Système international et identités : retours, bifurcations, métamorphoses
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Système international et identités : retours, bifurcations, métamorphoses Dominique David N°6 | mars 2021 Les identités sont de retour, et pèsent semble-t-il de plus en plus lourd à l’international, alors qu’on les avait crues affadies par la fin des idéologies, ou gommées par la mondialisation. Aux dynamiques nationalistes impulsées ici ou là par la fin de la guerre froide, la fin d’un cycle post-colonial, l’affirmation de nouvelles écono- mies, toutes poussant à la réaffirmation d’identi- tés propres ou à la démonstration de puissance, s’ajoutent aujourd’hui le défi posé par la mondia- lisation technologique provoquant la recherche de racines réelles ou rêvées, et la déconstruction du système international hérité des années 90. Les logiques de démontage et de reconstruction de ce système international, autrement dit l’émer- gence des conditions de coexistence entre puis- sances d’un nouvel âge, détermineront largement l’affirmation ou la confirmation des identités poli- tiques de demain. Toutes les ruptures, toutes les bifurcations sont imaginables, comme toutes les cristallisations identitaires, les pires comme les meilleures. Working Papers Series Fondation Maison des sciences de l’homme - 54 boulevard Raspail - 75006 Paris - France http://www.fmsh.fr - FMSH-Prospective-2021-6,
Système international et identités : retours, bifurcations, métamorphoses 2/16 Système international et identités : retours, bifurcations, métamorphoses Dominique David Mars 2021 L'auteur Dominique David, conseiller du président de l'Institut français des relations internationales (Ifri), a été directeur exécutif de l’Ifri de 2006 à 2015. Il est co-directeur du rapport RAMSES et rédacteur en chef de Politique Étrangère. Il a enseigné à l’École spéciale militaire de Saint Cyr, ainsi que dans plusieurs universités et à Sciences-Po Paris. Il est membre du Conseil d'admi- nistration du Centre de Prospective Générale. Le Centre de prospective générale Le Centre de prospective générale, créé le 6 janvier 2016, a pour objet, en séparant l’exercice prospectif de toute préoccupation opérationnelle, d’établir une vision de préférence globale de tout ou partie d’un domaine, vision de laquelle des réflexions et des exigences opérationnelles peuvent ensuite venir puiser. Citer ce document Dominique David, Système international et identités : retours, bifurcations, métamorphoses, FMSH-Prospective-2021-61 © Fondation Maison des sciences de l’homme - 2021 Les opinions exprimées dans cet article n’en- The views expressed in this paper are the gagent que leur auteur et ne reflètent pas author’s own and do not necessarily reflect ins- nécessairement les positions institutionnelles titutional positions from the Foundation MSH. Fondation Maison des sciences de l’homme de la Fondation MSH. 54, boulevard Raspail 75006 Paris - France http://www.fmsh.fr Fondation Maison des sciences de l’homme - 54 boulevard Raspail - 75006 Paris - France http://www.fmsh.fr - FMSH-Prospective-2021-6
Système international et identités : retours, bifurcations, métamorphoses 3/16 Résumé Les identités sont de retour, et pèsent semble-t-il de plus en plus lourd à l’international, alors qu’on les avait crues affadies par la fin des idéologies, ou gommées par la mondialisation. Aux dynamiques nationalistes impulsées ici ou là par la fin de la guerre froide, la fin d’un cycle post-colonial, l’affirmation de nouvelles économies, toutes poussant à la réaffirmation d’identités propres ou à la démonstration de puissance, s’ajoutent aujourd’hui le défi posé par la mondialisation technologique provoquant la recherche de racines réelles ou rêvées, et la déconstruction du système international hérité des années 90. Les logiques de démontage et de reconstruction de ce système international, autrement dit l’émergence des conditions de coexistence entre puissances d’un nouvel âge, détermineront largement l’affirmation ou la confirmation des identités politiques de demain. Toutes les ruptures, toutes les bifurcations sont imaginables, comme toutes les cristallisations identitaires, les pires comme les meilleures. Fondation Maison des sciences de l’homme - 54 boulevard Raspail - 75006 Paris - France http://www.fmsh.fr - FMSH-Prospective-2021-6
Système international et identités : retours, bifurcations, métamorphoses 4/16 Sommaire Des crises identitaires ayant un effet sur le système international 5 Une déconstruction internationale 7 À court et moyens termes, quelles dynamiques internationales ? 8 Une multipolarité neuve ? 8 Une pluripolarité sans multilatéralisme 9 Un monde d’empires 10 Ruptures et bifurcations11 Situations11 Une cascade de prolifération nucléaire11 L’éclatement d’un ou plusieurs acteurs lourds – d’un ou plusieurs « pôles »12 L’émergence d’un modèle alternatif12 Les règles des affrontements armés changent12 Chocs ou « catastrophes »12 Mouvements idéologiques de fond13 Fondation Maison des sciences de l’homme - 54 boulevard Raspail - 75006 Paris - France http://www.fmsh.fr - FMSH-Prospective-2021-6
