TOME 1 - LES PREMIERS JOURS

La page est créée Claudine Michaud
 
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Zombie

               TOME 1 - LES PREMIERS JOURS
     Katie est procureure, Jenni mère au foyer.
Leurs routes se croisent le jour où l’une est attaquée
  par un mort-vivant dans sa voiture, et où l’autre
 découvre son mari en train de dévorer leur bébé.
     Il semblerait que ce soit la fin du monde…

Mais pour Jenni et Katie, pas question d’abandonner.
Elles entament alors leur traversée du Texas, dans le
 but d’aller sauver le fils aîné de Jenni et de trouver,
               peut-être, un endroit sûr.

      Fuir, se battre, se soutenir les uns les autres,
      tout faire pour survivre, tomber amoureux…
             tout est possible, lorsque la fin
                   du monde approche.

                                                     zombie / post-apocalypse
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TANDIS QUE LE
MONDE MEURT
       TOME I

  RHIANNON FR ATER
Responsable de collection : Mathieu Saintout

   Titre original : The First Days (As The World Dies, vol. 1)

Illustration de couverture : Lukáš Lancko - Isis Design Studio

     Traduit de l’anglais (États-Unis) par Thierry Arson
      Suivi éditorial et relecture : studio Zibeline & Co
                 Maquette : Stéphanie Lairet

                   ISBN : 9-782809-441376

Eclipse est une collection de Panini Books
                    eclipse.paninibooks.fr

           © Panini S.A. 2015 pour la présente édition.
                 © 2008, 2011 Rhiannon Frater.
QUELQUE PART AU TEXAS
CHAPITRE I
                                1

                   DE SI PETITS DOIGTS

S
       i petits.
        Tellement minuscules.
        Les doigts qui se pressaient sous la porte d’entrée de
sa maison étaient tellement minuscules. Immobile sous le
porche, tremblante, elle n’arrivait pas à détacher son regard
de ces doigts de bébé qui cherchaient frénétiquement à
l’atteindre. La brise fraîche du matin gonflait légèrement le
bas de sa chemise de nuit tandis que de ses propres doigts
pâles elle tenait fermé le col de sa robe de chambre trop fine.
Au Texas, le temps pouvait changer très vite, et il faisait vrai-
ment frais pour un matin de mars.
    Je savais bien que nous aurions dû mettre de l’isolant, songea-
t-elle vaguement.
    L’espace sous la porte d’entrée était beaucoup trop impor-
tant. Ces nouvelles maisons modernes semblaient joliment
finies, mais en réalité elles n’étaient pas très bien conçues.
S’ils avaient acheté celle de style victorien qu’elle voulait, il
n’y aurait pas eu ce jour sous la porte d’entrée, assez large
pour que la petite main s’y glisse.

                                11
RHIANNON FRATER

    Les doigts miniatures griffèrent le dessous du panneau.
    Les coups donnés à l’intérieur de la maison étaient main-
tenant réguliers. Il s’en dégageait une sorte de rythme, comme
pour les grognements qui les accompagnaient. Ces bruits la
terrifiaient. Mais le plus horrible restait ces petits doigts aux
mouvements désespérés.
    Sa voix s’étrangla dans sa gorge quand le sang commença
à apparaître sous la porte. Bien sûr, il devait finir par couler
là. Il y en avait une telle quantité… Alors qu’elle se tenait sur
le seuil de la chambre de Benjamin, elle en avait vu partout.
Les murs étaient éclaboussés de rouge.
    Elle se couvrit la bouche d’une main. D’autres frissons la
parcoururent, et ses genoux s’entrechoquèrent.
    Le rythme se modifia quand, à l’intérieur, une autre paire
de poings se mit à marteler la porte.
    À travers la vitre, elle discernait la silhouette trouble de
son mari. Celle-ci était déformée par les épaisses traînées de
sang qui maculaient le verre. Elle observa les mains difformes
de Lloyd qui frappaient le carreau, avant que ses yeux ne
reviennent inexorablement se fixer sur ces petits doigts qui
griffaient le bas de la porte.
    Elle aurait vraiment dû insister pour que Lloyd installe de
l’isolant.
    Un hurlement rageur venu de la maison la fit sursauter, et
son épaisse chevelure noir de jais retomba sur ses yeux. D’une
main tremblante, elle repoussa les mèches. Elle continuait de
contempler ces petits doigts.
    La flaque de sang s’élargissait peu à peu, approchant ses
pieds nus.
    Il fallait qu’elle bouge.
    Mais pour aller où ?
    Les petits doigts étaient maintenant à vif, on apercevait le
bout des os. Et pourtant ils essayaient toujours de l’atteindre.
    Un coup sourd résonna sur sa gauche, et elle tourna
la tête vers la fenêtre. Mikey se tenait derrière les carreaux
qu’il violentait de ses poings, en sifflant de fureur. Ses lèvres

