Stéréotypes et domination des femmes

La page est créée Monique Loiseau
 
CONTINUER À LIRE
la revue applique la réforme de l’orthographe

                         Stéréotypes
                        et domination
                         des femmes
Les formes de violence envers les femmes se sont complexifiées et sont devenues plus sub-
tiles, passant par la manipulation et l’abus verbal et psychologique. Ainsi, elles doivent se
conformer à leur « nature », être belles suivant les canons de la mode, douces, altruistes…

                                                                                                           STÉRÉOTYPES ET DOMINATION DES FEMMES
Ces croyances affectent toutes les femmes, mais facilitent les abus d’une partie d’entre
elles dans la sphère privée. Les mêmes clichés différencialistes sont mobilisés pour légiti-
mer les privilèges détenus par les hommes dans la société et pour instaurer une oppression
plus ouverte sur certaines femmes dans la sphère privée. D’un point de vue stratégique, les
féministes devraient plutôt faire valoir les voies d’un différencialisme émancipateur.
                                                SOPHIE HEINE

Certains stéréotypes sur la supposée                   dans le couple semblent s’être accrues           article
« nature féminine » légitiment de nom-                 ces dernières années, parallèlement à la
breuses injustices encore subies par les               plus grande indépendance gagnée par les
femmes. Celles-ci vont des situations de               femmes et à la condamnation plus forte
violence les plus extrêmes aux rapports                des actes de violence explicite. Or, les
inégaux « ordinaires » entre les sexes                 mêmes stéréotypes différencialistes faci-
(Méda, 2008), en passant par des formes                litent ces diverses formes de domination.
plus subtiles de contrôle, y compris au sein           Il est dès lors nécessaire d’aller au-delà des
du couple. La domination dans la sphère                approches psychologisantes de la domi-
privée est en effet de plus en plus défi nie           nation (Bouchoux, 2011) pour mettre en
par le harcèlement et l’abus — de type                 évidence ses ressorts sociaux et idéolo-
verbal, émotionnel, sexuel ou fi nancier               giques plus larges. Explorons à présent les
— autant que par la coercition physique1.              usages possibles de certains stéréotypes
Ces formes « nouvelles » de violence                   aujourd’hui particulièrement en vogue.

1 Voir la définition très complète adoptée par le
  gouvernement britannique, www.homeoffi ce.gov.uk/
  media-centre/news/domestic-violence-definition.

                                                                                                  91
Contraintes esthétiques                          portementales entre les sexes (Mill, 2008,
                                                                              p. 528, 532). Toutefois, tant que les indivi-
                             De tout temps, on a voulu que les femmes         dus des deux sexes ne seront pas socialisés
                             se soucient de leur apparence. Depuis tou-       de façon identique, on ne peut véritable-
                             jours également, on considère leur allure        ment ni démentir la vision différencialiste
                             comme l’un de leurs atouts majeurs dans la       ni prouver l’approche constructiviste. Ce
                             séduction de l’autre sexe. Mais le « mythe       qu’il importe avant tout de souligner, c’est
                             de la beauté » s’est intensifié depuis les       à quel point la contrainte de la beauté
LAREVUENOUVELLE - MAI 2013

                             années 1980 (Heine, 2011a). Posant que           s’imposant aux femmes tend à consolider
                             la valeur intrinsèque des femmes réside          leur infériorité et à limiter leur liberté. Ces
                             avant tout dans leur beauté, les exigences       canons esthétiques sont en effet lourds et
                             découlant de cet idéal se sont accrues et        pesants. Peu de femmes s’opposent à l’idée
                             diversifiées, au point d’en devenir quasi
             article

