Stéréotypes et domination des femmes
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la revue applique la réforme de l’orthographe Stéréotypes et domination des femmes Les formes de violence envers les femmes se sont complexifiées et sont devenues plus sub- tiles, passant par la manipulation et l’abus verbal et psychologique. Ainsi, elles doivent se conformer à leur « nature », être belles suivant les canons de la mode, douces, altruistes… STÉRÉOTYPES ET DOMINATION DES FEMMES Ces croyances affectent toutes les femmes, mais facilitent les abus d’une partie d’entre elles dans la sphère privée. Les mêmes clichés différencialistes sont mobilisés pour légiti- mer les privilèges détenus par les hommes dans la société et pour instaurer une oppression plus ouverte sur certaines femmes dans la sphère privée. D’un point de vue stratégique, les féministes devraient plutôt faire valoir les voies d’un différencialisme émancipateur. SOPHIE HEINE Certains stéréotypes sur la supposée dans le couple semblent s’être accrues article « nature féminine » légitiment de nom- ces dernières années, parallèlement à la breuses injustices encore subies par les plus grande indépendance gagnée par les femmes. Celles-ci vont des situations de femmes et à la condamnation plus forte violence les plus extrêmes aux rapports des actes de violence explicite. Or, les inégaux « ordinaires » entre les sexes mêmes stéréotypes différencialistes faci- (Méda, 2008), en passant par des formes litent ces diverses formes de domination. plus subtiles de contrôle, y compris au sein Il est dès lors nécessaire d’aller au-delà des du couple. La domination dans la sphère approches psychologisantes de la domi- privée est en effet de plus en plus défi nie nation (Bouchoux, 2011) pour mettre en par le harcèlement et l’abus — de type évidence ses ressorts sociaux et idéolo- verbal, émotionnel, sexuel ou fi nancier giques plus larges. Explorons à présent les — autant que par la coercition physique1. usages possibles de certains stéréotypes Ces formes « nouvelles » de violence aujourd’hui particulièrement en vogue. 1 Voir la définition très complète adoptée par le gouvernement britannique, www.homeoffi ce.gov.uk/ media-centre/news/domestic-violence-definition. 91
Contraintes esthétiques portementales entre les sexes (Mill, 2008, p. 528, 532). Toutefois, tant que les indivi- De tout temps, on a voulu que les femmes dus des deux sexes ne seront pas socialisés se soucient de leur apparence. Depuis tou- de façon identique, on ne peut véritable- jours également, on considère leur allure ment ni démentir la vision différencialiste comme l’un de leurs atouts majeurs dans la ni prouver l’approche constructiviste. Ce séduction de l’autre sexe. Mais le « mythe qu’il importe avant tout de souligner, c’est de la beauté » s’est intensifié depuis les à quel point la contrainte de la beauté LAREVUENOUVELLE - MAI 2013 années 1980 (Heine, 2011a). Posant que s’imposant aux femmes tend à consolider la valeur intrinsèque des femmes réside leur infériorité et à limiter leur liberté. Ces avant tout dans leur beauté, les exigences canons esthétiques sont en effet lourds et découlant de cet idéal se sont accrues et pesants. Peu de femmes s’opposent à l’idée diversifiées, au point d’en devenir quasi article même de la coquetterie ou de la séduction inaccessibles. De fait, l’idéal contemporain par l’apparence, mais beaucoup d’entre de beauté féminine est à la fois étroit et elles trouvent ardu de se conformer aux difficilement atteignable : minceur, jeu- critères dominants en la matière. Un nesse, épilation parfaite, cheveux soyeux, grand nombre de femmes souffrent éga- peau lisse, poitrine généreuse… Que ce lement d’être réduites à leur apparence soit sur les écrans de télévision, dans les et souhaiteraient être appréhendées sur journaux, les fi lms, la publicité ou les ma- d’autres bases. Les critères de beauté sont gazines, les représentations de tels canons en effet souvent utilisés comme un carcan esthétiques sont envahissantes. Plus fon- débilitant et infériorisant. Le fait d’être damentalement, la beauté ne cesse d’être avant tout perçues à travers ce prisme appréhendée comme une caractéristique désavantage les femmes à maints égards. et un atout spécifiquement