ses cabrioles de syntaxes, ses allitérations Serge Gainsbourg accueillent l’opulent Londres son inspiration au contact sophistiquées, encore plus frappantes. orchestre chargé de faire décoller Poupée des nouveaux sons british, il en revient avec Malgré Élaeudanla Téïtéïa qui dis- de cire, poupée de son. La flûte entre en un authentique joyau caché sous les chif- sèque le prénom Lætitia, les trouvailles scène, talonnée par une trompette, suivies fons à la mode du disque 4-titres Vilaine prodigieuses de La Fille au rasoir, de d’un galop rythmique, d’une guitare surf fille, mauvais garçon. Cette Javanaise, pro- Scenic Railway ou du mélancolique et de violons pétulants. Puis la voix acidu- mise à Juliette Gréco au lendemain d’une Sait-on jamais où va une femme quand lée de France Gall, bientôt la voie royale soirée passée ensemble et qui reste nim- elle vous quitte, l’album est un échec aussi pour Gainsbourg. � bée d’un mystère savamment entretenu monumental que l’est sa valeur artistique. Gainsbourg, volume i : 1958-1970. Intégrale par les deux cachottiers durant toute leur À 35 ans, pendant que les Beatles procla- des enregistrements studios, coffret de vie, possède l’étoffe d’un standard uni- ment l’avènement d’un nouveau monde, 9 albums vinyles, mixages mono originaux versel. Elle le deviendra, à petit feu, mais Gainsbourg est encore coincé dans les (Universal, 2020). sur l’instant la langue de Gainsbourg, variations monochromes d’une époque Le Gainsbook. En studio avec Serge décidément trop élaborée pour le tout- qui s’éteint. Il n’est pas has been – les Gainsbourg, sous la direction de Sébastien venant, apparaît encore comme un chansons qu’il mouline à tour de bras Merlet (éd. Seghers, 2019).
RUES DE MON PARIS Serge Gainsbourg et Dalida dans L’Inconnue de Hong Kong de Jacques Poitrenaud (1963) chantent en duo : « Rues de mon Paris SUNSET BOULEVARD/GETTY IMAGES que vous êtes jolies Même sous un ciel un peu gris Tous vos noms charmants sont de vraies poésies Que l’on apprend par cœur petit à petit. »
Pièces d’identité n o 1 AUX NOMS DE SERGE Avant Serge, il y a Lucien. Et avec Gainsbourg, Gainsbarre, Guimbard et même Grix. Pierre Groppo égrène les pseudos qui disent les chapitres d’une vie. D e lui, on retient l’homme à tête de chou, avant l’heure. Le virtuose des mots a passé sa vie à jouer avec « moitié légume moitié mec ». Et un per- ses patronymes, fuyant les origines, clignant de l’œil à la litté- sonnage de plus dans sa cosmogonie, né rature et à la peinture, sa vocation première. Il ne s’appelle pas d’une sculpture de Claude Lalanne et bien- Gainsbourg, mais Ginsburg, comme une porte ouverte sur le tôt installée à la maison, rue de Verneuil. grand Est de l’Europe, celui de ses parents, Saint-Péterbourg et Gainsbourg et son double, l’homme de Moscou, la Crimée et Odessa, la Russie des Tsars qui vacille sur chair et l’homme de fer, c’est un peu le fond de bulbes d’or, d’attentats et de palais couleur crème. Lucien fil conducteur, tortueux à plaisir, de l’au- Ginsburg, né à Paris après que ses parents Joseph et Olga, immi- teur-compositeur-interprète régulièrement réduit à une sorte de grants russes et juifs, eurent fui les sursauts de l’histoire, pogroms dichotomie : Gainsbourg et Gainsbarre. La voix nasillarde et et révolution bolchevique compris, n’est pas revenu sur cette timide des interviews muant en grands arcs limpides dès que ascendance digne des grands romans d’Isaac Bashevis Singer. résonnent les premières notes ; le père for ever amoureux de sa Il regarde déjà à l’ouest, accompagnant son père à ses concerts fille et le poivrot provoc’ qui bande pour les putes – « affirmatif, dans les stations balnéaires chics : Arcachon, Deauville, Cabourg, et qui d’autre ? No comment ». Vs, diraient les Anglais, comme Le Touquet (« avant Léon Blum : y