Système international et identités : retours, bifurcations, métamorphoses 5/16 Ici ou ailleurs, pourquoi aurais-je la nos- l’organisation communautaire – formelle ou talgie de ce que je possède malgré moi, non –, susceptibles d’avoir un effet direct sur de ce que je ne puis trahir ? Pourquoi les acteurs du système international, et par- évoquerais-je avec mélancolie l’eau noire tant sur ce système lui-même. du chemin creux, la haie qui siffle sous Il s’agit donc ici d’identités communautaires l’averse, puisque je suis moi-même la politiques, que l’on pourrait définir par quatre haie et l’eau noire ? facteurs : la perception d’un héritage com- Georges Bernanos mun ; la conscience d’avoir, de ce fait, des intérêts communs ; l’identification concomi- L es identités sont de retour. On avait tante d’un ou plusieurs « autres », aux inté- pu les croire gommées par la fin de rêts différents ; la volonté d’être collective- la bipolarité. Cette dernière avait ment, et de peser comme tel. imposé, en surplomb des unités poli- tiques classiques – les nations, les États –, Des crises identitaires ayant un des identités globales, idéologiques, iden- effet sur le système international tifiées comme le communisme mondial ou La fin de la bipolarité marque à la fois la le « monde libre » . La liquidation du sys- liquidation d’un sur-moi idéologique, et l’af- tème de domination bipolaire permettait un faiblissement d’un système de contrôle néo- certain affranchissement de ces représen- impérial, ou de clientèle, qui régulait les tations. Pour les puissances répertoriées affirmations politiques et les conflits entre comme telles, puissances « classiques » et unités politiques. anciennes, l’identité nouvelle était celle de la fin des idéologies, ouvrant l’espace d’un C’est l’Europe, cœur du système bipolaire, universalisme des valeurs pouvant prou- qui est d’abord touchée par la revendication ver son efficacité à travers une gouvernance identitaire nationale, qui menace rapidement mondiale incarnée par, à la fois, une mon- de tourner au prurit nationaliste : affronte- dialisation synonyme de liberté, et des ment Hongrie/Roumanie, ethnicisation des Nations unies brièvement revigorées. Plus au revendications d’indépendance en Yougosla- « Sud », à des pays dont l’histoire était depuis vie, séparatisme slovaque, oppositions intra- des décennies une recherche d’identité, à tra- ukrainiennes, irrédentismes à l’intérieur de vers la décolonisation puis la difficile instal- la Russie même… Au Moyen-Orient et en lation de structures étatiques, on expliquait Afrique se fait sentir l’allégement du sys- que l’horizon unique était désormais la ratio- tème de contrôle des puissances, qui pré- nalité économique universelle – symbolisée lude au jeu désengagement/réengagement par le FMI –, et la tension vers la « démocra- ponctuel (from behind) que nous connais- tie », représentée par les modes de gouver- sons aujourd’hui. Un peu partout, tiennent, nance occidentaux, et éventuellement instal- résistent à la dynamique de parthénogenèse lée par des « interventions » internationales. les pays reposant sur d’anciennes commu- nautés nationales ou de vieilles constructions Ce gommage des identités, à travers l’affir- étatiques – en Asie, ou en Amérique latine. mation d’une universalité où se rencontraient la dynamique de la mondialisation et la vic- La puissance américaine, sortie impériale de toire idéologique de l’Occident, a fait long la guerre froide, ne danse seule que quelques feu. Sous des formes très diverses, les affir- étés. Elle n’accrédite guère qu’une courte mations, les revendications identitaires sont décennie l’image d’un monde lisible, déchif- des éléments de plus en plus présents dans frable, où les valeurs de l’Occident servi- les jeux politiques nationaux et à l’interna‑ raient de viatique à l’humanité tout entière tional : crispations ethniques, rétractions sous la surveillance bienveillante de l’Oncle nationalistes, revendications séparatistes, Sam. Les États-Unis demeurent certes une cristallisations religieuses, prolifération des force prépondérante dans le jeu internatio- communautés sur internet… On s’interroge nal, économiquement, technologiquement, ici sur le poids à l’international de ces courses militairement, culturellement, mais l’Irak, à l’identité, c’est-à-dire sur ces aspirations à le 11 septembre, la Syrie, enfin Trump, ont Fondation Maison des sciences de l’homme - 54 boulevard Raspail - 75006 Paris - France http://www.fmsh.fr - FMSH-Prospective-2021-6
Système international et identités : retours, bifurcations, métamorphoses 6/16 balayé leur statut de force organisatrice, de l’oppression, se traduit par des progrès réels principe de référence absolu. D’où une vaste par exemple en matière économique, bref est dynamique d’affaiblissement, ou de démon- un puissant moyen de désenclavement des tage – et bien avant le cyclone Trump – des unités politiques et de bouleversement de institutions et processus de régulation inter- leur hiérarchie mondiale. Mais dans le même nationale : OMC, TPI, G7 et G20, accords et temps, cette projection sur une scène trans- négociations de désarmement…, dynamique nationale a pour effet de déclasser le cadre qui prend la place de son contraire exact, la politique traditionnel – étatique – : l’efficacité démangeaison de création d’institutions nou- idéologique ou économique paraît de moins velles dans les années 90 (organisations de en moins dépendante des pouvoirs d’État à coopération régionales, banques coopéra- mesure que s’affirment les puissances écono- tives, etc.), et s’oppose au projet des puis- miques à logiques mondiales – même si leur sances montantes (Chine, Inde…) de se faire ancrage physique est toujours territorialisé. reconnaître et de peser dans les institutions Il faut que les dictatures soient très fermes internationales existantes à la mesure de leur pour manier à la fois la projection mondiali- force nouvelle. sée et le contrôle interne (Chine) – et nul ne sait si cela perdurera… L’épuisement d’un cycle postcolonial consti- tue un autre facteur ayant un effet direct Pour les populations elles-mêmes, portes sur la reviviscence des recherches d’identi- et