Topicality of Musical Universals / Actualité des Universaux musicaux
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1 Topicality of Musical Universals / Actualité des Universaux musicaux Sous la direction de Jean-Luc LEROY Leroy, J.-L. (dir.) (2013). Topicality of Musical Universals / Actualité des Universaux musicaux. Paris, France : Éditions des archives contemporaines. Additional contributions / Contributions supplémentaires au livre
2 Contents / Sommaire 1. Les UST sont-elles des universaux ? Marcel FRÉMIOT ……………………………………………………………… 3 2. Proportions in Motion Marina KORSAKOVA-KREYN …………………………………………………. 6 3. L‘intonation et le geste expressif : de l‘héritage d‘Assafiev vers une théorie générale de l‘expression artistique Georges BÉRIACHVILI ……………………………………………………….. 12 4. Musical Universals and the Ontological Unity of Music Piotr PODLIPNIAK ……………………………………………………………. 33 5. Musique, émotion et temps. Le principe d‘équivalence amodale du ressenti Leticia CUEN …………………………………………………………………… 40 6. Links between music and shape: style-specific; language-specific; or universal? Helen M. PRIOR ………………………………………………………………… 52
3 Marcel FRÉMIOT Laboratoire Musique et Informatique de Marseille (MIM) - France 1. Les UST sont-elles des Universaux ? Pour prétendre attribuer aux UST le qualificatif d‘universaux, deux explorations (pour le moins) paraissent essentielles à mener. (1) Une exploration sur le terrain intellectuel à partir des descriptions données par le MIM dans son ouvrage de référence : Les Unités Sémiotiques Temporelles. Eléments nouveaux d’analyse musicale. Ces descriptions sont essentiellement morphologiques. En quoi manifestent-elles, chacune, un déroulement temporel particulier ? En quoi ces déroulements relèvent-ils de caractères universaux ? (2) Une exploration sur le terrain des répertoires musicaux extra-européens. Ces répertoires confirment-ils ce qu‘à montré, au long des analyses, la musique dite « occidentale », seule étudiée jusqu‘à présent ? Ces investigations sont parfois brouillées par certaines hésitations du temps de leur découverte. Fallait-il les dire « sémiotiques » ou « sémantiques ». Les dénominations qui leur ont été données peuvent être, au premier abord, ambiguës. « Chute », par exemple, peut paraître étrange concernant une Unité Temporelle ; « Sur l‘erre » pourrait convenir à un marin marseillais, mais qu‘en est-il à Oulan Bator ? Bien des critiques, voire des refus, opposés aux UST en tant qu‘universaux, viennent d‘une méconnaissance de la conception qu‘en ont leurs « découvreurs » du MIM. Les dénominations, tout d‘abord, ont été conçues comme des « étiquettes » ; celles-ci plus conviviales que des « a, b, c, etc. », abstraits, ou que des « 1, 2, 3, etc. », inclinant à croire à un ordre hiérarchique. Les UST ne sont pas des unités sémantiques. L‘Unité montre une sémiologie particulière. Celle-ci est exprimée, par convenance, par l‘étiquette. À ce stade, il n‘est pas encore question de sens. Le sens précis, s‘il en existe un, sera acquis par la figure sonore dans le contexte de l‘œuvre. Les UST sont des Unités sémiotiques. Pour évaluer en quoi les UST peuvent être dites « universaux », d‘autres incompréhensions sont à lever. Certains opposent qu‘il y a impossibilité fondamentale à trouver des universaux en musique par le seul fait d‘une incapacité des oreilles occidentales à percevoir plus petit que le demi-ton, contrairement à d‘autres cultures musicales. C‘est là faire fi, par exemple, des œuvres dites des « durezze » du 17e siècle et des différents tempéraments
4 du 18e siècle, de Wyschnegradsky et des musiques spectrales au 20e siècle, tous du répertoire occidental. C‘est surtout faire fi, fondamentalement, du fait que si les UST parcourent le monde sonore, elles n‘ont que faire de la dimension du pas qu‘elles peuvent emprunter. Les UST ne sont liées à aucun système d‘organisation des hauteurs. Plus importante est l‘affirmation de l‘incapacité « de la dynamique du temps à dégager des règles structurantes ». Cela me rappelle les dires de René Leibowitz lors de ses cours de dodécaphonisme. De fait, s‘il était possible pour compter jusqu‘à douze d‘ajouter quatre à trois puis à cinq, ces séquences irrégulières n‘étaient jamais porteuses de temporalité. Faut-il, ici, faire fi de l‘ars mensurabilis des 13e et 14e siècles, faire fi de la sémantique même dégagée grâce à la dynamique de cet art dans la Messe de Guillaume de Machaut ? Quoiqu‘il en soit, la temporalité des UST n‘est pas celle des musiques mesurées. Les UST ne sont liées à aucun système métrique ni à aucun système rythmique. Autre argument opposé à l‘existence d‘universaux en musique : certains peuples n‘ont pas le mot « musique » dans leur vocabulaire ; ils n‘ont, par exemple, que « lamentation »… À ce compte, nous ne connaîtrons que fort peu de « musique », du répertoire dit « grégorien » à nos jours. Mais qu‘importe ; rien ne nous empêche de recherche des UST dans ce que certains appellent « musique » puis de constater que nous trouvons aussi des UST dans les répertoires non dits « musicaux ». Les UST ne sont pas des unités « sonores » ni des unités « musicales ». La nature des UST les situe au-delà des différences de civilisation, de complexes sonores, d‘ambitus, d‘échelles et autres. Le colloque MIM/IDEAC de 2005 (dont les actes ont été publiés dans la collection Musique/Sciences de l‘IRCAM sous le titre Vers une sémiotique générale du temps dans les arts) a montré que l‘on retrouve les UST dans d‘autres disciplines que la musique. Les UST ne sont pas des unités « musicales ». Les UST sont des unités complexes dépassant les éléments acoustiques qui, dans le cas de la musique, les manifestent. Ces UST sont observées dans toute création musicale. C‘est dire qu‘elles sont au-delà de toute règle de composition. Un rappel historique est nécessaire. C‘était au CNR de Marseille, en classe de musique électroacoustique. Avec quelques étudiants avancés, nous cherchions ce qui pouvait justifier les avis, négatifs ou positifs, face à un exercice, voire une œuvre de ce répertoire, avis plus crédibles que la sensibilité d‘un enseignant ou les intentions du créateur. Il ne pouvait être question de tonalité, de thème, de motif, de rythmique style Dannhauser ou autre. Même le Traité des objets musicaux de Schaeffer (dont nous étions pourtant tous imprégnés) ne nous paraissait d‘aucun secours. Point de départ de nos travaux : essentiellement, la musique est un