avait que des aristos et des si Gainsbourg était l’homme versus, Janus prodigue et bipo- fumiers de rupins »). Plus tard, ce sera le jazz américain, la laire, Dr Jekyll et Mr Hyde (lui s’est chanté en mauvais génie). Grande-Bretagne avec Jane et plus loin, la Jamaïque et le reg- Gainsbourg et Gainsbarre, point barre ! Un dédoublement de la gae, enfin une langue cloutée d’anglicismes dans ses dernières personnalité déjà en germe dans la soyeuse, cynique et méconnue années. L’Ouest, à jamais, sans détour vers ce passé. chanson En relisant ta lettre, époque costumes croisés et pochette Est-ce parce que son nom lui vaudra, pendant la guerre, de assortie à la cravate (on est en 1961). devoir porter l’étoile jaune (la yellow star chantée en 1975 dans Pourtant Gainsbourg n’est pas que Gainsbarre ni complè l’album Rock Around the Bunker, génial pied de nez à l’Allemagne tement Gainsbourg. Ni noir ni blanc – plutôt couleur café, métissé nazie), d’être caché dans un pensionnat sous le nom de Lucien
E Dr JEKYLL ET Mr HYDE Serge Gainsbourg en 1969. « Docteur Jekyll un jour a compris Que c’est ce monsieur Hyde qu’on aimait en lui Mister Hyde, ce salaud A fait la peau, la peau du docteur Jekyll. » Guimbard puis, pas loin d’Oradour-sur-Glane, d’échapper mira- c’est en souvenir de ces profs de lycée qui écorchaient mon nom. culeusement aux rafles et à la déportation, que le jeune homme Ça me blessait, parce que je me sentais un petit immigré. Et juif pâle et complexé se cherche un autre patronyme ? Est-ce pour se de surcroît. » Ainsi naît Gainsbourg, prénom Serge. distinguer de Joseph Ginsburg, qu’il remplacera ensuite dans les Le dernier pseudonyme, ce sera Gainsbarre, le double clo- cabarets du Touquet et chez Madame Arthur à Paris, manière peur, soûlard et provocateur. Celui qui crame ses billets en direct de tuer le père sans le flinguer tout à fait ? Ou de se réinventer à la télé mais se fait raccompagner, au petit matin et en panier à parce que sa mère avait voulu avorter, à Pigalle, avant de faire salade, par des flics qui vont carrément le border dans son lit. En demi-tour au dernier moment ? Lucien, guitariste et pianiste aux 1989, deux ans avant sa mort, dans l’émission « Lunettes noires Trois Baudets ou chez Milord l’Arsouille, devient Julien Gris, pour nuits blanches », Gainsbarre questionne Gainsbourg dans puis Grix, sur les documents qu’il dépose à la Sacem – clin d’œil une étonnante auto-interview. Ça parle de mort, des tableaux stendhalien à Julien Sorel – avant de se métamorphoser en Serge brûlés à l’âge de 30 ans, d’un séjour chez Dalí et de son salon Gainsbourg à l’été 1957. tapissé d’astrakan. Aussi de noms, quand Gainsbarre demande à CROLLALANZA-UNIMEDIA/ DALLE APRF « Lucien commençait à me gonfler, je voyais partout : “Chez Gainsbourg : « Entre Ginsburg, Gainsbourg et Gainsbarre, t’au- Lucien, coiffeur pour hommes”, “Lucien, coiffeur pour dames”... rais pas préféré être Gainsborough, le peintre de l’harmonie ? » confiera-t-il. Les psychologues disent que ce qu’il y a de plus Gainsbourg se marre. « T’es pas con, mon petit Gainsbarre. important dans votre vie, c’est le prénom. Certains sont béné- Gainsborough ? Il est dans les musées. Et moi je suis bien enca- fiques ; d’autres, maléfiques. Sur le moment, Serge m’a paru bien. dré aussi. J’ai eu de beaux tableaux dans ma vie. » � Ça sonnait russe. Quant au “a” et au “o” ajoutés à Ginsburg,
Un couple VILAINE FILLE, MAUVAIS GARÇON Jane Birkin et Serge Gainsbourg chez eux en 1969. CE QUE SERGE DOIT À JANE Ils ont formé un duo inoubliable. Libre, sensuel, créatif. Si Gainsbourg REG LANCASTER/GETTY IMAGES s’est comporté en pygmalion, Birkin a été bien plus qu’une muse. L’Anglaise à l’éternel accent a modelé Serge autant que lui a créé Jane. Véronique Mortaigne dévoile la face cachée d’un duo de légende.
