68 journal de l'adc association pour la danse contemporaine genève - ADC Genève
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P.P. 1207 Genève 68 genève journal de l’adc à l’affiche Lucinda Childs Company −− Ruth Childs −− Marco Berrettini −− Ioannis Mandafounis −− Jérôme Bel −− dossier Lucinda Childs, la danse classieuse −− focus / futur Où va la danse ? −− L’insoutenable croissance janvier — mars 2016 — adc / association pour la danse contemporaine — salle des eaux-vives — 82 - 84 rue des eaux-vives − 1207 genève association pour la danse contemporaine
2 / journal de l’adc n° 68 / janvier — mars 2016 journal de l’adc n° 68 / janvier — mars 2016 / 3 dossier focus / futur 4−9 24 − 25 26 − 27 Lucinda Childs, 2030 : Où va L’insoutenable la danse classieuse la danse ? croissance La chorégraphe américaine monde et qui est consi- Un forum a réuni en Le concept de développe- postmoderne est connue dérée comme son chef- octobre dernier le milieu ment durable s’étend pour son esthétique mini- d’œuvre. Les voix de professionnel pendant désormais à tous les do- maliste comme pour ses Corinne Rondeau, critique une journée. Tables rondes, maines, y compris culturels. mises en scène de grands d’art, et de sa nièce Ruth conférences, ateliers, des Le monde du spectacle est opéras. Sa curiosité, son Childs, interprète de trois pistes ambitieuses ont été lui aussi confronté à cette exigence et son élégance solos hérités de sa tante, dessinées pour un avenir problématique complexe, dans le travail sont sans se croisent pour dresser le « soutenable » de la danse. et plus urgente que jamais. faille. La voici de passage portrait d’une aristocrate à Genève avec Dance, une de la danse. pièce qui a fait le tour du La photo de famille à l’affiche carnet de bal histoires de corps édito 10 − 11 30 − 31 34 Quel effet mes rides ? Dance ce que font les un danseur se raconte Lucinda Childs danseurs genevois en trois mouvements : Les carrières s’allongent et les danseurs d’aujourd’hui sont appelés à transformer leur virtuosité. Pascal Gravat danse et autres nouvelles Pascal Gravat depuis plus de quarante ans (voir p. 34). Lorsqu’il réactive 12 − 13 de la danse pour notre journal trois postures en puisant dans sa mé- Pastime / Carnation / moire corporelle, nous comprenons que sa danse est non Museum Piece seulement un puissant activateur des états passés, mais Ruth Childs bus, livres, chronique mémento aussi un formidable embrayeur pour des projets à venir. Les chorégraphes inscrivent aussi, quand ils le 32 − 33 35 peuvent, leur travail dans un temps et un répertoire de 16 − 17 les dernières lieux choisis en plus en plus vastes. Nos pages sur Lucinda Childs en té- iFeel3 acquisitions Suisse et en France moignent : passé l’effet de mode, le succès des reprises Marco Berrettini du centre de voisine — qui ne se dément pas depuis bientôt dix ans — démontre documentation combien la réactivation d’une pièce participe de la fabri- cation d’une mémoire collective, tout en questionnant le 18 − 19 de l’adc présent et le devenir de la danse. Ossip Mandelstam. Aujourd’hui, quatre générations d’artistes sont au A Performance la chronique travail. Cette amplitude est une richesse. Elle nous incite Ioannis sur le gaz à réfléchir aux parcours des danseurs et chorégraphes, Mandafounis, de Claude Ratzé aux différentes étapes de leur carrière, elle nous pousse à prendre en compte le fait qu’une vie d’artiste ne se ré- Bruce Myers, sume pas à la diffusion de son œuvre dans une institu- Elena Giannotti, tion, soit à cet instant climax de mise en lumière et en Roberta Mosca partage. Nous avons besoin d’élargir nos pratiques, de favoriser non seulement l’émergence, mais également 20 − 21 les croisements entre différentes générations d’artistes. Lucinda et Ruth Childs, promenade dans le Vermont, 