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TANDIS QUE LE MONDE MEURT

déchiquetées étaient retroussées sur une grimace figée, et ses
yeux morts braquaient sur elle un regard avide.
    — Pourquoi, Mikey, pourquoi ? fit-elle dans un murmure
plaintif.
    Pourquoi son fils de douze ans était-il revenu en courant
pour s’opposer à son père ? Pourquoi ne s’était-il pas enfui,
quand elle lui avait crié de la suivre ?
    Se prenant la tête entre les mains, elle oscilla doucement
sur place. Elle sentit quelque chose de froid qui touchait ses
orteils. Quand elle baissa les yeux, elle vit que le sang s’éten-
dait à présent autour de ses pieds. Elle recula et reporta son
attention sur les doigts crispés sous la porte. Leur extrémité
n’avait plus de peau.
    — Benjamin, arrête, je t’en supplie, souffla-t-elle.
    Il la suivait toujours partout. Chaque fois qu’elle allait dans
la salle de bain, son petit bout de chou de trois ans s’entêtait
à rester sur ses talons. Elle ne pouvait jamais se détendre un
peu. Il fallait qu’elle lui parle pendant qu’il s’allongeait devant
la porte, ses minuscules doigts potelés glissés sous le panneau.
    N’était-ce pas un œil qui était maintenant collé contre
l’espace sous la porte d’entrée ?
    Comment avait-il réussi à descendre de l’étage ? Il restait si
peu de son corps. Lloyd avait toujours été un gros mangeur…
    Elle faillit vomir et plaqua les deux mains sur sa bouche.
Avec un haut-le-cœur, elle s’écarta de la porte d’entrée. Son
corps tout entier était la proie de tremblements incontrô-
lables. Elle entendait maintenant un fracas douloureux. Se
couvrant les oreilles des mains, elle recula d’un autre pas.
    Pourquoi tout ça ne s’arrêtait pas ?
    Le bruit crût encore et elle en eut mal à la mâchoire.
    Oh, elle claquait des dents.
    Elle ferma les yeux, vacilla.
    Ces petits doigts… Ces tout petits doigts…
    Un carreau explosa et les grondements résonnèrent de
plus belle dans l’air frais du matin. Elle rouvrit aussitôt les
yeux et vit Mikey qui se frayait un passage par la vitre brisée.

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RHIANNON FRATER

    — Non, non, non…
    Elle tituba en arrière sur les marches du porche et perdit
l’équilibre quand son pied nu dérapa sur l’herbe humide.
    Les éclats de verre déchiraient la chair de Mikey tandis
qu’il se tortillait pour franchir la fenêtre, mais le garçon ne
semblait rien remarquer. Grognant et crachant, il continuait
de se traîner en avant.
    C’est alors qu’elle cria. Elle cria plus fort qu’elle ne l’aurait
cru possible. Elle cria comme elle aurait dû le faire en décou-
vrant Lloyd penché sur Benjamin, occupé à se repaître des
chairs tendres de son bébé. Elle cria comme elle aurait dû le
faire quand son mari les avait poursuivis, Mikey et elle, dans
l’escalier. Elle cria comme elle aurait dû le faire quand Mikey
avait fait volte-face pour essayer de la défendre. Elle cria comme
elle aurait dû le faire lorsque la porte d’entrée avait claqué
derrière elle et qu’elle s’était retrouvée seule.
    Elle cria jusqu’à ce que sa voix se brise.
    Mikey s’extirpait peu à peu de la fenêtre explosée, sans
cesser de gronder. Couvert de sang et fou furieux, Lloyd
apparut derrière lui. Son regard vicieux se braqua sur elle. Il
rampa sur le garçon avec une détermination sauvage, et dans
ses efforts il arracha les derniers morceaux de vitre.
    Elle se releva doucement et ses yeux revinrent au bas de
la porte, là où les doigts minuscules la cherchaient toujours.
    Elle pressa ses mains sur ses joues.
    — Montez tout de suite !
    Elle cligna des yeux sans comprendre.
    — Dans le pick-up, vite !
    Elle pivota lentement sur elle-même. Une vieille camion-
nette blanche et cabossée s’était arrêtée sur la pelouse parfai-
tement entretenue. Son moteur ronflait.
    D’où venait ce véhicule ?
    — Montez ! Vite !
    Une blonde grande et mince, qui portait une veste de chasse
sur son tailleur, se tenait près du pick-up, un fusil à la main.
    — Montez, maintenant !

                                 14
TANDIS QUE LE MONDE MEURT

    Elle tourna la tête. Mikey se dégageait de la fenêtre. Il était
ensanglanté, trempé, couvert de plaies. Un moment elle se
souvint de lui à sa naissance. Son petit singe à la peau fripée.
    Après s’être remis debout avec peine, Mikey s’élança vers
elle.
    Il était temps de quitter sa famille. L’argent qu’elle avait
soigneusement économisé pour offrir à ses enfants et à elle-
même une nouvelle vie ne sortirait jamais de son placard. La
valise préparée dans l’attente de leur fuite vers le refuge pour
femmes battues resterait cachée dans le grenier.
    Lloyd avait détruit ce qui subsistait de leur vie commune.
    Il était temps de partir.
    Ouvrant brusquement la portière du côté passager, elle
lança un dernier coup d’œil à Mikey qui se précipitait dans sa
direction. Elle sauta dans le pick-up et claqua la portière une
fraction de seconde avant qu’il la percute. Son visage tuméfié
et lacéré s’écrasa contre la vitre. Il montra les dents et poussa
des grondements qui lui percèrent les tympans.
    — Mikey, murmura-t-elle en posant la main à plat contre
le verre pour masquer cette vision d’horreur.
    Elle détourna les yeux.
    La femme blonde referma sa propre portière et engagea
une vitesse. Le véhicule passa en marche arrière dans un
rugissement alors que Lloyd se ruait vers elles en crachant.
    La conductrice écrasa l’accélérateur et le pick-up bondit en
avant pour s’éloigner de plus en plus vite dans la paisible rue
de banlieue, à l’instant même où le soleil dardait un premier
rayon au-dessus des maisons.
    Elle osa regarder derrière elle pour voir ce qui se passait.
Lloyd et Mikey s’étaient lancés à leur poursuite. Son mari et
son fils. Et ils n’étaient pas seuls. D’autres, couverts de sang et
saisis de folie, jaillissaient des maisons en hurlant leur terreur
ou leur faim.
    Elle se força à ignorer les créatures qui les pourchassaient.
    Mais les petits doigts griffaient toujours le bas de sa porte
d’entrée, elle le savait.

