Tombe la neige Jean-Pierre Cendron
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
Jean-Pierre Cendron Tombe la neige Nouvelles NOIRES
Tombe la neige
Du même auteur chez Elan Sud Les Deux Bouts du bâton - 9782911137358 Collection Elan Sud’Aventure - juin 2014 La Constellation des Gémeaux - 9782911137402 Collection élan noir - juillet 2015 Quelque chose d’absent qui me tourmente - 9782911137525 Collection élan noir - juin 2017 Un été avec Fana - 9782911137617 Collection élan J - juin 2018 Le Bouclier d’Orion - 9782911137709 Collection élan noir - mai 2019 ©Elan Sud 2021 Dépôt légal juin 2021 ISBN : 9782911137778 Composition : Elan Sud Photo sous licence adobe : 317005789 - fotoru
Jean-Pierre cendron Tombe la neige Nouvelles élan noir Elan Sud
Le four à chaux Tu as toujours pensé que le chiffre 13 te portait chance. Alors, pour faire du stop à l’entrée de la nationale, à plus d’un kilomètre des grandes barres de béton de ta cité, tu as choisi ce vendredi 13 juillet. De fait, au bout d’un petit quart d’heure d’attente, un gros quatre-quatre noir s’est arrêté devant toi. La porte côté passager s’est ouverte et le conducteur s’est penché : « Tu vas où ? — Nîmes. — Ça tombe bien. Monte. » 7
Jean-Pierre CENDRON C’était un véhicule de luxe : vitres fumées, sièges en cuir blanc, climatisation. L’homme était dans le même style, avec sa paire de Ray-Ban dernier modèle qui lui mangeait le visage. Il s’est tourné vers toi : « Vacances ? — Non. Boulot saisonnier. » Il a jeté un coup d’œil discret sur ton jean usé, ton tee-shirt devenu gris à force de lavages et le sac de voyage fatigué qui paraissait minuscule dans l’habitacle spacieux. Son regard, obstinément fixé sur la route, t’a tout de suite mis mal à l’aise. De temps à autre, il scrutait les rétroviseurs, puis ses lunettes de soleil se tournaient de nouveau vers le pare-brise. L’expression de son visage te faisait penser à la surface gelée de l’étang du Val où, l’hiver dernier, l’eau frissonnait sous le bleu de la glace. Tu as remarqué la petite cicatrice violacée sur sa joue et le tatouage à la base de la nuque. Son silence ne te dérangeait pas. Tu t’étais habitué à ne parler que rarement. L’homme a fait le plein, avant de t’offrir un café. Il t’a dit que son prénom était Pierre-André. 8
Le Four à chaux « Tous mes amis m’appellent PA. Tu habites au Val ? » Tu as hoché la tête. Tu t’es bien gardé de lui préciser que tu avais passé les six derniers mois à Fleury. Au moment de remonter dans le quatre-quatre, son portable s’est mis à sonner. Il s’est éloigné d’une centaine de mètres et a parlé en faisant de grands gestes. Quand il est revenu, respirant avec difficulté, ses lèvres serrées transformaient sa bouche en rictus. Sous son blouson en toile, tu as cru deviner la forme d’un revolver dans un holster d’épaule. « Un souci ? » Pour toute réponse, il a branché l’autoradio sur une station qui diffusait du jazz. Tu as reconnu la voix de Dionne Warwick et, un peu plus tard, My Funny Valentine jouée par Gerry Mulligan. Tu as pensé à Véro et à la lettre qu’elle t’avait envoyée, la seule que tu as reçue pendant tes six mois passés là-bas. Elle t’écrivait qu’elle partait en Australie. PA a coupé la radio, cette chanson lui foutait les boules. 9
Tombe la neige À travers la fenêtre, un paysage en noir et blanc. Blancs les arbres, les toits et les tours de Notre-Dame, noires les eaux de la Seine qui coulaient sous les arches du Pont-Neuf, grises la façade sévère de la Conciergerie et les silhouettes des rares passants qui marchaient sur le quai, col du manteau relevé, écharpes autour du cou. Il avait neigé sur la France pendant quinze jours, presque sans interruption, sur Paris comme sur les stations de sports d’hiver. Ce matin-là, seuls quelques flocons duveteux flottaient dans la lumière des 21