fenêtres largement ouvertes autorisent tés collectives. On a pu croire, au début des de larges respirations. Mais l’air du large se années 90, que la fin d’un premier cycle paie. La tentation du repli vers des identi- postcolonial, en particulier en Afrique, allait tés communautaires mythiques – imaginées permettre l’émergence d’États démocra- comme parfaites, protectrices et efficaces – tiques au sens occidental du terme (c’est- répond à l’angoisse de ne pas maîtriser les à-dire épousant les formes occidentales), et codes d’un monde ouvert, à un statut perçu que la démocratie en développement servirait comme marginalisé (les « perdants » de la la cohésion socio-politique et donc la consti- mondialisation contre les « gagnants »), à tution progressive d’États-Nations. Mais les l’insécurisation culturelle naissant de la espoirs du discours de La Baule, prononcé vitesse de transformation des sociétés infor- par François Mitterrand en 1990, se sont vite mationnelles. Toute culture est en soi mul- effacés ; et la démocratie importée dans les tiple, toute identité composite, mais ici ce fourgons militaires ne prend nulle racine. En n’est pas tant l’évolution qui pose problème Afrique, au Moyen-Orient, les États ne sont que sa vitesse – qu’on pense aux transfor- que rarement des cadres de démocratisa- mations qu’ont connues, à des degrés et tion : parce qu’ils ne le veulent pas, parce selon des modes divers, toutes les sociétés qu’ils ne le peuvent pas. Si le nationalisme humaines depuis trente ans sous l’effet des arabe n’a jamais existé que dans les dis- nouvelles technologies informationnelles. cours, les nationalismes infra-étatiques font Le « retour vers le futur » se présente donc, florès : Irak, Syrie, Jordanie, Liban, Libye… d’une certaine façon, sous les atours d’un La réalité immédiate, au Proche-Orient ou en post-modernisme s’opposant à une modernité Afrique, c’est l’aggravation des dynamiques rejetée ; et il ne se lit pas seulement dans la d’éclatement autour d’adhésions infra- dynamique islamiste : il baigne le supréma- étatiques (Côte d’Ivoire, Burkina, Mali, Irak, cisme blanc des États-Unis, le rêve de la Glo- Syrie…). bal Britain qui pousse au Brexit, ou même les Le processus de globalisation et la révolu- invocations françaises à une « République » tion techno-informationnelle qui le symbo- censée épuiser la culture nationale… lise auprès de nombre de populations consti- Le rognage perçu de l’efficacité, et donc de la tuent évidemment des facteurs-clé dans la légitimité, des pouvoirs d’État par les dyna- revitalisation contemporaine des dynamiques miques de globalisation vient historiquement de recherche identitaire. L’accès à la scène s’ajouter à une autocontestation interne de mondiale, fût-il formel, donne de nouveaux l’étendue des pouvoirs publics : la « révolu- moyens de penser, d’agir, de résister à tion néolibérale » des années 70 et 80. La Fondation Maison des sciences de l’homme - 54 boulevard Raspail - 75006 Paris - France http://www.fmsh.fr - FMSH-Prospective-2021-6
Système international et identités : retours, bifurcations, métamorphoses 7/16 rétraction volontaire de l’espace d’interven- à représenter et à agir des institutions de tion publique, le discours opposant l’action référence (une fois encore, la position de « publique à l’initiative et à la liberté des socié- subsidiarité » éminente des structures poli- tés préparent le terrain à l’image d’impuis- tiques étatiques ne peut se justifier que par sance des pouvoirs nationaux face au rouleau une délégation basée sur leur efficacité) ; transnational de la mondialisation. D’où, une d’autre part, la multiplication de recherches fois encore, une déperdition d’image, et donc d’adhésion, d’identités éparpillées : identités de capacité à emporter les adhésions des diffuses, émiettées, ou cherchant à se struc- populations. turer autour de projets nouveaux, politiques, ethniques ou idéologiques. L’ensemble de ces facteurs concourent à miner les adhésions aux identités politiques Une déconstruction internationale nationales et étatiques, redoublés par les effets – encore largement non mesurables À la faiblesse d’États neufs n’ayant pas su – des technologies de l’information sur les susciter l’adhésion de leurs populations, et attitudes individuelles des citoyens. Ce que où des fidélités de sauvegarde minent des l’on peut déjà mesurer, en revanche, c’est structures publiques déjà usées et surtout un double effet d’individuation et de massi- inefficaces, vient se combiner un double fication en fonction de critères neufs. Indivi- mouvement, plus récent. duation parce qu’Internet se suffit désormais Tout d’abord la déconstruction, ou la contes- à lui-même comme médiateur universel. tation, des éléments de gouvernance interna- Massification par processus de « clientélisa‑ tionale qui pouvaient ébaucher l’idée d’une tion » gouverné par des algorithmes dont, on « identité humaine ». On a déjà dit comme le sait maintenant, la fonction est de conso- les institutions qui avaient semblé relancer lider des habitudes sociales en confortant « le printemps de l’ONU » des années 90 fai- le client dans ce qu’il croit penser ou croit saient l’objet, depuis le début de ce siècle, aimer – et définitivement, alors que la culture d’un démontage systématique, ou au mieux est par définition évolutive. Le complotisme d’une mise à l’arrêt. étant, dans cette double logique, le sous-pro- Et, simultanément, le naufrage, sous l’effet duit d’une information surabondante, socia- à la fois des chocs extérieurs et d’un auto- lement non-filtrée, individuellement inter- sabordage américain, de l’« ordre interna- prétée dans un enclos