5 art du temps. Nous avons obtenu de François Delalande d‘être notre directeur de recherche. Résultat des travaux : les Unités Sémiotiques Temporelles. Au cours de cette recherche, nous nous sommes aperçus que cet outil d‘analyse, conçu pour la musique concrète et la musique électroacoustique, pouvait être utile également pour la musique à notes. Chacun conçoit dès lors qu‘il faille, si l‘on veut éviter bien des égarements, adopter ici une attitude d‘écoute particulière. Notre attention sera orientée vers la façon dont les éléments sonores se déroulent dans le temps : − accélèrent-ils ? Mais aussi : comment accélèrent-ils ; d‘une façon linéaire ou logarithmique ? − ralentissent-ils ? Mais aussi : comment ralentissent-ils ; linéairement ou logarithmiquement ? − apparaissent-ils à espacement régulier ? Mais aussi, d‘une façon rapide ou lente ? − observons-nous des événements qui perdurent ? Mais aussi sans variation ou avec de légères variations ? − observons-nous que plusieurs de ces comportements sont associés en une même Unité ? Mais aussi : dans quelles proportions de durée les uns par rapport aux autres ? − observons-nous plusieurs démarches temporelles superposées ? Mais aussi : sont-elles alors contradictoires ou non les unes par rapport aux autres ? Toutes ces manières d‘être correspondent à des expériences corporelles et quasi quotidiennes de tout un chacun. Cela couronnant toutes les argumentations précédentes, ne permet-il pas de parler d‘Universaux ? N.B. On trouvera des exemples sonores sur le site du MIM :
6 Marina KORSAKOVA-KREYN 2. Proportions in Motion The Pythagorean intervals—the intervals of an octave, a fifth, and a fourth—are the most important among the artistic universals (fig. 1). They have been recognized and cherished for their pleasing qualities since antiquity. When heard on their own, the Pythagorean intervals are perceived as consonant and stable. An explanation of these perceptual qualities should be found at the intersection of physics of sound and neurophysiology of hearing. fourth (4/3) ↓ ↑ ↑ tonic fifth (3/2) octave(2/1) I IV V I Figure 1 − Pythagorean intervals define scale steps for triads in the principal formula of tonal harmony: Tonic (I), Subdominant (IV), Dominant (V), Tonic (I). To the human ear, a single musical sound appears as a melodic ‗particle.‘ In reality, each naturally produced sound hides a ‗tail‘ of harmonics or overtones (fig. 2). In each of the Pythagorean intervals, the two tones share their strongest overtones (counting octave equivalence). It is possible that this sharing of essential information results in a greater economy of neuronal cost of processing for the Pythagorean intervals as compared with the dissonant intervals. Some studies (Langner, 1997; Bidelman & Krishnan, 2009) offer indirect support for this hypothesis, which connects psychophysics with neurophysiology. The pleasing qualities of the Pythagorean intervals can be also explained in terms of tonal stability. The dominating tonal schema of our time is the diatonic scale, in which the first tone is a center of stability, or a point of zero potential tonal energy, to which all other tones are attracted with varying intensities (fig. 3). A useful visual model for our intuitive sense of tonality is our intuitive sense of gravitation. We expect tonal stability at the end of the authentic cadence (from the Latin cadentia—‗falling‘) the same way we expect a heavy object to fall downward. A simple melody—a sequence of stable and unstable tones that
7 concludes with tonal stability—is akin to the trajectory of a ball rolling downward. However sophisticated the ball‘s path is, the main vector of motion is pointed downward—toward stability. fourth fifth octave Figure 2 − Pythagorean intervals are formed by the strongest overtones in the beginning of the harmonic series. B C B C Figure 3 − In the C major scale, the tonic—C—is at the lowest point of the ‘potential’ tonal energy. In a given diatonic scale, the eight principal melodic intervals, from a unison (1) to an octave (8), are made up of a tonic and each of the steps of the scale. These intervals differ in stability. Those that make up a tonic triad (a unison, a third, and a fifth) are sensed as the stable ones, while the major seventh, formed by a tonic and a leading tone, is the least stable. A dissonant and highly unstable melodic interval such as a tritone has greater tonal ―potential energy‖ than the stable fifth which embraces a tonic triad. The gradient of instability (potential tonal energy in the tonal force field) can be explained as the gradient of the neural cost of processing. Therefore, music—conceived of as a pattern of tonal stability and instability—might actually be a pattern of neural cost of processing. Perhaps our perception of tonal hierarchy is determined by the difference in neural cost of processing for the elements that make it up. We can imagine a musical composition as a pattern of distribution of potential tonal energy within a phenomenal space of tones (Scruton, 1997), and we can think about melodic patterns in terms of the neural cost of auditory processing. Although the primordial tonal system of reference most likely originated in the ‗hidden‘ dimension of overtones, an overtone-based scale is not with us any longer. The
