Tombe la neige Jean-Pierre Cendron

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Jean-Pierre Cendron

Tombe la neige

                      Nouvelles NOIRES
Tombe la neige
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©Elan Sud 2021
Dépôt légal juin 2021
ISBN : 9782911137778
Composition : Elan Sud
Photo sous licence adobe : 317005789 - fotoru
Jean-Pierre cendron

 Tombe la neige
       Nouvelles

       élan noir
       Elan Sud
Le four à chaux

        Tu as toujours pensé que le chiffre 13
te portait chance. Alors, pour faire du stop à
l’entrée de la nationale, à plus d’un kilomètre des
grandes barres de béton de ta cité, tu as choisi
ce vendredi 13 juillet. De fait, au bout d’un petit
quart d’heure d’attente, un gros quatre-quatre noir
s’est arrêté devant toi. La porte côté passager s’est
ouverte et le conducteur s’est penché :
      « Tu vas où ?
      — Nîmes.
      — Ça tombe bien. Monte. »

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Jean-Pierre CENDRON

C’était un véhicule de luxe : vitres fumées, sièges
en cuir blanc, climatisation. L’homme était dans
le même style, avec sa paire de Ray-Ban dernier
modèle qui lui mangeait le visage. Il s’est tourné
vers toi :
       « Vacances ?
       — Non. Boulot saisonnier. »
Il a jeté un coup d’œil discret sur ton jean usé, ton
tee-shirt devenu gris à force de lavages et le sac
de voyage fatigué qui paraissait minuscule dans
l’habitacle spacieux. Son regard, obstinément fixé
sur la route, t’a tout de suite mis mal à l’aise. De
temps à autre, il scrutait les rétroviseurs, puis ses
lunettes de soleil se tournaient de nouveau vers le
pare-brise. L’expression de son visage te faisait
penser à la surface gelée de l’étang du Val où,
l’hiver dernier, l’eau frissonnait sous le bleu de la
glace.
Tu as remarqué la petite cicatrice violacée sur
sa joue et le tatouage à la base de la nuque. Son
silence ne te dérangeait pas. Tu t’étais habitué à ne
parler que rarement.
L’homme a fait le plein, avant de t’offrir un café. Il
t’a dit que son prénom était Pierre-André.

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Le Four à chaux

      « Tous mes amis m’appellent PA. Tu habites
au Val ? »
Tu as hoché la tête.
Tu t’es bien gardé de lui préciser que tu avais passé
les six derniers mois à Fleury.
Au moment de remonter dans le quatre-quatre,
son portable s’est mis à sonner. Il s’est éloigné
d’une centaine de mètres et a parlé en faisant de
grands gestes. Quand il est revenu, respirant avec
difficulté, ses lèvres serrées transformaient sa
bouche en rictus.
Sous son blouson en toile, tu as cru deviner la
forme d’un revolver dans un holster d’épaule.
      « Un souci ? »
Pour toute réponse, il a branché l’autoradio sur
une station qui diffusait du jazz. Tu as reconnu la
voix de Dionne Warwick et, un peu plus tard, My
Funny Valentine jouée par Gerry Mulligan. Tu as
pensé à Véro et à la lettre qu’elle t’avait envoyée,
la seule que tu as reçue pendant tes six mois passés
là-bas. Elle t’écrivait qu’elle partait en Australie.
PA a coupé la radio, cette chanson lui foutait les
boules.

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Tombe la neige

       À travers la fenêtre, un paysage en noir
et blanc. Blancs les arbres, les toits et les tours
de Notre-Dame, noires les eaux de la Seine qui
coulaient sous les arches du Pont-Neuf, grises la
façade sévère de la Conciergerie et les silhouettes
des rares passants qui marchaient sur le quai, col
du manteau relevé, écharpes autour du cou. Il avait
neigé sur la France pendant quinze jours, presque
sans interruption, sur Paris comme sur les stations
de sports d’hiver. Ce matin-là, seuls quelques
flocons duveteux flottaient dans la lumière des