où s’interpénètrent tional libéral » – pour résumer : l’ordre à la exaltation devant une information infinie et fois psycho-politique et institutionnel que les sentiment d’impuissance devant une techno- Occidentaux, c’est-à-dire d’abord les Amé- logie in-maîtrisable. À ce titre, le trumpisme ricains, avaient développé dans le monde apparaît emblématique d’une modernité réu- après la seconde guerre mondiale, et conso- nissant ces trois éléments d’individuation, de lidé dans les années 90. massification et de complotisme, modernité clairement affirmée par soixante-quatorze Dans cette même logique, sont remises en millions d’électeurs… cause des valeurs occidentales qui avaient fugitivement acquis le statut de « valeurs Autre émiettement symbolique : celui du tra- universelles », dans la foulée de l’affirmation vail à domicile, véritablement découvert dans de l’idéologie des droits de l’homme (c’est- les pays développés avec la crise sanitaire du à-dire de l’utilisation opérationnelle, poli- COVID-19, et qui peut être aussi vu comme tique, de ces droits), et de la victoire, contre une menace de fracture sur les communautés le camp soviétique, de celui des démocra- de travail – au-delà de la dissolution sociale ties : ouverture des sociétés, élections mul- qu’induit déjà un chômage de masse large- tipartites, protection des droits individuels, ment déterminé par une mondialisation sans concertation internationale, organisation col- frein. lective – bref, l’affirmation de ce qui fut, un Le mouvement est donc double : d’une part, temps, appelé « la communauté internatio- et sur des rythmes et raisons divers, une frag- nale ». mentation des identités politiques décou- lant largement de l’image d’impuissance Fondation Maison des sciences de l’homme - 54 boulevard Raspail - 75006 Paris - France http://www.fmsh.fr - FMSH-Prospective-2021-6
Système international et identités : retours, bifurcations, métamorphoses 8/16 Si les valeurs de référence ne sont plus dominante, en privilégiant trois modèles prin- simplement universelles, si elles peuvent cipaux : faire l’objet d’interprétations, de dérivations − Une multipolarité consensuelle, organisée locales, le champ est libre pour l’affirmation et en progrès institutionnel constant. de puissances défendant leurs « spécifici- tés » : l’affaiblissement des puissances tra- − Une pluri-polarité sans multilatéralisme ditionnelles, l’affadissement des systèmes de structuré. régulation ouvrent large l’espace des compéti- − Une multipolarité organisée par une répar- tions. L’exemple chinois est particulièrement tition en pôles impériaux contrôlant des emblématique qui, au-delà du « socialisme systèmes concurrents. aux caractéristiques chinoises », promeut Une multipolarité neuve ? désormais des interprétations « chinoises » des droits de l’homme, de l’état de droit, et Le premier modèle d’une multipolarité plus généralement des rapports internatio- reconstruite après deux décennies d’usure, et naux. Or toute compétition structurée, s’ins- à nouveau en progrès général sinon consen- tallant dans le temps, suppose des acteurs suel, exige de multiples conditions : eux-mêmes structurés et porteurs d’identités − Les États-Unis post-Trump effectuent un propres. « retour » soft, « raisonnable », qui leur Dans les démocraties elles-mêmes, qui permet d’affirmer leur poids, tout en semblaient les plus assurées, la crise de acceptant un changement global dans les confiance se développe, qui combine le équilibres de puissance qui ne leur est pas reflux de l’image du « progrès », le rejet des favorable. La multipolarité organisée sup- « élites » en général, la relativisation de la pose une multiplicité de pôles, concurrents valeur du savoir, l’aplanissement informa- mais se reconnaissant comme légitimes les tionnel, la crise d’adhésion au système ins- uns et les autres. titutionnel de la démocratie représentative… − La Russie connaît une sortie « douce » de Une fois encore, le fonctionnement de cette l’ère Poutine, mêlant stabilité globale du démocratie représentative suppose une adhé- régime, ouverture modérée vers l’ouest, sion forte soit à la logique du système lui- négociation de nouvelles règles de coex- même, soit à ce qui est perçu comme son istence avec les anciennes marches de efficacité : deux éléments qui font désormais l’empire soviétique, développement d’une largement défaut. Les systèmes démocra- coopération active mais « modérément tiques ne sont plus vus comme « efficaces », stratégique » avec Pékin. ni en interne où ils n’assurent plus le « pro- − Les démocraties européennes « tiennent », grès pour tous » – dont la « théorie du ruis- maintenant leur marche vers l’intégration sellement » est l’exact antonyme…–, ni en socio-économique, et bénéficient d’un externe où leur souveraineté apparaît de plus rééquilibrage politique à l’intérieur de en plus illusoire, dans un système qui semble l’Alliance atlantique qui élargit leur marge de moins en moins organisé. de manœuvre en matière de coopération Cette crise de confiance interne des démo- diplomatique et militaire. L’Union euro- craties s’inscrivant dans un environnement péenne n’est pas une puissance au sens perturbé par des crises de décomposition, classique du terme, mais peut jouer d’une particulièrement à l’entour de l’Europe : en palette élargie de moyens économiques, Afrique, au Moyen-Orient, en Europe de l’est diplomatiques et militaires. post-soviétique ou en Asie centrale… − La Chine maintient son unité politique, son efficacité économique s’appuyant davan- À court et moyens termes, quelles tage sur son marché intérieur. Elle renforce dynamiques internationales ? son poids dans les instances internation- ales dans un esprit mêlant concurrence On peut tenter, à partir des logiques de défai- et volonté de coexistence, et modère ses sance actuelles, d’imaginer une restructu- ambitions mondiales : limitation de ses ration internationale en un système global moyens militaires à la protection de ses plus ou moins stable autour d’une logique Fondation Maison des sciences de l’homme - 54 boulevard Raspail - 75006 Paris - France http://www.fmsh.fr - FMSH-Prospective-2021-6
