" SERIOUS GAMES " ET RECRUTEMENT : QUELS ENJEUX DE RECHERCHE ?
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« SERIOUS GAMES » ET RECRUTEMENT : QUELS ENJEUX DE RECHERCHE ? Auteurs Alain LACROUX - Maître de conférences en sciences de gestion Université du Sud Toulon Var - Laboratoire GRM alain.lacroux@univ-tln.fr - 04 94 60 63 70 Isabelle GALOIS - Enseignant-chercheur en sciences de gestion Groupe ESC Chambéry Savoie – CERAG i.galois@esc-chambery.fr – 04 79 25 38 16 Résumé : La présente étude se propose d’explorer un domaine émergent dans le champ de la GRH : l’usage d’outils de réalité virtuelle dans le processus de recrutement. Nous nous intéressons en particulier à l’utilisation croissante des serious games (ou jeux sérieux) par les entreprises. Cette utilisation croissante, qui trouve notamment écho dans la presse managériale, semble correspondre à un mouvement de fond, en partie commandé par l’évolution technologique et par le souhait de certaines entreprises de mettre en place des procédés innovants pour susciter des candidatures ciblées et sélectionner efficacement les postulants. Nous présentons dans cette communication une revue de littérature menée dans le domaine des sciences de gestion mais également dans les domaines de l’apprentissage médiatisé et de l’usage des jeux vidéo. Cette revue nous a permis de mettre en évidence les enjeux psychologiques et managériaux liés à l’utilisation des serious games dans le processus de recrutement, et de dégager un certain nombre de voies de recherche potentiellement fructueuses. Mots clés : biais de sélection ; réalité virtuelle ; recrutement ; jeux sérieux (serious games). 1
« SERIOUS GAMES » ET RECRUTEMENT : QUELS ENJEUX DE RECHERCHE ? Introduction Le cadre général de cette communication concerne l’usage des nouvelles technologies dans les processus de recrutement. Notre étude porte plus particulièrement sur les environnements de type semi-immersifs (dans lesquels l’agent est représenté par un avatar), qui permettent une application particulière des outils de réalité virtuelle. Ces outils seront présentés et analysés dans le cadre général des méthodes de recrutement par simulation, souvent recommandées dans la littérature, en raison de leur validité prédictive reconnue (ex : Gaugler à & al., 1987 ; Arthur & al., 2003). Nous nous intéressons plus particulièrement au développement des jeux sérieux ou serious games, dont le marché est en plein développement. Les entreprises investissent aujourd’hui de plus en plus dans ce type d’outil pour la formation et le recrutement de leur personnel. Le serious game se distingue des autres techniques et outils de sélection dans la mesure où il se présente sous la forme d’un monde virtuel en 3D, et dans la mesure où il permet d’évaluer les aptitudes professionnelles du candidat mis en situation dans un cadre de jeu. Les serious games appliqués au recrutement présentent donc un caractère innovant. L’intérêt qu’ils suscitent auprès des praticiens nous amène à nous interroger sur l’impact de leur utilisation sur les pratiques de recrutement des entreprises. Le recrutement est une activité stratégique, qui doit être réalisée dans le respect du cadre légal, lequel oblige les entreprises à discriminer les candidats sur des critères objectifs et non discriminatoires. Il s’agit donc une activité clé pour l’entreprise, ou l’erreur peut coûter cher. Notre étude vise à comprendre de quelle manière l’utilisation d’un serious game permettrait d’améliorer le processus de recrutement. Nous présentons dans cette communication une revue de littérature menée dans les domaines des sciences de gestion, de la psychologie du travail et des sciences de l’éducation sur les outils de réalité virtuelle, et plus particulièrement les serious games, ainsi que sur le processus de recrutement. Cette revue de littérature nous a permis de dégager un certain nombre d’enjeux théoriques et managériaux, qui seront abordés dans la seconde partie de la communication. Nous terminerons enfin par la présentation des pistes de recherche possibles liées à ces enjeux. 1. Les outils de réalité virtuelle : de quoi parle-t-on ? 1.1 Réalité virtuelle et « serious games » Le terme générique de « réalité virtuelle » qui fait l’objet de nombreuses définitions et conceptualisations, renvoie à une série de techniques développées initialement dans le domaine de l’informatique et de la robotique, dont les applications essaiment aujourd’hui dans de nombreux domaines des sciences sociales et humaines comme la psychologie ou l’ergonomie. Nous proposons d’en retenir la définition proposée par Fuchs & al. (2006, p.8) « La réalité virtuelle est un domaine scientifique et technique exploitant l’informatique […] en vue de simuler dans un monde virtuel le comportement d’entités 3D qui sont en interaction en temps réel entre elles et avec un ou des utilisateurs en immersion pseudo-naturelle ». La finalité de la réalité virtuelle est donc de permettre à une personne d’exercer une activité sensori-motrice dans un monde artificiel, créé numériquement. 2