                                                                              même de la coquetterie ou de la séduction
                             inaccessibles. De fait, l’idéal contemporain     par l’apparence, mais beaucoup d’entre
                             de beauté féminine est à la fois étroit et       elles trouvent ardu de se conformer aux
                             difficilement atteignable : minceur, jeu-        critères dominants en la matière. Un
                             nesse, épilation parfaite, cheveux soyeux,       grand nombre de femmes souffrent éga-
                             peau lisse, poitrine généreuse… Que ce           lement d’être réduites à leur apparence
                             soit sur les écrans de télévision, dans les      et souhaiteraient être appréhendées sur
                             journaux, les fi lms, la publicité ou les ma-    d’autres bases. Les critères de beauté sont
                             gazines, les représentations de tels canons      en effet souvent utilisés comme un carcan
                             esthétiques sont envahissantes. Plus fon-        débilitant et infériorisant. Le fait d’être
                             damentalement, la beauté ne cesse d’être         avant tout perçues à travers ce prisme
                             appréhendée comme une caractéristique            désavantage les femmes à maints égards.
                             et un atout spécifiquement féminins. Pour        Ainsi, cela peut constituer un obstacle de
                             plaire, les femmes doivent être belles.          taille à leur implication dans les postes de
                             Pour sentir qu’elles plaisent, elles doivent     pouvoir, qui supposent souvent de la visi-
                             entendre qu’on les trouve belles. Et pour        bilité et de la représentation.
                             se sentir belles, elles doivent suivre les re-
                             commandations de la culture dominante.           Corolairement, la réduction des femmes
                             Peu importe les sacrifices que cela re-          à leur apparence les empêche de peser
                             quiert, « il faut souffrir pour être belles »,   autant que les hommes sur les grandes
                             comme cela se répète de mères en fi lles         orientations sociétales, politiques et éco-
                             depuis des générations.                          nomiques. Outre le fait qu’elles consti-
                                                                              tuent des barrières supplémentaires à l’ob-
                             Je ne m’intéresserai pas ici à la question       tention de postes clés, les contraintes de
                             de savoir si la plus grande attention portée     beauté pesant sur les femmes contribuent
                             par les femmes à leur apparence est natu-        plus largement à les insécuriser (Wolf,
                             relle ou construite. Comme dans le cas des       1991). En plus d’être particulièrement exi-
                             autres stéréotypes sur la supposée « na-         geants, les canons esthétiques aujourd’hui
                             ture féminine », la meilleure position par       dominants incluent un idéal de jeunesse
                             défaut est celle du scepticisme par rapport      qui les rend nécessairement évanescents.
                             à tous les dogmes, différencialistes comme       L’impossibilité d’atteindre parfaitement
                             constructivistes. Il est probable que les        cet idéal, tout comme le fait qu’il soit aus-
                             différences dans ce domaine soient avant         si déterminant dans l’autodéfi nition des
                             tout le fruit d’une construction sociale,        femmes, expose forcément ces dernières à
                             tout comme les autres distinctions com-          une insécurité permanente.

                             92
Les remarques sur le physique des femmes        « Femme objet »
peuvent être utilisées comme un instru-         versus « femme décente »
ment de contrôle et de domination très
puissant. Tant les commentaires subrep-         L’image de la femme-objet imbibe les es-
tices des conjoints que les remarques de        prits des hommes comme des femmes et
la part de collègues ou de connaissances        transparait dans les médias, la publicité
conduisent à affaiblir chez les femmes          et la culture dominante (Daoust, 2007,
leur estime d’elles-mêmes. Même si de           p. 84). Elle est intimement liée à une
telles remarques sont souvent prononcées        vision différenciée de la sexualité selon
sans mauvaise intention, elles n’en ont pas     laquelle si les hommes sont censés avoir
moins pour effet de renforcer l’idée chez       une sexualité prédatrice et dominante, les
la plupart des femmes que leur apparence        femmes sont toujours considérées avant
est primordiale. Par ailleurs, ces critères     tout comme des « proies » sexuelles. La
peuvent constituer des outils de domi-          passivité est perçue comme plus impor-
nation beaucoup plus forte, comme dans          tante dans la sexualité et la séduction fé-
les cas de violence domestique incluant         minines. Perçues comme des objets plutôt
du harcèlement et de l’abus. On l’a dit,        que comme des sujets de désir, les femmes
pour contrôler leur partenaire, de plus         doivent davantage réprimer leurs élans.
en plus d’hommes « dominateurs » uti-           Elles n’ont intérêt à se montrer expli-
lisent d’autres moyens que la simple force      cites ni dans l’entreprise de séduction ni
physique. Parmi l’arsenal des abuseurs          dans la recherche de partenaires sexuels.