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RHIANNON FRATER

                                2

                         ENSEMBLE

L
       e vieux pick-up   négocia en trombe un virage et faillit
         emboutir un 4X4 immobilisé en plein milieu de la
         route. Obligée de ralentir, la conductrice frappa le
volant du plat de la main et jura.
    Les yeux verts de la jeune femme scrutèrent l’intérieur de
l’autre véhicule. Elle le regretta aussitôt. Un homme occu-
pait la place du conducteur. Il regardait droit devant lui sans
ciller, et ses lèvres formaient des mots qu’il était trop facile
de deviner.
    — Arrête, je t’en prie, arrête.
    Malgré ses implorations, la femme qui occupait le siège
passager restait penchée sur lui. Couverte de sang et de
morceaux de chair, elle continuait de porter à sa bouche
vorace les intestins luisants qu’elle arrachait à son compa-
gnon éventré. Quand le pick-up les dépassa, elle leva les yeux
et siffla, puis frappa de sa main le pare-brise du 4X4.
    La blonde appuya sur la pédale d’accélérateur et leur véhi-
cule bondit en avant. Elle coula un regard rapide à la créa-
ture pâle et fragile assise à côté d’elle. La femme qu’elle avait
sauvée demeurait silencieuse, la main toujours collée à la
vitre de sa portière, pour cacher la tache de sang.
    — Hé, fit la blonde en tendant la main pour tapoter le
genou de sa passagère. Hé.
    L’autre tourna lentement la tête, et la conductrice vit qu’elle
avait le regard voilé, lointain.
    Super, elle était en état de choc.
    — Hé, je m’appelle Katie. J’ai besoin de ton aide, d’accord ?
    — L’homme, lâcha la femme brune pour toute réponse.
    Katie reporta son attention sur la route juste à temps pour
apercevoir l’individu qui faisait de grands signes dans l’espoir
qu’elles s’arrêtent. Ses vêtements étaient trempés de sang et il

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TANDIS QUE LE MONDE MEURT

était secoué de violents sanglots. Elle commençait à ralentir
quand deux enfants sautèrent subitement sur l’homme et lui
déchirèrent la gorge de leurs petites dents.
    — Il faut continuer, dit la passagère d’une voix atone.
Continuer.
    Katie prit une inspiration frémissante.
    — Ouais. Tu as raison.
    Elle se concentra sur la conduite, laissant l’homme crier
alors que le sang giclait et que les enfants le faisaient tomber
au sol. Elle déglutit avec difficulté, jeta un coup d’œil dans le
rétroviseur et poursuivit son slalom dans le chaos qui avait
envahi tout le quartier.
    La femme brune resserra les pans de sa robe de chambre
rose pâle autour de son corps tremblant, le regard fixé droit
devant elle. Elle avait les yeux et les cheveux noirs.
    Katie ralentit un peu, pour adopter une vitesse plus raison-
nable. Cette rue semblait plus tranquille. La jeune femme
avait besoin de mettre de l’ordre dans ses pensées. Elle se
força à respirer profondément. Il fallait qu’elle conserve son
calme. Ça, au moins, elle en était sûre.
    — Écoute, j’ai besoin que tu prennes mon portable et que
tu appelles le premier numéro en mémoire. Le central de
la police ne répond pas pour l’instant, mais avec un peu de
chance, mon père finira par décrocher. Je ne peux pas m’en
occuper et conduire en même temps.
    Elle dut effectuer un autre écart pour éviter un groupe
d’humains enragés qui jaillit d’une rue transversale. Le chaos
se répandait rapidement. La meute poursuivit le pick-up
pendant quelques secondes avant d’obliquer vers un autre
véhicule qui surgissait d’un garage pour tenter de fuir.
    La brune hocha la tête et prit le téléphone de Katie.
Lorsqu’elle l’ouvrit, la photo d’une jolie femme aux cheveux
bruns coupés court et aux yeux ambrés s’afficha sur l’écran.
    — Elle est belle, murmura la passagère.
    Katie ravala un sanglot et combattit les larmes qui
brûlaient soudain ses yeux.

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RHIANNON FRATER

     — Oui, elle est belle.
     Elle s’essuya la bouche du revers de la main et s’efforça de
ne pas pleurer. Elle ne devait pas penser à Lydia maintenant.
Il ne le fallait surtout pas. Elle devait les sortir de ce quartier
devenu un enfer, et trouver une zone plus sûre.
     La femme activa le numéro.
     Même Katie entendit le signal indiquant que la ligne était
occupée.
     — Continue d’appeler, d’accord ?
     — D’accord.
     Katie dépassa un bus scolaire. Il était vide, et la porte
ouverte était maculée de sang. Le reste du pâté de maisons
semblait normal, mais elle savait qu’il n’en était rien. Quoi
que ce soit, le phénomène qui frappait le restant de la ville
se produisait ici également. Elles devaient se montrer très
prudentes. Katie avait déjà vu trop d’horreurs ce matin pour
croire qu’elles ne risquaient plus rien.
     — Moi, c’est Jenni, marmonna la femme. Jenni avec un
I, pas un Y. J’aime bien que mon prénom s’écrive comme ça.
     En dépit de tout le reste, Katie sourit.
     — Salut, Jenni avec un I. J’aimerais bien dire que je suis ravie
de faire ta connaissance, mais dans les circonstances actu…
     — Le petit garçon, c’était mon fils, Mikey. Son père… il…
mon mari… Lloyd… il lui a fait quelque chose. À lui, et à Benji…
     Katie frissonna au souvenir de Jenni poursuivie par l’en-
fant horriblement blessé et son père couvert de sang.
     — Je suis désolée, fut tout ce qu’elle trouva à dire.
     — Ça sonne toujours occupé, remarqua Jenni.
     — Continue d’essayer, s’il te plaît.
     Jenni acquiesça et appuya une fois encore sur la touche
d’appel.
     D’un coup de volant, Katie engagea le pick-up dans une
autre rue et évita de justesse deux véhicules. Elle aperçut des
familles effrayées à l’intérieur et murmura une prière pour
elles. Elle était complètement perdue, pas du tout sûre de
l’itinéraire à suivre pour sortir de ce quartier. Elle et Lydia