Système international et identités : retours, bifurcations, métamorphoses 9/16 intérêts nationaux, modération dans la pro- contestations identitaires, bref les mouve- jection des « routes de la soie »… ments des sociétés civiles relayées par les − L’Afrique connaît un développement inégal technologies de l’information – manipu- tout en développant une agriculture sus- lées ou non par certains États – pourraient ceptible de sauver de la faim ses popula- aller plus vite que la volonté de faire redé- tions. Ce développement, massivement marrer les structures d’une « gouvernance soutenu par les pays européens, permet mondiale » de toute façon vouée à demeu- de réguler les migrations internes au con- rer imparfaite, et donc frustrante pour tout tinent, et externes, et de les limiter à des discours politique. niveaux maîtrisables. Une pluripolarité sans multilatéralisme − Les conflits des « zones dangereuses » - la Un autre modèle – une multiplication des ceinture Sahel/Maghreb/Machrek/Proche- pôles de puissance sans multilatéralisme Orient/Asie centrale et du Sud – peuvent structuré – verrait l’affirmation concurrente être maintenus à un niveau régional et de de divers pôles de puissance, sans souci de violence « acceptable », avec des pressions cadrage dans des structures pouvant accou- internationales combinées de l’ensemble cher de règles positives de coexistence. des pôles stratégiquement déterminants. − La transition énergétique est entamée ; − Les États-Unis poursuivent une sorte de des programmes massifs d’aide sont mis « trumpisme sans Trump », cherchant à en place pour limiter les effets du change- renforcer les cartes américaines sans con- ment climatique, au profit des pays qui en sidération des alliés, confirmant leur retrait sont les premières victimes. des engagements militaires internationaux, des négociations et institutions internatio- − Un « multilatéralisme de bonne volonté » nales, le démontage progressif des struc- s’exprime à travers une reprise des négo- tures du commerce international au profit ciations de désarmement, ainsi que sur la des rapport bilatéraux ou régionaux, usant gestion des technologies potentiellement de la prééminence technologique con- déstabilisantes. tre des puissances à nouveau considérées − Les « chocs » sur le système – finan- comme « ennemies », avec une affirmation ciers, énergétiques, environnementaux, militaire dans une course aux armements sanitaires, conflictuels - demeurent dans haut-de gamme. des limites gérables par la concertation − Une Russie post-poutinienne se raidit dans internationale. son environnement européen, avec des Ce modèle suppose, en particulier, que la soutiens concrets au maintien de régimes légitimité interne des démocraties soit à autoritaires ; elle privilégie fermement nouveau confortée, les revendications iden- ses rapports avec Pékin dans une straté- titaires y étant limitées par un regain d’effi- gie explicite, délaissant l’ancien modèle cacité puisé, entre autres facteurs, dans des de la « maison commune » européenne ; accords multilatéraux. Si la mondialisation elle joue de ses relations, même contradic- apparaît plus gouvernée, plus raisonnable- toires, avec ses correspondants du Proche ment bridée, les radicalismes internes pour- et Moyen-Orient pour y cristalliser de nou- raient être maintenus aux marges – revendi- veaux rapports de force globalement con- cations de gauche, de droite, religieuses ou traires aux intérêts de l’Occident. écologistes -. − La Chine assume une opposition ouverte En gros, les États seraient confortés à la fois avec les États-Unis, structurant le camp de dans leur dialogue et dans leurs interactions ses amis dans des rapports de dépendance avec les sociétés civiles parce que leur légi- – « amicale » ou non –, assumant une pos- timité se démontrerait, se mettrait en scène, ture de « sauvetage » de sa puissance face dans une gestion collective, internationale, à une agressivité américaine renouvelée. Le des problèmes majeurs. champ international, dans la logique d’une compétition sino-américaine radicalisée, On peut opposer à cette perspective la suspi- cion que les crispations idéologiques, les Fondation Maison des sciences de l’homme - 54 boulevard Raspail - 75006 Paris - France http://www.fmsh.fr - FMSH-Prospective-2021-6
Système international et identités : retours, bifurcations, métamorphoses 10/16 devient une scène de prises de guerre, sans susciter un sentiment de solidarité collec- modèle d’organisation globale. tive face à un monde anarchique, le temps − Sous les pressions contradictoires d’une sera propice au développement d’attentes scène internationale qui se raidit dans des identitaires anti-étatiques, sub-étatiques de oppositions de plus en plus violentes, les toutes natures. Il n’y a pas dans ce modèle Européens se divisent, décidément apeurés de développement d’identités trans-étatiques par l’idée de porter une stratégie de puis- – sauf, éventuellement, en réaction de long sance dans un monde dangereux. L’Union terme – , car les affirmations locales et régio- européenne se referme sur ses logiques nales prévalent. Les trans-identités technolo- d’échanges économiques