8 harmonic series performed its magic eons ago by giving humans a sense of tonal hierarchy, but in a present-day diatonic scale the hidden dimension of overtones is violated by systematic deviations from the overtone-based purity of the melodic intervals of the scale. These deviations were dictated by the melodic and harmonic development that led to the formation of tonal or triadic space. Triad-based harmony (Schoenberg, 1954/1969; Lerdahl, 2001) only became a widespread practice a few centuries ago, with the introduction in Western music of a tempered scale that permitted the invariance of melodic intervals across a clavier. This invariance is a necessary condition for tonal reorientation (tonal modulation), in which a scale is restored on a different tonal center. The freedom to modulate became vital for the practice of polyphony and the development of the sonata allegro form. The extreme case of the tempered scale is twelve-tone equal temperament, which smoothes out a tonal chromatic scale by applying a standard ratio (twelfth root of two) of frequencies between two adjacent semitones (fig. 4). Equal temperament creates a universality of tones with regard to tonal modulation and thus allows modulation to any of the twelve minor and twelve major keys within the same composition. By destroying the purity of the fifths and fourths, the evolution of artistic tonal space resulted in sonic ugliness. In compensation, music acquired new and fantastic opportunities. Musical architectonics became the greatest beneficiary of tempering. The fact that we have adapted so well to the tempered scale speaks for our perceptual flexibility—and for a greater importance of the perceptual schema per se. It is possible that our mind is interested first and foremost in the detection of some system of reference, if this allows for the capture of a meaningful pattern, and that distortions in the system can be overlooked during the integration of information (gestalt). The idea of a dynamic tonal field in music resonates strongly with a concept of neurodynamics in affective neuroscience. Our ‗archaic model‘ of emotional processing (Korsakova-Kreyn, 2009) draws on the theories of McLean (1990) and Panksepp (2004) and on a concept of embodied cognition (Damasio, 1994; Craig, 2009). The archaic model suggests that the main morphological principle of music—perceived tension—mimics (and embodies) the most primitive reactions of the living organism to its environment. These primitive reactions are tension and release. Central to the archaic model is Panksepp‘s idea of the ‗virtual self‘ in the paleo-mammalian human brain, which integrates the minute reactions of the living organism to internal and external changes. From the perspective of ‗waves of tension and release‘ (Krumhansl, 1997), music can be explained as a sequence of tonal events that induce emotion by imitating the dynamics of integration of the patterns of somato- and
9 viscero-motor information. The ‗gut-felt‘ sensations are not emotions; however, their artfully controlled pattern can trigger emotional responses that can occur at different levels in the psychophysiological system. Figure 4 − Logarithmic representation of the equal temperament scale, R = 2 n/12, where R is the spiral radius, or distance from the center to the spiral, and n indicates steps in the 12-step chromatic scale (0 for C, 1 for C#, 2 for D, and so on). This is an example of homothetic growth (change in size and not in shape), which is important in living growth. In the consonant intervals we find the unification of pleasing sound, the simplicity of mathematical proportions expressed in small integers, and the commonality of the strongest overtones. If we accept the hypothesized gradient of neuronal cost of auditory processing, then we obtain a simple explanation for the perceptual comfort associated with the ‗relaxed‘ and ‗cost-efficient‘ consonant as opposed to the ‗tensed‘ dissonant, which demands more neural resources for processing. The Occam's razor solution to the puzzle of perceived sonic pleasure or discomfort in melodic intervals is perhaps that our neuropsychology simply follows the path of least resistance. In phenomenal tonal space—in the dynamic field of tones—the consonant Pythagorean intervals appear as reference elements for the nonconsonants. In music, a stream of stable and unstable auditory compounds arrives to our perception as sound proportions in motion. The Pythagorean intervals are not music per se but the important constituents of artistic space. They allow the rational agency to create intuitive melodic thinking in the acousmatic world, which we know as music.
10 References Bidelman, G.M. & Krishnan, A. (2009). Neural correlates of consonance, dissonance, and the hierarchy of musical pitch in the human brainstem. Journal of Neuroscience, 29 (42), 13165- 13171. Craig, A.D. (2009). How do you feel—now? The anterior insula and human awareness. Nature Reviews Neuroscience, 10, 59-70. Damasio, A. R. (1994). Descartes’ error: emotion, reason and the human brain. New York, NY: Grosset/Putnam. Feynman, R. P. (1970), The Feynman Lectures on Physics. New York, NY: Addison Wesley Longman. Florenskii, P. A. (1925/1993). Analiz prostranstvennosti i vremeny v khudozhestvenno-izobrazitelnom iscusstve [Analysis of space-ness and time in fine arts]. Moscow, RF: Progress. Ghyka, M. (1946). The Geometry of Art and Life. New York, NY: Dover. Jordan, D.S. & R. N. Shepard (1987). Tonal schemas: Evidence obtained by probing distorted musical scales. Perception and Psychophysics, 41 (6), 489-504. Korsakova-Kreyn, M. (2009). Affective Response to Tonal Modulation. Doctoral Dissertation, The University of Texas at Dallas. Krumhansl, C.L. & Kessler, E. (1982). Tracing the dynamic changes in perceived tonal organization in a spatial representation of musical keys. Psychological Review, 89, 334-368. Krumhansl, C. L. (1997). An exploratory study of musical emotions and psychophysiology. Canadian Journal of Experimental Psychology, 51, 336-352. Langner, G. (1997). Temporal Processing of Pitch in the Auditory System, Journal of New Music Research, 26,116-132. Lerdahl, F. (2001). Tonal Pitch Space. Oxford, UK: Oxford University Press . Lerdahl, F. & Krumhansl, C. L. (2007). Modeling Tonal Tension. Music Perception, 24(4), 329-366. MacLean, P.D. (1990). The Triune Brain in Evolution: Role in Paleocerebral Functions. New York, NY: Springer. Moller, A. R. (2000). Hearing: Its Physiology and Pathophysiology. New York, NY: Academic Press. Nabokov, V. V. (1981). Lectures on Russian literature. Ed. Bowers, E., A Harvest Book. Panksepp, J. (1998). The periconscious substrates of consciousness: Affective states and the evolutionary origins of the SELF. Journal of Consciousness Studies, 5, 566-582. Panksepp, J. (2004). Affective Consciousness and the Origins of Human Mind: A Critical Role of Brain Research on Animal Emotions, The Triune Mind. Impulse, web source: http://www.psykologi.uio.no/impuls/PDF/Panksepp_Impuls_03_2004.pdf Schellenberg, E. G., Trehub, S. E. (1996). Natural music intervals. Evidence from infant listeners. Psychological Science, 7, 272-277.