On peut isoler deux grands types d’applications de réalité virtuelle dont l’utilisation est aujourd’hui avérée dans le champ du recrutement : - les univers persistants dits aussi metavers ou univers immersifs, du type Second Life ® développé par l’entreprise Linden Lab. - les jeux de rôles à but pédagogique ou évaluatif à base de simulation en environnement virtuel (jeux sérieux ou serious games) Nous choisirons dans cette communication de développer plus particulièrement les simulations 3D interactives appelées jeux sérieux ou serious games (SG), pour deux raisons : leur succès grandissant dans les entreprises (qui se matérialise par une hausse régulière du nombre de jeux créés et d’entreprises utilisatrices), et la relative désaffection des spécialistes du recrutement pour les metavers type Second Life, qui ont bénéficié d’une forte attractivité durant les années 2007 à 2009, mais dont le nombre d’entreprises utilisatrices a fortement décru ces deux dernières années, au profit des réseaux sociaux1. Les serious games se sont expressément développés dans un but de formation et de développement des compétences, voire dans un but de modification des attitudes. Ils peuvent être définis comme « Un défi cérébral, joué avec un ordinateur selon des règles spécifiques, qui utilise le divertissement en tant que valeur ajoutée pour la formation et l’entraînement dans les milieux institutionnels ou privés […] ainsi qu’à des fins de stratégie de communication ». (Zyda, 2005). Selon Alvarez (2007, p.8), l’idée est de partir d’une base vidéoludique pour en faire un usage qui convoque une activité « sérieuse », en dehors du divertissement. Dans un serious game, le joueur est typiquement représenté par un « avatar », personnage virtuel plus ou moins personnalisable dans son comportement et son apparence. Les serious games font aujourd’hui l’objet d’un courant de recherche en développement, avec des travaux portant sur divers aspects : la classification des SG (Sawyers & Smith, 2008 ; Breuer & Bente, 2010 ; Marsch, 2011), les règles de conception et d’usage (Sanchez & al., 2011 ; Marne & al., 2011), l’efficacité éducative des SG (Berry, 2011 ; Sitzmann, 2011 ), ou encore les réactions psychologiques des utilisateurs confrontés à des outils de réalité virtuelle (Baker, 2010 ; Boyle & al. 2011, Verhagen & al., 2011 ; Shraeder & Bastiaens, 2012). 1.2. Intérêt de l’étude Les serious games sont d’apparition relativement récente : les auteurs datent généralement la naissance du phénomène dans l’année 2002, avec le jeu America’s Army, développé pour le compte de l’armée américaine et distribué gratuitement sur Internet (Alvarez, 2007). Le marché est aujourd’hui en plein essor : les applications se développent de manière exponentielle dans un nombre croissant de secteurs (défense, santé, éducation, communication d’entreprise….). Le chiffre d’affaires mondial du secteur atteignait 2 milliards d’euros en 2011, et affiche une progression de 30 à 40% par an. Le marché français compte une centaine d’acteurs, essentiellement des TPE PME et génère un chiffre d’affaires de 50 millions d’euros en 2010-20112. Cette évolution rapide est un indice indiquant que ces technologies vont sans doute s’imposer dans un nombre croissant d’entreprises pour deux types de raisons : - des raisons techniques et économiques : les possibilités techniques offertes par les serious games et les outils de réalité virtuelle en général sont source d’économie potentielle dans les processus de recrutement et de formation (voir plus loin). La possibilité de réunir en un même espace virtuel des interlocuteurs géographiquement éloignés, ou de permettre à plusieurs utilisateurs de travailler simultanément sur le 1 Le Monde, 4/08/2011 2 C. Ferrero, La Tribune 23/11/ 2011 3
même environnement est une source non négligeable de réduction des coûts. Le meilleur exemple en est fourni par les simulateurs de vol, largement utilisés dans la formation des pilotes civils et miliaires. - des raisons sociologiques tenant aux usages des nouvelles technologies : l’argument « générationnel » est souvent invoqué pour expliquer le succès des SG : ces outils seraient tout à fait adaptés au recrutement et à la formation des « digital natives » (Prensky, 2001). Il s’agit de la génération née dans les années 1980/1990, constituée de jeunes gens plutôt diplômées et ayant complètement intégré l’usage des nouvelles technologies, qui sont parfois désignée comme « génération Y », « net generation » ou « génération Google ». Cette tranche d’âge qui aurait une relation de familiarité et une appétence particulière pour les NTIC (Bennet & al, 2008 ; Margaryan & al, 2011) arrive à maturité et entre aujourd’hui dans le monde de l’entreprise, constituant une cible pour les recruteurs désireux d’attirer de nouveaux talents. Les SG feraient partie des outils de recrutement particulièrement adaptés à cette génération (Yeaton, 2008 ; Polimeri, 2009). 2. La réalité virtuelle dans le recrutement : un décalage entre pratique managériale et recherche académique On constate à l’heure actuelle un écart entre la recherche académique sur les outils de réalité virtuelle comme instrument d’attraction et de sélection de main d’œuvre, encore peu développée dans le domaine de la GRH, et les pratiques dans le domaine du recrutement, où l’on constate que de nombreuses entreprises, le plus souvent de grande taille, ont mis en place à titre expérimental, voire utilisent de manière habituelle les outils de réalité virtuelle. 2.1. Les usages des outils de réalité virtuelle dans le champ du recrutement : cas d’entreprises Les entreprises investissent de manière croissante dans les nouvelles technologies pour faciliter le processus de recrutement et en réduire le coût. L’utilisation des sites propres des entreprises (job corners), des sites emplois (jobboards), de réseaux sociaux professionnels (Viadeo, Linkedin) ou grand public (Facebook) comme outils de sourcing s’est normalisée depuis les années 2000 (Chapman & Webster, 2003). Les « business games », qui constituent un type particulier de SG spécifiquement conçus pour les entreprises, sont par exemple utilisés de manière croissante par les grands groupes pour mettre en situation les candidats et identifier leurs aptitudes à occuper l’emploi. De manière générale, les outils de réalité virtuelle peuvent être utilisés à plusieurs stades du processus de recrutement, depuis la valorisation de l’image du recruteur jusqu’à l’accueil du nouvel embauché. 2.1.1 Marketing RH et propagande : A l’image du jeu pionnier America’s army (2002), créé sur commande de l’armée américaine pour un public utilisateur de jeux vidéo identifié comme base potentielle de recrutement, certains outils de réalité virtuelles sont clairement identifiés par les managers comme une forme de marketing RH, destiné à attirer certains types de candidats sur le site des entreprises. Ces outils permettent de proposer une image modernisée et rajeunie du recruteur. On peut citer à titre d’exemple le cas de la Marine Nationale, qui a ouvert en 2007 un espace de recrutement sur le site Second Life ®, sous la forme d’une frégate virtuelle, à l’intérieur de laquelle les candidats, représentés par des avatars, pouvaient discuter avec des recruteurs dans l’environnement recréé d’un navire de guerre : les résultats semblent spectaculaire, puisque le 4