                                                                                                      STÉRÉOTYPES ET DOMINATION DES FEMMES
figurent la critique, l’insulte et le déni-     Une femme à la sexualité active et libé-
grement. S’il est aisé de réduire l’estime      rée continue à être jugée négativement.
de soi de n’importe qui par des critiques       En revanche, un homme se comportant
portant sur l’apparence, de telles attaques     de la même façon, loin d’être dénigré, est
sont susceptibles de créer un plus grand        souvent valorisé pour sa virilité et sera
doute chez les femmes étant donné les           même parfois qualifié, avec admiration,
normes esthétiques auxquelles elles sont        de « Don Juan » ou de « Casanova ».

                                                                                                   article
soumises. La plupart d’entre elles consi-       L’image de la « femme-objet » fonctionne
dèrent en effet toujours que la beauté —        comme un stéréotype ambivalent : il peut
surtout aux yeux de leur conjoint — est         être tour à tour positif ou négatif ou les
essentielle à leur identité personnelle.        deux à la fois. En effet, qu’il s’agisse de leur
Certaines études montrent même qu’une           inclination naturelle ou qu’elles veuillent
majorité de jeunes fi lles préfère être belle   se conformer à un stéréotype en appa-
plutôt qu’intelligente (Banyard, 2010,          rence valorisant, beaucoup de femmes
p. 26). Par conséquent, elles sont davan-       aiment être des objets de désir. Pourtant,
tage susceptibles de se sentir humiliées et     ce stéréotype peut aussi être utilisé pour
diminuées dans leur estime d’elles-mêmes        les diminuer, les insécuriser ou les contrô-
quand elles subissent des dénigrements à        ler. Les qualificatifs de « salope » ou de
cet égard. Dans l’abus, ce stéréotype peut      « putain » — intimement liés à l’image
être utilisé de façon positive ou négative,     de la femme-objet — ne sont pas particu-
la violence verbale jouant sans cesse sur       lièrement positifs. Le premier est utilisé
ces deux aspects. Or, l’alternance entre in-    comme un repoussoir servant à dissuader
sultes et compliments a pour effet de créer     les femmes d’adopter des comportements
la confusion, l’insécurité et une profonde      sexuels trop libérés. Quant au second, il
perte d’estime de soi.                          évoque la figure extrême et honnie de la

                                                                                             93
« femme-objet », celle qui l’est pour tous     enfreindre ces règles peut conduire à de
                             les hommes et qui a pour unique fonction       la violence physique ou verbale usant des
                             la satisfaction du désir masculin.             images de la « salope » et de la « putain ».
                                                                            Imprégnés des croyances dominantes sur
                             Ces deux représentations négatives in-
                                                                            la sexualité, les abuseurs estiment légitime
                             diquent aux femmes le juste milieu
                                                                            d’opérer un contrôle sur l’habillement ou
                             qu’elles doivent adopter : si une sexualité
                                                                            la sexualité de leurs partenaires et de les
                             autonome et dominante leur est symbo-
                                                                            sanctionner quand elles ne s’y conforment
                             liquement déconseillée, devenir les objets
LAREVUENOUVELLE - MAI 2013

                                                                            pas. Les femmes subissant un tel contrôle
                             de tous les hommes ne constitue pas non
                                                                            tendent, quant à elles, à être prisonnières
                             plus une voie socialement acceptable. La
                                                                            des mêmes représentations sur la sexua-
                             femme idéale, selon la norme sexuelle do-
                                                                            lité féminine.
                             minante, est celle qui se conduit en objet,
             article