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TANDIS QUE LE MONDE MEURT

habitaient à des kilomètres de cette banlieue récente,
semblable à toutes les banlieues récentes des environs. Lydia
avait elle-même supervisé la construction de leur maison.
Celle-ci était nichée à flanc de colline, avec vue sur le lac et
la ville en contrebas. Elles auraient dû y être en sécurité. Elles
auraient dû, mais l’horreur de ce matin avait atteint jusqu’à
leur rue pourtant si calme.
    Elle avait mal aux pieds dans ses escarpins, et elle regret-
tait de ne pas avoir trouvé d’autres chaussures dans le pick-up.
La veste de chasse du vieil homme était chaude, son contact
réconfortant, et elle sentait le tabac frais. L’odeur lui rappelait
son grand-père.
    Comment était-ce arrivé ? Qu’est-ce que cela voulait dire ?
L’instant précédent, elle était installée dans leur décapotable
flambant neuve, la capote rabaissée malgré la fraîcheur mati-
nale, à savourer une tasse de café tout en se préparant à une
longue journée de travail en tant que procureure. La seconde
suivante, elle se défendait contre un homme qui s’était penché
côté passager et avait agrippé la veste de son ensemble Ann
Taylor pour la tirer hors de la voiture. Elle avait glissé hors du
vêtement qu’il lui arrachait, avait empoigné son attaché-case
et en avait frappé son agresseur. Le coup avait été si violent
qu’elle avait entendu le crâne de l’homme craquer.
    Elle avait bondi hors de la décapotable, prête à se battre…
et c’est alors qu’elle avait vu sa gorge déchirée et les intestins
qui traînaient au sol derrière lui. Mais rien de tout cela ne
l’avait empêché d’essayer de grimper dans la voiture pour
l’attaquer.
    Horrifiée, elle avait aperçu d’autres personnes mutilées
qui couraient vers elle à travers la circulation toujours dense,
qui à cette heure de pointe encombrait l’artère étroite menant
au centre-ville. Elle avait tourné les talons et s’était enfuie au
hasard, louvoyant entre les véhicules au milieu des klaxons,
entre les 4X4 emplis d’enfants qu’on emmenait à l’école. Tous
ces gens semblaient inconscients du danger qui fondait sur eux.
    — Hé, mam’zelle !

                                19
RHIANNON FRATER

    Un vieil homme se tenait immobile à côté de son pick-up
blanc et lui faisait signe de sa main libre, l’autre tenant un
fusil de chasse.
    — Montez ! Prenez le fusil ! Partez d’ici. Vite ! Allez !
    Il luttait contre la femme qui l’attaquait, mais son sang
giclait déjà sur le sol et il faiblissait rapidement.
    Katie n’avait hésité qu’une demi-seconde avant de saisir
le fusil de sa main tremblante et sauter sur le siège conduc-
teur. Elle avait claqué la portière et cherché à démarrer pour
se rendre compte que le moteur tournait déjà.
    Dans un gargouillis, le vieil homme avait crié :
    — Partez ! Vite !
    Elle avait obéi, passé les vitesses et foncé. Dans le rétro-
viseur, alors qu’elle dévalait le trottoir pour dépasser les
véhicules bloqués qui klaxonnaient, elle avait vu la petite
horde d’humains ensanglantés atteindre le vieil homme et le
submerger.
    — Il ne faut pas tourner là ! cria Jenni.
    Katie se tira de ses souvenirs et freina brutalement.
    — Merde !
    C’était une impasse. Elle effectuait un demi-tour quand
elle vit un spectacle cauchemardesque. Une quinzaine de ces
créatures venait de surgir dans la rue et se ruait vers le pick-up,
leur coupant toute issue.
    Ses doigts se crispèrent sur le volant et elle orienta la
camionnette face à leurs assaillants.
    — Il faut le faire, dit doucement Jenni à côté d’elle. Ils ne
sont plus vivants.
    Katie visa le centre du groupe, serra les dents et écrasa
l’accélérateur. Le pare-chocs avant, surélevé et renforcé dans
l’éventualité d’un choc avec un cerf, percuta les premières
créatures et les propulsa loin du véhicule. Un adolescent
maigrelet rebondit sur le capot et y resta accroché. Il se mit à
frapper le pare-brise du poing.
    Katie freina d’un coup. La décélération brutale rejeta
le garçon en arrière et sa main à peine reliée à son bras par

                                20
TANDIS QUE LE MONDE MEURT

quelques tendons et un peu de peau se détacha du membre
pour rester accrochée au bord du capot.
    — Oh, Seigneur… gémit Katie.
    — Ça va aller, affirma Jenni d’un air absent. Vraiment.
    Katie accéléra de nouveau. Quelques instants plus tard,
elles roulèrent sur le corps de l’ado. Ce n’était peut-être que son
imagination, mais elle aurait pu jurer entendre le son écœurant
d’un éclatement humide quand les roues écrasèrent la chose.
    — Qu’est-ce qui se passe ? Putain, mais qu’est-ce qui
se passe ? murmura Katie en secouant la tête, des mèches
blondes balayant son front.
    — La fin, répondit Jenni dans un soupir. C’est la fin.

                                3

         ALORS QUE LA VILLE MEURT

À
        mesure que le     pick-up blanc s’éloignait de cette
         banlieue qui se transformait rapidement en un
         tumulte sanglant, il apparut évident que le phéno-
mène se développait à une vitesse fulgurante. Des tirs de fusil
résonnaient dans l’air matinal. Les cris des gens formaient
une véritable cacophonie. Des voitures fonçaient follement
dans les rues. Par moments, seuls les excellents réflexes de
Katie leur évitaient la collision.
    À côté d’elle, Jenni appuya une fois de plus sur la touche
de rappel du portable. Katie n’avait pas la force de regarder le
téléphone. Sur l’écran, le visage adorable de Lydia lui souriait
toujours.
    Si ce n’était pas la fin, cela y ressemblait beaucoup. Ce
devait être l’œuvre de terroristes. Une arme bactériologique
quelconque qui rendait les gens fous. Katie se frotta les lèvres.
Oui, ce devait être ça.
    Depuis que Jenni avait annoncé la fin, elles avaient toutes
deux gardé le silence. La chose était difficile à accepter.