internes, et giques se défont ou sont récupérées dans des perd tout poids dans la gestion de ses ensembles nationaux (imposition de barrières environnements. techniques, etc.). − Plusieurs régions traditionnellement en ten- Un monde d’empires sion – Moyen-Orient, Asie du Sud, Afrique Un troisième modèle, intermédiaire, réorga- centrale… – sont laissées aux jeux et aux niserait le monde en grands empires d’in- rivalités de puissances régionales en quête fluence, rivaux mais se reconnaissant dans d’hégémonie. Les grandes puissances n’y le cadre d’une structuration concertée de étant présentes que pour y défendre ponc- l’espace international : une multipolarité tuellement leurs intérêts économiques contrainte en quelque sorte. directs. À la montée des affirmations de puissance répond une montée des nation- − Les États-Unis et la Chine, puissance dom- alismes, voire d’affirmations identitaires inantes en matières économique et tech- infranationales basées sur l’impuissance nologique, redéfinissent de vastes zones des pouvoirs d’État. de clientèle. Les États-Unis resserrent − La compétition économique internationale le « camp occidental », autour d’un dis- se retrouve encore moins régulée, au détri- cours fondé sur les valeurs, de normes ment des pays les plus faibles. Les écono- économiques et techniques, de solidarités mies pétrolières s’épuisent sans avoir pu se spécifiques. La Chine organise son pro- transformer dans un contexte d’incertitude pre camp, sur des logiques de proximité financière et économique globale. géographique, de dépendance économique et d’anti-occidentalisme. Sa dynamique − Le renvoi des régions à leur conflits locaux, économique et technologique lui permet l’absence de régulation internationale, se d’apparaître comme une alternative au traduisent dans des courses aux arme- monde occidental. ments éclatées, dans tous les domaines classiques ; et par une cascade de proli- − Les Européens s’alignent sur Washington, fération nucléaire. au nom des « valeurs », devant ce qu’ils perçoivent comme la « menace chinoise » ; − La transition écologique organisée fait nau- ou ils se décident à devenir un acteur géo- frage dans les compétitions entre national- politique autonome, en articulation avec la ismes et des institutions multilatérales en Russie, qui maintient ses intérêts en Asie déshérence. mais se définit plus clairement comme L’anarchie compétitive peut ici être vue une puissance européenne. Cette dernière comme une transition vers une nouvelle forme hypothèse suppose que les Européens d’organisation internationale, ou comme une aient préalablement développé leur capac- dynamique approfondissant sa propre frag- ité d’autonomie militaire et technologique. mentation. Ce modèle se caractérisant par la − Les « espaces intermédiaires » sont l’objet prééminence des affirmations de puissance, d’une lutte entre les grands empires pour il apparaît propice au développement d’iden- le contrôle des marchés et des circuits tités nationalistes « de sauvegarde ». Mais d’approvisionnement. Les espaces de partout où les États apparaîtront faibles dans moindre intérêt stratégique sont laissés à un monde à l’image plus dangereuse, inef- leurs logiques politiques et conflictuelles, ficaces vis-à-vis des autres, incapables de avec des mesures minimales de contrôle Fondation Maison des sciences de l’homme - 54 boulevard Raspail - 75006 Paris - France http://www.fmsh.fr - FMSH-Prospective-2021-6
Système international et identités : retours, bifurcations, métamorphoses 11/16 prises dans le cadre d’une ONU limitée à par les sociétés ? Il est vraisemblable que, des opérations de police consensuelles et sauf à suivre une logique d’éclatement et mineures. d’enclavement total, les sociétés modernes − Les logiques technologiques se redéfi- conserveront un fort taux d’interdépendance : nissent dans le cadre des grands empires, commerciale et économique, technologique, chacun dirigés par un leader technologique culturelle. Reste à savoir si ces interdépen- imposant ses normes et ses logiques de dances seront ou non définies volontaire- développement. ment et géographiquement. Et dans quelle mesure elles pourront être intégrées dans la − Les appareils militaires redeviennent perti- culture politique des peuples. Rejetées, elles nents en « moyenne gamme » – capacité de renvoient vers des enclavements nationaux projection et conflits de moyenne intensité ou infranationaux. Érigées en mirage idéolo- – , au profit du maintien de l’ordre dans gique, elles peuvent déboucher sur des idéo- chacun des camps. Pour le haut de gamme, logies universalistes : millénarisme mondia- s’instaure une codification du style guerre liste, mondialisme technologique, idéologies froide, via des négociations de maîtrise des religieuses, écologisme absolu. armements. − Un multilatéralisme organisé mais struc- Ruptures et bifurcations turé par la rivalité d’empires se met en Les identités collectives se définissent, place, qui traite des grands problèmes évoluent, se cherchent non par rapport à internationaux dans une optique de strict une essence – contrairement à ce qu’affir- marchandage, renvoyant aux logiques de la ment les discours d’autojustification – mais guerre froide. en fonction d’environnements toujours chan- Héritier à la fois des habitudes de la guerre geants. En marge des hypothèses sur l’évo- froide et d’un cynisme à la Trump, ce modèle lution globale du système international, on repose sur les capacités de contrôle de chaque peut tenter d’identifier un certain nombre de leader sur son camp, dont fait partie l’em- situations, de chocs, de mouvements de long prise idéologique, c’est-à-dire la capacité