S erge Gainsbourg Slogan est pour beaucoup un navet. Seul Gabrielle se marie avec l’acteur Michael p o r te u n e c h e - le critique de L’Express André Bercoff Crawford. La nouvelle bande est au géné- mise mauve. Il fait trouve au film « la saveur douce-amère rique du Knack... et comment l’avoir de la gueule. C’est la d’un enfant du pop art et de la pilule ». Richard Lester, palme d’or à Cannes en fin de l’hiver 1967. Le synopsis est basique : un réalisateur de 1965. Deux ans plus tard, Jane revient sur Son ego a souffert. films publicitaires primés à Venise, Serge la Croisette avec Blow Up, chef-d’œuvre Pour le film Slogan, Faberger, dont l’épouse est enceinte, de Michelangelo Antonioni. Une nouvelle il devait donner la tombe amoureux de la jeune Evelyne. Le palme et un scandale : dans le film, Jane réplique à la sublime Marisa Berenson. film est un document sur une passion nais- apparaît nue. Mais le réalisateur, Pierre Grimblat, lui sante. Birkin et Gainsbourg se dévorent du Femme libérée avant l’heure ? Quand elle a préféré une jeune Anglaise inconnue. regard. Ils descendent les Champs-Élysées rencontre Serge, elle est « à la ramasse », Gainsbourg rumine. Lui, le poète, séduc- en 4L décapotable, sillonnent les canaux après son mariage catastrophique avec teur polygame et érudit, espérait une star, vénitiens en hors-bord, baisent à l’hôtel. John Barry. « À l’époque, j’étais réduite à pas une débutante. Il vient d’acheter une Et s’engueulent. ce rôle d’épouse. Je ne m’aimais pas », se maison, rue de Verneuil, et il a peint les Hors-champ aussi, c’est la guerre. souvient-elle. Sa fille Kate dans les bras, elle murs en noir, parce qu’il est en deuil. Il Grimblat, qui n’en peut plus, organise s’enfuit dans la nuit après avoir appris que a vécu quatre-vingt-six jours de passion un dîner pour clore les hostilités entre son époux s’est fait la malle avec sa meil- intense avec Brigitte Bardot. Mais BB est ses deux acteurs. La réconciliation se leure amie. « Elle était sexy. J’ai tout de mariée au milliardaire allemand Gunter solde par des nuits à l’hôtel Hilton, où suite pensé que je n’avais pas le niveau », Sachs. Elle a plaqué l’amant et gardé le Gainsbourg s’écroule de fatigue après dit-elle en riant. De son côté, Gainsbourg mari. C’est dans cet état d’esprit morose des tournées en boîte avec sa nouvelle est déchiré après sa rupture avec Bardot. que Serge, 40 ans, accueille « la petite conquête. Et en juillet 1969, voici Jane Birkin panse ses plaies et celles de son Anglaise ». « Djènne », 22 ans, le trouve et Serge enlacés lors de la première de nouvel amant. « Cela a joué dans la ten- poseur. Elle a accepté de jouer un rôle en Slogan, lui en costume cintré à l’anglaise, dresse. En un an, il est arrivé à enlever la français, alors qu’elle n’en parle pas un elle sans soutien-gorge en robe ultracourte, blessure, se remémore-t-elle dans l’un de mot. Gainsbourg la regarde ses anglicismes. J’ai pu le faire de haut. Birkin s’en fout. Elle aussi. Nous nous sommes n’a jamais entendu parler de Jane pense qu’il s’appelle « Serge patchés mutuellement. » lui. Elle pense qu’il s’appelle Pour Régine, reine de la « Serge Bourguignon » parce Bourguignon », parce que c’est tout nuit qui a connu Gainsbourg que tout ce qu’elle connaît de ce qu’elle connaît de la France. dès ses débuts en 1952 au la culture française, c’est le cabaret Milord l’Arsouille, bœuf du même nom. alors qu’elle-même était bar- Chez elle, tout est en vibrations, en ultra-transparente, qui dévoile sa culotte et maid au Whisky à Gogo, Jane a apporté tremblements infimes. Elle reçoit dans sa ses seins. À un bras, elle a Serge ; à l’autre, à Serge « la fraîcheur, la légèreté d’être ». maison près du muséum d’histoire natu- un panier en osier tressé. Avec sa frange et « Quand elle est arrivée à Paris, sans par- relle, dans le Ve arrondissement de Paris. son torse plat, elle impose des critères très ler un mot de français, Jane était can- Chemise et pantalon noirs, amples, confor- éloignés de la pin-up voluptueuse. Lui se dide, intelligente, fine, excentrique, amu- tables. Pieds nus. Elle travaille, compile trouve laid. Elle le rendra beau. sante, pas du tout