                                21
RHIANNON FRATER

    Trop énorme pour être compréhensible.
    Elles devaient continuer à fuir.
    Continuer à rouler.
    Mais pour aller où ?
    Si seulement son père répondait au téléphone. Bien sûr, de
son côté, il devait s’échiner lui aussi à entrer en contact avec
elle. Elle l’imaginait en ce moment même, au cœur du chaos,
remplissant son rôle légendaire de chef de la police maîtri-
sant la situation. Le grand Bruce faisait très certainement tout
son possible pour garder la situation sous contrôle. Les larmes
menacèrent de couler quand elle pensa à son visage énergique
et tanné sous sa coupe militaire. Malgré tout, c’était une
image réconfortante.
    — Je l’ai ! s’exclama Jenni en activant aussitôt le haut-
parleur du portable.
    Et soudain la voix de Bruce résonna à l’intérieur du pick-up :
    — Allô ? Katie ?
    — Papa !
    — Katie, ça va, Lydia et toi ? Vous n’avez rien ?
    Elle secoua la tête et murmura :
    — Non, non. Je n’ai rien, mais Lydia… Elle ne s’en est pas
tirée. Elle… Papa… Elle…
    — Je suis désolé, ma chérie. Je suis désolé.
    Au son de sa voix, elle sut qu’il le pensait vraiment ; en
dépit de ses doutes quant au mode de vie de sa fille, il avait
fini par accepter la situation et était même devenu proche
de Lydia. Alors que sa mère s’était retranchée dans un déni
confortable jusqu’à sa mort, son père avait fait l’effort de
comprendre. Ses questions douloureuses, parfois embarras-
santes, avaient seulement démontré à quel point il faisait de
son mieux pour s’adapter. Et quand il s’était présenté à son
mariage, en grand uniforme, radieux et au bord des larmes,
pour l’accompagner jusqu’à l’autel, elle avait su qu’il l’aimait
toujours autant, même s’il ne la comprenait plus tout à fait.
    À présent, ils respectaient un moment de silence en
mémoire de la femme que Katie avait aimée.

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TANDIS QUE LE MONDE MEURT

     — Je suis désolé, ma chérie, répéta-t-il. Mais tu ne peux pas
laisser ça t’affecter pour l’instant, compris ?
     — Oui, je sais. J’essaie de garder la tête froide.
     — Bien, approuva-t-il, une pointe de fierté dans la voix.
Écoute, je ne sais pas ce qui se passe, mais toute la ville est touchée.
Il faut que tu rejoignes le poste. Nous sommes barricadés à l’inté-
rieur, et tu seras en sécurité avec nous. Nous avons prévenu la Garde
Nationale. Elle est en route.
     — O.K., papa. Nous arrivons le plus vite possible.
     — Sois prudente, Katie, recommanda-t-il d’un ton angoissé.
     — Je suis armée, papa. Et j’ai un véhicule solide.
     — Pas ce petit…
     — Non, non. Un pick-up. Je suis dans un pick-up.
     — Comment… Peu importe.
     Katie continuait de conduire et fournissait de gros efforts
pour ne pas céder à ses émotions.
     — Papa, qu’est-ce qu’ils sont ?
     — Je ne sais pas. Franchement, je n’en sais rien. Ces salopards
de Russkoffs sont derrière tout ça, j’en suis sûr. On n’a jamais pu
leur faire confiance. Tout le monde croit que c’est un coup des terro-
ristes, mais je te le dis, Katie, l’Union soviétique n’est jamais vrai-
ment morte.
     Elle ne put s’empêcher de rire brièvement. Son père reste-
rait éternellement bloqué à l’époque de la Guerre froide. Elle
entendait de nombreuses voix derrière lui, interrogatives,
exigeantes. Aucun doute possible, il était au centre de la
tornade.
     — Katie, il faut que je te laisse. Je t’aime. Rejoins-moi dès que
tu peux. Et fais très attention.
     — D’accord, papa. Promis. Je t’aime, moi aussi.
     Jenni referma le téléphone, et l’image de Lydia disparut.
La passagère esquissa un faible sourire.
     Katie inspira à fond pour se reconcentrer. Il fallait qu’elle
les mène toutes deux à l’abri. Elle ne devait pas penser à ce
que ces choses pouvaient bien être. Ou à ce que celle qu’elle
aimait était devenue. Elle ne devait pas se remémorer ce

                                  23
RHIANNON FRATER

moment où elle était arrivée devant leur somptueuse maison
pour voir Lydia et leurs voisins mettre en pièces le facteur.
Elle ne devait pas revoir Lydia qui se précipitait vers elle, non
pas pour l’embrasser, la serrer dans ses bras et enchanter son
monde, mais pour la tuer.
    — Je sais ce qu’ils sont devenus, déclara Jenni.
    Elle regardait avec obstination le bout de ses pieds, et plus
particulièrement ses orteils tachés de sang.
    — Ouais ?
    — Des zombies.
    Katie laissa échapper un rire amer. Puis elle se tut quand
le pick-up atteignit le sommet d’une colline. Devant elles
s’étendait la ville. Des colonnes de fumée s’élevaient çà et là.
De leur position élevée, Katie voyait clairement que toute
l’agglomération était touchée. Les créatures étaient partout.
Le chaos ravageait les rues.
    Le téléphone sonna.
    Katie l’arracha des mains de Jenni et le pressa contre son
oreille. Elle arrêta le pick-up.
    — Katie ?
    — Papa ?
    — Katie, ne viens pas ici ! Ne viens pas ici ! On m’a tout juste
averti. Ce n’est plus un endroit sûr. La Garde Nationale a été
submergée. Ne viens pas, Katie ! Sauve-toi ! Pars tout de suite de
cette ville ! Fais attention à toi, ma chérie, fais bien attention
à toi.
    La voix angoissée de son père l’emplit de désespoir, et elle
posa son front contre le volant.
    — Papa…
    Les larmes noyèrent ses yeux tandis qu’elle cherchait ses
mots. Tout ce qu’elle voulait vraiment à cet instant, c’était
sentir ses bras la serrer contre lui et savoir qu’elle était en
sécurité. Soit il avait raccroché, soit la ligne avait été coupée,
car soudain il n’y eut plus aucune tonalité.
    Katie redressa la tête quand une voiture les dépassa en
trombe pour se diriger vers le centre-ville. En une poignée de