nombre de candidatures reçues par la Marine Nationale est passé de 7000 à 15000 entre 2007 et 2009.3 2.1.2 Sourcing et pré-recrutement : Nous avons vu précédemment que les outils de réalité virtuelle sont considérés comme plus attractifs pour les « digital natives » : certaines entreprise estiment pourvoir ainsi « présélectionner » des profils particuliers dotés d’une série de qualités supposées (technophiles, ouverts, curieux….). Ces outils visent à attirer les candidats potentiels via le jeu et d’identifier les meilleurs, qui seront aiguillés vers un circuit de recrutement « standard ». L’un des exemples souvent cités est le jeu « Reveal by l’Oréal », mis au point pour le groupe éponyme et destiné à sélectionner les stagiaires postulant dans les entreprises du groupe à l’issue d’un parcours de 48 heures. Selon F. De Mazières, directeur international du recrutement du groupe, plus de 100.000 étudiants issus de 1900 écoles avaient participé au jeu fin 20114 ; l’ensemble ayant débouché sur 200 embauches à ce jour. 2.1.3 Tests (assessment centers) : Il existe de nombreux exemples de serious games destinés à évaluer les capacités professionnelles du candidat qui est mis dans une situation de management. Ces jeux ont la particularité de pouvoir être utilisés à la fois comme outil de recrutement, d’évaluation ou de formation. Le jeu Misivias (Daesing/Arnava) , fruit de la collaboration entre des sociétés de création de SG et un cabinet spécialisé dans le recrutement propose ainsi l'évaluation en situation virtuelle scénarisée de compétences managériales clés comme le traitement de données multiples, la prise de décision, ou la conduite d’une réunion avec des collaborateurs. 2.1.4 Entretien de recrutement : Cette utilisation spécifique des SG demeure assez discutée. Les expériences d’entretiens de recrutement virtualisés (dialogue entre deux avatars en environnement virtuel) ont été sérieusement entreprises en 2007 et 2008 via la plateforme Second Life ®, par certains groupes, comme Areva, BNP Paribas ou Cap Gemini. Il faut toutefois noter que ces entretiens n’étaient pas envisagés comme devant se substituer aux « vrais » face à face par les recruteurs : ils sont avant tout utilisés comme un système de pré-recrutement, visant à sélectionner certains candidats, qui seront ensuite systématiquement convoqués pour des entretiens en présentiel. Coté serious games « classiques », il existe aujourd’hui plusieurs outils permettant de simuler les entretiens de recrutement ou d’évaluation. On peut citer en exemple le SG « Recruit Life » (Hollodeck), qui forme aux techniques de recrutement et peut ainsi être destiné à la fois aux recruteurs et aux candidats. Il s’agit ici encore plutôt de présélectionner des candidats pour un second entretien en présentiel, ou de permettre une autoformation à l’entretien pour les candidats. 2.1.5 Accueil et socialisation organisationnelle Les SG peuvent également trouver leur place en fin de processus de recrutement, lors de l’intégration dans l’entreprise d’accueil. On peut citer en exemple le cas de BNP Paribas, où le séminaire d'intégration se fait au travers de «Starbank », un SG destiné à faire comprendre comment s'interconnectent les différents services de l'entreprise. Le jeu, utilisable en ligne et disponible en plusieurs langues, se révèle particulièrement adapté à la situation de l’entreprise, compte tenu de sa taille (200.000 salariés) et de son internationalisation (80 pays). 3 La Tribune du management, lundi, 19/04/2010, p. 33 4 Le Parisien, 23/01/2012 5
2.2 La recherche académique sur les processus de recrutement par simulation via des outils de réalité virtuelle Dans le champ du recrutement, on peut considérer que les outils de réalité virtuelle s’inscrivent dans la panoplie des méthodes de recrutement par simulation, puisqu’ils tentent de mettre le candidat dans une situation reflétant une réalité professionnelle. Ces méthodes se sont développées dans les années 1980 sous l’impulsion des assessment centers. Elles permettent de discriminer les candidats sur des critères plus objectifs que lors de la simple conduite d’un entretien d’embauche. La sélection du candidat se fait à partir de l’évaluation de ses aptitudes à exécuter des tâches, réaliser une mission ou exercer des responsabilités managériales, de ses traits de personnalité et de sa capacité à interagir avec autrui. Si l’exercice est vecteur de stress chez le candidat, il lui donne néanmoins un aperçu des exigences du poste à pourvoir et lui permet d’auto-apprécier sa capacité à occuper l’emploi. Ces méthodes de recrutement par simulation ont fait leurs preuves. Elles sont considérées comme faisant partie des outils de sélection les plus fiables, après les mises en situation et les scores généraux d’aptitude : leur validité prédictive est assez élevée (de 0,37 pour Gaugler & al, 1987 à 0,92 pour Schneider & al, 1992). Leur acceptabilité à la fois par les recruteurs et les candidats est excellente (Laberon, 2011 p 93). C’est pour ces raisons qu’elles sont largement recommandées dans la littérature ayant trait au recrutement, malgré leur coût généralement très élevé. En ce qui concerne les serious games, il n’y a pour l’instant que peu de recherches académiques menées en lien avec des problématiques de gestion. Le seul champ qui est aujourd’hui réellement investi est celui de la formation professionnelle et de l’apprentissage par le biais de ces outils (ex : Michael & Chen, 2005 ; Natkin, 2009) Les problématiques invoquées dans ces travaux sont toutefois proches des préoccupations des utilisateurs des serious games, puisqu’elles traitent notamment des réactions psychologiques des utilisateurs (ex : Boyle & al. 2011), de l’attractivité des jeux (ex : Baker & al, 2010) et de la transférabilité des résultats (ex : Anetta, 2009). Afin de démontrer l’intérêt de combler ce décalage entre théorie et pratique, nous nous proposons d’envisager les enjeux à la fois théoriques et managériaux liés à l’usage des serious games dans le processus de recrutement. 