1989 Et ce d’autant dans la situation de « crise » actuelle qui Jérôme Bel (1995) sème doute et panique (voir la chronique de Claude Ratzé Archives personnelles Jérôme Bel p. 29 et notre focus p.24-27). Si l’art et la culture sont des moyens de traverser cette crise, il est opportun de regar- der bien plus loin et d’imaginer un devenir autre placé sous l’enseigne d’une danse plus humaniste. Anne Davier Responsable de publication : Ratzé, Corinne Rondeau, Cécile Prochaine parution : Association pour la danse Simonet, Bertrand Tappolet avril 2016 contemporaine (adc) Graphisme : Silvia Francia, blvdr Couverture : Ossip Mandelstam. Rédactrice en chef : Anne Davier Impression : Imprimerie G. Chapuis A Performance, Ioannis Mandafounis Comité de rédaction : Tirage : 8’500 exemplaires Photo : Gregory Batardon Caroline Coutau, Anne Davier, décembre 2015 L’adc bénéficie du soutien de la Ville Thierry Mertenat, Claude Ratzé de Genève, de la République et canton Prochaine parution : avril 2016 Secrétariat de rédaction : de Genève et de la Loterie Romande. Manon Pulver Association pour la danse Ce journal est réalisé sur du papier recyclé. Ont collaboré à ce numéro : contemporaine (adc) Gregory Batardon, Rosita Boisseau, Rue des Eaux-Vives 82−84 Ruth Childs, Anne Davier, Cécile Dalla 1207 Genève Torre, Pascal Gravat, Roland Huesca, tél. + 41 22 329 44 00 Aloys Lolo, Manon Pulver, Claude www.adc-geneve.ch
4 / dossier / journal de l’adc n° 68 / janvier — mars 2016 dossier / journal de l’adc n° 68 / janvier — mars 2016 / 5 Lucinda Childs — baskets de Sally Banes. J’ai feuille- ment reprise à son sujet, « la beauté té les rares reproductions de ses comme un art du refus ». Quant à Lu- dessins et de ses partitions et vu le cinda Childs sa position est claire, documentaire Lucinda Childs de elle le répète souvent : « un danseur la danse Patrick Bensard. Je m’attendais à ça danse, ça ne parle pas ». De feu plus de curiosité, surtout de la part des historiens de l’art. J’ai donc Cette méfiance du discours est- et de Glass écrit un livre1 pour faire connaître elle propre à Lucinda Childs ? classieuse son travail, et donner envie de voir Il y a de la méfiance sans doute, ses spectacles. mais surtout une question de géné- entretien ration. À l’époque où Lucinda Childs avec Corinne Rondeau Comment expliquez-vous cette commence à collaborer avec des parcimonie critique ? compagnies de ballets en Europe, Deux choses font barrage, me elle fait son retour à la danse clas- Auteure du seul livre sur Lucinda semble-t-il. D’abord, le minimalisme sique à une période où l’on se de- Elle est l’une des grandes figures de la Childs, Corinne Rondeau éclaire et la répétition. De ce point de vue, mande comment danser, après la danse américaine. Voilà plus de cinquante pour nous le parcours, l’œuvre et la on la considère souvent comme la danse postmoderne, sans faire re- ans que cette chorégraphe, discrète par na- personnalité de la plus aristocra- chorégraphe d’une époque. Ensuite, tour au passé. Ce changement s’est tique des chorégraphes contem- ture, arpente les chemins de la création. Lu- poraines. cinda Childs a tout fait : des performances J au début de l’aventure du Judson Dance ournal de l’adc : Theater dans les années soixante, des spec- Chaque fois que vous tacles, des films, et même des opéras − dont en avez l’occasion, le fameux Einstein on the Beach avec Bob vous allez voir Dance Wilson. de Lucinda Childs. Pourquoi ? Avec sa compagnie, elle contribue au- Corinne Rondeau : J’ai découvert jourd’hui à remplir les pages les plus mémo- Dance au Théâtre de la Ville en rables du répertoire chorégraphique. Elle 2010 à Paris, ce fut une révélation, le mot n’est pas trop fort. En sortant reprend Dance, considéré comme son chef- du théâtre, je courais de joie dans d’œuvre, sur la