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TANDIS QUE LE MONDE MEURT

secondes, à quelques pâtés de maisons seulement, le véhicule
fut pris d’assaut par une horde de ces choses.
    — Il faut décamper tout de suite, fit la voix fluette de Jenni.
    Katie se tourna vers elle et remarqua son regard voilé. Elle
avait probablement le même. Elle effectua un virage serré
pour remonter la rue.
    — Tourne ici, indiqua Jenni.
    Katie obéit sans discuter. Les larmes coulaient sur ses
joues.
    Jenni pointa une autre rue.
    — Et là, maintenant.
    Katie accéléra. Le pick-up traversa les quartiers juchés sur
les collines.
    — Ça va nous éloigner du centre, expliqua Jenni dans un
soupir, puis elle se pencha et essuya ses orteils avec l’ourlet de
sa robe de chambre. Loin des zombies.
    — Ça n’existe pas, un truc pareil, grommela Katie.
    — Alors c’est quoi ? répliqua Jenni avec un sursaut d’émo-
tion. Un sans-abri a mordu Lloyd hier soir, alors qu’il revenait
du travail. Et ce matin, il a dévoré mon bébé !
    Elle semblait tout à coup au bord de l’hystérie.
    Katie se remémora alors Lydia courant vers elle, ses mains
rougies tendues, sa poitrine déchirée…
    Elle inspira profondément.
    — Si ce n’est pas des zombies, c’est quoi ? dit Jenni d’une
voix dangereusement aiguë.
    Katie saisit la main froide et moite de sa passagère.
    — Des zombies, d’accord, Jenni. C’est des zombies. Et tu
as raison : c’est la fin.
    L’autre approuva et reposa mollement sa nuque contre
l’appui-tête.
    — Je sais…
    Elle ferma les yeux et s’endormit.

                                25
RHIANNON FRATER

                                4

                DANS LES COLLINES

J    enni s’ éveilla dans  le ronronnement régulier du pick-up
      qui filait sur la route. Elle ouvrit lentement les yeux. Ses
      cauchemars refluèrent et elle poussa un soupir de soula-
gement. Ses rêves étaient encore pires que l’horreur de cette
réalité nouvelle. Dans son sommeil, elle s’était pelotonnée
contre la portière. Lorsqu’elle releva la tête, elle vit le sang
séché que son fils avait laissé sur la vitre dans ses vaines tenta-
tives pour l’atteindre.
    Pas pour la serrer contre lui ou l’embrasser, mais dans un
but beaucoup plus sinistre.
    Par-delà le voile de sang, le monde défilait. Les collines,
petites et grandes, étaient recouvertes d’arbres en fleurs aux
couleurs chatoyantes du printemps. Bientôt Pâques, avec ses
paniers. Elle les remplirait de friandises et de jouets, et les
enfants fouilleraient tous les recoins du jardin à la recherche
des œufs multicolores.
    Non, non. Cela ne se produirait plus, désormais.
    Lloyd lui avait enlevé ses enfants. Il les lui avait volés.
Exactement comme elle avait su qu’il le ferait un jour. Peut-
être qu’il était devenu un zombie quand il les avait agressés,
mais Jenni savait que ce n’était là que la conclusion d’un cycle
entamé le jour de leur mariage. Elle avait alors dix-sept ans,
et elle s’était laissée aveugler par son charme, son argent et sa
réussite. Il était plus âgé, plus sage. Elle n’était pas réellement
amoureuse de lui, mais elle avait cru qu’un jour cela finirait
par arriver. Quand il lui avait parlé de son premier mariage,
un échec, elle s’était juré de ne jamais le quitter. Elle serait
l’épouse parfaite, la compagne idéale, et jamais il n’aurait une
parole négative pour elle.
    Mais malgré tous ses efforts elle n’avait pas réussi. Dans
un premier temps, les paroles avaient été les armes de son

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TANDIS QUE LE MONDE MEURT

mari, et il la cinglait de remarques méprisantes, irritées. Puis
il était passé aux gifles, et enfin aux coups de poing. Rien de ce
qu’elle faisait n’était satisfaisant, alors qu’elle comblait toutes
ses exigences.
     Vers la fin, elle avait su au plus profond de son cœur qu’elle
mourrait de sa main, ou qu’il tuerait les enfants. Elle aurait
dû s’enfuir plus tôt, sans attendre. Mais comment aurait-elle
pu prévoir qu’il se transformerait en zombie ?
     — Je rate toujours tout, soupira-t-elle.
     — Hein ?
     Jenni tourna lentement les yeux vers la femme assise à
côté d’elle.
     La conductrice du pick-up était très jolie, avec ses cheveux
blonds qui tombaient en une cascade de boucles emmêlées
jusqu’à effleurer ses épaules. Elle avait des traits volontaires
mais féminins, des yeux de chat et une bouche sensuelle.
Jenni était sûre que c’était le genre de fille à avoir cumulé les
postes de chef des cheerleaders, déléguée de classe et reine
du bal de promo. Le genre de fille intelligente, séduisante et
qui s’avérait en plus sympathique. Jenni en éprouva un récon-
fort certain. Elle comprenait ces filles. Elles menaient ; vous
suiviez. C’était aussi simple que cela.
     Elle s’appelait Katie. C’était bien ça : Katie.
     — Je rêvais, répondit enfin Jenni.
     La conductrice lui glissa un regard rapide qui revint
aussitôt sur la route.
     — Tu n’as rien manqué. Après le dernier feu, à la limite
de la banlieue, tout est allé comme sur des roulettes. Nous
sommes à une heure de la ville, à peu près.
     — Personne ne vient plus par ici. Pas depuis qu’ils ont mis
en service la route à péage. J’aime bien ce coin. C’est tranquille.
     Jenni n’avait plus aussi froid. Elle se sentait encore horri-
blement engourdie, mais c’était une sensation plutôt agréable,
maintenant.
     — Je ne sais pas trop où on va, avoua Katie après un
moment de silence. Je me contente de rouler.