de terme, susceptibles de produire des bifurca- se représenter soi-même contre l’autre dans tions diverses, et qui joueraient un rôle dans l’esprit des peuples concernés – capacité les perceptions d’identités collectives, dans fortement identitaire –. Puissance politique les mouvements d’adhésion aux structures appuyée sur le militaire, puissance écono- (politiques) d’organisation collective. mique, puissance de représentation appuyée Situations sur la technologie : chaque camp articule ces dimensions au service de l’efficacité de son Une cascade de prolifération nucléaire empire ou de sa zone d’influence. La cohé- Une telle prolifération n’est imaginable sion et le contrôle politiques se renforcent que sur plusieurs décennies, mais elle peut donc à l’intérieur de chaque camp, les reven- déboucher, par enchaînement, sur un face dications d’identité contraires étant canton- à face de détenteurs de nucléaire militaire nées aux marges (dans les zones échappant à dans des régions sensibles. Une telle situa- un strict contrôle), ou ne se manifestant que tion, sans système de régulation dominant dans le temps : les empires finissent toujours (comme l’Arms control entre États-Unis et par passer – même injustement – pour des « URSS), pourrait poser des problèmes de prisons des peuples ». sanctuarisation agressive, ou d’appropriation Une question demeure néanmoins : celle privée d’armes dans des pays aux régimes des formes et des forces de l’interdépen- peu stables. Cette situation serait le produit dance. Les échanges de toutes natures ont naturel d’une faillite (rampante) du système créé des interdépendances de structure entre de non-prolifération, et d’une multiplication les sociétés humaines. Ces interdépendances de crispations nationalistes. Dans un monde varient-elles avec la forme adoptée temporai- largement dérégulé, la prolifération nucléaire rement par la coexistence internationale ? Et serait à la fois le symbole et l’instrument d’un comment sont-elles acceptées, ou rejetées, système international au bord de la violence : avec un possible resserrement identitaire des Fondation Maison des sciences de l’homme - 54 boulevard Raspail - 75006 Paris - France http://www.fmsh.fr - FMSH-Prospective-2021-6
Système international et identités : retours, bifurcations, métamorphoses 12/16 populations autour des régimes détenteurs concrétise, et les membres de l’UE forment d’une arme apparaissant à la fois comme une puissance d’un type nouveau, jouissant une spécification de puissance et comme un d’un fort pouvoir d’attraction international et instrument de sauvegarde suprême. d’une forte puissance d’adhésion en interne. Les tentations identitaires sub-nationales L’éclatement d’un ou plusieurs acteurs s’effacent, et la double identité par adhé- lourds – d’un ou plusieurs « pôles » sion – à la démocratie locale et à la démo- Pour les États-Unis, il pourrait s’agir moins cratie européenne – devient référentielle sur d’un éclatement formel que d’une incapaci- le continent. Les divergences subsistent, tation croissante, due à une division profonde comme les contestations, mais ne mettent entre partis, communautés, classes d’intérêts plus en cause la légitimité des régimes locaux – dans le droit fil des oppositions matéria- ni de la gouvernance globale. Unie, l’Europe lisées par la fin de la présidence Trump – recouvre force et efficacité économique, et combinaison des stratifications économiques, devient un pôle de puissance affirmée. Une des divisions ethniques, des oppositions reli- évolution qui ne pourrait intervenir que sur le gieuses, ramassées en cristallisations poli- long terme. tiques irréductibles. Pour la Chine, il pourrait s’agir d’un échec de la politique d’homogé- Les règles des affrontements armés néisation économique par le développement changent interne, couplé à une érosion de la légitimité Les technologies nouvelles révolutionnent du leadership du Parti communiste – avec un l’usage de la force au service des projets poli- risque ultime de division physique du terri- tiques, à deux niveaux au moins. À un niveau toire. Pour la Russie, il pourrait être question déjà connu : de petits acteurs acquièrent d’une « anarchisation » rampante, produisant un pouvoir de nuisance important contre à la fois une division de fait du pays entre de grands acteurs, dont les systèmes civils une Russie utile européenne et des territoires modernes sont de plus en plus interconnec- orientaux plus délaissés, et faisant écho à la tés et vulnérables. Cette capacité de nuisance division classique entre européistes et eura- pourrait être utilisée contre les modes de siatiques dans le débat intellectuel du pays. fonctionnement des sociétés civiles ; ou L’éclatement du pays se traduirait surtout par plus directement pour causer des dommages sa perte de poids international, sa sortie des physiques, d’ordre militaire. À un niveau plus radars de la puissance – avec un problème prospectif, les habitudes d’affrontement pour- majeur : celui du contrôle des armes, en raient être révolutionnées par l’avènement de particulier nucléaires. Pour l’Europe, l’écla- champs de bataille largement automatisés, tement signifierait surtout un effacement combiné à la manœuvre d’humains « augmen- progressif de la gouvernance collective de tés », c’est-à-dire ne suivant pas les mêmes l’Union européenne, et le renvoi du continent logiques d’usure que les combattants clas- à des logiques d’affirmation de puissances. siques. La première hypothèse peut souder de petites communautés dans la perception On se retrouverait là, sur des espaces plus d’une efficacité retrouvée contre le « gros » ou moins vastes, dans une situation