3. Les enjeux théoriques et managériaux liés à l’usage des outils de réalité virtuelle dans le champ du recrutement 3.1 Les enjeux théoriques : l’impact sur l’efficacité et le ressenti du recrutement La principale question qui se pose à ce stade est la suivante : les serious games peuvent-ils apporter des améliorations par rapport aux outils existants, ou ne sont-ils qu’un simple instrument de marketing RH pour attirer certains types de candidats ? Pour répondre à cette question, il nous faut mettre en évidence certaines spécificités des outils de réalité virtuelle susceptibles de légitimer leur utilisation d’un point de vue théorique. Nous proposons de présenter à titre exploratoire certaines spécificités associées à l’expérience des utilisateurs de jeux incorporant la réalité virtuelle, mises en évidence dans la littérature : les concepts de « flow », d’immersion, d’engagement et de présence ressentie. Nous envisagerons ensuite les conséquences de ces spécificités sous l’angle des limites possible des serious games comme outil de recrutement. 6
3.1.1 « flux », immersion, engagement et présence : concepts clés de l’expérience psychologique du joueur de SG L’expérience d’un «joueur » utilisant un SG peut être envisagée à travers la classification proposée par Pine et Gilmore (2009), qui ont bâti une typologie des expériences ressenties par un individu à partir de deux critères : le degré d’engagement du participant (qui peut être spectateur ou acteur) et son degré de connexion (qui peut aller de l’absorption à l’immersion). Les caractéristiques des SG font que l’on se trouverait dans le cadran supérieur droit du schéma, autrement dit une expérience « d’évasion » caractérisée par une immersion couplée à une implication active dans le jeu (schéma 1). Schéma 1 : Les différents types d’expériences (D’après Pine & Gilmore – 1999) Attitude Expérience Expérience Educative D’évasion active Degré de participation Attitude Expérience Expérience Esthétique passive Divertissante Absorption Immersion Degré de connexion Un courant de recherche aujourd’hui foisonnant s’est développé autour du thème de l’expérience psychologique associé à la pratique d’outils de réalité virtuelle (en l’occurrence, il s’agit principalement de jeux, « sérieux » ou non). Pour les chercheurs, l’objectif est notamment de rendre compte des différences de vécu entre une situation d’apprentissage, de travail ou de jeu « classique » par rapport à la même situation médiatisée dans des dispositifs de réalité virtuelle (ex : Lombardo, 2007). Appliqué au recrutement, on peut ainsi proposer une comparaison entre des étapes de sélection habituellement réalisées en présentiel (entretien) ou sur des supports traditionnels (tests, simulations, exercices sur papier) et le même processus réalisé via un serious game. Schématiquement, on peut considérer que ces différences de vécu se résument en trois facettes : - un sentiment de présence ressentie, associée à une perception d’être immergé dans l’environnement virtuel - un engagement cognitif du joueur dans l’exercice qui lui est proposé - un sentiment d’auto-efficacité et de plaisir (« flux ou « flow » »), qui peuvent apparaître lorsqu’un certain équilibre est atteint dans la pratique du jeu. - Immersion et présence ressentie : quand le joueur est « dans » le jeu Le concept d’immersion peut être décrit comme le fait d’être profondément absorbé par la pratique du jeu (Jennet & al. 2008). : Dans un environnement de réalité virtuelle, l’immersion dépend de l’ensemble des dispositifs permettant de traduire en réalité virtuelle des sensations du monde réel (images 3D, capteurs sensori- moteurs, etc…). Les auteurs traitant de la réalité virtuelle décrivent plusieurs degrés d’immersion. Selon Seipel (2003), un environnement virtuel est considéré comme immersif lorsque la totalité des sens de l’utilisateur sont sollicités : des technologies spécifiques dites immersives sont utilisées (gants de données, visiocasques…). L’environnement est semi-immersif lorsque les utilisateurs peuvent interagir à la fois avec les mondes réel et virtuel. Les SG existants sont en général partiellement immersifs. 7
Le concept de présence ressentie quant à lui, correspond au sentiment de « se trouver » dans le lieu virtuel. Le participant ressent et décrit le sentiment « d’être là » dans un environnement virtuel, dans un espace extérieur à celui dans lequel il se trouve physiquement (Biocca, 1997). Slater & al. (1996) montrent qu’il existe une corrélation positive entre le degré d’immersion et l’apprentissage. Si l’on prend l’exemple d’un SG simulant un recrutement, l’immersion par l’intermédiaire d’un avatar offre une situation plus riche que la simple interaction en ligne du type chat ou forum (Stewart & Williams, 2005) : l’avatar permet de se situer entre les entretiens non présentiels (chat, téléphone) et l’entretien présentiel. Le SG constitue donc un excellent outil d’entraînement, comme le montre l’exemple du jeu PISE (PerformanSe, Enozone et I- Maginer) qui est un simulateur d’entretien d’embauche permettant aux demandeurs d’emploi de mieux préparer les entretiens d’embauche. Des capteurs d’émotion (transpiration, mouvement des yeux, fréquence cardiaque) permettront prochainement de percevoir le