prétentieuse. Et c’était ses notes, chausse de petites lunettes qui l’une des plus jolies filles au monde ». la rendent craquante. Devant une tasse de La beauté et le génie Très vite, le couple devient iconique. E thé, elle effleure de son français accidenté « C’est la rencontre improbable de la sa vie avec Serge. Douze ans d’amour. n quelques mois, Gainsbourg a beauté et du génie, s’extasie Étienne Une histoire éternelle. De celles dont on révisé ses positions. Il a découvert Daho, ami fidèle de Jane Birkin. Ils fas- fait les légendes : Bogart et Bacall, Signoret que Birkin n’est pas la débutante cinent, car ils ont également transgressé les et Montand, Hardy et Dutronc. Alchimie idiote qu’il avait cru percevoir. Avant codes de l’époque et ont contribué à libé- de la grâce et du talent, de la passion et Serge, elle a déjà vécu. En 1964, le Daily rer la morale et les clichés avec beaucoup des tourments. Si le mythe reste fascinant, Mail avait publié une photo de la « classe de légèreté. À l’époque, ils ont l’air telle- c’est que Jane n’a jamais cessé de l’entre- 64 » : une cinquantaine de femmes « à ment heureux et libres ! » Après Slogan, tenir. Bien plus qu’une simple muse, elle suivre », cheveux longs, franges et jupes Birkin tourne La Piscine de Jacques Deray en est la conteuse. au ras du ventre, parmi lesquelles Nico, et se fait draguer par ses partenaires Alain Pierre Grimblat l’a choisie pour Slogan Marianne Faithfull, Jane Birkin et celle Delon et Maurice Ronet, symboles de la parce qu’elle était belle, mais drôle aussi, qui deviendra son amie indéfectible, la séduction à la française. Gainsbourg est comme il le racontait en 1985 à Gilles future photographe Gabrielle Lewis. mort de jalousie. Romantique, il pleure Verlant : « Elle avait des jambes tordues « Six mois plus tard, Gabrielle et moi et brûle des bougies pour retenir sa belle. comme pas permis et avant son test, je avons passé une audition pour la comédie Ensemble, ils partent en 1969 au Népal, l’agresse : “Vous êtes vraiment obligée musicale Passion Flower Hotel », raconte terre de hippies, pour tourner Les che- de montrer des jambes pareilles ?” Elle Jane Birkin. À l’issue de cette audition, elle mins de Katmandou d’André Cayatte. me répond : “Non, pas si vous me payez épouse le compositeur John Barry, célèbre Jane est une épave hallucinée ; Serge, un l’opération.” » Tourné en plein Mai-68, pour ses génériques de James Bond, et salopard. Ils vivent un paradis amusant.
« Serge trouvait drôle d’avoir cette jeune ou pas ; l’orgasme, jamais loin. À côté, Whitaker. Il est estomaqué par l’usage des personne qu’il pouvait sculpter un peu », Yoko Ono et John Lennon qui posent grands orchestres, des violons, par l’au- résume Birkin. Grands couturiers, réveil- en pyjama en 1969 pour une semaine dace des compositions. Il est aussi impres- lon chez Maxim’s « où tout le monde était d’un « bed-in for peace » font figure de sionné par le succès planétaire de John plus vieux que nous ! C’était le Titanic, pieux samaritains. Puis vient le premier Barry. « J’avais partagé sa vie ; ça a joué », disait Serge ». Frondeurs, ils y organisent cadeau de Serge à Jane : 69, année éro- s’amuse Jane Birkin. Après l’avoir ren- des batailles de cotillons avec les serveurs, tique. « Une de ses plus belles chansons, contrée, Serge Gainsbourg a produit ses boulettes de papier contre langues de sur le fond comme sur la forme, avec la disques les plus riches : Histoire de Melody belle-mère, et repartent avec les couverts basse de Herbie Flowers, les arrangements Nelson, un concept-album réalisé avec en signant des autographes. Gainsbourg, d’Arthur Greenslade, explique Bertrand Jean-Claude Vannier, L’Homme à tête de pianiste, joue au hasard de la nuit, « dans Burgalat, musicien et patron du label pop chou, Rock Around the Bunker. Pour elle, un bar avec le jazzman Joe T urner, à Tricatel. C’est évident que l’étincelle de il a écrit des merveilles, de Jane B., sur un quatre mains, et puis chez R aspoutine leur rencontre culmine tout de suite avec prélude de Chopin (« Signalement/Yeux avec des violonistes qui nous suivaient cette chanson ». bleus/Cheveux châtains/Jane B./Anglaise/ jusque dans