                             mais uniquement pour son partenaire.
                             L’image de la femme objet peut également       « Nature féminine » et empathie
                             être utilisée comme un repoussoir pour         On trouve également dans le différencia-
                             contrôler non seulement la sexualité, mais     lisme dominant l’idée que la « nature fé-
                             aussi les tenues des femmes, par opposi-       minine » se défi nirait par une plus grande
                             tion à la figure de la « femme décente ».      capacité d’empathie : les femmes seraient
                             Cette antinomie symbolique, typique-           plus coopératives, douces, sensibles, paci-
                             ment patriarcale, ne constitue l’apanage       fiques et useraient facilement de la parole
                             d’aucune culture en particulier. Il existe     et de l’interaction pour résoudre les pro-
                             d’ailleurs des stratégies de récupération du   blèmes. Ces aptitudes particulières sont
                             stéréotype de la « femme décente » à des       en général opposées à une nature mascu-
                             fi ns d’émancipation. C’est l’une des inter-   line défi nie comme tendanciellement plus
                             prétations potentielles du port du fou-        égoïste, confl ictuelle, agressive, compéti-
                             lard islamique par certaines « féministes      tive et usant de la confrontation en cas de
                             musulmanes » (Heine, 2011b). Mais dans         problèmes. La littérature de vulgarisation
                             les cas de domination extrême, l’opposi-       sur les problèmes de couple et les rapports
                             tion symbolique entre « femme-objet »          amoureux (Gray, 1999), les médias ainsi
                             et « femme décente » se transforme en          que des écrits à prétention scientifique
                             véritable prison. Comme on l’a déjà men-       (Baron-Cohen, 2004) usent abondam-
                             tionné, l’un des objectifs des hommes          ment de tels stéréotypes.
                             abuseurs dans les rapports de couple est
                             le contrôle de leur partenaire. Ce contrôle    Cette croyance est dotée d’une base scien-
                             peut s’appliquer au comportement géné-         tifique bien faible (Walter, 2010), alors
                             ral de la femme, à sa sexualité ou à ses       que la socialisation distincte des individus
                             contacts avec l’autre sexe (Craven, 2008).     en fonction de leur sexe a été maintes fois
                                                                            analysée. Ainsi, alors que les petites fi lles
                             À cet égard, l’image négative de la            sont inondées de jouets les encourageant
                             « femme-objet », opposée à la figure valo-     à se soucier d’autrui — poupées et autres
                             risée de la « femme décente », peut aisé-      petites créatures à traiter avec attention et
                             ment devenir un outil de contrôle très         douceur, mini-cuisines et petites trousses
                             puissant. Ce double critère peut aussi être    d’infi rmières —, les petits garçons conti-
                             utilisé pour imposer aux femmes cer-           nuent à recevoir des jeux de construction
                             taines règles vestimentaires strictes. Dans    et de stratégie, des pistolets, des soldats
                             les configurations les plus dominatrices,      et des épées. De manière générale, les

                             94
comportements agressifs sont acceptés           tions de maltraitance (Women’s aid). Le
et même applaudis quand ils sont adop-          fait que la plupart des femmes partagent
tés par les garçons, tandis que les mêmes       l’idée qu’elles sont naturellement plus
attitudes sont désapprouvées chez les fi lles   douces pourrait aussi contribuer à expli-
(Loeber et Farringdon, 2000).                   quer pourquoi autant de victimes de mal-
                                                traitances excusent ou pardonnent leurs
Mais au-delà de ces controverses « scien-
                                                abuseurs. Combien de femmes dans ce
tifiques », le cliché de l’empathie fémi-
                                                genre de situations n’affi rment-elles pas
nine permet surtout de légitimer de nom-
                                                aimer leur conjoint malgré tout ? Combien
breuses inégalités. Ainsi, il fournit une
                                                d’entre elles ne répètent-elles pas les ex-
justification aisée au fait que les femmes
                                                cuses mises en avant par leur partenaire
continuent à être majoritaires dans les
                                                pour justifier des comportements violents
professions liées au soin, au ménage, à
                                                ou harcelants ? Bien entendu, ce genre
la prise en charge des enfants — emplois
                                                de comportement indulgent suppose des
souvent peu payés et peu valorisés socia-
                                                sentiments intenses pour le conjoint mal-
lement. Il facilite aussi la stigmatisation
                                                traitant. Mais la tendance des femmes à
des femmes qui ne se conforment pas à
                                                aimer de façon beaucoup plus désintéres-
cette attente de douceur, d’empathie et de
                                                sée et altruiste que les hommes pourrait
coopération : les femmes de carrière, am-
                                                contribuer à expliquer pourquoi elles ont
bitieuses, chefs d’entreprise ou, tout sim-
                                                des difficultés à sortir de ce genre de situa-
plement, dotées d’un fort tempérament se
                                                tions. Autrement dit, le fait que les femmes