11 Schoenberg, A. (1954/1969). Structural Functions of Harmony (trans. L. Stein). New York, NY: W. W. Norton and Company. Schulter, M. (1998). Pythagorean tuning and medieval polyphony. Web source: www.medieval.org/emfaq/harmony/pyth.html Scruton, R. (1997). The Aesthetics of Music. Oxford, UK: Oxford University Press. Trainor, L.J. (2004). Are there critical periods for music development? Developmental Psychobiology, 46262-46278.
12 Georges BÉRIACHVILI 3. L’intonation et le geste expressif : de l’héritage d’Assafiev vers une théorie générale de l’expression artistique 1. L‘expérience du geste expressif accompagne sûrement la vie de la plupart des gens. Car il s‘agit de quelque chose qui tient à l‘essence même de la musique et de l‘art en général. Cependant, et curieusement, il est rare que cette expérience soit réellement intégrée au sein d‘une conception théorique ou esthétique de la musique. Le plus souvent les théories en sont totalement ou quasi-totalement détachées, ou bien elles la sous-tendent sans en rendre compte explicitement. De ce point de vue, la théorie de l‘intonation occupe une place tout à fait exceptionnelle. Développée par Boris Assafiev (1884-1949) et Boleslav Yavorski (1877- 1942), elle semble représenter un cas unique dans l‘histoire de la musique, en ce sens que l‘expérience du geste expressif est non seulement incorporée dans la pensée théorique, mais qu‘elle se retrouve à la base même de l‘appareil conceptuel recouvrant tous les niveaux, du général (fondements de l‘art musical, son fonctionnement psychologique et sociologique) jusqu‘au technico-analytique (mélodie, harmonie, analyse des formes...). Le concept de « geste expressif » sur lequel je travaille depuis plusieurs années représente un prolongement du concept assafiévien d‘intonation. Je vais donc commencer par exposer les principaux aspects de la théorie de l‘intonation, toujours très peu connue dans la musicologie française1. Ensuite, j‘aborderai le geste expressif dans une perspective qui le reliera avec la problématique des universaux en musique. 1 Ce bref exposé ne saura évidemment prétendre à une exhaustivité. Je me bornerai aux éléments essentiels qui mèneront directement au vif du sujet.
13 2. Il faut dire d‘emblée que la théorie de l‘intonation n‘a jamais été formulée comme un tout achevé. Assafiev n‘a cessé d‘approfondir et de peaufiner ses idées durant toute sa vie, en les exprimant souvent dans un style quasi-improvisé et assez peu systématique. Ses thèses sur la notion d‘intonation sont exposées de manière relativement concentrée dans le livre Intonation, deuxième partie de la Forme musicale comme processus (Assafiev, 1971). Or, ce texte ne représente qu‘une partie du « work in progress » assafiévien, qui comporte également plusieurs autres axes importants de réflexion : la conception dynamico-processuelle de la forme, la théorie du « symphonisme » ou encore l‘approche analytique de l‘histoire de la musique, tous ces domaines étant intimement liés et difficilement séparables de la théorie de l‘intonation à proprement parler. Quant à Yavorski, le concept d‘intonation apparaît chez lui dès 1908, c‘est-à-dire avant Assafiev qui reconnaissait d‘ailleurs son influence. Mais Yavorski n‘a consacré aucun texte spécifique à la théorie de l‘intonation, de sorte que ses idées à ce sujet restent disséminées dans différents livres, articles et manuscrits. Ajoutons enfin que la théorie de l‘intonation, adoptée par la musicologie soviétique, a servi de référence au travail de plusieurs générations de chercheurs. Dans le corpus accumulé, on trouve de brillantes études théoriques, historiques et ethnomusicologiques, mais il n‘y a aucun ouvrage qui opérerait une véritable synthèse. 3. À l‘origine de cette théorie, l‘un des traits les plus attirants est son effort pour saisir l‘essence même de l‘art musical. Pour ses fondateurs, la réponse est l’intonation. La musique est un phénomène non simplement sonore, mais « intonationnel ». Selon la célèbre formule d‘Assafiev (1971, p. 344), « la musique, c‘est un art du sens intoné ». Pour comprendre les implications profondes de cette définition, il faut considérer le concept d‘intonation dans toute sa complexité. En première approximation, on peut en distinguer deux acceptions : l‘intonation au sens étroit et l‘intonation au sens large. Par intonation au sens étroit, on entend une sorte de lexème de la musique. Comme le note Yavorski (manuscrits inédits, cité par Aranovski, 1980, p. 101), « l‘intonation, c‘est une unité signifiante de la segmentation du discours musical ». Dans la pratique, cela correspond à ce que l‘on peut appeler une « tournure » musicale. Il s‘agit essentiellement des tournures