degré de stress du joueur, et ainsi d’adapter la réponse. - L’engagement cognitif : quand le joueur développe sa motivation pour la tâche proposée Selon Slater (2003), l’engagement est très différent de la simple présence : il est possible d’être présent sans être engagé (par exemple lorsque l’on écoute un cours d’une oreille distraite…), mais aussi d’être engagé sans être présent (par exemple lorsque l’on lit un article de recherche difficile…). L’engagement cognitif n’est pas un phénomène propre aux SG, puisqu’il concerne potentiellement toute situation de travail intellectuel, mais plusieurs auteurs considèrent que l’immersion et le sentiment de présence ressentie qui en découlent augmentent l’engagement cognitif de l’utilisateur, ce qui est un facteur d’augmentation de la performance dans la tâche proposée (ex : Boyle & al, 2011). La particularité de la plupart des SG (héritée des jeux vidéo ludiques) est l’usage d’un processus d’apprentissage ouvert et désinhibant par « essai-erreur », qui autorise le joueur à essayer plusieurs solutions, voire à recommencer : ceci permet un engagement fort car le joueur se trouve en situation de relever un défi sans risquer un échec irrémédiable. - Le « flux » : quand le joueur trouve l’équilibre entre difficulté et plaisir Le flux ou « flow » est un concept théorique forgé pour rendre compte des sensations psychologiques positives associées à la pratique optimale d’une activité (Csikszentmihalyi, 1990). Le flow naît typiquement d’un savant équilibre entre la difficulté de la tâche et le degré de maîtrise perçu. Il s’agit pour le pratiquant (joueur) d’atteindre un équilibre en évitant deux écueils : le stress causé par une tâche trop difficile et insuffisamment maîtrisée, et l’ennui causé par une tâche sans difficulté et parfaitement maîtrisée (schéma 2). Schéma 2 : le concept de « flow » ou « flux » (traduit d’après Sherry – 2004) Difficulté du jeu Anxiété ow Fl Ennui Degré de maîtrise du jeu Les concepts d’immersion, présence, engagement cognitif et flow sont liés. Différents modèles d’inter-relations sont aujourd’hui proposés, qui tentent d’articuler ces concepts, et de 8
mettre en avant leurs antécédents et leurs conséquences cognitives et comportementales (ex : Ai Lim & al – 2010) En résumé, un joueur de serious game qui expérimente ces états peut réaliser des performances élevées car il développe de manière importante son attention et sa concentration, le tout associé à un sentiment de plaisir (causé par l’aspect ludique), et au rôle actif de l’utilisateur (Boyle, Conolly & Hainey, 2011). On peut donc poser l’hypothèse, partiellement confirmée dans les études sur l’utilisation des la réalité virtuelle dans l’éducation (Dondlinger, 2007 ; Sitzmann, 2011), que l’usage des SG est un vecteur potentiel d’amélioration des performances des candidats par rapport à des méthodes de sélection « standards », basées sur des exercices « papier-crayon », à condition d’expérimenter des sentiments positifs de type « flow » (Kovacevik & al., 2012) 3.1.2. Les limites potentielles des serious games comme outil de sélection Malgré les spécificités potentiellement intéressantes que nous venons de mentionner, les SG présentent sans doute des limites lorsqu’il s’agit d’une utilisation dans un cadre professionnel, pour des opérations aussi stratégiquement sensibles que le recrutement. Nous pouvons aborder ces limites sous la forme de deux questions, qui ont été soulevées dans la littérature consacrée à l’apprentissage en situation ludique : il s’agit des questions du paradoxe du jeu dit sérieux, et de l’impact du genre sur les résultats obtenus. - Première question : à quoi joue-t-on dans un serious game ? L’avatar utilisé par le joueur peut être considéré comme un « masque » (Bonfils & Alemano, 2010), qui autorise une certaine liberté d’expression et peut aussi participer d’une construction d’identité (Bonfils 2007 p. 155). La question principale qui en découle est celle de la « sincérité » des comportements du joueur et, par suite, de la validité d’interprétation de ce comportement. On sait par exemple que la prise de risque est plus importante dans les jeux de simulation que dans la réalité, en raison de la possibilité de « repartir de zéro » en cas d’échec : en est-il de même dans les SG, pour lesquels l’aspect ludique est moindre ? Le candidat va-t-il « jouer » au candidat et « explorer » les recoins du jeu, selon les pratiques constatées dans l’univers ludique, ou bien se comporter comme un « vrai » candidat ? Il n’existe à l’heure actuelle que peu d’études sur ce problème : les recherches menées dans le champ des sciences de l’éducation sont à l’heure actuelle encore peu conclusives (Berry, 2010, p 5). On peut simplement reprendre l’hypothèse formulée par Castronova (2005, p13) selon laquelle « conformément aux théories générales d’équilibre et de normes sociales, les joueurs qui manipulent leurs avatars se conforment généralement aux actes sociaux que l’on attend d’eux dans la vie réelle». - Deuxième question : les performances réalisées dans les serious games sont-elles influencées par le genre des joueurs ? Il semble aussi y avoir des différences de genre dans le plaisir associé au jeu et dans les compétences nécessaires à résoudre les défis proposés (Sherry, 2004). Les joueurs de sexe masculin et féminin présenteraient des différences de perceptions et de compétences en fonction des activités vidéoludiques proposées (Boyle & Conolly, 2011). Ces différences sont résumées dans le tableau suivant, qui met en rapport les tâches réclamées dans les jeux basés sur la réalité virtuelle avec le degré de réussite des épreuves selon le genre. 9