de – fond de la démarche terroriste qui repose compétitions identitaires diffuses, les grands largement sur une vulnérabilité technique et ensembles politiques n’ayant plus le statut psychologique croissante de l’adversaire. La de références, et laissant le champ libre aux seconde pourrait entraîner une déconnexion plus élémentaires des aspirations collectives. des populations de l’usage de la force qui est Sans doute l’une des pires hypothèses. théoriquement opéré en leur nom, dans la L’émergence d’un modèle alternatif mesure où seuls des systèmes techniques, ou L’Union européenne, forte d’une longue et des humains « technicisés », apparaîtraient novatrice expérience invente un nouveau directement concernés. modèle de gouvernance, articulant l’adhé- Chocs ou « catastrophes » sion aux unités politiques de base (pays, Au-delà des « situations » citées, on peut régions…) et l’adhésion à un projet fédé- penser à certaines « catastrophes » – ou ral. Le mythe de la double citoyenneté se Fondation Maison des sciences de l’homme - 54 boulevard Raspail - 75006 Paris - France http://www.fmsh.fr - FMSH-Prospective-2021-6
Système international et identités : retours, bifurcations, métamorphoses 13/16 bifurcations imposées – susceptibles d’affec- une pression migratoire brusque et spec- ter radicalement le fonctionnement ordinaire taculaire – non pas intraitable en soi, mais des sociétés, et donc de mettre en cause venant se greffer sur des décennies de l’adhésion des populations à leurs structures défiance et d’impuissance – pourrait avoir de gouvernance. des effets délétères, à la fois sur la cohé- sion européenne et sur les cohésions internes La pandémie de COVID-19 nous impose l’hy- des États-membres : divergences entre pothèse d’une catastrophe sanitaire perma- États, mises en cause des gouvernements, nente, due à la circulation accélérée de affrontements communautaires, etc. Face à nouveaux virus, avec ses conséquences imagi- l’impuissance dûment constatée des États nables : coopération internationale approxi- devant un tel choc, pourraient s’étendre des mative, renfermement des sociétés, courses dynamiques sécessionnistes : à l’image des unilatérales aux vaccins, divisions internes « circuits courts » s’imposant dans la consom- des sociétés, mise en cause des décideurs mation individuelle, les fidélités locales ou et des savoirs scientifiques, affaiblissement régionales seraient privilégiées, aggravées de économique… On pourrait ainsi connaître un tendances séparatistes traditionnelles déjà à monde « de la grande peur », avec une ques- l’œuvre. tion centrale : quel système politique, quelle explication idéologique, pourraient dans de Mouvements idéologiques de fond telles circonstances s’en tirer en mobilisant L’ensemble de ces développements politiques la confiance à leur profit ? nationaux ou internationaux produisent et L’hypothèse d’une catastrophe écologique – sont produits par des évolutions des systèmes brusque ou rampante – renvoie au même type de pensée et de représentations, cristallisées de question, à cette différence près qu’elle en idéologies politiques – revendiquées ou toucherait beaucoup plus inégalement les non comme telles. Aucune des dynamiques sociétés politiques – les plus développées, idéologiques actuelles ou imaginables n’est les plus riches ayant les moyens d’y résister nouvelle par nature : elles sont simplement davantage –. D’où, sans doute, une nouvelle interprétées dans les logiques déterminées division du monde, propice à des globalisa- par les facteurs dominants des situations tions idéologiques antagonistes. internes aux pays, ou internationales. Parmi ces dynamiques idéologiques susceptibles de On peut également formuler l’hypothèse se développer, on peut citer : d’une catastrophe techno-informationnelle, « naturelle » ou provoquée, avec interrup- Le transnationalisme, sous-produit de la tion grave des services des circuits commer- globalisation technologique et financière. Il ciaux, bancaires, hospitaliers, administra- peut être le fait à la fois de grands acteurs tifs ou de régulation des communications. À s’imposant aux États par leur puissance ; cette hypothèse de bug généralisé – qui est ou d’acteurs de base négligeant le niveau tout sauf invraisemblable – devrait être jointe politique national au profit de communau- celle d’une situation de menace explicite par tés civiles d’internautes. Dans les deux cas, harcèlement insécurisant les systèmes et la l’idéologie du start up world ne laisse subsis- confiance dans les systèmes, avec effets de ter l’institutionnel politique qu’à titre de blocage multiples. survivance ou de garde-fou de crise – mais dans ce dernier cas largement dépourvu de Face à ces trois cas, la question posée serait légitimité de long terme et de moyens d’agir celle de l’articulation entre le sauve-qui-peut de court terme. – national ou infranational – et le besoin de cohésion collective. L’efficacité de la gouver- La dévaluation du politique tel que conçu nance étant en cause, la tentation autoritaire, aujourd’hui dans des références territoriales, préventive ou curative, pourrait s’imposer étatico-nationales, est également mise en largement. œuvre par le « sans-frontiérisme » absolu, souvent humanitaire, qui dévalue, voire nie, Ajoutons deux scénarios de nature plus la définition des communautés politiques par « politique ». Suite à une grave déstabili- des frontières. Cette idéologie généreuse, sation dans les environnements européens, Fondation Maison des sciences de l’homme - 54 boulevard Raspail - 75006 Paris - France http://www.fmsh.fr - FMSH-Prospective-2021-6
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