féminins. Pour Ainsi, cela peut constituer un obstacle de plaire, les femmes doivent être belles. taille à leur implication dans les postes de Pour sentir qu’elles plaisent, elles doivent pouvoir, qui supposent souvent de la visi- entendre qu’on les trouve belles. Et pour bilité et de la représentation. se sentir belles, elles doivent suivre les re- commandations de la culture dominante. Corolairement, la réduction des femmes Peu importe les sacrifices que cela re- à leur apparence les empêche de peser quiert, « il faut souffrir pour être belles », autant que les hommes sur les grandes comme cela se répète de mères en fi lles orientations sociétales, politiques et éco- depuis des générations. nomiques. Outre le fait qu’elles consti- tuent des barrières supplémentaires à l’ob- Je ne m’intéresserai pas ici à la question tention de postes clés, les contraintes de de savoir si la plus grande attention portée beauté pesant sur les femmes contribuent par les femmes à leur apparence est natu- plus largement à les insécuriser (Wolf, relle ou construite. Comme dans le cas des 1991). En plus d’être particulièrement exi- autres stéréotypes sur la supposée « na- geants, les canons esthétiques aujourd’hui ture féminine », la meilleure position par dominants incluent un idéal de jeunesse défaut est celle du scepticisme par rapport qui les rend nécessairement évanescents. à tous les dogmes, différencialistes comme L’impossibilité d’atteindre parfaitement constructivistes. Il est probable que les cet idéal, tout comme le fait qu’il soit aus- différences dans ce domaine soient avant si déterminant dans l’autodéfi nition des tout le fruit d’une construction sociale, femmes, expose forcément ces dernières à tout comme les autres distinctions com- une insécurité permanente. 92
Les remarques sur le physique des femmes « Femme objet » peuvent être utilisées comme un instru- versus « femme décente » ment de contrôle et de domination très puissant. Tant les commentaires subrep- L’image de la femme-objet imbibe les es- tices des conjoints que les remarques de prits des hommes comme des femmes et la part de collègues ou de connaissances transparait dans les médias, la publicité conduisent à affaiblir chez les femmes et la culture dominante (Daoust, 2007, leur estime d’elles-mêmes. Même si de p. 84). Elle est intimement liée à une telles remarques sont souvent prononcées vision différenciée de la sexualité selon sans mauvaise intention, elles n’en ont pas laquelle si les hommes sont censés avoir moins pour effet de renforcer l’idée chez une sexualité prédatrice et dominante, les la plupart des femmes que leur apparence femmes sont toujours considérées avant est primordiale. Par ailleurs, ces critères tout comme des « proies » sexuelles. La peuvent constituer des outils de domi- passivité est perçue comme plus impor- nation beaucoup plus forte, comme dans tante dans la sexualité et la séduction fé- les cas de violence domestique incluant minines. Perçues comme des objets plutôt du harcèlement et de l’abus. On l’a dit, que comme des sujets de désir, les femmes pour contrôler leur partenaire, de plus doivent davantage réprimer leurs élans. en plus d’hommes « dominateurs » uti- Elles n’ont intérêt à se montrer expli- lisent d’autres moyens que la simple force cites ni dans l’entreprise de séduction ni physique. Parmi l’arsenal des abuseurs dans la recherche de partenaires sexuels. STÉRÉOTYPES ET DOMINATION DES FEMMES figurent la critique, l’insulte et le déni- Une femme à la sexualité active et libé- grement. S’il est aisé de réduire l’estime rée continue à être jugée négativement. de soi de n’importe qui par des critiques En revanche, un homme se comportant portant sur l’apparence, de telles attaques de la même façon, loin d’être dénigré, est sont susceptibles de créer un plus grand souvent valorisé pour sa virilité et sera doute chez les femmes étant donné les même parfois qualifié, avec admiration, normes esthétiques auxquelles elles sont de « Don Juan » ou de « Casanova ». article soumises. La plupart d’entre elles consi- L’image de la « femme-objet » fonctionne dèrent en effet toujours que la beauté — comme un stéréotype ambivalent : il peut surtout aux yeux de leur conjoint — est être tour à tour positif ou négatif ou les