Tableau 1 : L’impact du genre sur les compétences vidéoludiques COMPETENCES GENRE PREFERENCE EXPRIMEE PAR LES JOUEURS AVANTAGE Manipulation des objets en 3D (rotation, etc…) Masculin Hommes Mémoire des couleurs Féminin Femmes Repérage dans un environnement 3D Masculin Hommes Mémoire de la localisation d’un objet Féminin Femmes Défi et compétition Aucun Hommes Jeu de rôle Aucun Neutre Jeu d’aventure Aucun Neutre (D’après Sherry – 2004, p 341 & Boyle et Conolly, 2008) Dans le cadre des SG, les concepteurs doivent donc être vigilants sur ce point, car il s’agit d’une source potentielle de discrimination dans le processus de sélection des candidats. Les jeux de type éducatifs ou sérieux se doivent d’être « neutres » au niveau du genre (Riddel, 2003). 3.2 Enjeux managériaux : Quelle place pour les outils de réalité virtuelle dans le recrutement ? Au niveau managérial, plusieurs arguments plaident pour une introduction plus large des outils de réalité virtuelle dans le processus de recrutement. Nous envisagerons les trois principaux. 3.2.1 L’aspect financier : les SG, outil rentable L’usage des SG peut être envisagé sous un angle économique : les processus de recrutement sont une source de coût potentiellement importants, qu’il s’agisse de coûts directs (temps passé et budget consommé) ou de coûts indirects (liés aux erreurs de recrutement). L’optimisation du coût du recrutement est donc un impératif gestionnaire, bien intégré dans les grandes structures. - Les coûts des serious games : Ces coûts sont extrêmement variables (entre 20.000 et 200.000 €, jusqu’à plusieurs millions d’€5), il existe aujourd’hui une tendance à la standardisation à travers la conception de jeux génériques et transversaux, qui peuvent être distribués sous licence (jeux dits « sur étagère »). Le coût est alors considérablement réduit, limité à quelques centaines d’euros, sur le modèle des logiciels professionnels. - Le gain de temps permis par l’utilisation des SG : L’utilisation des SG comme source de réduction des coûts de recrutement peut aussi être envisagée sous l’angle du gain de temps et des économies d’échelle : la possibilité de tester plusieurs candidats simultanément et en temps limité est source d’économies d’échelle importantes, notamment lorsque recruteurs et candidats sont éloignés géographiquement. L’exemple du SG Reveal développé pour le compte de l’Oréal (cf supra) est éclairant : ce jeu a été utilisé par des joueurs de 165 pays, postulant pour un stage dans le groupe. 3.2.2 L’aspect marketing RH : le SG comme relais proactif de la « marque employeur » C’est ce domaine qui semble pour l’instant le plus prometteur pour les grandes organisations 5 Trois exemples de prix : Thalès a dépensé 500.000€ pour le jeu Moonshield, Renault a dépensé 150.000 € pour le jeu « conduire un entretien de vente » et le jeu « American Army » a coûté plus de 7 millions de $ à l’armée américaine. 10
Les recruteurs peuvent utiliser les SG pour être davantage proactifs, en venant à la rencontre des candidats potentiels, tout en valorisant la « marque employeur ». On peut citer en exemple le jeu Moonshield développé pour le groupe Thalès et proposé en ligne. Ce jeu est destiné à présenter l’ensemble des métiers du groupe sous forme volontairement ludique, très proche d’un jeu vidéo habituel. 3.2.3 La présélection des candidats : éviter les « erreurs de casting » Les entreprises ont tout intérêt à être vigilantes sur la phase de présélection des candidats, afin d’optimiser les coûts du recrutement. Dans cette phase de présélection et de départage des candidats, que certaines entreprises sous-traitent à des cabinets spécialisés dans l'assessment, les SG se révèlent un bon outil pour jauger par exemple les capacités cognitives des postulants. Le groupe Orange aurait ainsi réduit le turnover de ses téléopérateurs de 30 %, après avoir fait passer aux candidats des tests de simulation visant à évaluer leur comportement dans la relation téléphonique avec les clients6. 4. Pistes de recherche : peut-on réellement améliorer le recrutement grâce à la réalité virtuelle ? Les avantages et les limites potentielles des SG dans le cadre du recrutement que nous venons d’envisager peuvent être résumés dans le tableau suivant : Tableau 2 : Les avantages et les limites des SG AVANTAGES PROBLEMES POTENTIELS - Outils attractifs en raison du mélange entre les aspects - La sincérité du joueur (les ludique et interactif compétences démontrées dans un SG - Outils bien adaptés à la génération des digital natives reflètent-elles les compétences réelles - Réalisme croissant des simulations du salarié ?) - Développement de l’attention et de la concentration des - L’usage du ludique comme utilisateurs instrument professionnel de sélection - Le plaisir du joueur est facteur de motivation et (le jeu sérieux est-il suffisamment d’efficacité (possibilité de réaliser des performances sérieux ?) élevées dans un cadre de challenge) - Le problème du genre (les SG ne - Possibilités de tester plusieurs aptitudes dans le même sont-ils pas potentiellement cadre de jeu (ex : aptitudes comportementales, discriminatoires ?) instrumentales, intellectuelles…) - Les coûts de développement des SG - Possibilité de créer des jeux « génériques » « spécifiques » (les plus réalistes) en (financièrement accessibles) ou « sur mesure » selon la font-ils un outil inaccessible aux demande petites structures ? Les outils de réalité virtuelle semblent devoir s’installer durablement dans les pratiques de recrutement : de nombreuses pistes de recherche s’ouvrent donc dans le champ de la GRH : on peut citer à titre d’exemple : - Les questions de validité des outils (quelle validité prédictive pour les outils d’évaluation et de sélection des candidats en environnement virtuel ?) - Les questions de lutte contre les préjugés à l’embauche (l’anonymat relatif permis par l’usage des avatars constitue-t-il une piste sérieuse pour la réduction des préjugés et la lutte contre les discriminations ?) 6 Exemple cité par S. Chicaud, ibid 11