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RHIANNON FRATER

     Jenni contempla le portable posé sur les cuisses de Katie.
     — Tu as reparlé à ton père ?
     Katie secoua la tête et ses lèvres se pincèrent un peu.
     — Non. Il n’y a plus de tonalité.
     Jenni hocha la tête pour montrer qu’elle comprenait la
situation. Elles étaient seules, isolées du reste du monde.
Comme c’était une impression familière, c’était presque
rassurant.
     Et puis, elle avait la conviction que Katie trouverait une
solution. Elle avait l’air d’être forte, pleine de ressources.
     — On va bientôt être à sec, annonça Katie. Tu sais s’il y a
une station-service ouverte, par ici ?
     Jenni se redressa complètement sur son siège et passa une
main dans ses cheveux.
     — Oui, plusieurs. On arrive à la prochaine bientôt. Elle
doit être à deux collines de nous. Peut-être que ces choses ne
sont pas arrivées jusque-là.
     — C’est exactement ce que j’espère.
     Jenni rit un peu, et le son résonna bizarrement à ses oreil-
les.
     — Tu sais, ça ne devrait pas arriver. La zombocalypse n’est
pas censée se produire dans le monde réel.
     Katie souffla lentement.
     — Peut-être qu’il s’agit d’une arme déclenchée par des
terroristes. Un truc dans le genre.
     — Non, dit Jenni avec fermeté. C’est bien des zombies.
     Sa compagne lui lança un regard songeur.
     — Je suis d’accord, ils ressemblaient à des zombies.
     — C’est des zombies, insista Jenni.
     Il fallait que Katie accepte la vérité.
     La jeune femme blonde se concentra sur la route, et elle
laissa s’écouler plusieurs secondes avant de dire :
     — Que ce soient des zombies ou autre chose, ils ne
devraient pas exister dans un monde rationnel, normal. C’est
comme si, d’un seul coup, on venait d’être projetées dans un
film d’horreur.

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TANDIS QUE LE MONDE MEURT

    — Un film de Romero, approuva Jenni avant de froncer les
sourcils. Mais les zombies ne sont pas censés se déplacer aussi
vite. Ils sont toujours lents. Très lents.
    Elle se souvenait de sa terreur quand elle avait dévalé
l’escalier pour échapper à Lloyd. Elle n’avait pas eu le temps
de réfléchir, elle n’avait pu que fuir. Une vraie chance qu’il ait
semblé ne pas savoir comment ouvrir la porte d’entrée et qu’il
soit resté à la marteler de l’intérieur.
    — Pourquoi tu dis ça ?
    — Dans les premiers films, ils se déplacent lentement.
Lloyd adorait regarder ces films. Moi, ça me faisait peur, mais il
me forçait à les regarder, ajouta Jenni en se mordillant la lèvre
inférieure. Si les films disent vrai, il ne faut pas se faire mordre.
    Elle posa sur Katie un regard soudain méfiant.
    — Tu n’as pas été mordue, hein ?
    Katie la dévisagea si longtemps que cela en devint presque
effrayant.
    — Non, bien sûr ! lâcha-t-elle enfin. Et toi ?
    Jenni soupira de soulagement.
    — Non plus.
    Mais il s’en était fallu de peu. Lloyd avait presque réussi à
la saisir. C’est alors que Mikey avait fait demi-tour en hurlant :
« Laisse maman tranquille ! ». Elle se couvrit le visage d’une
main. Elle s’efforçait de ne pas se rappeler la peur horrible
qu’elle avait éprouvée alors qu’elle hurlait à son fils de courir
et se précipitait pour sortir de la maison.
    Comment la porte s’était refermée si vite derrière elle, elle
l’ignorait. Peut-être l’avait-elle poussée. Ou bien Mikey. Peut-
être même qu’en agrippant son fils Lloyd l’avait claquée. Quoi
qu’il en soit, elle s’était retrouvée seule dehors.
    — Comment tu m’as trouvée ?
    — Je me suis perdue dans ton quartier en essayant de
rejoindre le périphérique. J’ai entendu tes cris, et puis je t’ai
vue sur la pelouse, devant ta maison.
    C’était donc aussi facile, aussi simple que cela, la diffé-
rence infime entre la vie et la mort. Jenni étudia son reflet

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RHIANNON FRATER

dans le rétroviseur extérieur. Ses yeux lui parurent trop
grands, comme écarquillés. Et elle était livide.
    — Je crois que je suis en état de choc, dit-elle.
    — Comme tout le monde, répondit Katie d’une voix sèche,
amère, avant d’enchaîner, d’un ton radouci : Ça a été dur de voir
ma femme comme ça, mais toi, tes enfants… (Elle tendit la main
et saisit celle de Jenni dans un geste d’empathie.) Je ne peux
même pas imaginer ce que ça peut faire de perdre ses enfants.
    Jenni s’accrocha à Katie, reconnaissante de cette preuve
de gentillesse. Elle se fichait complètement que Lloyd soit
mort… ou non-mort… mais les enfants… C’était plus dur.
Beaucoup plus dur. Ils étaient tellement doux, et innocents, et
qu’ils meurent de cette façon… Elle ne voulait plus y penser.
Elle ferma en toute hâte son esprit à ces images.
    Elle avait envie de questionner Katie sur sa compagne,
cette femme magnifique sur le fond d’écran du téléphone,
mais elle n’osait pas demander. Elle craignait que Katie la
croie intolérante et retire cette main qui la réconfortait.
    — Merde !
    Katie lâcha Jenni, tourna brusquement le volant vers la
gauche et freina en catastrophe. Les deux femmes furent
projetées en avant et stoppées douloureusement par les cein-
tures de sécurité.
    Une voiture était arrêtée sur le bas-côté droit de la route.
Près du véhicule, un homme couvert de sang se tenait immo-
bile. Il regarda dans leur direction, l’air hébété, puis quelque
chose sembla se déclencher subitement en lui. Il tendit les
bras et se mit à courir vers elles.
    Katie changea rapidement de vitesse et le pick-up fonça. La
main de l’homme claqua durement sur le flanc de la carros-
serie et elles entendirent le crissement de ses ongles avant de
lui échapper.
    Jenni se contorsionna sur son siège pour regarder par la
vitre arrière. L’homme courait derrière elles, en faisant de
grands mouvements avec ses bras et en crachant.
    — On va à quelle vitesse ?