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Jean-Pierre CENDRON

réverbères. Déjà, la nuit se colorait de lueurs
roses et les phares des voitures se faisaient moins
tranchants dans l’obscurité. J’ai posé ma main
sur la vitre du taxi et le froid a brûlé ma paume,
glaçant comme la mort. Sur le quai de la gare de
Lyon, sous la grande verrière qui amplifiait la
rumeur de la foule et le bruit des trains, parmi les
vacanciers qui se pressaient pour rejoindre leur
wagon, j’attendais Hélène.
L’appartement à la montagne, nous étions quatre
à l’avoir loué, plusieurs mois à l’avance. Bernard,
un vieux copain, qui avait choisi la station de Val
des Allues, à proximité de Courchevel, Hélène, sa
fiancée, qui avait fait la réservation sur Internet,
Isabelle, ma compagne depuis cinq ans, et moi qui
avais pris les places de TGV.
Une semaine avant le début des vacances, mon ami
Bernard avait été hospitalisé à la suite d’un grave
accident de voiture. Deux jours avant le départ
du train, en rentrant du travail, j’avais trouvé un
mot d’Isabelle m’annonçant qu’elle me quittait.
Pourquoi avais-je décidé d’y aller quand même ?
Hélène aussi avait choisi de venir, en laissant
Bernard aux bons soins des médecins. Elle l’avait

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Tombe la neige

rencontré, deux ans plus tôt, par l’intermédiaire
d’Isabelle, dont elle était une vague relation. Tous
les quatre, nous avions dîné quelquefois ensemble,
le plus souvent dans un restaurant réservé par
Bernard.
Je connaissais à peine Hélène. Je l’avais eue au
téléphone, mais c’était toujours à Isabelle qu’elle
voulait parler, à Isabelle qui me prenait le combiné
des mains, à Isabelle qui allait s’installer dans
la chambre dont elle fermait soigneusement la
porte. Je m’approchai et écoutai sa voix, vive et
légère, sans parvenir à comprendre ce que les deux
femmes se disaient. De quoi discutaient-elles ? De
moi ? De Bernard ? Lui, de son lit d’hôpital, la
jambe plâtrée jusqu’à la hanche, m’avait prodigué,
sur un ton enjoué et péremptoire à la fois, des mots
d’encouragement qui n’avaient pas réussi à me
rassurer complètement. Tu vas voir, tout va bien
se passer.
Hélène s’est endormie un peu avant Lyon. Je l’ai
regardée, plongée dans le sommeil, la bouche
légèrement entrouverte, une mèche de ses cheveux
bruns enroulée autour de son doigt. Elle avait fini
par arriver deux minutes avant le départ du train,

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Chiens errants

        C’est par là que viendront les sbires de Sa
Majesté. Ils prendront la piste caillouteuse qui
traverse la vallée, escalade la colline entre les
éboulis rocheux et aboutit devant le bloc de béton
inachevé qui lui tient lieu de maison. C’est la seule
voie d’accès. Un cul-de-sac. Ils finiront bien par
arriver, les tueurs des services secrets. Gaston le
sait.
Il s’est installé sur la terrasse d’où il a une vue
panoramique sur les environs.

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Jean-Pierre CENDRON

Le télégramme de Leïla ne lui a laissé aucun espoir.

 « Va-t’en ! Ils en ont après toi. »

Maintenant, tous les péquenots du village sont au
courant et doivent se planquer au fond de leurs
masures.
Brave Leïla. Elle avait eu du courage de lui
envoyer ça !
Il repense aux mois qu’ils ont vécus ensemble à
Tanger. Une femme qui savait y faire, la Leïla.
Une vraie gagneuse. Avec elle, c’était la belle vie.
Il boit un verre de Gris de Boulaouane, replace le
chargeur dans son pistolet, met le fusil de chasse et
les cartouches à côté de lui, sur le parapet. Quand il
est arrivé, il a acheté le tout au vieux de l’épicerie-
buvette, soi-disant pour se débarrasser des chiens
errants qui viennent rôder à la nuit tombée. L’autre
a hoché la tête, mais n’a pas posé de questions.
Une arme ancienne, mais efficace. Il s’est entraîné
dans un endroit désert, au fond d’un oued asséché.
Le soleil est déjà bas sur l’horizon. En travers du
chemin, au ras du sol, il a tendu des fils de fer reliés
à des boîtes de conserve. S’ils essaient d’arriver
discrètement à pied, cela fera un raffut d’enfer.