                                                                                                    STÉRÉOTYPES ET DOMINATION DES FEMMES
voient souvent reprocher de ne pas être de
                                                sont perçues et se considèrent elles-mêmes
véritables femmes. Beaucoup de femmes
                                                comme plus empathiques, plus altruistes
ambitieuses essaient alors d’adapter leur
                                                et plus compréhensives, pourrait accroitre
comportement aux clichés dominants sur
                                                leur vulnérabilité face aux hommes usant
la féminité. Ainsi, des femmes occupant
                                                de diverses formes de violence.
des postes de pouvoir insisteront davan-
tage sur la coopération et la collabora-        De même, si les femmes s’autorisent

                                                                                                 article
tion ou sur le fait qu’elles dirigent leur      rarement à adopter les mêmes compor-
entreprise, leur pays ou leur organisation      tements que les hommes abuseurs, c’est
comme un ménage harmonieux.                     sans doute aussi parce qu’elles ont été
                                                éduquées à la passivité. Ainsi, la plu-
Par ailleurs, le présupposé largement par-
                                                part des femmes ont du mal à user de la
tagé d’une empathie féminine naturelle
                                                menace physique, verbale ou juridique
— associé à une accusation d’anorma-
                                                et encore plus à recourir à de véritables
lité contre les femmes qui s’en éloignent
                                                formes de coercition. Bien entendu, la
— pourrait avoir pour effet d’inciter les
                                                peur des représailles joue un rôle prépon-
femmes à adopter des comportements plus
                                                dérant dans le fait que la violence phy-
passifs, voire, soumis. Or, ce postulat inté-
                                                sique soit le fait des hommes plutôt que
gré par les femmes elles-mêmes pourrait
                                                des femmes. On ne peut nier la supério-
les pousser à tolérer des situations inac-
                                                rité physique de la plupart des hommes
ceptables et les rendre plus vulnérables à
                                                par rapport à la majorité des femmes.
certaines formes de manipulation, de vio-
                                                Cependant, rien n’empêcherait en théo-
lence ou de harcèlement. Comme on l’a
                                                rie les femmes de recourir à des menaces
déjà remarqué, l’intimidation et la coer-
                                                ou à de l’intimidation, par exemple en
cition sont rarement les seuls éléments
                                                usant de certaines armes ou de forces ex-
empêchant les femmes de sortir de situa-
                                                térieures. Des études très convaincantes

                                                                                           95
tendent en effet à démontrer que les          la force physique communément attri-
                             femmes ne sont pas naturellement moins        bués à la gente masculine. L’intégration
                             agressives que les hommes, même si elles      de ces poncifs par les deux sexes dès le
                             tendent ensuite à nier ou à atténuer cette    plus jeune âge pourrait constituer un
                             agressivité pour se conformer à la norme      facteur supplémentaire expliquant l’in-
                             sociale en la matière. Étant donné la         dulgence générale dont jouissent encore
                             complexité des liens entre hormones et        les hommes — de la part de la société et
                             comportements, le niveau plus élevé de        des femmes elles-mêmes — quand ils se
LAREVUENOUVELLE - MAI 2013

                             testostérone chez les hommes ne garan-        montrent violents, intimidants ou harce-
                             tit nullement un degré d’agressivité plus     lants (Greer, 1970, p. 354-355).
                             élevé (Lightdale and Prentice, 1994).
                             Néanmoins, le niveau naturel de com-
                                                                           L’instinct et le devoir des mères
             article