essentielle à leur identité personnelle. deux à la fois. En effet, qu’il s’agisse de leur Certaines études montrent même qu’une inclination naturelle ou qu’elles veuillent majorité de jeunes fi lles préfère être belle se conformer à un stéréotype en appa- plutôt qu’intelligente (Banyard, 2010, rence valorisant, beaucoup de femmes p. 26). Par conséquent, elles sont davan- aiment être des objets de désir. Pourtant, tage susceptibles de se sentir humiliées et ce stéréotype peut aussi être utilisé pour diminuées dans leur estime d’elles-mêmes les diminuer, les insécuriser ou les contrô- quand elles subissent des dénigrements à ler. Les qualificatifs de « salope » ou de cet égard. Dans l’abus, ce stéréotype peut « putain » — intimement liés à l’image être utilisé de façon positive ou négative, de la femme-objet — ne sont pas particu- la violence verbale jouant sans cesse sur lièrement positifs. Le premier est utilisé ces deux aspects. Or, l’alternance entre in- comme un repoussoir servant à dissuader sultes et compliments a pour effet de créer les femmes d’adopter des comportements la confusion, l’insécurité et une profonde sexuels trop libérés. Quant au second, il perte d’estime de soi. évoque la figure extrême et honnie de la 93
« femme-objet », celle qui l’est pour tous enfreindre ces règles peut conduire à de les hommes et qui a pour unique fonction la violence physique ou verbale usant des la satisfaction du désir masculin. images de la « salope » et de la « putain ». Imprégnés des croyances dominantes sur Ces deux représentations négatives in- la sexualité, les abuseurs estiment légitime diquent aux femmes le juste milieu d’opérer un contrôle sur l’habillement ou qu’elles doivent adopter : si une sexualité la sexualité de leurs partenaires et de les autonome et dominante leur est symbo- sanctionner quand elles ne s’y conforment liquement déconseillée, devenir les objets LAREVUENOUVELLE - MAI 2013 pas. Les femmes subissant un tel contrôle de tous les hommes ne constitue pas non tendent, quant à elles, à être prisonnières plus une voie socialement acceptable. La des mêmes représentations sur la sexua- femme idéale, selon la norme sexuelle do- lité féminine. minante, est celle qui se conduit en objet, article mais uniquement pour son partenaire. L’image de la femme objet peut également « Nature féminine » et empathie être utilisée comme un repoussoir pour On trouve également dans le différencia- contrôler non seulement la sexualité, mais lisme dominant l’idée que la « nature fé- aussi les tenues des femmes, par opposi- minine » se défi nirait par une plus grande tion à la figure de la « femme décente ». capacité d’empathie : les femmes seraient Cette antinomie symbolique, typique- plus coopératives, douces, sensibles, paci- ment patriarcale, ne constitue l’apanage fiques et useraient facilement de la parole d’aucune culture en particulier. Il existe et de l’interaction pour résoudre les pro- d’ailleurs des stratégies de récupération du blèmes. Ces aptitudes particulières sont stéréotype de la « femme décente » à des en général opposées à une nature mascu- fi ns d’émancipation. C’est l’une des inter- line défi nie comme tendanciellement plus prétations potentielles du port du fou- égoïste, confl ictuelle, agressive, compéti- lard islamique par certaines « féministes tive et usant de la confrontation en cas de musulmanes » (Heine, 2011b). Mais dans problèmes. La littérature de vulgarisation les cas de domination extrême, l’opposi- sur les problèmes de couple et les rapports tion symbolique entre « femme-objet » amoureux (Gray, 1999), les médias ainsi et « femme décente » se transforme en que des écrits à prétention scientifique véritable prison. Comme on l’a déjà men- (Baron-Cohen, 2004) usent abondam- tionné, l’un des objectifs des hommes ment de tels stéréotypes. abuseurs dans les rapports de couple est le contrôle de leur partenaire. Ce contrôle Cette croyance est dotée d’une base scien- peut s’appliquer au comportement géné- tifique bien faible (Walter, 2010), alors ral de la femme, à sa sexualité ou à ses que la socialisation distincte des individus contacts avec l’autre sexe (Craven, 2008). en fonction de leur sexe a été maintes fois analysée. Ainsi, alors que les petites fi lles À cet égard, l’image