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Chiens errants

Fini, la somptueuse villa de Georges sur les
hauteurs de Marrakech, les fêtes arrosées au
whisky et à l’anisette qui se terminaient avec une
belle pépée au bord de la piscine ou dans le lit
moelleux à l’étage. La mort de Georges – Gaston
l’appelait Le Gros – avait mis un terme à tout ça.
Ou bien est-ce le coup d’État raté ? Difficile à dire,
étant donné qu’ils avaient eu lieu le même jour. Ça
tiraillait ferme dans les jardins du Palais, pendant
que Georges avalait son bulletin de naissance à
l’hôpital.
Il n’avait pas fallu longtemps à Ahmed pour venir
le chercher et lui annoncer qu’il ne pouvait pas
rester dans la villa, qu’il devait déménager au plus
vite. Il lui avait trouvé un bel appartement à Tanger
avec une terrasse king size, près du port, où Gaston
avait continué ses activités lucratives avec Leïla
et deux autres filles dont il ne se souvient plus des
noms.

Encore une gorgée de Gris. La nuit va être fraîche.
Gaston s’en moque, il a l’habitude d’attendre.
Des chiens errants apparaissent derrière un bosquet
d’épineux. Ils sont une demi-douzaine, avancent

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Le livre volé

        Tous les jours, quand il passait devant le
rayonnage métallique où la poussière se déposait
sur les in-octavo, son regard s’arrêtait un instant,
à peine la durée d’un clignement de paupière.
Il hésitait imperceptiblement puis reprenait sa
marche, sortait son trousseau de clés et ouvrait
la porte qui donnait sur la salle de lecture. Il
suspendait sa veste à un cintre, enfilait la blouse
grise qu’il portait depuis des années et faisait
entrer les premiers habitués.

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Jean-Pierre CENDRON

Il était là depuis si longtemps qu’il se confondait
presque avec les murs de la bibliothèque. Il habitait
un petit appartement au-dessus des magasins où,
serrés les uns contre les autres, dormaient les
manuscrits anciens. « C’est commode », lui avait
dit l’adjoint au maire, « nous économiserons un
gardien. »
Assis derrière la grande table en bois qui lui servait
de bureau, il se remit à penser à ce jour lointain,
si lointain maintenant qu’il en devenait abstrait,
presque irréel. Il ne se rappelait plus le temps qu’il
faisait, s’il pleuvait sur les pavés de la rue en pente
qui menait à la gare ou si le soleil faisait briller les
vitrines de l’avenue de Paris. C’était probablement
un jeudi, puisque ce jour-là était, depuis toujours,
celui où la bibliothèque était fermée au public.
Tout ce dont il se souvenait, c’était du poids de
l’antiphonaire du xive siècle quand il l’avait enlevé
de l’étagère métallique et du cartable au bout de
son bras qui pesait incroyablement lourd, comme
si, en plus du cuir et du vélin qui le constituaient,
il s’était également chargé de la honte qui lui
étreignait la gorge. Dans le train, posé sur ses
genoux, le manuscrit précieux avait encore ce poids

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Le livre volé

accablant, cette force irrésistible qui lui clouait
les jambes au plancher du compartiment. Et puis,
dans cet appartement du boulevard Haussmann, il
y avait eu l’homme en complet marron, le feutre
sur la tête, rejeté en arrière sur la nuque, qui avait
tourné les pages de l’ouvrage. De temps à autre,
il regardait quelque détail à travers une grosse
loupe qu’il avait tirée de sa poche et nettoyée
avec une peau de chamois. Puis il avait reposé le
manuscrit, fait jouer les fermoirs métalliques et
l’avait rangé dans le sac en papier kraft qui avait
servi à le transporter pendant le voyage. L’homme
avait alors sorti une enveloppe, compté les billets,
un à un, et les avait poussés vers lui, sur la table,
lui faisant signe de vérifier. Il n’en avait pas eu
le courage, avait fourré l’argent dans sa veste et
descendu l’escalier en courant. Pendant tout le
trajet de retour, une seule pensée avait occupé son
esprit : comment une aussi grosse somme peut-elle
prendre un si petit volume et peser si peu au fond
d’une poche ?

Un an plus tard, il épousa Madeleine et, avec le
montant de l’antiphonaire, ils achetèrent la maison.