                             battivité des femmes se traduit beaucoup
                             plus rarement par des actes d’intimida-       Un autre cliché différencialiste proche
                             tion, de menaces ou de violence. Il est       de celui d’une « nature féminine » em-
                             également exceptionnel que les femmes         pathique et qui est redevenu particuliè-
                             utilisent les enfants pour contrôler leur     rement en vogue est celui de la « mère
                             conjoint ou répondre à l’abus de ce der-      sacrificielle ». De plus en plus de discours
                             nier. Peu de femmes décident d’abandon-       font en effet appel au supposé « instinct
                             ner homme et enfants pour se concentrer       maternel » pour justifier les nombreux
                             sur leurs besoins égoïstes, contrairement     renoncements encore et toujours attendus
                             aux nombreux hommes qui adoptent ce           de la part des mères. Celles-ci sont encore
                             genre de comportements. Les femmes se         censées faire passer leur carrière, hobbys
                             risquant à ce genre d’attitudes sont d’ail-   et préférences personnelles après ceux de
                             leurs vite perçues comme des irrespon-        leurs enfants, particulièrement quand ils
                             sables ou des malades mentales (Greer,        sont encore des bébés, alors qu’on conti-
                             1970, p. 361-362). Par ailleurs, dans les     nue à attendre des hommes qu’ils fassent
                             situations de violence verbale et émo-        de brillantes carrières et gagnent le plus
                             tionnelle, il est rare que les femmes         gros salaire du ménage. Ces discours
                             réagissent en tentant d’insécuriser leur      mobilisent à profusion le préjugé d’une
                             partenaire par des formes similaires d’at-    « nature » plus altruiste des femmes et
                             taque ou de dénigrement.                      ajoutent que cette empathie spontanée
                             Certes, les femmes subissant du harcè-        s’appliquerait avant tout aux enfants.
                             lement ou de la violence sont rarement        L’idée que le rôle de mère comprendrait
                             totalement passives. Toutefois, leurs réac-   des devoirs plus importants que celui du
                             tions ne consistent pas souvent à user des    père et que ces différences seraient fon-
                             mêmes procédés que leur partenaire. Le        dées sur la biologie est souvent complétée
                             fait que la majorité des femmes pensent       par l’argument — implacable — du bien-
                             être plus empathiques que les hommes          être des enfants. Les mères sont alors
                             pourrait en partie expliquer leur réticence   facilement culpabilisées de ne pas passer
                             à adopter ce genre d’attitudes. D’autant      assez de temps avec leurs bébés et jeunes
                             plus que ce présupposé va de pair avec        enfants (Badinter, 2010). Ce genre de dis-
                             le cliché d’un égoïsme et d’une agressi-      cours légitime donc le fait que de nom-
                             vité intrinsèques aux hommes. Beaucoup        breuses femmes sacrifient une grande
                             de femmes continuent en effet à valori-       partie de leurs plaisirs, objectifs person-
                             ser les diverses expressions de l’égo et de   nels ou professionnels pour se consacrer

                             96
à leur progéniture. Ces contraintes sym-        de la prise en charge des enfants. Dans les
boliques s’imposent extrêmement tôt,            pires situations, ils peuvent aussi maltrai-
les femmes étant éduquées dès leur plus         ter leur femme devant les enfants. Mais
jeune âge à prendre soin de mille-et-une        alors qu’ils se comportent eux-mêmes très
adorables poupées.                              souvent en mauvais parents ou en parents
                                                déficients, le recours aux clichés bien an-
À l’âge adulte, les attentes sociales liées à
                                                crés sur la maternité les met en mesure de
la maternité les assaillent tout particuliè-
                                                culpabiliser avant tout les mères. Il peut
rement pendant la grossesse et au moment
                                                même arriver que les hommes abuseurs
de décider ou non d’allaiter leur nouveau-
                                                parviennent à imputer à leur victime la
né. Leur liberté de choisir leur propre fa-
                                                responsabilité des actes de harcèlement ou
çon de vivre la maternité, y compris dans
                                                de violence qu’ils ont eux-mêmes commis
des aspects aussi intimes que l’allaitement,
                                                (Fish et al, 2009). L’argument des enfants
se voit dès lors dramatiquement réduite.
                                                est ici décisif, en particulier quand les
En dehors des rapports de domination            femmes réagissent de façon explicite aux
« ordinaires » entre les sexes, les hommes      attaques dont elles font l’objet : les mères
particulièrement contrôlants peuvent            victimes d’abus fi nissent alors par se sen-
facilement mobiliser les stéréotypes am-        tir responsables des mots et gestes dont
bivalents sur la maternité. Ainsi, il est       leurs enfants sont témoins. Les abuseurs
fréquent qu’ils traitent leur conjointe de      peuvent aussi employer le stéréotype
« mauvaise mère » (Women’s aid). Que            « bonne mère versus mauvaise mère »