le taxi en jouant la Valse triste Gainsbourg a senti au début des années De sexe féminin/Âge : entre vingt et vingt de Sibelius, ma mélodie favorite. Je me 1960 le vent de la création tourner. « C’est et un/Apprend le dessin/Domiciliée chez sentais légère. Quand on faisait du vélo au une époque d’invention et d’individua- ses parents ») à Amours des feintes, publié Touquet, les gens hurlaient : “Salut Birkin ! lité. Il a toujours cherché à accompagner neuf ans après leur séparation. Au pire des Salut Gainsbourg !” et lui disait : “C’est à les dernières tendances musicales, parce années Gainsbarre, celles de la décadence cause de mes oreilles et de ton panier.” » qu’il voulait produire une musique de qua- avec alcool et billet brûlé, Birkin rend à L’insouciance amoureuse, le charme, lité qui soit aussi vendable, résume Mick Serge sa beauté et sa force. Il lui offre des l’indifférence aux critiques leur donnent Harvey, co-fondateur avec Nick Cave de chansons qui sont « de petits portraits, des toutes les libertés. Régine raconte un The Bad Seeds. Son esthétique changeait mini-interviews. » « C’est la chance que dîner chez elle, avec André Malraux, avec l’époque. Il a été littéralement forcé j’ai eue, reconnaît Birkin. Je lui inspirais Françoise Sagan, Carmen Teissier, la de trouver une production et un son ori- des petits films. Moi, je ne voulais chan- « madame potins » de France Soir, et le ginaux. Jane est arrivée à ce moment-là. » ter que des choses mélancoliques, mais lui journaliste Jean Cau, qui aborde les sujets Gainsbourg cherche des voix. Il n’aime voulait que la tristesse passe après la drô- qui fâchent : Staline, Le Musée imagi- pas la sienne. Celle de son amie Régine lerie, le rythme. Il disait que sans le super- naire, les activités louches de Malraux lui rappelle le timbre de Fréhel (1891- ficiel, on s’emmerde vite ». Pour interpré- en Asie... « Serge observait sans un mot, 1951), grande chanteuse réaliste qu’en- ter Gainsbourg, elle écrit en phonétique subjugué. Jane était assise par terre, avec fant, il avait croisée par hasard, déjà en « parce qu’elle ne comprend pas tout ». son panier, sa poupée au bras cassé, qui pleine déchéance. Pour Régine, il a écrit Sur Ex-Fan des sixties, en 1978, elle butte était très importante et qu’elle ne quittait une quinzaine de chansons, dont Les Petits cinquante fois. Et pleure. jamais. » Présence fidèle et protectrice. Papiers, en référence aux P’tits Pavés, suc- Jusqu’au bout. Aujourd’hui, Birkin est la cès du début du XXe siècle, inscrite au Misogynie de surface D gardienne du temple. Balayés, les deux pre- répertoire de Fréhel. Dans cet univers, miers mariages de Gainsbourg (Élisabeth Birkin est une révolution. « J’ai apporté ébut 1971, Gainsbourg s’achète Levitsky, peintre, fille d’aristocrate russe, à Serge ma voix très haute, quand même », une Rolls. Il n’a ni permis ni divorce en 1957 ; Françoise-Antoinette avoue-t-elle. « Et il avait commencé avec chauffeur. Mais elle lui servira Pancrazzi, princesse par alliance dont il Manon à pratiquer un parlé-chanté, plus d’inspiration pour les sept chapitres de a eu deux enfants, Paul et N atacha, éga- haut. C’est grâce à moi, grâce aussi à son Melody Nelson. Jane qui incarne le rôle- lement évincés de l’histoire officielle, âge. Il se disait alors poète russe avec ses titre, « Un petit animal/Une adorable gar- divorce en 1967). Estompée Bambou, petites lunettes. J’adorais cela. » çonne/Une si délicieuse enfant », appa- sa dernière compagne, mère de Lulu. Gainsbourg faisait chanter les femmes : raît en jean, perruque rousse bouclée. Elle Dans tous les sens du terme, Birkin est, Juliette Gréco, France Gall... Les actrices, est enceinte de Charlotte, son buste et son comme le dit Étienne Daho, « la voix de Anna Karina, merveilleuse dans la comé- ventre sont cachés par une peluche, un Gainsbourg » et une artiste à part entière. die musicale Anna (1967). Bardot, puis singe fétiche à longues pattes. C harlotte Deneuve, Adjani. « Il les plaçait très près naît le 21 juillet 1971, à Londres. Birkin L’orgasme jamais loin du micro. On sent presque leur respiration. enregistre Di Doo Dah en 1973 (première L Écoutez Catherine