musique de Philip Glass et la rue. J’étais complètement habi- dans la scénographie de Sol Lewitt. Spec- tée par ce que j’avais vu, ressenti, tacle créé en 1979 pour douze danseurs, vécu. Et surtout, j’étais démunie de Dance est d’une élégance folle. Nous le pré- tout l’appareil réflexif qui se met en sentons pour la première fois en Suisse pour œuvre habituellement pour juger. trois soirées exceptionnelles au Bâtiment Je ne connaissais rien à la danse. La joie, la révélation avaient été des forces motrices. Lucinda Childs dans le solo de Dance, images du film de Sol Lewitt, 1979 d’être au présent, vivante. J’ai revu Photo : Nathaniel Tileston L’accueil de Lucinda Childs se laisse Dance le surlendemain pour m’as- aussi vivre comme une belle histoire de fa- surer que je n’avais pas rêvé. Même il y a sa personnalité. Lucinda Childs opéré à la fin des années 80 début mille : Ruth Childs, formée au Ballet Junior et intensité, même joie, c’était trou- n’a jamais produit un discours pour 90. Si Lucinda Childs se situe aux blant… Peut-être Dance est-elle asseoir une autorité ou une notorié- antipodes d’une dimension discur- installée à Genève, reprend trois solos em- une hallucination ? Quelques jours té. J’ai même souvent eu le senti- sive (un moment critique et autoré- blématiques de sa tante, présentés à la salle plus tard, je me suis mise au travail ment qu’elle cherchait à effacer ses flexif de la danse), c’est sans doute des Eaux-Vives. What a wonderful week ! pour en savoir plus sur l’art de Lu- traces. Elle ne se laisse jamais aller parce qu’elle est consciente d’appar- Anne Davier cinda Childs. à des questions purement théo- tenir à une génération qui a fait évé- riques ou spéculatives. Si vous nement dans l’histoire de la danse. Qu’avez-vous découvert sur elle ? l’amenez sur ce terrain, elle répond Aujourd’hui, notre génération est da- Peu de choses, et presque rien en de façon concrète en mettant en vantage concernée par la compré- langue française. Aucune monogra- avant son travail. Il faut encore ajou- hension de cette histoire, il n’y a qu’à phie. Pour une chorégraphe de cette ter son approche du métier : elle tra- voir actuellement le nombre de re- envergure et cinquante ans de car- vaille comme un orfèvre concentré prises des années 60 et 70 ! rière, c’était incroyable. J’ai lu l’essai sur son ouvrage, à la recherche de Susan Sontag, Abécédaire pour d’une unité qui ne s’encombre guère Pour quelles raisons Lucinda « Available Light ». J’ai parcouru avec de discours. C’est d’ailleurs comme Childs s’est-elle tournée du côté beaucoup d’attention les pages qui cela que je comprends l’expression de la danse classique ? la concernent dans Terpsichore en de Susan Sontag, systématique- Par sensibilité − il ne faut pas ou- Lucinda Childs, 2015 — Photo : Cameron Wittig
6 dossier / journal de l’adc n° 68 / janvier — mars 2016 / blier que c’est sa formation initiale, et qu’elle a fait danser Baryshnikov ! Et aussi pour des raisons écono- Calendrier miques. Il est très difficile de faire vivre une compagnie aux États-Unis, Childs hors institution. Les grands choré- graphes américains, comme William Forsythe, vivent et créent en — 19 janvier / 19h Europe. Pour continuer à chorégra- Flux Laboratory phier, l’une des solutions est de ré- Conférence pondre aux commandes des ballets de Corinne Rondeau et compagnies rattachés aux Dance de Lucinda Childs, ou la machine à vision grandes maisons. Ce qui est certain, Projections de films c’est qu’au milieu des tempêtes Nine Evenings : Theatre postmodernistes qui transforment and Engineering & Lucinda la danse contemporaine, Lucinda Childs - Vehicle fait preuve d’une grande ténacité ! Réalisateur : Barbro Schultz Lundestam, 1966-2009, 37’ www.adc-geneve.ch Vous évoquez une continuité dans son travail. Mais ne