14 mélodiques, envisagées avec leurs profils rythmique et éventuellement harmonique. Le terme fréquemment employé dans ce sens est celui de « rythmo-intonation ». C‘est cette acception qui a été le mieux assimilée aussi bien par la musicologie soviétique que par les écoles de l‘Europe de l‘Est, notamment en Hongrie, en Tchécoslovaquie et en Pologne. Elle ouvre la voie à des approches analytiques d‘une grande efficacité et souplesse, notamment à une analyse de type sémantico-étymologique, qui met en lumière les origines des composantes intonationnelles de différents styles (ou œuvres) et qui parvient ainsi à dévoiler leur mémoire « génétique », leurs implications esthétiques ou socio- historiques. Dans cette démarche, un rôle important revient à la notion de genre musical, qui matérialise l‘ancrage sociologique de la musique et permet d‘analyser le conditionnement historique, social et psychologique des œuvres et de la création musicale en général 1. Le concept d‘intonation au sens étroit, chez Assafiev, sert de fondement à tout un éventail de développements, dont ceux qui sont liés aux concepts de « vocabulaire d‘intonations », de « crise d‘intonations » et de « ré-intonation ». Par « vocabulaire d‘intonations », Assafiev entend l‘ensemble des intonations courantes qui circulent dans une société (ou éventuellement une couche sociale) pendant une certaine période historique. C‘est la base de la « conscience intonationnelle » d‘une époque, fondée sur les fragments musicaux les plus répandus. Ces « moments mémorables » – fragments à travers lesquels s‘ouvre l‘accès vers la profondeur – représentent aussi bien des guides mnémoniques que des indices d‘appréciation et des critères de jugement. Mais ce qui est le plus important, c‘est qu‘en raison de leur réitération et de leur insertion dans la vie quotidienne, ils acquièrent une vie artistique autonome dans, pour ainsi dire, la tradition orale. On les entend partout, ils viennent à l‘esprit, ils ne sont pas des représentations abstraites mais des intonations vivantes. On ne peut pas les appeler formes, périodes, schémas, constructions, mélodies ou fragments. Ils se détachent des œuvres dont ils ont fait partie : ils deviennent des sortes de mots de la musique et leur dictionnaire pourrait nous renseigner sur les séquences sonores les plus concentrées et les plus aimées de telle ou telle époque. (Assafiev, 1971, p. 266-267) Le vocabulaire d‘intonations constitue le fond de l‘environnement musical nourrissant le travail des compositeurs, qui entretient avec lui un rapport d‘influence et d‘enrichissement 1 A titre d‘exemple, on peut citer le chapitre V du livre Intonation (Assafiev, 1971, p. 286-289) où Assafiev analyse les caractéristiques de l‘ancien genre de Kant – chant choral solennel connu en Russie depuis la seconde moitié du 16e siècle. Dans ce chapitre, le chercheur montre comment ces caractéristiques s‘infiltrent dans l‘œuvre de Glinka et de Beethoven entre autres, en déterminant les spécificités intonationnelles, sémantiques et constructives de certaines œuvres, comme le dernier mouvement de la Cinquième symphonie et l‘Ode à la joie.
15 mutuels. De cette notion découle directement la possibilité des approches sociologiques analysant les facteurs de la popularité des œuvres ou des styles, de leur propagation, du conditionnement socio-psychologique de leur émergence et de leur contenu. D‘après Assafiev, les intonations représentent le reflet de la société. De la sorte, les changements des conditions socio-historiques sont à l‘origine des « crises d‘intonations ». Ces crises, liées également à l‘« usure » des intonations, déclenchent et incitent la recherche de nouveaux moyens d‘expression, d‘intonations plus fraîches répondant mieux à l‘esprit de l‘époque. Lors de ces périodes de mutation, on peut notamment observer ce qu‘Assafiev appelle la « ré-intonation » – nouvelle « prononciation » des intonations déjà répandues –, ainsi que des processus de migration des complexes intonationnels et leur assimilation dans de nouveaux contextes. La mise en lumière de processus historiques de ce type ainsi que l‘analyse de leurs incidences sur le contenu et la structure des œuvres concrètes, représente un aspect particulièrement impressionnant de la méthode assafiévienne. Du fait d‘avoir développé cette approche, et d‘avoir mis en valeur la composante sémantique dans ses analyses, Assafiev est souvent considéré comme un précurseur des approches d‘inspiration sémiologique, répandues à partir des années 1970. Cela concerne tout spécialement les démarches s‘appuyant sur le concept de « topique » lancé par Leonard Ratner (1980). Les analyses basées sur ce concept ressemblent effectivement aux analyses assafiéviennes et à celles de ses successeurs. Il faut noter pourtant que le concept de topique n‘est pas l‘équivalent de l‘intonation. Par rapport aux usages de la musicologie russe, il se situe à mi-chemin entre les concepts de genre et d‘intonation. Sachant qu‘il ne s‘agit pas de l‘intonation en général mais seulement de l‘intonation au sens étroit, qui est une sorte de réduction de l‘intonation au sens large à un objet plus « matériel ». 4. Quelles sont donc les contours de la notion d‘intonation au sens large ? Commençons par le fait qu‘à l‘origine de ce concept on trouve un terme courant de la pratique musicale : l‘intonation au sens de l‘enchaînement juste ou faux de deux ou plusieurs hauteurs. Une nuance importante doit cependant être soulignée : pour Assafiev, il s‘agit toujours de la « réalisation active de l‘enchaînement, qu‘il se fasse par le biais de l‘audition interne, de la voix ou de l‘instrument de musique ». Selon le chercheur, « l‘intonation, c‘est un facteur primordial : un enchaînement sonore doté d’un sens, et non un simple constat d‘un écart par rapport à la norme (émission juste ou fausse) » (Assafiev, 1971, p. 198).