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TANDIS QUE LE MONDE MEURT

    — Cinquante, répondit Katie. Il s’accroche.
    L’homme poussa un hurlement quand ses jambes se déro-
bèrent soudain et s’effondra sur l’asphalte.
    Katie freina aussitôt et regarda en arrière.
    — Pourquoi tu t’es arrêtée ?
    — Je veux voir si ce que je pense est vrai.
    Jenni observa l’homme qui se remettait péniblement
debout, regardait autour de lui, repérait le pick-up et commen-
çait à boitiller dans leur direction.
    — Là, c’est vraiment comme ça qu’ils sont censés être !
s’exclama Jenni en décochant un sourire triomphal à Katie.
    Celle-ci se mit à rire nerveusement.
    — Il s’est déboîté les genoux ! Je pensais aussi que c’était
ce qui se passerait, mais je voulais en être sûre. Ce ne sont pas
des créatures surhumaines. On peut toujours les blesser.
    Elles hurlèrent à l’unisson quand une gueule bardée de
crocs apparut devant la vitre arrière.
    — Oh, merde ! s’écria Jenni.
    — Oh, mon Dieu ! C’est un chien, constata Katie avec sou-
lagement.
    Le berger allemand les regardait fixement. Apparemment,
il était un peu assommé.
    Katie ouvrit sa portière pour observer le plateau du pick-
up. Une caisse de transport en carton était fixée avec des
tendeurs à la grosse boîte à outils rivée sous la vitre arrière.
Un coin de la caisse avait été grignoté, et un jeune chien se
tenait devant elle sur des pattes flageolantes.
    Jenni s’était penchée sur le siège conducteur et regardait
à l’extérieur.
    — Euh, le zombie…
    Katie releva la tête et vit que l’homme avançait obstiné-
ment vers eux, d’un pas traînant.
    Jenni ramassa le fusil de chasse sur le plancher du véhi-
cule et le tendit à Katie.
    — Tire-lui en pleine tête. C’est comme ça que ça marche,
dans les films.

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RHIANNON FRATER

     Katie la regarda d’un air interloqué, puis elle reporta son
attention sur l’homme.
     — Je ne peux pas.
     Elle lui rendit l’arme et tendit la main vers le chien.
     — Allez, viens ici. Viens.
     Le chien s’avança lentement vers elle et elle le prit dans ses
bras. Elle le tint serré contre elle pour le glisser dans l’habitacle,
puis ramassa les documents scotchés sur la caisse en carton.
     Pendant ce temps, Jenni était descendue du pick-up. La
mine sévère, elle ôta la sécurité du fusil, arma, épaula et
attendit. L’homme zombifié gémit en levant les bras vers elle.
Pendant un instant, il ressembla étonnamment à Lloyd.
     Elle pressa la détente.
     Le corps décapité s’écroula sur la route.
     — Putain, mais qu’est-ce que tu viens de faire ? lui lança
Katie, choquée.
     — Bah, il faut les tuer, répondit Jenni.
     Katie ouvrit la bouche pour dire quelque chose, la referma,
se réinstalla en silence derrière le volant et claqua sa portière.
     Jenni remonta à son tour dans le pick-up et remit la sécu-
rité du fusil.
     — On ne tue pas, dit enfin Katie d’une voix enrouée, l’air
vraiment secouée. On ne peut pas les tuer.
     — Tu en as écrasé plusieurs qui nous attaquaient, en ville,
fit remarquer Jenni.
     — J’ai paniqué. Je…
     Jenni soupira tristement. Elle avait besoin que Katie
se montre courageuse. Elle avait besoin que cette blonde
endosse le rôle de la femme forte. Abattre le zombie ne l’avait
nullement dérangée, et elle recommencerait sans plus d’état
d’âme, mais c’était à Katie d’être la meneuse. Jenni ne se
sentait pas capable de les guider.
     Katie caressa le chien en scrutant le visage de sa passagère
un long moment.
     — On en reparlera plus tard, finit-elle par dire. Pour l’ins-
tant, il nous faut de l’essence.

                                 32
TANDIS QUE LE MONDE MEURT

    Elle parcourut les papiers du vétérinaire rapidement, sans
cesser de gratter le chien derrière les oreilles.
    — Quant à Jack ici présent, eh bien… Il faut qu’on le garde
avec nous. Ce pauvre chou vient d’être opéré. Une bonne
chose qu’il ait été dans les vapes pendant la majeure partie
de notre fuite.
    Elle frotta son front contre le museau de l’animal avant de
déposer un baiser au-dessus de ses yeux.
    — Jack ? répéta Jenni avec un sourire. J’aime bien ce nom.
    Elle entoura le chien de ses bras et l’installa sur ses cuisses.
    — C’est ce que disent les papiers du véto. Jack Horton. Son
père humain était le révérend Horton. C’est l’homme qui m’a
sauvé la vie. Jack et le révérend vivaient en dehors de la ville,
près du lac.
    — C’est un chouette nom.
    Katie ébaucha un sourire.
    — Bon, prochaine étape : la station-service. On prend de
l’essence, à manger, des provisions, et on continue de tracer la
route jusqu’à ce qu’on décide de notre destination. Ça te va ?
    — Ouais, répondit Jenni.
    Elle serra le chien contre elle et soupira de contentement.
    Katie avait repris les rênes.
    Tout se passerait bien.

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