- Les questions d’amélioration des procédures d’embauche via la réduction de certains biais psychosociaux (l’usage de dispositifs médiatisés a-t-il des impacts positifs sur certains de ces biais ?). - Les questions de justice organisationnelle dans le cadre du recrutement (quelles sont les perceptions d’équité et de justice des postulants soumis à des outils de réalité virtuelle dans le cours du processus de sélection ?). Nous proposons dans la présente communication de nous limiter à deux domaines d’investigation importante, intéressant d’une part les candidats et d’autre part les recruteurs. 4.1 Du côté du recruteur Le recrutement est un acte de gestion stratégique qui représente un coût non négligeable pour l’entreprise (coût de recherche, de sélection et d’intégration). Ce coût est d’autant plus important lorsque le recrutement est un échec, car il génère des coûts cachés liés à la période de latence entre le départ du salarié et une nouvelle embauche. Le processus de recrutement comporte 5 étapes qu’il est recommandé de suivre pour minimiser les risques d’échec : l’identification du besoin, la définition du profil du poste, le sourcing, le choix des techniques et des outils de sélection et la socialisation organisationnelle. A partir de l’identification du besoin, le recruteur détermine le niveau de formation, les compétences et les aptitudes requises pour réussir dans la fonction, puis choisit les méthodes qui lui permettront de discriminer les candidats sur ces critères-là, dans le respect du cadre légal. En effet, le droit du travail pose le principe d’égalité générale entre tous les candidats. La loi dresse une liste de critères de sélection prohibés sur lesquels le recruteur ne peut discriminer les candidats (Art. L1132-1 du code du travail). La pertinence de l’utilisation des serious games dans le processus de recrutement pour réduire les risques d’échec et de pratiques discriminatoires prohibées constitue donc un questionnement important, que l’on peut envisager sous deux angles : l’objectivité des critères de choix et la réduction des biais psychologiques durant la sélection. 4.1.1 Dans quelle mesure l’utilisation de serious games permet-il de discriminer les candidats sur des critères objectifs ? Le recrutement est en soi une opération de discrimination entre candidats, c’est pourquoi les critères présidant à cette discrimination se doivent d’être le plus objectifs possibles, au point que le code du Travail en règlemente un certain nombre. Pourtant, il est difficile d’évaluer si le jugement du recruteur est d’essence discriminatoire (Ghirardello, 2005), et si la discrimination ressentie est bien réelle. La charge de la preuve incombe alors au candidat qui estime avoir été victime d’une inégalité de traitement. L’employeur n’étant pas obligé de motiver le refus d’embauche, il est bien souvent difficile de rassembler des éléments objectifs pour prouver l’existence d’une discrimination. Les méthodes de testing ont pourtant prouvées l’existence de pratiques discriminatoires (Amadieu, 2004). Toute la problématique du recrutement consiste donc à discriminer les candidats sur des critères objectifs et non prohibés par la loi. Selon Ghirardello (2005), le recruteur se heurte à trois types de difficultés pour apprécier de façon objective la capacité du candidat à occuper l’emploi : - une difficulté d’ordre économique : le recrutement doit être effectué à moindre coût, le ratio temps/sélection doit être optimisé, ce qui peut conduire le recruteur à faire un premier tri sur des critères discriminatoires prohibés par la loi, - une difficulté d’ordre gestionnaire : la compétence présente un caractère dynamique et est difficile à apprécier dans un temps très court et en dehors d’une situation de travail, - une difficulté d’ordre méthodologique : le recruteur ne dispose pas de méthodes suffisamment fiables et valides pour discriminer les candidats de façon objective. 12
Le recruteur, en concertation avec d’autres acteurs de l’entreprise (responsable hiérarchique direct, chef de service, etc.) définissent alors de façon conventionnelle les critères de sélection à l’embauche. Etant donné que le recrutement se déroule dans la majorité des cas hors contexte, les acteurs se mettent d’accord sur un ensemble de critères de sélection à apprécier le jour de l’entretien. Cette « convention » facilite le processus de sélection dans la mesure où elle donne un cadre pour la prise de décision. Le risque est alors de sélectionner les candidats de façon arbitraire. « La notion d’arbitraire, qui se trouve au cœur du concept de convention, offre alors un tremplin pour appréhender les comportements discriminatoires en vigueur sur le marché du travail. Dès lors, la discrimination peut être analysée comme la résultante de règles et/ou de représentations conventionnelles susceptibles d’engendrer des exclusions injustes et non pertinentes. » (Ghirardello, 2005 : 38). La convention ne résout pas le problème des biais à l’embauche, elle peut même les renforcer. Dans ce cadre conventionnaliste, l’usage des serious games comme instrument « d’objectivation » du recrutement constitue une piste de recherche majeure. Cette objectivation est d’ailleurs souvent invoquée par les concepteurs de jeu, qui mettent en avant certaines caractéristiques spécifiques de leurs produits, comme la possibilité de tester « en arrière-plan » les capacités des candidats à leur insu. On peut considérer également que les serious games présentent un intérêt potentiel de type « éducatif » pour prévenir les discriminations à l’embauche. La mutuelle MMA aborde par exemple, dans un jeu destiné à ses 900 managers, ce thème de la lutte contre les discriminations7. De manière plus générale, l’usage des outils de virtualité permet de rendre anonyme l’entretien d’embauche dès lors que le candidat choisi un avatar. Les caractéristiques personnelles (âge, sexe, origine ethnique, etc.) ne sont pas directement visibles pour le recruteur, ce qui peut participer à la réduction de certaines discriminations à l’embauche, liées aux stéréotypes et aux préjugés. Une responsable du recrutement dans le groupe BNP Paribas y voit « une pratique anonyme parfaitement antidiscriminatoire » : le recruteur étant totalement déconnecté de « perceptions subjectives »8. Sur ce terrain de la non discrimination, la question qui se pose toutefois est celle de l’impact anti-discrimination des SG dès lors que ceux-ci sont utilisés en amont des entretiens en présentiel, qui constituent encore le stade ultime de la procédure. 