s’est- elle pas détachée très tôt du — 23 janvier / Par quatre chemins autour des trois courant de la Judson 2 ? solos Pastime / Carnation Je ne suis pas sûre que l’idée qu’on / Museum Piece / se fait du « corps démocratique » de 14h à 17h / Mamco la Judson ait été une réalité pour Les coulisses de la création tout le monde. Le livre Democracy’s des solos au Mamco, avec Body de Sally Banes montre claire- une déambulation perfor- mative de Ruth Childs. ment qu’il y avait des conflits au sein www.adc-geneve.ch du groupe. Lucinda Childs prendra ou 022 329 44 00 assez rapidement ses distances. Ensuite, il ne faut pas négliger qu’à A lire — 26 janvier / Talking Head cette époque, elle a vingt-trois ans ; Lucinda Childs dans Dance, 1979 — Photo : Nathaniel Tileston avec Lucinda Childs / elle cherche, explore, étudie… — Corinne Rondeau, Lucinda 19h / HEPIA Marcel Duchamp, John Cage, Merce Childs, Temps / Danse, Rencontre et discussion Cunningham, Robert Morris ou avec Cage et Cunningham. Depuis transforme l’espace et nous donne ment marqué la sensibilité de Lucin- Centre national de la danse avec Lucinda Childs / Parcours d’artistes, 2013 organisée par la HEAD Yvonne Rainer, tous ont été des ré- toujours, elle travaille sur le sens et une autre manière de voir la danse. » da Childs. vélateurs pour elle. On retrouve la nécessité de l’écart, des inter- LeWitt a proposé de filmer la choré- — Corinne Rondeau, Qui a dans son travail des formes récur- valles, entre le temps et l’espace. graphie en 35 mm selon différents À vous entendre, Dance est un peur de Susan Sontag ? — 1, 2, 3 février / DANCE Éditions de l’éclat, 2014 de Lucinda Childs / rentes de cette période performa- Cela avec un tel raffinement que la angles de prise de vue et mouve- spectacle extatique. Pourriez- 20h30 / BFM tive, qu’elle développera avec un trame qu’elle tisse est d’une in- ments de caméra. Il a transformé la vous expliquer à quoi cela — Susan Sontag, Abécédaire www.adc-geneve.ch grand souci d’épure dans les an- croyable richesse de variations. Il scène en boîte optique. Par un dé- tient ? pour Available Light, Temps ou www.antigel.ch forts, Paris, 2005 nées 70. Récemment, la reprise de faut avoir l’œil bien ouvert pour sai- coupage minutieux du film et sa Avec Dance, le corps du spectateur trois de ses performances, Pastime, sir combien chaque pièce est une projection sur un écran transparent est dans tous ses états. Pour le pu- — Sally Banes, Terpsichore en baskets, traduit de — 3 février / 20h et 14 Carnation et Museum Piece par sa invitation à faire une expérience de − une idée de Lucinda Childs − la blic, il n’y a qu’une seule alternative, l’américain par Denise février / 17h / Victoria Hall nièce Ruth Childs, montre bien sa perception. Avec Dance, elle conce- danse sur scène est amplifiée et in- être dedans ou dehors, fusionner Composite : Lucinda Childs in « Solo of Dance » (1978 – 2010) — Photos : Babette Mangolte Luccioni, Chiron, Centre Ciné-concert : Koyaanis- réflexion sur la ligne, les orienta- vra le moyen de faire tourner la per- tensifiée. Dance est un dédouble- avec la danse ou se sentir rejeté. national de la danse, qatsi / Philip Glass & Philip tions des mouvements, les change- ception du spectateur autour de ment, et une étrange mise en miroir Quoi qu’il arrive, c’est l’effet Dance ! le fait avec beaucoup d’élégance, Propos recueillis par Anne Davier Paris, 2002 Glass Ensemble / film God- frey Reggio /production ments de direction, leurs variations. plusieurs points de vue avec une in- du temps. Le spectacle vous met On n’y échappe pas. Nous sommes dans le retrait et la solitude de la — Sally Banes, Democracy’s Francis Ford Coppola. tensité indépassable. dans une véritable machine visuelle dans le temps de l’œuvre, nous le vi- création. Elle regarde beaucoup, ne