                                                                                                  STÉRÉOTYPES ET DOMINATION DES FEMMES
l’objectif soit d’impliquer davantage les       pour contrôler leur partenaire en mena-
femmes dans la prise en charge des en-          çant cette dernière de la dénoncer comme
fants, de les insécuriser ou de diminuer        inapte à la parenté (Craven, 2008). Ils sus-
leur estime d’elle-même, le maniement           citent alors chez cette dernière la peur de
versatile de ce stéréotype est souvent très     subir un opprobre social ou de perdre la
efficace (Craven, 2008). Dans certains          garde de ses enfants en cas de séparation.
cas, les femmes concernées se mettent           De telles menaces ont souvent pour effet

                                                                                               article
alors à réellement douter de leurs apti-        de pousser les femmes victimes d’abus, de
tudes maternelles. D’autres n’osent plus        contrôle ou de manipulation à s’enfermer
rien demander à leur conjoint abuseur           dans le mutisme et à rester coincées dans
concernant le ménage ou les enfants,            des situations intolérables.
permettant alors à ce dernier de se trans-
former en véritable « roi de la maison »
(Craven, 2008). Les normes sociales sur         S’attaquer à la domination
la maternité affaiblissent donc les femmes
                                                plutôt qu’à la différence
face aux hommes violents, irresponsables,       Que ce soit à cause de l’évolution de la
contrôlants ou égoïstes.                        législation — aujourd’hui beaucoup plus
Beaucoup d’hommes abuseurs ont de               punitive — ou de l’amélioration de la
leur côté des croyances très conserva-          condition féminine, les formes de vio-
trices sur les rôles respectifs des hommes      lence dans le couple se sont clairement
et des femmes dans le foyer qui leur per-       complexifiées. Globalement plus édu-
mettent de justifier leur propre compor-        quées, moins dépendantes fi nancièrement
tement. Dans un tel schéma, il revien-          et davantage conscientes de leurs droits,
drait aux femmes d’accomplir toutes les         moins de femmes peuvent aujourd’hui
tâches ménagères et d’assumer l’essentiel       être maintenues dans des situations de

                                                                                         97
Bibliographie                sujétion manifeste. En revanche, des
                                  Badinter É. (2010), Le       formes plus subtiles de violence se sont
                                  conflit. La femme et la      accrues, qui comportent de la manipula-
                                  mère, Flammarion.            tion, et de l’abus verbal et psychologique.
                                  Banyard K. (2010),           Or, on ne peut saisir ces formes particu-
                                  The Equality Illusion.       lières d’abus sans prendre en compte le
                                  The Truth about              rôle joué par les stéréotypes plus larges
                                  Women and Men Today,
                                  Faber and Faber.
                                                               concernant les différences sociales et com-
LAREVUENOUVELLE - MAI 2013

                                                               portementales attribuées aux deux sexes.
                                  Baron-Cohen S. (2004),
                                  The Essential Difference :   Dès lors, les formes extrêmes de contrôle
                                  Men, Women and The           qui peuvent s’installer dans les couples ne
                                  Extreme Men Brain,           se distinguent que par leur intensité des
             article