16 C‘est-à-dire que la production mécanique des intervalles, même s‘ils sont acoustiquement justes, ne peut pas être qualifiée d‘intonation. Nikolaï Pereverzev dans son livre L’intonation de l’interprète (1989) donne une définition simple : « L‘intonation, c‘est la reproduction des intervalles basée sur le fonctionnement de l‘audition interne » (p. 7). Ainsi, même un pianiste ou un organiste, jouant des instruments au son « préfabriqué », peuvent « intoner », dans la mesure où la musique naît de leur intention expressive interne. Car l‘intonation ce n‘est pas la production des sons mais la production du sens expressif par le biais des sons. Pour Assafiev la notion d‘intonation est étymologiquement associée aux mots Ton (allem.) 1 et tonus – au sens de tension nécessaire à l‘expression. Comme le note Yavorski, « L‘intonation, c‘est une fonction de l‘expression » (Yavorski, manuscrits inédits, cité par Aranovski, 1980, p. 100). L‘expression, l’expressivité de l’expression, c‘est la clé de voûte du concept d‘intonation. Du même coup, à la différence de l‘intonation au sens étroit, qui se rapporte à un certain « objet » musical, l‘intonation au sens large ne saurait être limitée à des tournures concrètes. Ainsi, Assafiev parle parfois de l‘« intonation de timbre » exprimant un contenu affectif, un état d‘âme (Assafiev, 1971, p. 278-279). En outre, chez Assafiev, ainsi que chez Yavorski, on trouve l‘idée de l‘extension de l‘intonation à l‘échelle de la composition musicale tout entière : « En analysant une œuvre musicalement achevée, on peut dire avec certitude qu‘elle représente dans sa totalité une sorte de grande intonation avec une structure interne complexe. » (Yavorski, manuscrits inédits, cité par Aranovski, 1980, p. 102) ; « Qu‘est ce qu‘une chanson ? Une intonation laconique qui fonctionne à l‘intérieur d‘un "espace sonore" limité. Qu‘est ce qu‘une symphonie ? Deux ou trois intonations-thèses qui fonctionnent dans leurs attractions et répulsions mutuelles sur de vastes étendues sonores, sans perdre leur intensité (...) » (Assafiev, 1971, p. 223). Ainsi, du moment où l‘intonation est envisagée comme la composante proprement expressive du discours musical, on peut parler d‘une sorte de macro-intonation qui recouvre de grands segments de musique. Car ceux-ci possèdent, et c‘est connu depuis longtemps, un certain contour énergétique global au sein duquel s‘inscrivent par imbrication des unités plus 1 Ton (allem.) – son musical, contrairement au Klang – son (bruit).
17 petites jusqu‘aux motifs élémentaires. Le « sentiment » de la macro-intonation doit être associé à ce que les musiciens décrivent comme une saisie instantanée de l‘œuvre en tant que tout, en tant que forme vécue comme un « temps-fresque »1 synthétique, dans la mesure où pareille saisie implique non seulement l‘aspect constructif de l‘œuvre, mais également son « idée » expressive et son arc dynamique général. Là se trouve le point de convergence implicite entre la théorie de l‘intonation à proprement parler et la conception dynamique de la forme développée par Assafiev. Cette conception repose sur une formule simple – i : m : t (initium : movere : terminus) – que le chercheur introduit en considérant la musique en tant que mouvement. Toute construction musicale (phrase, période, grande section de l‘œuvre, pièce entière) se constitue comme une succession de phases – lancement, prolongation-développement et conclusion – qui se manifestent à différents niveaux hiérarchiques en créant éventuellement des réseaux dynamico-énergétiques complexes. Pour Assafiev, « la forme comme processus et la forme comme schéma cristallisé (ou plus précisément, comme construction) représentent deux facettes du même phénomène (...) » (Assafiev, 1971, p. 23). L‘association de l‘intonation avec l‘audition interne, que j‘ai évoquée plus haut, mérite ici une attention spéciale. Car l‘exemple de la saisie de la macro-forme expressive en dit long sur la nature du phénomène de l‘intonation. En effet, on peut observer que tout en étant liée à l‘activité de l‘audition interne, la représentation de la macro-forme se trouve au-delà des choses proprement audibles ; et il en est en quelque sorte de même pour l‘intonation à courte échelle. Dans l‘immédiateté du processus de l‘intonation, l‘audition interne précède l‘émission du son, elle l‘anticipe, la pré-entend, mais elle n‘est pas pour autant une hallucination auditive. Ce que le musicien entend « dans sa tête » n‘est pas identique à la sonorité physique. En réalité, il entend surtout un « projet » énergético-intentionnel de cette sonorité, où l‘aspect expressif, purement intonationnel, prime sur la matérialité du son. C‘est ainsi que l‘idée de l‘intonation en tant qu‘aspect spécifiquement expressif de la musique prend toute sa signification. Il est à noter que chez Assafiev lui-même on trouve des réflexions qui confirment l‘idée de la trame pré-sonore de l‘intonation. Par exemple, il parle de l‘intonation « muette » associée au geste instrumental ou plastique : [dans la musique instrumentale] le processus d‘intonation (...) en passant outre la parole, subit l‘influence de l‘« intonation muette » de la plastique et des mouvements du corps humain (y 1 Terme proposé par Christian Accaoui (2001).