Corinne Rondeau est Maître de confé- Body : Judson Dance rences en esthétique et sciences de l’art, www.antigel.ch Lucinda Childs fait donc varier et vous fait littéralement bouger de vons et il nous fait vivre. La pensée juge pas. Lucinda Childs a quelque critique d’art et de cinéma. Theater, 1962 – 1964, son art tout en restant profon- Vous dites parfois que Dance votre fauteuil. Vous êtes ici et là, de- vient après. On est transporté hors chose d’une aristocrate qui me fait Durham : Duke University dément la même ? est une « machine à voir ». dans et dehors. C’est comme si le de soi. La sidération, c’est que cette penser, comme Sontag, qu’elle 1. Voir la bibliographie ci-contre. Press, 1993 — 4, 5, 6 et 7 février / Pastime / Carnation / Lucinda Childs ne fait jamais la Qu’est-ce qui est précisément spectateur tournait autour d’une extase est le fruit de la combinaison cherche en effet la pureté. Lorsqu’on 2. Voir sous « Lucinda Childs en neuf Museum Piece de Lucinda même chose. Elle combine à l’infini mis en jeu au niveau de la per- sculpture. Dance est comme un dia- de formes simples. l’interroge sur le fait que sa danse dates, 1962 », p. 9. Childs interprétés par la mise en série de mouvements ception du spectateur ? mant qui tourne sur toutes ses fa- ne raconte pas d’histoire, sauf peut- Ruth Childs / simples qu’elle complexifie par des Dance est une boîte optique. Quand cettes ou un carrousel d’images qui La recherche de la pureté, est- être des histoires de lignes, elle ré- Salle des Eaux-Vives www.adc-geneve.ch changements de direction. Elle a Sol LeWitt a demandé à Lucinda lance un impératif : « Tout bouge en ce la caractéristique majeure pond sans détour : « Je n’ai rien à dire, ou www.antigel.ch toujours cherché la variation par la Childs ce qu’elle voulait comme dé- toi, tout le temps ! » Cette instabilité de Lucinda Childs ? à communiquer au public, rien à lui répétition, un héritage de la disso- cor, elle a répondu : « Je ne veux pas de la perception est issue de la Elle a une certaine manière de for- apprendre, je lui laisse la liberté de — 4 février / ciation de la musique et de la danse un décor, je veux quelque chose qui sculpture minimaliste qui a durable- mer de l’unité, de l’harmonie, et elle choisir ». Soirée exceptionnelle en présence de Ruth et Lucinda Childs / Salle des Eaux-Vives Discussion à la suite des trois pièces www.adc-geneve.ch ou www.antigel.ch
8 / dossier / journal de l’adc n° 68 / janvier — mars 2016 dossier / journal de l’adc n° 68 / janvier — mars 2016 / 9 Lucinda Childs fait la couverture du numéro d’avril 1964 de Dance Magazine. On la voit ici — Il y a deux ans, Ruth ose lancer à L’aventure de la Judson dans son solo Pastime, drapée dans un tissu sa tante : « J’adorerais que tu m’ap- est un déclencheur important extensible. Lucinda a vingt-quatre ans, elle pour la suite de la carrière de aime la musique, la peinture, la mobilité entre prennes le solo Carnation. » Elle se Lucinda. Dans Parts of Some les disciplines et l’effervescence new yorkaise, exceptionnelle alors. Pourtant le contexte sent prête pour reprendre cette Sextets de Yvonne Rainer, elle est sur une pile de douze est dur − la guerre du Vietnam n’est pas loin. pièce emblématiques de Lucinda. matelas (devant à gauche). Photo : Archive personnelle Ruth Childs. « Malgré son maintien intimidant, Lu- Avec elle et de gauche à droite : Robert Morris, Steve Paxton, cinda a beaucoup d’humour, comme Yvonne Rainer, Deborah Hay, le reste de ma famille, et cette pièce Tony Holder, Sally Gross, Robert Rauschenberg, Judith Dunn et pince-sans-rire en témoigne. » A Joseph Schlichter. Ruth Martha’s Vineyard, petite île dans le Photo : DR Massachusetts près de Boston (où et Lucinda, Lucinda habite maintenant), les deux Childs travaillent sur la trans- histoire