                                  Penguin Books.               rapports de domination plus larges faci-
                                  Bouchoux Ch. (2011),         lités par ces stéréotypes. Les mêmes cli-
                                  Les pervers narcissiques :   chés différencialistes sont mobilisés pour
                                  qui sont-ils ? Comment
                                  fonctionnent-ils ?
                                                               légitimer les privilèges détenus par les
                                  Comment leur échapper ?,     hommes dans la société et pour instaurer
                                  éd. Eyrolles                 une oppression plus ouverte sur certaines
                                  Craven P. (2008), Living     femmes dans la sphère privée. En d’autres
                                  with the Dominator :         termes, les diverses manifestations des
                                  A Book about the             rapports de domination entre les sexes se
                                  Freedom Programme,
                                                               différencient par leur degré plutôt que par
                                  Freedom Publishing.
                                                               leur nature. Par conséquent, il est dans
                                  Daoust V., « Le discours
                                  sur l’hypersexualisation     l’intérêt de toutes les femmes de prendre
                                  ou le divorce sujet/         conscience de l’usage de cette rhétorique
                                  objet », Conjonctures,       différencialiste.
                                  n° 44, automne 2007.
                                                               Toutefois, la question de savoir s’il existe
                                  Fish E., McKenzie M. et
                                  MacDonald H. (2009),         ou non des distinctions cognitives et com-
                                  Bad Mothers and Invisible    portementales naturelles entre les sexes
                                  Fathers : Parenting in       est non seulement difficile à trancher,
                                  the context of domestic      mais, en fi n de compte, assez secondaire.
                                  violence, Discussion
                                                               Plutôt que de dépenser leur énergie à ten-
                                  Paper no.7, Domestic
                                  Violence Resource            ter de prouver — souvent en vain — le
                                  Centre Victoria.             caractère construit des différences attri-
                                  Greer G. (1970), The         buées aux deux sexes, les organisations
                                  Female Eunuch, Mac           féministes devraient surtout dénoncer les
                                  Gibbon and Kee.              dominations légitimées par ces discours.
                                  Gray J. (1999), Les          Par ailleurs, une rhétorique alternative ne
                                  hommes viennent de Mars,     devrait pas nécessairement reposer sur des
                                  les femmes viennent de
                                                               postulats constructivistes. En effet, il se-
                                  Vénus, Michel Lafon.
                                                               rait à la fois plus prudent et plus intelligent
                                  Heine S. (2011a),
                                  « Apparence physique :       d’un point de vue stratégique de ne pas
                                  les femmes sont              rejeter en bloc la croyance dans des diffé-
                                  toujours perdantes »,        rences naturelles dans les comportements
                                  Politique, Revue de          des hommes et des femmes. Ne pourrait-
                                  débat, novembre-             on pas à la place explorer les voies d’un
                                  décembre 2011.

                             98
différencialisme de type émancipateur ?        Heine S. (2011b),
Si les féministes veulent être entendues       « Femme objet,
                                               femme voilée ou
par une majorité de femmes (et par une
                                               femme émancipée ? »
quantité substantielle d’hommes), elles        La Revue nouvelle,
ne peuvent inlassablement camper sur la        juillet-aout 2011.
posture constructiviste classique. En effet,   Lightdale J. R. and
ce qui pose problème dans les clichés sur      Prentice D. A.,
la « nature féminine », c’est avant tout       « Rethinking sex
qu’ils permettent de maintenir les femmes      differences in
                                               aggression : aggressive
dans une situation d’infériorité.              behaviour in the
La priorité devient alors de proposer des      absence of social roles »,
                                               Personality and Social
principes permettant aux femmes de sor-        Psychology Bulletin,
tir des dominations qui affectent l’en-        20(1), février 1994.
semble des femmes et de devenir plus           Loeber R. et
libres d’orienter leur existence. Si cette     Farrington DP (2000),
tâche doit être entreprise d’abord et avant    « Young children
tout par les femmes, elle devrait se faire     who commit crime :
                                               Epidemiology,
en collaboration avec les hommes se bat-
                                               developmental origins,
tant pour l’émancipation de tous. Même         risk factors, early
si les intérêts des hommes et des femmes       interventions, and

                                                                                    STÉRÉOTYPES ET DOMINATION DES FEMMES
sont souvent inconciliables dans la sphère     policy implications »,
privée, une approche féministe générale-       Development and
                                               Psychopathology, 12(4).
ment « anti-hommes » serait en pratique
tout bonnement irréaliste. En effet, la        Méda D. (2008), Le
                                               temps des femmes. Pour
plupart des femmes continuent à aimer          un nouveau partage des
les hommes. Et y compris dans les cas de       rôles, Flammarion.
violence et d’abus, les sentiments sont ra-    Stuart Mill J. (2008),

                                                                                 article
rement absents. Dès lors, si certains chan-    The Subjection of Women
gements forcés des comportements mas-          in On Liberty and
culins sont nécessaires pour empêcher          Other Essays, Oxford
                                               University Press [1869].
les inégalités et la domination, il est tout
aussi impératif de renforcer la coopération    Walter N. (2010), Living
                                               Dolls : The return of
entre les individus des deux sexes, là où      Sexism, Virago Press.
leurs intérêts sont compatibles.          ■
                                               Women’s aid : www.
                                               womensaid.org.uk/
                                               Wolf N. (1991), The
                                               Beauty Myth. How Images
                                               of Beauty are Used Against
                                               Women, Vintage Books.

                                                                            99
Vous pouvez aussi lire