18 compris le « langage » de la main), pour devenir (...) « discours musical », « intonation musicale ». (Assafiev, 1971, p. 211-212) ou encore : En tant que ligne générale de l‘évolution [de la construction des formes musicales], on observe (...) la tendance à la continuité de la sonorité, qui est le reflet de la tension continue dans le tonus du discours sonore humain, tension représentant le fondement de son expressivité émotionnelle. Cependant, cette tendance est en « conflit » permanent avec une autre tendance très puissante, celle qui vient du conditionnement du rythme musical (...) par les intonations « muettes » du geste, de la marche ou de la danse. (ibid., p. 352) 5. Là nous arrivons à l‘étape où à partir du concept d‘intonation, entendu comme le fond expressif des manifestations sonores « de surface », on peut introduire le concept de geste expressif qui recouvrira tous les domaines de l‘activité artistique. Mais avant d‘aborder ce sujet, il faut s‘attarder sur un moment important de la théorie de l‘intonation dont je n‘ai pas parlé jusqu‘à présent. Il s‘agit de l‘idée que l‘on trouve aussi bien chez Assafiev que chez Yavorski, selon laquelle l‘expression verbale et l‘intonation musicale remontent toutes deux à une source commune : « L‘intonation verbale et l‘intonation purement musicale sont les deux bras d‘un même flot sonore. » (Assafiev, 1971, p. 6-7) ; « L‘intonation représente dans l‘histoire la forme primitive de l‘expression verbale. » (Yavorski, manuscrits inédits, cité par Aranovski, 1980, p. 100) La voix humaine, son tonus, son timbre, ses rythmes de respiration, représentent les conditions primaires aussi bien pour l‘expression verbale que pour l‘expression musicale. L‘élément que partagent la langue parlée et la musique c‘est bien l‘intonation. Ce qui est alors remarquable, c‘est que le « contenu » exprimé par l‘intonation à travers l‘émission vocale n‘est appelé autrement que sens. Sur ce point chez les pères-fondateurs de la théorie de l‘intonation on trouve toute une série de réflexions. En voici quelques fragments, à commencer par la fameuse formule assafiévienne déjà citée : « La musique, c‘est un art du sens intoné. » (Assafiev, 1971, p. 344) ; « Pour s‘exprimer dans le sonore, la pensée devient intonation, elle s‘intone. » (ibid., p. 211) ;
19 « Le processus d‘intonation c‘est une activité de l‘intellect humain, une forme spécifique, ―imagée-intonationnelle‖ de la pensée. » (ibid., p. 336) ; « Laquelle des deux a apparu avant, la parole ou l‘intonation ? » (Yavorski, 1972, p. 447) « Ce ne sont pas les mots qui constituent la pensée. Les mots ne représentent que l‘une des possibilités qui permet à celle-ci de prendre forme à travers les spécificités de l‘art ―verbal‖ ; en outre, il reste indispensable que ces mots soient intonés. » (ibid., p.573) Les origines de la musique sont ainsi fermement associées à l‘expression vocale, alors que l‘intonation est considérée comme une manifestation de la pensée non-verbale ou pré- verbale. Dans les années 1980, plusieurs chercheurs russes (T. Radionova, V. Fomine, Y. Borev, V. Prozerski...) ont ébauché un rapprochement entre la théorie de l‘intonation et les développements en psychologie et neurolinguistique des grands scientifiques soviétiques Lev Vygotski, Alexandre Louria, Alexeï Léontiev. En confrontant les idées de ces derniers sur le fonctionnement de la pensée et du langage intérieur 1 avec les thèses assafiéviennes, ces chercheurs ont abordé l‘intonation comme le substrat de la pensée pré-verbale et ont également affirmé l‘équivalence entre l‘intonation et le geste. Ainsi, chez Radionova et Fomine (1986) l‘intonation est envisagée comme l‘élément proprement expressif de la gestique, de la mimique, de la pantomime et de la communication sonore. Cet élément, qui se trouve « aux origines des processus de la communication culturelle », représente en même temps le « générateur » de la pensée au niveau pré-verbal de sa formation (Radionova et Fomine, 1986, p. 194). En revanche, chez Prozerski (1988) le recouvrement des concepts est inversé : le geste se présente comme un phénomène communicationnel fondamental, alors que l‘intonation est vue comme une forme particulière du geste. Cette deuxième version me semble préférable et 1 En voici quelques éléments : « Le langage intérieur est au sens strict un langage presque sans mots » (Vygotski, 1997, p. 479) ; « Le processus de codage du message verbal, qui présuppose une transition entre la pensée et le discours déployé, commence par un schéma global de l‘énoncé » (Louria, 1975, p. 39.). Il s‘agit là de schémas fondés sur des unités « logico-intonationnelles » que l‘on peut découvrir par la technique de la réduction : en soustrayant des significations concrètes et en remontant vers le contour non-verbal de la pensée.