mission, non pas d’un solo, mais de trois. « J’ai aujourd’hui trente et un d’une ans et c’est incroyable pour moi de penser que ma tante a créé Carna- transmission − A l’adolescence, Ruth s’intéresse de plus près au travail de sa tante tion alors qu’elle avait à peine vingt- quatre ans. » Confidences Lucinda. Elle réalise l’influence à Cécile Simonet qu’elle a eue dans l’histoire de la danse. Elle confie avec une admi- ration pudique : « La notoriété de ma tante n’a pas été pesante. Lu- Lucinda Childs a transmis trois cinda n’a jamais porté de jugement de ses solos à Ruth Childs (voir sur mes choix artistiques. Nous pages 12 et 13). Quelles affinités, avons un grand respect l’une en- Lucinda l’aventure de la Judson collabore avec le compositeur quelles histoires relient la nièce vers l’autre et je réalise à quel point à sa tante ? Confidences de Ruth. j’ai de la chance qu’elle fasse par- Childs Dance Theater. Dans le noyau dur de ce qui va John Adams et l’architecte Frank Gehry, et trouble encore les tie de ma vie. » devenir un collectif contestataire perceptions et relations avec le — Depuis qu’elle est toute petite, la en neuf de premier plan, elle rencontre les danseurs Trisha Brown, David temps et l’espace en créant un plateau à deux niveaux. danse est pour Ruth une évidence : « Dès que j’entendais de la musique — Ruth a vingt ans quand elle décide de traverser l’Atlantique pour re- dates Gordon, Simone Forti, Deborah Hay, Steve Paxton… Pendant ces Dans les années 80, ces deux œuvres provoquent la années, Lucinda s’intéresse à controverse : le public n’est pas à la maison, je dansais ». Chez les joindre l’Europe qui « l’attire artisti- plusieurs peintres et sculpteurs : habitué à la musique minimaliste Childs, la musique est très présente quement ». D’abord en Angleterre, le —— 1940 —— Duchamp, Rauschenberg, Jasper ni au mouvement postmoderne. à la maison. Son père, le frère de Lu- pays de de sa mère. Elle suit les Lucinda Childs naît le 26 juin Johns, Newman, Morris… Leurs 1940 à New York. Elle commence œuvres influencent son travail. —— 1995 —— cinda, élargit volontiers ses hori- cours du London Studio Center, à danser à six ans, mais rêve de A cette époque, elle crée treize L’artiste suspend l’activité de sa zons : « Nous allions très souvent école classique qu’elle fréquente devenir actrice. Adolescente, solos, dont Carnation, le plus compagnie. Elle quitte les Etats- avec mes frères et sœurs à New « dans la souffrance » et qu’elle quitte elle suit des cours à l’école souvent représenté. Unis pour l’Europe et cherche à Hanya Holm. élargir son vocabulaire. Elle York aux concerts, à l’opéra et aux pour rejoindre le Ballet Junior à Ge- En 1956, elle a seize ans et entre —— 1968 —— collabore à la mise en scène ballets. » nève. Elle découvre entre autres le à l’école de danse et de théâtre Elle crée Untitled Trio et explore d’opéras et de chorégraphie travail de Foofwa d’Imobilité, Gilles Perry-Mansfield du Colorado. de nouvelles possibilités de pour de nombreuses Hélène Tamiris y enseigne et mouvements et de formes compagnies, comme Les Ballets − Dans le Vermont, Ruth suit une for- Jobin, La Ribot, l’improvisation, le Lucinda suit ses cours de abstraites dans l’espace et le du Rhin ou de Monte-Carlo. mation de danse classique. Sa tante mélange des genres artistiques. technique. Elle passe une temps. Elle arrête momen- assiste quand elle peut à ses spec- audition et Tamaris, intéressée tanément de danser sur scène —— 2003 —— par ses qualités dramatiques, la pour explorer ce nouvel horizon, Elle crée sa version de Daphnis et tacles d’école et suit son évolution, — Malgré la distance qui les sépare, choisit pour un trio. Lucinda suit des cours de danse, étudie Chloé pour le Grand Théâtre de avec discrétion. Ruth précise : « Au- Ruth et