négative de la sont inondées de jouets les encourageant « femme-objet », opposée à la figure valo- à se soucier d’autrui — poupées et autres risée de la « femme décente », peut aisé- petites créatures à traiter avec attention et ment devenir un outil de contrôle très douceur, mini-cuisines et petites trousses puissant. Ce double critère peut aussi être d’infi rmières —, les petits garçons conti- utilisé pour imposer aux femmes cer- nuent à recevoir des jeux de construction taines règles vestimentaires strictes. Dans et de stratégie, des pistolets, des soldats les configurations les plus dominatrices, et des épées. De manière générale, les 94
comportements agressifs sont acceptés tions de maltraitance (Women’s aid). Le et même applaudis quand ils sont adop- fait que la plupart des femmes partagent tés par les garçons, tandis que les mêmes l’idée qu’elles sont naturellement plus attitudes sont désapprouvées chez les fi lles douces pourrait aussi contribuer à expli- (Loeber et Farringdon, 2000). quer pourquoi autant de victimes de mal- traitances excusent ou pardonnent leurs Mais au-delà de ces controverses « scien- abuseurs. Combien de femmes dans ce tifiques », le cliché de l’empathie fémi- genre de situations n’affi rment-elles pas nine permet surtout de légitimer de nom- aimer leur conjoint malgré tout ? Combien breuses inégalités. Ainsi, il fournit une d’entre elles ne répètent-elles pas les ex- justification aisée au fait que les femmes cuses mises en avant par leur partenaire continuent à être majoritaires dans les pour justifier des comportements violents professions liées au soin, au ménage, à ou harcelants ? Bien entendu, ce genre la prise en charge des enfants — emplois de comportement indulgent suppose des souvent peu payés et peu valorisés socia- sentiments intenses pour le conjoint mal- lement. Il facilite aussi la stigmatisation traitant. Mais la tendance des femmes à des femmes qui ne se conforment pas à aimer de façon beaucoup plus désintéres- cette attente de douceur, d’empathie et de sée et altruiste que les hommes pourrait coopération : les femmes de carrière, am- contribuer à expliquer pourquoi elles ont bitieuses, chefs d’entreprise ou, tout sim- des difficultés à sortir de ce genre de situa- plement, dotées d’un fort tempérament se tions. Autrement dit, le fait que les femmes STÉRÉOTYPES ET DOMINATION DES FEMMES voient souvent reprocher de ne pas être de sont perçues et se considèrent elles-mêmes véritables femmes. Beaucoup de femmes comme plus empathiques, plus altruistes ambitieuses essaient alors d’adapter leur et plus compréhensives, pourrait accroitre comportement aux clichés dominants sur leur vulnérabilité face aux hommes usant la féminité. Ainsi, des femmes occupant de diverses formes de violence. des postes de pouvoir insisteront davan- tage sur la coopération et la collabora- De même, si les femmes s’autorisent article tion ou sur le fait qu’elles dirigent leur rarement à adopter les mêmes compor- entreprise, leur pays ou leur organisation tements que les hommes abuseurs, c’est comme un ménage harmonieux. sans doute aussi parce qu’elles ont été éduquées à la passivité. Ainsi, la plu- Par ailleurs, le présupposé largement par- part des femmes ont du mal à user de la tagé d’une empathie féminine naturelle menace physique, verbale ou juridique — associé à une accusation d’anorma- et encore plus à recourir à de véritables lité contre les femmes qui s’en éloignent formes de coercition. Bien entendu, la — pourrait avoir pour effet d’inciter les peur des représailles joue un rôle prépon- femmes à adopter des comportements plus dérant dans le fait que la violence phy- passifs, voire, soumis. Or, ce postulat inté- sique soit le fait des hommes plutôt que gré par les femmes elles-mêmes pourrait des femmes. On ne peut nier la supério- les pousser à tolérer des situations inac- rité physique de la plupart des hommes ceptables et les rendre plus vulnérables à par rapport à la majorité des femmes. certaines formes de manipulation, de vio- Cependant, rien n’empêcherait en théo- lence ou de harcèlement. Comme on l’a rie les femmes de recourir à des menaces déjà remarqué, l’intimidation et la coer- ou à de l’intimidation, par exemple en cition sont rarement les seuls éléments usant de certaines armes ou de forces ex- empêchant les femmes de sortir de situa- térieures. Des études très convaincantes 95