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Balle perdue

        Les derniers rayons du soleil ont du mal à
percer la couche de poussière qui couvre les vitres.
De la main droite, Nico saisit la canette de bière
posée à côté du lit de camp, arrache la languette
et boit le liquide frais et amer. La douleur à son
épaule gauche descend le long de son bras,
irradie son coude puis remonte, telle une brûlure
incandescente, à la base de son cou.
Tant pis pour sa blessure. Il ira ce soir. Il ne peut plus
attendre. Il a beau prendre toutes les précautions

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Jean-Pierre CENDRON

possibles, ne jamais sortir avant la nuit, ne jamais
allumer l’ampoule qui pend au plafond, un jour ou
l’autre, fatalement, ils finiront par la trouver, cette
petite mansarde au-dessus d’un garage, perdue
dans le treizième arrondissement de Paris. Il doit
garder l’initiative, les attaquer par surprise et
assouvir le besoin de vengeance qui le fait souffrir,
plus fort encore que son épaule. La bière lui tourne
la tête. Il appuie sa nuque sur le blouson roulé en
boule qui lui sert d’oreiller et ferme les yeux.
Une fois de plus, Nico repasse la séquence dans sa
mémoire. L’enterrement de la Mama au cimetière
d’Ivry qui venait de prendre fin ; le jardin de
la pizzeria où s’étaient réunis ses hommes, en
vêtements sombres et cravates noires ; le ruban gris
de la Marne luisant sous le soleil froid de l’automne ;
le Vieux, assis sur un fauteuil en plastique blanc,
secoué par les tremblements de son Parkinson, en
train de recevoir les condoléances, la larme à l’œil.
Au moment précis où la camionnette de livraison
des pizzas s’immobilisait derrière le restaurant,
à l’extrémité du jardin, le regard de Nico s’était
posé sur la carrosserie gris sale. Brutalement,
il avait senti que quelque chose n’allait pas. Un

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Balle perdue

pressentiment venu du fond de son cœur avait
noué ses tripes, comme dans un cauchemar.
Il revoyait la scène au ralenti. La porte sur le côté
du véhicule avait coulissé et le tonnerre sourd des
kalachnikovs avait déchiré son tympan. Le Vieux
avait basculé de son fauteuil, un trou comme le
poing au milieu de la poitrine, la tête d’un des
hommes avait explosé dans une gerbe de sang et
de cervelle. Nico avait plongé sur le sol, entraînant
avec lui une lourde table en bois. Une balle avait
traversé le plateau et entaillé le gras de son
épaule. Il avait sorti son arme, et vidé le chargeur
au jugé. Quelques rafales supplémentaires, et la
camionnette était repartie à vive allure.
Quand Nico s’était relevé, il était seul à être
debout. Du sang coulait le long de son bras, mais
il ne sentait pas encore la douleur qui viendrait
un peu plus tard, lorsque son regard aurait fini
d’embrasser le jardin transformé en champ de
bataille. Cinq cadavres jonchaient la pelouse. Un
râle émanait d’un buisson, quelques mètres plus
loin, sur le sentier qui descendait vers la Marne,
là où Gu était allongé sur le dos, une grande tache
rouge sur le tissu blanc de sa chemise, à la hauteur

                         107
Table des matières

Le four à chaux                 7
Tombe la neige                 21
Chiens errants                 77
Le livre volé                  91
Balle perdue                  105
Éditions Elan Sud

233 rue de Rome - 84100 Orange

    http://www.elansud.com

    http://www.elansud.info

    Composition : Elan Sud

  Correction : Loriane Béhin

Impression : ICN, 64300 Orthez

    Dépôt légal : juin 2021

    EAN : 9782911137778
Tombe la neige
    « Au fond, qu’est-ce qui sépare un innocent d’un
coupable ? Un mouvement incontrôlé, le déplacement
de quelques millimètres d’une gâchette, un corps sur la
trajectoire d’un projectile. »

De l’univers des banlieues à celui des sports d’hiver,
de la sérénité apparente d’un bibliothécaire à la
violence des trafiquants de drogue, l’auteur explore cet
instant décisif où se joue le destin.
Empruntant les codes et rituels de la littérature noire,
du policier classique au thriller, chaque nouvelle peut
se lire comme un concentré romanesque.
La première nouvelle du recueil, Le Four à chaux, a
reçu le prix du salon du roman noir de Nîmes en 2020.

       Jean-Pierre CENDRON
Enseignant, puis responsable des ressources humaines
dans de grandes institutions publiques, il vit à Gram-
bois, dans le Vaucluse.
Auteur d’ouvrages scolaires en sciences économiques
et sociales, il a publié cinq romans chez Elan sud, dont
trois dans la collection élan noir.

      Prix : 15 €
      EAN: 9782911137778
      www.elansud.fr/cendron
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