Lucinda restent attentives au découvre le mouvement dans son différentes techniques. Genève, une commande de aspect tangible et réel, celui En 1973, elle fonde sa compagnie Jean-Marie Blanchard, alors Les deux Childs à la table de la cuisine delà de nos générations différentes parcours de l’une et l’autre. Depuis familiale, le jour de Noël 1989 dans le de la scène. et s’oriente vers le minimalisme. directeur. Une griffe sobre, Vermont, où a grandi Ruth Childs. (elle avait quarante-quatre ans quelques années, elles se sont rap- presque mathématique, sur la Philip Glass et Robert Wilson pendant la La nièce aimait chez sa tante son humour, quand je suis née), nous n’avons pas prochées et Ruth l’assiste pour les création de Einstein on the Beach (1976). —— 1957 —— —— 1976 —— musique de Ravel et dans un sa personnalité charismatique, son regard Au collège Sarah Lawrence, Robert Wilson la choisit pour décor de Roland Aeschlimann. attentif et bienveillant. eu la même approche de la danse. » reprises de ses pièces. Lucinda, plu- Lucinda Childs découvre vraiment la musique de Philip Glass en travaillant sur cet opéra. elle étudie les techniques le rôle principal d’Einstein on Photo : Archive personnelle Ruth Childs. Lucinda est allée à l’Université, au tôt discrète sur sa vie privée, raconte Plus tard, elle forme avec Glass un couple modernes de Martha Graham, the Beach qui lui apporte une —— 2009 —— Sarah Lawrence College de New maintenant volontiers à sa nièce artistique solide et quand elle crée Dance, c’est José Limón et Lester Horton. renommée internationale. Elle se lance dans la reprise de en étroite collaboration avec lui. Pour Robert Avec les cours de composition C’est lors de cet opéra qu’elle Dance puis de Available Light, York, puis elle a rejoint le studio de quelques anecdotes de ces années Wilson, Lucinda remonte plusieurs fois sur les s’intéresse pour la première sans imaginer que ces deux de Bessie Schönberg, elle se Merce Cunningham où elle a ren- 60, de ses amis Mapplethorpe, planches. Elle donne notamment la réplique à rapproche du mouvement fois à la musique de Philip pièces connaîtraient pareil Michel Piccoli en 1996 dans La Maladie de contré Yvonne Rainer qui l’a emme- Wahrol… Par exemple lorsqu’ils la mort de Marguerite Duras. abstrait et s’éloigne de Glass, et à la qualité musicale succès. Même chose pour l’interprétation dramatique. Mais des danseurs qui produisent Einstein on the Beach, qui ne née au Judson Church en 1963. étaient tous descendus dans les Photo : Betty Freeman c’est Merce Cunningham, des sons (frottements, sauts, cesse de tourner depuis sa Ruth, elle, se voit ballerine et persé- rues de New York pour manifester professeur invité, qui se révèle glissements…). Pendant reprise. Avec sa compagnie, vère dans la danse classique. contre les coupes de subventions. être un déclencheur, si bien que quelques années, elle n’utilise Lucinda Childs travaille sur un Lucinda rejoint le studio de aucun accompagnement musical nouveau projet, toujours en Cunningham à New York. pour ses pièces. collaboration avec Philip Glass. —— 1962 —— —— 1979 —— AD Chez Cunningham, Lucinda Child Elle connaît le succès avec Dance, (Source principale : «Un écrit sur rencontre Yvonne Rainer. sa première œuvre « longue la danse», Lucinda Childs, La première fois qu’elle va à la durée », commandée par la cahiers Renaud-Barrault, 1982, Memorial Church c’est pour voir Brooklyn Academy of Music et dans Lucinda Childs, Temps/ Rainer danser. Elle en ressort créée en collaboration avec Sol Danse, voir bibliographie p.7) bouleversée. Lucinda LeWitt et Philip Glass. Pour accompagne Yvonne dans Available Light (1983), elle