Jean-Pierre CENDRON réverbères. Déjà, la nuit se colorait de lueurs roses et les phares des voitures se faisaient moins tranchants dans l’obscurité. J’ai posé ma main sur la vitre du taxi et le froid a brûlé ma paume, glaçant comme la mort. Sur le quai de la gare de Lyon, sous la grande verrière qui amplifiait la rumeur de la foule et le bruit des trains, parmi les vacanciers qui se pressaient pour rejoindre leur wagon, j’attendais Hélène. L’appartement à la montagne, nous étions quatre à l’avoir loué, plusieurs mois à l’avance. Bernard, un vieux copain, qui avait choisi la station de Val des Allues, à proximité de Courchevel, Hélène, sa fiancée, qui avait fait la réservation sur Internet, Isabelle, ma compagne depuis cinq ans, et moi qui avais pris les places de TGV. Une semaine avant le début des vacances, mon ami Bernard avait été hospitalisé à la suite d’un grave accident de voiture. Deux jours avant le départ du train, en rentrant du travail, j’avais trouvé un mot d’Isabelle m’annonçant qu’elle me quittait. Pourquoi avais-je décidé d’y aller quand même ? Hélène aussi avait choisi de venir, en laissant Bernard aux bons soins des médecins. Elle l’avait 22
Tombe la neige rencontré, deux ans plus tôt, par l’intermédiaire d’Isabelle, dont elle était une vague relation. Tous les quatre, nous avions dîné quelquefois ensemble, le plus souvent dans un restaurant réservé par Bernard. Je connaissais à peine Hélène. Je l’avais eue au téléphone, mais c’était toujours à Isabelle qu’elle voulait parler, à Isabelle qui me prenait le combiné des mains, à Isabelle qui allait s’installer dans la chambre dont elle fermait soigneusement la porte. Je m’approchai et écoutai sa voix, vive et légère, sans parvenir à comprendre ce que les deux femmes se disaient. De quoi discutaient-elles ? De moi ? De Bernard ? Lui, de son lit d’hôpital, la jambe plâtrée jusqu’à la hanche, m’avait prodigué, sur un ton enjoué et péremptoire à la fois, des mots d’encouragement qui n’avaient pas réussi à me rassurer complètement. Tu vas voir, tout va bien se passer. Hélène s’est endormie un peu avant Lyon. Je l’ai regardée, plongée dans le sommeil, la bouche légèrement entrouverte, une mèche de ses cheveux bruns enroulée autour de son doigt. Elle avait fini par arriver deux minutes avant le départ du train, 23
Chiens errants C’est par là que viendront les sbires de Sa Majesté. Ils prendront la piste caillouteuse qui traverse la vallée, escalade la colline entre les éboulis rocheux et aboutit devant le bloc de béton inachevé qui lui tient lieu de maison. C’est la seule voie d’accès. Un cul-de-sac. Ils finiront bien par arriver, les tueurs des services secrets. Gaston le sait. Il s’est installé sur la terrasse d’où il a une vue panoramique sur les environs. 77
Jean-Pierre CENDRON Le télégramme de Leïla ne lui a laissé aucun espoir. « Va-t’en ! Ils en ont après toi. » Maintenant, tous les péquenots du village sont au courant et doivent se planquer au fond de leurs masures. Brave Leïla. Elle avait eu du courage de lui envoyer ça ! Il repense aux mois qu’ils ont vécus ensemble à Tanger. Une femme qui savait y faire, la Leïla. Une vraie gagneuse. Avec elle, c’était la belle vie. Il boit un verre de Gris de Boulaouane, replace le chargeur dans son pistolet, met le fusil de chasse et les cartouches à côté de lui, sur le parapet. Quand il est arrivé, il a acheté le tout au vieux de l’épicerie- buvette, soi-disant pour se débarrasser des chiens errants qui viennent rôder à la nuit tombée. L’autre a hoché la tête, mais n’a pas posé de questions. Une arme ancienne, mais efficace. Il s’est entraîné dans un endroit désert, au fond d’un oued asséché. Le soleil est déjà bas sur l’horizon. En travers du chemin, au ras du sol, il a tendu des fils de fer reliés à des boîtes de conserve. S’ils essaient d’arriver discrètement à pied, cela fera un raffut d’enfer. 78