Deneuve dans Dieu crise cardiaque de Serge), puis Lolita Go eur mariage créatif produit des fumeur de havanes », analyse Jane Birkin. Il Home en 1975. En 1976, sort le premier chefs-d’œuvre. Le premier d’entre aimait l’émotion, les fragilités, les erreurs. film réalisé par Gainsbourg, Je t’aime moi eux est la nouvelle version de Je « Quand ça cassait, quand ça débordait non plus. Jane, cheveux courts et débar- t’aime... moi non plus où Birkin perche sa d’émotion, les mots, il s’en foutait. » deur sur jean avec ceinture pendante, y voix. « Cela a donné un côté petit garçon Jane, c’est une nouvelle voix mais aussi incarne Johnny, une serveuse d’un bar dans le chœur de l’église », dit-elle. Ce un nouveau souffle, celui du Swinging routier dans le désert américain. Elle « duo en râle majeur », selon L’Express, London. Londres fascinait Gainsbourg, tombe sous le charme d’un chauffeur acquiert l’air et l’espace qui lui manquait qui en avait adopté la mode dandy et homosexuel, Krassky (Joe Dallesandro). dans la version Bardot. Sur les photos de avait enregistré Initials BB avec Bardot au Henry Chapier, critique du Quotidien de l’époque, Serge et Jane sont charnels, nus Chappell Studios avec l’arrangeur David Paris : « La ravissante petite Anglaise
acide dilapide consciemment un capi- Liliane est occultée des biographies. annoncent les grandes révolutions. « Je lui tal de sympathie construit autour d’une « Il disait que j’étais demi-garçon demi- ai donné la barbe de quatre jours, comme image conventionnelle d’ingénue au pro- fille. Ça lui plaisait beaucoup, se sou- un maquillage. Il avait peu de poils, ça le fit d’un rôle infernal. » vient Jane Birkin. Moi, je n’avais pas de complexait. Il avait un rasoir Brown, qui Si « pour tout homme, une femme est poitrine. Je ne passais pas dans Playboy gardait les ombres. Cela faisait de très jolis un symptôme », comme le diagnostiquait en poster avec l’agrafe au milieu. » Les dessins sur son visage. Il avait un air un le psychanalyste Jacques Lacan, Birkin seins lui faisaient peur, avait confié Serge petit peu tartare, alors que s’il enlevait révèle un trouble dans la définition du Gainsbourg à sa jeune compagne. « Il le tout, il était trop lisse. » Elle n’aimait genre chez Gainsbourg. En 1978, il écrit avait dessiné mon sein, un trait avec un ni « les culottes pour les garçons » ni les pour son amie Régine : « Les femmes, ça bout. Il trouvait que je ressemblais à un chaussettes, elle lui suggéra donc de por- fait pédé ; c’est très efféminé/Tellement tableau de Lucas Cranach [peintre de la ter des jeans « sans rien dessous », et lui efféminé qu’ça fait pédé. » Avec son Renaissance allemande] et j’étais vache- acheta des richelieus Repetto en soldes, un père, Joseph, pianiste classique obligé à la ment flattée. » Et rassurée. Parce que jour où elle cherchait des ballerines. « Et variété, il joue dans les boîtes de travestis, l’ex, l’actrice iconique, BB, l’héroïne d’Et puis, avec les cheveux longs, il est devenu notamment chez Madame Arthur. « J’y Dieu... créa la femme (de Roger Vadim, irrésistible. » À cela, elle ajoute « les bijoux suis souvent retournée par la suite avec lui 1956) « n’avait aucun défaut esthétique », sur ses poignets, les diamants, les saphirs, et mon père que Serge adorait. Les traves- commente Jane Birkin, sans jalousie qui lui allaient très bien et que j’allais ache- tis l’appelaient Serjou et l’embrassaient aucune. En 1973, Roger Vadim réunit les ter vers la rue de Rivoli, des diamants de sur la tête », dit Jane Birkin. deux anciennes rivales devant sa caméra comtesse. Voilà ce que je lui ai donné. » FRENCH RIVIERA Jane et Serge avec Charlotte (à droite) Kate Barry (à gauche) à Saint-Tropez en 1977. L’ambiguïté androgyne le touche. pour son film Don Juan 73. Don Juan, Jane aimait, dit-elle, les faces B des « Mâle au féminin/Légèrement fêlé/Un ici, c’est Bardot, qui séduit la femme de disques de Serge. Elle en a eu la face peu trop félin/Tu sais que tu es/Beau, oui, Prévost (Robert Hossein). Pendant le tour- cachée. « Quand j’étais jeune, j’avais comme Bowie », écrit-il en 1983 pour nage, il leur est demandé de chanter une un perroquet, Polly, il était horrible