20 c‘est pour celle-ci que j‘opte dans mon travail, car elle a l‘avantage de s‘étendre sur tous les domaines de l‘art sans impliquer nécessairement la prédominance de la vocalité 1. 6. Dans l‘histoire de la pensée occidentale, il ne manque pas de méditations autour de la corporéité de la musique et de l‘art en général 2, mais malgré l‘abondance de ces réflexions, disséminées dans les textes des philosophes, des esthéticiens, des scientifiques de tous rangs, on ne trouve que très peu d‘études qui se focalisent sur ce que j‘appelle le geste expressif. Quant au recherches spécialisées sur la musique, comme je l‘ai déjà dit, ce sujet occupe manifestement une place marginale. Ceci étant, il y a des exceptions, dont l‘une des plus significatives est celle de Michel Imberty, avec notamment son article « Quel sens et quelle portée donner aux recherches en psychologie cognitive à propos de la musique ? » (2002), repris et développé dans son livre La musique creuse le temps (2005). Les études d‘Imberty représentent un cas rare et heureux où le phénomène du geste expressif en musique est abordé de front, avec l‘appui sur une base objective et scientifique. En voici quelques passages qui se rapportent directement à ma problématique : (...) nous avons de notre corps une représentation interne basée essentiellement sur les sensations que nous en éprouvons tout au long de la vie quotidienne. (...) ces « éprouvés » du corps constituent un système complexe et efficient de repères, à la fois spatiaux et temporels, mais aussi un ensemble d‘informations dynamiques sur l‘état tensionnel de l‘appareil neuro-musculaire et de ses circuits énergétiques. Ces informations s‘organisent donc en schèmes sensori-moteurs et représentationnels, ainsi qu‘en schèmes de tension et de détente à la fois motrices et émotionnelles qui permettent l‘identification ou la reconnaissance, hors langage et hors catégorisation abstraite, des expériences fondamentales du corps et de ses rapports avec l‘environnement physique et humain. Par exemple, chanter met en jeu les muscles de la zone laryngo-pharyngée et écouter chanter, c‘est retrouver en soi, au moins allusivement, une représentation kinesthésique de ces mouvements et de ces gestes qui commandent l‘acte même de chanter, et les gestes mélodiques qu‘il produit. Et il en va sans doute de même des gestes rythmiques et des gestes instrumentaux, de 1 Il semble que la pensée « pré-verbale » ne soit pas forcément une fonction de l‘expression vocale (il suffit de songer aux sourds-muets). Je me limite ici à le mentionner car l‘approfondissement de cette question m‘éloignerait trop du sujet de l‘article. 2 Que l‘on songe à Nietzsche, Valéry, Adorno, Barthes, Deleuze, Lyotard, où encore à Bergson, chez qui on peut lire les lignes suivantes : « Comprendrait-on le pouvoir expressif ou plutôt suggestif de la musique, si l‘on n‘admettait pas que nous répétons intérieurement les sons entendus, de manière à nous replacer dans l‘état psychologique d‘où ils sont sortis, état original, qu‘on ne saurait exprimer, mais que les mouvements adoptés par l‘ensemble de notre corps nous suggèrent ? » (Bergson, 1997, p. 33).
21 sorte que le geste et le mouvement sont pour une grande part à l‘origine de la représentation mentale musicale, mais d‘une représentation qui est ici de nature dynamique et non liée directement à des encodages d‘écriture de l‘objet musical figé sur la partition. (Imberty, 2002, p. 380-381) Michel Imberty renvoie aux travaux d‘Henri Wallon qui, en étudiant le développement de l‘enfant entre un et trois ans, observe ce qu‘il nomme le stade projectif : [le stade projectif est] quelque chose comme une compétence spécifique de l‘expression par le geste et le mouvement, compétence bien antérieure aux compétences linguistique et symbolique, et qui se forge au cours de cette période très précoce. (...) Tout se passe comme si pensée et représentation ne pouvaient se stabiliser – et donc s‘enraciner dans les codes sociaux – que par projection dans le geste et le mouvement du corps-propre, siège aussi de l‘émotion. (ibid., p. 381- 382) Je retiendrai ici également la thèse d‘Imberty sur la double articulation spatio- temporelle du geste, qui joue un rôle important dans la constitution de la forme musicale : Sans doute, ce type de figuration motrice, qui se manifeste sous forme de schèmes temporels intériorisés d‘actions motrices dont le déroulement dans le temps en constitue la forme vécue incarnée dans un geste, est aussi à la base du lien entre geste et forme musicale, dans la mesure où celle-ci, dans sa temporalité, vient en quelque sorte se calquer sur celui-là qui en exprime subjectivement la nécessité ressentie par le sujet. (ibid., p. 382, c‘est moi qui souligne) Lorsque Imberty parle du « geste en tant que trace d‘une projection sensori-motrice dans la forme musicale, codifiée ensuite dans les systèmes musicaux, culturels et historiques » (ibid., p. 384), on ne peut pas s‘empêcher de penser à l‘idée de la macro-intonation, entité invisible et inaudible qui unit la forme musicale ou ses grands segments. Il faut mentionner également le concept imbertien d‘ « enveloppe proto-narrative » (cf. Imberty, 2005, IIème partie : « Musique, temps et psyché ») qui s‘apparente aux idées sur l‘intonation (ou sur le geste) en tant que fondement de la pensée pré-verbale. Enfin, ce qui mérite ici une attention particulière, ce sont ses remarques sur l‘intersubjectivité de l‘expérience liée au geste : (...) lorsque elle [l‘imitation qui équivaut à la création spontanée, au geste] s‘adresse à autrui pour communiquer, elle se constitue en une sorte de langage intuitif direct qui fonctionne sur la reconnaissance empathique et fusionnelle des coïncidences entre structures motrices et structures musicales, et cette reconnaissance fonde la communauté de l‘expérience. (Imberty, 2002, p. 383) Bien que chez Imberty ces observations ne soient qu‘épisodiques, elles sont riches en conséquences. J‘y reviendrai plus bas lorsqu‘il s‘agira d‘expliquer les mécanismes psychologico-esthétiques liés au fonctionnement du geste expressif.
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