Chiens errants Fini, la somptueuse villa de Georges sur les hauteurs de Marrakech, les fêtes arrosées au whisky et à l’anisette qui se terminaient avec une belle pépée au bord de la piscine ou dans le lit moelleux à l’étage. La mort de Georges – Gaston l’appelait Le Gros – avait mis un terme à tout ça. Ou bien est-ce le coup d’État raté ? Difficile à dire, étant donné qu’ils avaient eu lieu le même jour. Ça tiraillait ferme dans les jardins du Palais, pendant que Georges avalait son bulletin de naissance à l’hôpital. Il n’avait pas fallu longtemps à Ahmed pour venir le chercher et lui annoncer qu’il ne pouvait pas rester dans la villa, qu’il devait déménager au plus vite. Il lui avait trouvé un bel appartement à Tanger avec une terrasse king size, près du port, où Gaston avait continué ses activités lucratives avec Leïla et deux autres filles dont il ne se souvient plus des noms. Encore une gorgée de Gris. La nuit va être fraîche. Gaston s’en moque, il a l’habitude d’attendre. Des chiens errants apparaissent derrière un bosquet d’épineux. Ils sont une demi-douzaine, avancent 79
Le livre volé Tous les jours, quand il passait devant le rayonnage métallique où la poussière se déposait sur les in-octavo, son regard s’arrêtait un instant, à peine la durée d’un clignement de paupière. Il hésitait imperceptiblement puis reprenait sa marche, sortait son trousseau de clés et ouvrait la porte qui donnait sur la salle de lecture. Il suspendait sa veste à un cintre, enfilait la blouse grise qu’il portait depuis des années et faisait entrer les premiers habitués. 91
Jean-Pierre CENDRON Il était là depuis si longtemps qu’il se confondait presque avec les murs de la bibliothèque. Il habitait un petit appartement au-dessus des magasins où, serrés les uns contre les autres, dormaient les manuscrits anciens. « C’est commode », lui avait dit l’adjoint au maire, « nous économiserons un gardien. » Assis derrière la grande table en bois qui lui servait de bureau, il se remit à penser à ce jour lointain, si lointain maintenant qu’il en devenait abstrait, presque irréel. Il ne se rappelait plus le temps qu’il faisait, s’il pleuvait sur les pavés de la rue en pente qui menait à la gare ou si le soleil faisait briller les vitrines de l’avenue de Paris. C’était probablement un jeudi, puisque ce jour-là était, depuis toujours, celui où la bibliothèque était fermée au public. Tout ce dont il se souvenait, c’était du poids de l’antiphonaire du xive siècle quand il l’avait enlevé de l’étagère métallique et du cartable au bout de son bras qui pesait incroyablement lourd, comme si, en plus du cuir et du vélin qui le constituaient, il s’était également chargé de la honte qui lui étreignait la gorge. Dans le train, posé sur ses genoux, le manuscrit précieux avait encore ce poids 92
Le livre volé accablant, cette force irrésistible qui lui clouait les jambes au plancher du compartiment. Et puis, dans cet appartement du boulevard Haussmann, il y avait eu l’homme en complet marron, le feutre sur la tête, rejeté en arrière sur la nuque, qui avait tourné les pages de l’ouvrage. De temps à autre, il regardait quelque détail à travers une grosse loupe qu’il avait tirée de sa poche et nettoyée avec une peau de chamois. Puis il avait reposé le manuscrit, fait jouer les fermoirs métalliques et l’avait rangé dans le sac en papier kraft qui avait servi à le transporter pendant le voyage. L’homme avait alors sorti une enveloppe, compté les billets, un à un, et les avait poussés vers lui, sur la table, lui faisant signe de vérifier. Il n’en avait pas eu le courage, avait fourré l’argent dans sa veste et descendu l’escalier en courant. Pendant tout le trajet de retour, une seule pensée avait occupé son esprit : comment une aussi grosse somme peut-elle prendre un si petit volume et peser si peu au fond d’une poche ? Un an plus tard, il épousa Madeleine et, avec le montant de l’antiphonaire, ils achetèrent la maison. 93
Balle perdue Les derniers rayons du soleil ont du mal à percer la couche de poussière qui couvre les vitres. De la main droite, Nico saisit la canette de bière posée à côté du lit de camp, arrache la languette et boit le liquide frais et amer. La douleur à son épaule gauche descend le long de son bras, irradie son coude puis remonte, telle une brûlure incandescente, à la base de son cou. Tant pis pour sa blessure. Il ira ce soir. Il ne peut plus attendre. Il a beau prendre toutes les précautions 105