tendent en effet à démontrer que les la force physique communément attri- femmes ne sont pas naturellement moins bués à la gente masculine. L’intégration agressives que les hommes, même si elles de ces poncifs par les deux sexes dès le tendent ensuite à nier ou à atténuer cette plus jeune âge pourrait constituer un agressivité pour se conformer à la norme facteur supplémentaire expliquant l’in- sociale en la matière. Étant donné la dulgence générale dont jouissent encore complexité des liens entre hormones et les hommes — de la part de la société et comportements, le niveau plus élevé de des femmes elles-mêmes — quand ils se LAREVUENOUVELLE - MAI 2013 testostérone chez les hommes ne garan- montrent violents, intimidants ou harce- tit nullement un degré d’agressivité plus lants (Greer, 1970, p. 354-355). élevé (Lightdale and Prentice, 1994). Néanmoins, le niveau naturel de com- L’instinct et le devoir des mères article battivité des femmes se traduit beaucoup plus rarement par des actes d’intimida- Un autre cliché différencialiste proche tion, de menaces ou de violence. Il est de celui d’une « nature féminine » em- également exceptionnel que les femmes pathique et qui est redevenu particuliè- utilisent les enfants pour contrôler leur rement en vogue est celui de la « mère conjoint ou répondre à l’abus de ce der- sacrificielle ». De plus en plus de discours nier. Peu de femmes décident d’abandon- font en effet appel au supposé « instinct ner homme et enfants pour se concentrer maternel » pour justifier les nombreux sur leurs besoins égoïstes, contrairement renoncements encore et toujours attendus aux nombreux hommes qui adoptent ce de la part des mères. Celles-ci sont encore genre de comportements. Les femmes se censées faire passer leur carrière, hobbys risquant à ce genre d’attitudes sont d’ail- et préférences personnelles après ceux de leurs vite perçues comme des irrespon- leurs enfants, particulièrement quand ils sables ou des malades mentales (Greer, sont encore des bébés, alors qu’on conti- 1970, p. 361-362). Par ailleurs, dans les nue à attendre des hommes qu’ils fassent situations de violence verbale et émo- de brillantes carrières et gagnent le plus tionnelle, il est rare que les femmes gros salaire du ménage. Ces discours réagissent en tentant d’insécuriser leur mobilisent à profusion le préjugé d’une partenaire par des formes similaires d’at- « nature » plus altruiste des femmes et taque ou de dénigrement. ajoutent que cette empathie spontanée Certes, les femmes subissant du harcè- s’appliquerait avant tout aux enfants. lement ou de la violence sont rarement L’idée que le rôle de mère comprendrait totalement passives. Toutefois, leurs réac- des devoirs plus importants que celui du tions ne consistent pas souvent à user des père et que ces différences seraient fon- mêmes procédés que leur partenaire. Le dées sur la biologie est souvent complétée fait que la majorité des femmes pensent par l’argument — implacable — du bien- être plus empathiques que les hommes être des enfants. Les mères sont alors pourrait en partie expliquer leur réticence facilement culpabilisées de ne pas passer à adopter ce genre d’attitudes. D’autant assez de temps avec leurs bébés et jeunes plus que ce présupposé va de pair avec enfants (Badinter, 2010). Ce genre de dis- le cliché d’un égoïsme et d’une agressi- cours légitime donc le fait que de nom- vité intrinsèques aux hommes. Beaucoup breuses femmes sacrifient une grande de femmes continuent en effet à valori- partie de leurs plaisirs, objectifs person- ser les diverses expressions de l’égo et de nels ou professionnels pour se consacrer 96