4.1.2. Dans quelle mesure le relatif anonymat permis par l’utilisation de serious games permettrait-il de réduire certains biais de sélection lors de la procédure de recrutement ? Il est généralement admis que le recruteur peut faire des erreurs de jugement plus ou moins inconscientes au cours du processus d’appréciation des capacités du candidat à occuper l’emploi. Plusieurs biais possibles sont identifiés et analysés dans le domaine de la psychologie du travail. On peut citer les principaux : la surcote du poste, le clonage, l’effet de halo, l’effet de projection, l’effet cobaye (effet Hawthorne), le biais de désirabilité sociale, l’effet d’attente, l’erreur fondamentale d’attribution (Thévenet & al, 2009, p.306). La question soulevée est ici stratégique, puisqu’il s’agit de savoir si l’usage d’outils de réalité virtuelle pourrait agir sur ces biais inconscients. Cette action nous semble envisageable, en particulier pour les biais intimement liés à la relation interpersonnelle candidat-recruteur. Dès lors qu’existe une médiatisation passant notamment par l’usage d’avatars déconnectés de l’apparence physique des protagonistes, des pistes de recherche intéressantes sont envisageables. On peut citer à titre d’exemple l’action sur les points suivants : - Le biais de désirabilité sociale : le « candidat-joueur » peut être moins tenté de modifier ses réponses en fonction de l’attente supposé du recruteur lorsque celui-ci 7 Exemple cité par Sabine Germain, les Echos, 11/05/2010 8 Cité par X Baiseul, 01 net, 5/10/2007 13
apparaît sous la forme d’un (ou plusieurs avatars), au cours d’un parcours semé d’épreuves et d’exercices. Il faut noter que les concepteurs de serious games cherchent à réduire ou éviter ce type de biais en utilisant la transposition. La transposition consiste à placer le candidat dans un environnement de travail inconnu. Le premier objectif est d’identifier les aptitudes et le savoir-être du candidat sans que celui-ci ne puisse présupposer ce que le recruteur attend de lui. Le deuxième objectif est de permettre à tous les candidats d’exprimer leurs talents puisque le jeu analyse la façon dont le candidat réagit dans telle ou telle situation, autrement dit son processus de décision, et qu’il ne nécessite pas de s’appuyer ou de faire référence à des compétences déjà acquises au cours de l’expérience. - l’effet de halo : peut être réduit grâce à l’absence de face à face entre candidat et recruteur, sachant que cet effet apparaît parfois dans les moments suivant la prise de contact physique entre candidat et recruteur (en prenant appui notamment sur l’apparence physique du candidat et les premières interactions) - L’effet cobaye : le « candidat-joueur » peut être amené à se comporter différemment face à un avatar en comparaison avec un recruteur en chair et en os. La question demeure cependant ouverte sur l’inflexion comportementale induite par la médiatisation : on peut formuler l’hypothèse que l’absence d’observateurs physiquement présents réduit l’effet cobaye, et que le candidat-joueur suffisamment immergé dans le jeu peut en oublier qu’il est en réalité en train d’être évalué et que cette immersion entraîne une certaine désinhibition. 4.2 Du côté du candidat Si l’on se place du côté du candidat, le cadre général de la socialisation organisationnelle nous permet d’envisager plusieurs questions relatives à l’usage des serious games. Les plus importantes concernent l’opinion des candidats sur l’usage des SG comme instrument de sélection (dans le cadre des théories de la justice organisationnelle), et l’impact d’un recrutement en partie virtualisé sur l’image de l’entreprise d’accueil (via la formation du contrat psychologique entre l’employé et l’employeur) 4.2.1 Quel est l’impact d’un recrutement en partie « virtualisé » sur les perceptions de justice de la procédure de sélection de la part des candidats sélectionnés ? La question de la justice et de la justesse du recrutement est abondamment étudiée dans la littérature (ex : Gilliland, 1993 ; Steiner & al, 2004). Eymard-Duvernay (2008) rappelle à juste titre que le recrutement s’inscrit dans un contexte social et que ce contexte n’est pas neutre, ni pour le recruteur, ni pour le candidat. Recruter de façon juste est un enjeu pour l’organisation et le candidat, mais en la matière le respect du strict cadre légal n’est pas suffisant pour recruter de façon éthique même s’il en l’une des conditions. Selon Alder & Gilbert (2006), recruter de façon éthique n’est pas forcément le fait de recruter le meilleur ou le plus qualifié pour l’emploi. Un recrutement est éthique lorsque le recruteur intègre dans sa démarche les enjeux que représente le recrutement par rapport au contexte dans lequel celui-ci se déroule (politique de diversité, d’égalité de traitement, poids de l’opinion publique, influence des groupes de pression, politiques en faveur de l’emploi, etc.). Ainsi, le recruteur sera amené à discriminer les candidats à partir d’autres caractéristiques que leur seules qualifications et aptitudes professionnelles dans la mesure où son entreprise milite pour l’intégration des travailleurs handicapés, la promotion des femmes à des postes à hautes responsabilités, l’intégration de travailleurs d’origine étrangères, etc. Le recrutement doit donc se faire dans le respect de la personne. De plus, le candidat a le droit d’être informé sur la façon dont sa candidature va être appréciée. 14
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