avec Isabelle Adjani. Selon Étienne Daho, Jane chanson après l’amour, se souvient Jane. tout le monde. Avec moi, il se roulait sur le a révélé la part de féminité que planquait Elles sont au lit, nues. Joueuse, Bardot sug- dos. Et moi, j’ai eu cette chance de garder Serge « sous un cynisme provoquant et gère Je t’aime... moi non plus. Fausse naïve, Ginsburg, qui avait la beauté de Kafka. Je une misogynie de surface ». Birkin entonne une enfantine ballade écos- l’avais lui, comme un secret, avant qu’il Certes, mais le cas Gainsbourg est saise : My Bonnie Lies Over the Ocean. ne soit disque de platine, avec Aux Armes encore plus complexe : il est jumeau. et cætera, en 1979. » Gainsbourg porte En 1928, naissent d’une même gros- Tournée avec Bijou alors des lunettes noires et des blousons de S JAMES ANDANSON/SYGMA/GETTY IMAGES sesse Lucien et Liliane Ginsburg, deux cuir. Le tourbillon s’emballe. « Il veut être embryons, l’un mâle, l’autre femelle, dont i Serge a été son pygmalion, Jane numéro 1. Nous étions à l’Élysée Matignon la mère, Olga, avait voulu avorter sans y a également remodelé l’image de jusqu’à 4 heures du matin. Partout où parvenir. Ces jumeaux-là sont un cas Gainsbourg. Quand elle recense ce l’on pouvait se montrer, les night-clubs, unique : aucune fusion, chacun est dans qu’elle lui a apporté, on la croit d’abord les restaurants. Il a toujours dit qu’il sa bulle. Passée l’enfance, mariée, deve- à côté de la plaque, mais en réalité sa aimait les figurants. Les gens ne savaient nue professeure d’anglais à Casablanca, contribution a tout des symptômes qui pas. On s’engueulait beaucoup dans les
boîtes de nuit, avec beaucoup d’alcool. » sur une place : “Tu vois, c’est là qu’on les pygmalion, jusqu’à un certain point, En 1978, le groupe de rock tendance a amenés.” Il y avait une fontaine. On s’est mais pas plus. Les exigences esthétiques punk Bijou vient chercher S erge mis à pleurer. » Le rabbin a un drôle d’ac- [de Serge] allaient parfois trop loin. » Gainsbourg pour une tournée. « C’est cent ; ils sont morts de rire. Ils filent au Née en 1982 de l’union de Jane avec le alors qu’il va commencer à construire Harry’s Bar. « C’était des visites de sur- réalisateur Jacques Doillon dont Birkin le Gainsbarre qui va le dévorer, encou- vie, disait Serge. » David Birkin est drôle, s’éprend sur le tournage de La Pirate en ragé par la maison de disques et l’entou- il rit beaucoup avec Serge, qui l’adore, et 1980, Lou – dont Gainsbourg était le par- rage. Ce n’est pas la faute de Jane Birkin. Andrew, le frère de Jane. « Pendant ce rain – porte un regard plus cruel sur cette Elle en a bien bavé », rappelle Bertrand temps-là, ma mère pouvait poursuivre tribu baroque. « Mon père n’est pas un Burgalat. Jane baisse les bras définiti- sa carrière de comédienne. » À Noël, homme aimable, pas plus que ne l’a été vement en 1980, après avoir partagé Serge, Jane, Kate, Charlotte débarquent Serge. Je viens d’une famille d’emmer- avec son double masculin-féminin « les à la gare Victoria. Il emporte la dinde four- deurs où les femmes ne pouvaient qu’être douze plus belles années de sa vie à lui ». rée aux truffes que les beaux-parents grat- des muses, sans droit à la parole. Je ne me « Je lui ai offert une famille, dit-elle. tent discrètement, « pensant que c’était suis jamais résignée à cela. Je me suis dis- Sans doute que j’aimais cela plus que lui. » du pourri ». Personne ne les reconnaît en putée avec les hommes de ma famille Car ce duo, c’est aussi le mariage réussi Angleterre et « ça lui allait très bien pour jusqu’à presque en venir aux mains, de deux tribus, l’une anglaise, l’autre juive une semaine. Après, il se faisait du mou- confiait-elle en 2015 à El Pais, à la sortie d’origine russe. Les Ginsburg sont des ron, il fallait retourner à Paris pour être de de son deuxième album Lay Low. Non, déracinés. Le père Joseph, pianiste, était nouveau aimé ». Birkin ne devait pas tout à Gainsbourg. » sans doute né à Constantinople en 1896, Dans cette famille recomposée, Jane est comme son épouse Olga Besman, chan- la cheffe de clan : Kate, fille de John Barry, Vol de tartes en rase-mottes J teuse lyrique. Ils auraient fui la révolu- née