à leur progéniture. Ces contraintes sym- de la prise en charge des enfants. Dans les boliques s’imposent extrêmement tôt, pires situations, ils peuvent aussi maltrai- les femmes étant éduquées dès leur plus ter leur femme devant les enfants. Mais jeune âge à prendre soin de mille-et-une alors qu’ils se comportent eux-mêmes très adorables poupées. souvent en mauvais parents ou en parents déficients, le recours aux clichés bien an- À l’âge adulte, les attentes sociales liées à crés sur la maternité les met en mesure de la maternité les assaillent tout particuliè- culpabiliser avant tout les mères. Il peut rement pendant la grossesse et au moment même arriver que les hommes abuseurs de décider ou non d’allaiter leur nouveau- parviennent à imputer à leur victime la né. Leur liberté de choisir leur propre fa- responsabilité des actes de harcèlement ou çon de vivre la maternité, y compris dans de violence qu’ils ont eux-mêmes commis des aspects aussi intimes que l’allaitement, (Fish et al, 2009). L’argument des enfants se voit dès lors dramatiquement réduite. est ici décisif, en particulier quand les En dehors des rapports de domination femmes réagissent de façon explicite aux « ordinaires » entre les sexes, les hommes attaques dont elles font l’objet : les mères particulièrement contrôlants peuvent victimes d’abus fi nissent alors par se sen- facilement mobiliser les stéréotypes am- tir responsables des mots et gestes dont bivalents sur la maternité. Ainsi, il est leurs enfants sont témoins. Les abuseurs fréquent qu’ils traitent leur conjointe de peuvent aussi employer le stéréotype « mauvaise mère » (Women’s aid). Que « bonne mère versus mauvaise mère » STÉRÉOTYPES ET DOMINATION DES FEMMES l’objectif soit d’impliquer davantage les pour contrôler leur partenaire en mena- femmes dans la prise en charge des en- çant cette dernière de la dénoncer comme fants, de les insécuriser ou de diminuer inapte à la parenté (Craven, 2008). Ils sus- leur estime d’elle-même, le maniement citent alors chez cette dernière la peur de versatile de ce stéréotype est souvent très subir un opprobre social ou de perdre la efficace (Craven, 2008). Dans certains garde de ses enfants en cas de séparation. cas, les femmes concernées se mettent De telles menaces ont souvent pour effet article alors à réellement douter de leurs apti- de pousser les femmes victimes d’abus, de tudes maternelles. D’autres n’osent plus contrôle ou de manipulation à s’enfermer rien demander à leur conjoint abuseur dans le mutisme et à rester coincées dans concernant le ménage ou les enfants, des situations intolérables. permettant alors à ce dernier de se trans- former en véritable « roi de la maison » (Craven, 2008). Les normes sociales sur S’attaquer à la domination la maternité affaiblissent donc les femmes plutôt qu’à la différence face aux hommes violents, irresponsables, Que ce soit à cause de l’évolution de la contrôlants ou égoïstes. législation — aujourd’hui beaucoup plus Beaucoup d’hommes abuseurs ont de punitive — ou de l’amélioration de la leur côté des croyances très conserva- condition féminine, les formes de vio- trices sur les rôles respectifs des hommes lence dans le couple se sont clairement et des femmes dans le foyer qui leur per- complexifiées. Globalement plus édu- mettent de justifier leur propre compor- quées, moins dépendantes fi nancièrement tement. Dans un tel schéma, il revien- et davantage conscientes de leurs droits, drait aux femmes d’accomplir toutes les moins de femmes peuvent aujourd’hui tâches ménagères et d’assumer l’essentiel être maintenues dans des situations de 97
Bibliographie sujétion manifeste. En revanche, des Badinter É. (2010), Le formes plus subtiles de violence se sont conflit. La femme et la accrues, qui comportent de la manipula- mère, Flammarion. tion, et de l’abus verbal et psychologique. Banyard K. (2010), Or, on ne peut saisir ces formes particu- The Equality Illusion. lières d’abus sans prendre en compte le The Truth about rôle joué par les stéréotypes plus larges Women and Men Today, Faber and Faber. concernant les différences sociales et com- LAREVUENOUVELLE - MAI 2013 portementales attribuées aux deux sexes. Baron-Cohen S. (2004), The Essential Difference : Dès lors, les formes extrêmes de contrôle Men, Women and The qui peuvent s’installer dans les couples ne Extreme Men Brain, se distinguent que par leur intensité des article Penguin Books. rapports de domination plus larges faci- Bouchoux Ch. (2011), lités par ces stéréotypes. Les mêmes cli- Les pervers narcissiques : chés différencialistes sont mobilisés pour qui sont-ils ? Comment fonctionnent-ils ? légitimer les privilèges détenus par les Comment leur échapper ?, hommes dans la société et pour instaurer éd. Eyrolles une oppression