Jean-Pierre CENDRON possibles, ne jamais sortir avant la nuit, ne jamais allumer l’ampoule qui pend au plafond, un jour ou l’autre, fatalement, ils finiront par la trouver, cette petite mansarde au-dessus d’un garage, perdue dans le treizième arrondissement de Paris. Il doit garder l’initiative, les attaquer par surprise et assouvir le besoin de vengeance qui le fait souffrir, plus fort encore que son épaule. La bière lui tourne la tête. Il appuie sa nuque sur le blouson roulé en boule qui lui sert d’oreiller et ferme les yeux. Une fois de plus, Nico repasse la séquence dans sa mémoire. L’enterrement de la Mama au cimetière d’Ivry qui venait de prendre fin ; le jardin de la pizzeria où s’étaient réunis ses hommes, en vêtements sombres et cravates noires ; le ruban gris de la Marne luisant sous le soleil froid de l’automne ; le Vieux, assis sur un fauteuil en plastique blanc, secoué par les tremblements de son Parkinson, en train de recevoir les condoléances, la larme à l’œil. Au moment précis où la camionnette de livraison des pizzas s’immobilisait derrière le restaurant, à l’extrémité du jardin, le regard de Nico s’était posé sur la carrosserie gris sale. Brutalement, il avait senti que quelque chose n’allait pas. Un 106
Balle perdue pressentiment venu du fond de son cœur avait noué ses tripes, comme dans un cauchemar. Il revoyait la scène au ralenti. La porte sur le côté du véhicule avait coulissé et le tonnerre sourd des kalachnikovs avait déchiré son tympan. Le Vieux avait basculé de son fauteuil, un trou comme le poing au milieu de la poitrine, la tête d’un des hommes avait explosé dans une gerbe de sang et de cervelle. Nico avait plongé sur le sol, entraînant avec lui une lourde table en bois. Une balle avait traversé le plateau et entaillé le gras de son épaule. Il avait sorti son arme, et vidé le chargeur au jugé. Quelques rafales supplémentaires, et la camionnette était repartie à vive allure. Quand Nico s’était relevé, il était seul à être debout. Du sang coulait le long de son bras, mais il ne sentait pas encore la douleur qui viendrait un peu plus tard, lorsque son regard aurait fini d’embrasser le jardin transformé en champ de bataille. Cinq cadavres jonchaient la pelouse. Un râle émanait d’un buisson, quelques mètres plus loin, sur le sentier qui descendait vers la Marne, là où Gu était allongé sur le dos, une grande tache rouge sur le tissu blanc de sa chemise, à la hauteur 107
Table des matières Le four à chaux 7 Tombe la neige 21 Chiens errants 77 Le livre volé 91 Balle perdue 105
Éditions Elan Sud 233 rue de Rome - 84100 Orange http://www.elansud.com http://www.elansud.info Composition : Elan Sud Correction : Loriane Béhin Impression : ICN, 64300 Orthez Dépôt légal : juin 2021 EAN : 9782911137778
Tombe la neige « Au fond, qu’est-ce qui sépare un innocent d’un coupable ? Un mouvement incontrôlé, le déplacement de quelques millimètres d’une gâchette, un corps sur la trajectoire d’un projectile. » De l’univers des banlieues à celui des sports d’hiver, de la sérénité apparente d’un bibliothécaire à la violence des trafiquants de drogue, l’auteur explore cet instant décisif où se joue le destin. Empruntant les codes et rituels de la littérature noire, du policier classique au thriller, chaque nouvelle peut se lire comme un concentré romanesque. La première nouvelle du recueil, Le Four à chaux, a reçu le prix du salon du roman noir de Nîmes en 2020. Jean-Pierre CENDRON Enseignant, puis responsable des ressources humaines dans de grandes institutions publiques, il vit à Gram- bois, dans le Vaucluse. Auteur d’ouvrages scolaires en sciences économiques et sociales, il a publié cinq romans chez Elan sud, dont trois dans la collection élan noir. Prix : 15 € EAN: 9782911137778 www.elansud.fr/cendron
Vous pouvez aussi lire