en 1967, aimera Gainsbourg comme tion de 1917, en passant par l’Empire otto- un père ; Charlotte, fille de Serge, garçon ane Birkin fut parfois « hysté- man, avant d’arriver à Paris en 1921. Jane manqué, est en couple avec Yvan Attal rique », selon ses propres mots, Birkin est la fille d’une actrice célèbre, depuis 1991 ; le frère de Jane, Andrew, a humble toujours, expédiant un Judy Campbell (1916-2004), et de David photographié les jeux et les plaisirs de la jour un coup de pied dans l’attaché-case Birkin, mort trois jours après Gainsbourg, famille dans la maison de Normandie, à de son amoureux, parce qu’elle pensait en 1991. Cet ex-commandant de la Royal Paris, câlins au chien, farces et attrapes. qu’il avait filé avec une hôtesse de l’air. Navy avait été chargé pen- « Il l’a gardé toute sa vie. dant la Seconde Guerre mon- diale de récupérer les aviateurs « J’ai donné à Serge Plus tard, chez Castel, je lui ai jeté une tarte au citron à anglais et les résistants français la barbe de quatre jours la figure. » Il avait renversé sur les côtes bretonnes afin de les rapatrier vers la Grande- comme un maquillage. » son éternel panier par terre, devant tout le monde. « Pour Bretagne. « Pour Serge, qui JANE BIRKIN m’emmerder. » La tarte s’en- avait dû fuir et se cacher dans vole, en plein visage. Serge se le Limousin parce qu’il était juif, mon père « Jane Birkin a très bien raconté cette his- lève, « des morceaux de pâte tombent était un libérateur. Il avait aussi séduit toire dans ses films [Boxes en 2006]. C’est sur ses chaussures ». Elle s’enfuit. Il ma mère, qui était d’une grande beauté, là que je retrouve le vrai Serge – un homme marche vers la rue de Verneuil. « Alors avec ses cheveux noirs, et sa décapotable qui aimait la famille, charmant et gentil. Je j’ai cavalé plus vite que lui. Je suis allée mauve. C’était exotique pour lui, même n’achète pas l’invention de Gainsbarre. Je sur les bords de la Seine. J’ai attendu si, très jeune, il avait accompagné son ne l’aime pas », commente Mick Harvey. qu’il prenne le petit escalier et je me père en tournée dans tous les lieux de vil- Jane Birkin a tenu un journal quoti- suis jetée à l’eau. Il y a drôlement du légiature anglais de France : Le Touquet, dien, jusqu’à la mort en 2013 de sa fille courant dans la Seine ! Il m’a tendu la Cabourg, Trouville, Dinard, Arcachon... Kate, par défenestration. « C’est une main depuis la berge. » Elle se demande Moi, je pensais que ses parents ne m’aime- vie tellement drôle, mais tellement nor- encore aujourd’hui s’il avait ôté sa raient pas parce que je n’étais pas juive, male. » « Avec Serge, une vie agitée », montre Cartier avant de la repêcher. Au mais pas du tout. » précise Régine. À la fin des années 1970, tout début de leur idylle, en février 1969, Gainsbarre a activé le mécanisme d’au- les amants terribles sont les invités de Jane, cheffe de clan todestruction. Birkin ne le supporte pas. l’émission « Radioscopie ». « Vous L Confessions à Gilles V erlant d’un Serge connaissez Serge Gainsbourg depuis eur fusion est un échange d’exotisme. effondré après la fuite de Jane : « Elle est quand, Jane ? » demande Jacques De moments brûlants et drôles, partie par ma faute. Je faisais trop d’abus. Chancel. D’un filet de voix, elle répond : comme cette visite avec Jane à la Je rentrais complètement pété. Je lui tapais « Je pense sept mois maintenant. Sept, synagogue de Venise, que raconte R égine : dessus. Quand elle m’engueulait, ça ne huit mois. » « Ce n’est pas trop long ? » « Il était 7 heures du soir, c’était magique. me plaisait pas : deux secondes de trop et taquine Chancel. Une petite toux Serge racontait l’histoire des commerçants paf... Elle en a subi avec moi, mais ensuite gênée : « Non. » L’intervieweur pour- juifs qui vivaient ici avant d’être dépla- c’est devenu une affection éternelle. » suit : « C’est une aventure passagère ? » cés dans un ghetto. On longe quelques Andrew Birkin évoque les limites atteintes « J’espère que non, susurre Birkin. On porches ; la pluie s’arrête ; on débouche par Jane, « prête à être façonnée par son ne sait jamais, mais j’espère que non. » �
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