plus ouverte sur certaines Craven P. (2008), Living femmes dans la sphère privée. En d’autres with the Dominator : termes, les diverses manifestations des A Book about the rapports de domination entre les sexes se Freedom Programme, différencient par leur degré plutôt que par Freedom Publishing. leur nature. Par conséquent, il est dans Daoust V., « Le discours sur l’hypersexualisation l’intérêt de toutes les femmes de prendre ou le divorce sujet/ conscience de l’usage de cette rhétorique objet », Conjonctures, différencialiste. n° 44, automne 2007. Toutefois, la question de savoir s’il existe Fish E., McKenzie M. et MacDonald H. (2009), ou non des distinctions cognitives et com- Bad Mothers and Invisible portementales naturelles entre les sexes Fathers : Parenting in est non seulement difficile à trancher, the context of domestic mais, en fi n de compte, assez secondaire. violence, Discussion Plutôt que de dépenser leur énergie à ten- Paper no.7, Domestic Violence Resource ter de prouver — souvent en vain — le Centre Victoria. caractère construit des différences attri- Greer G. (1970), The buées aux deux sexes, les organisations Female Eunuch, Mac féministes devraient surtout dénoncer les Gibbon and Kee. dominations légitimées par ces discours. Gray J. (1999), Les Par ailleurs, une rhétorique alternative ne hommes viennent de Mars, devrait pas nécessairement reposer sur des les femmes viennent de postulats constructivistes. En effet, il se- Vénus, Michel Lafon. rait à la fois plus prudent et plus intelligent Heine S. (2011a), « Apparence physique : d’un point de vue stratégique de ne pas les femmes sont rejeter en bloc la croyance dans des diffé- toujours perdantes », rences naturelles dans les comportements Politique, Revue de des hommes et des femmes. Ne pourrait- débat, novembre- on pas à la place explorer les voies d’un décembre 2011. 98
différencialisme de type émancipateur ? Heine S. (2011b), Si les féministes veulent être entendues « Femme objet, femme voilée ou par une majorité de femmes (et par une femme émancipée ? » quantité substantielle d’hommes), elles La Revue nouvelle, ne peuvent inlassablement camper sur la juillet-aout 2011. posture constructiviste classique. En effet, Lightdale J. R. and ce qui pose problème dans les clichés sur Prentice D. A., la « nature féminine », c’est avant tout « Rethinking sex qu’ils permettent de maintenir les femmes differences in aggression : aggressive dans une situation d’infériorité. behaviour in the La priorité devient alors de proposer des absence of social roles », Personality and Social principes permettant aux femmes de sor- Psychology Bulletin, tir des dominations qui affectent l’en- 20(1), février 1994. semble des femmes et de devenir plus Loeber R. et libres d’orienter leur existence. Si cette Farrington DP (2000), tâche doit être entreprise d’abord et avant « Young children tout par les femmes, elle devrait se faire who commit crime : Epidemiology, en collaboration avec les hommes se bat- developmental origins, tant pour l’émancipation de tous. Même risk factors, early si les intérêts des hommes et des femmes interventions, and STÉRÉOTYPES ET DOMINATION DES FEMMES sont souvent inconciliables dans la sphère policy implications », privée, une approche féministe générale- Development and Psychopathology, 12(4). ment « anti-hommes » serait en pratique tout bonnement irréaliste. En effet, la Méda D. (2008), Le temps des femmes. Pour plupart des femmes continuent à aimer un nouveau partage des les hommes. Et y compris dans les cas de rôles, Flammarion. violence et d’abus, les sentiments sont ra- Stuart Mill J. (2008), article rement absents. Dès lors, si certains chan- The Subjection of Women gements forcés des comportements mas- in On Liberty and culins sont nécessaires pour empêcher Other Essays, Oxford University Press [1869]. les inégalités et la domination, il est tout aussi impératif de renforcer la coopération Walter N. (2010), Living Dolls : The return of entre les individus des deux sexes, là où Sexism, Virago Press. leurs intérêts sont compatibles. ■ Women’s aid : www. womensaid.org.uk/ Wolf N. (1991), The Beauty Myth. How Images of Beauty are Used Against Women, Vintage Books. 99
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