dossier / journal de l’adc n° 68 / janvier — mars 2016 / 11 11 F ermer les yeux et plonger. A l’américaine suivra avec John Adams pour Avai- Boucles sonores de Philip Glass, dispositif filmique de Sol LeWitt, la re-création de la sublime mécanique de Les rouvrir et c’est parti ! Retour sur l’écriture spécifique de lable Light (1983) ou Gorecki pour Happé, embarqué, vous Dance, impeccable enchaînement Concerto (1993) −, Lucinda Childs voilà en train de tour- de pas classiques (déboulés, ara- affirmait une écriture austère et sen- billonner sur les boucles besques, pas de bourrée…) balayés suelle, une pure jouissance du mou- sonores de Philip Glass dans les d’un coup de mollets sur le fil d’une vement. Depuis sa re-création, avec traces de huit danseurs mis sur or- course vive et légère. Alors qu’elle une toute nouvelle équipe de dan- bite. L’attraction de la planète Dance écrivait sa danse en silence, Lucinda seurs, Dance triomphe. Non seule- a encore frappé et ne vous lâchera Childs se jetait dans les volutes de ment le spectacle subjugue, mais il a , 2 et 3 février au BFM pas pendant plus d’une heure. Chute l’orgue électrique de Glass. Réglée permis à Lucinda Childs de remon- brutale en revanche à prévoir après, au millimètre, sans aucune approxi- ter une compagnie et de poursuivre la gravité reprenant illico ses droits. mation possible, sa gestuelle suit sa route. Dans la foulée, elle vient de Dance, chorégraphiée en 1979 une trajectoire linéaire − unique- mettre à flots Available Light, autre par Lucinda Childs, dans un décor ment des traversées de plateau non- pièce phare. En attendant un nou- filmique de Sol LeWitt, possède la stop − tout en tournant manège. Les veau pas de deux avec Philip Glass force et le magnétisme d’une transe entrées et sorties des danseurs dont le résultat devrait voir le jour douce mais impérieuse. A trente- créent l’illusion de se prolonger hors dans un an ou deux. neuf ans, celle qui venait de collabo- de la scène. Ce qui dégage un effet Rosita Boisseau rer avec Bob Wilson et Phil Glass vertigineux combinant dans un Lucinda Childs subjugue toujours. pour Einstein On the Beach, signait même élan ligne et giration. une pièce cinglante. Si le schéma La tenue des danseurs, alignée musical répétitif est pour beaucoup sur l’élégance de Lucinda Childs, dans son impact en offrant au mou- silhouette à chignon longiligne vement une merveilleuse rampe de toute de blanc vêtue, souligne à sa lancement, l’écriture de Childs façon ce mixe étonnant de clas- achève de remplir le contrat de ce sique-contemporain. En haut, un cycle spectaculaire. justaucorps très danseuse ; en bas, Dance Ce chef-d’œuvre de l’artiste un pantalon large plus quotidien. Lucinda Childs Company américaine, parfait exemple du mini- Aux pieds, des baskets façon des- Créé en 1979, repris en 2013 Chorégraphie : Lucinda Childs malisme de l’époque − un minima- cente en ville, ce qui était à l’époque Film : Sol LeWitt er lisme à tendance maximaliste − une révolution et classait d’emblée Musique : Philip Glass Lumières : Beverly Emmons Dance — les 1 tombe toujours sans un faux pli sur la danse de Childs dans une caté- Conception des costumes : scène. Il profite aujourd’hui d’un gorie bien à elle, stylée et sport, ré- A. Christina Giannini Lucinda Childs Dance Company : nouveau rapport au film réalisé à férencée et libre, à l’américaine. Il Ty Boomershine, Katie Dorn, Kate l’époque par Sol LeWitt. Le dispositif faut rappeler que la chorégraphe Fisher, Anne Lewis, Sharon Milanese, Matt Pardo, Patrick John O’ Neill, d’écrans sur lequel il est projeté pos- est passée par l’expérience avant- Lonnie Poupard Jr., Stuart Singer, sède de nombreuses vertus. Il garde du Judson Dance Theater : Caitlin Scranton, Shakirah Stewart, et en alternance Sarah Hillmon épaissit l’espace au gré d’une sorte retour au quotidien et à la marche et John Sorensen-Joliink de feuilleté visuel ; il multiplie les étaient alors ses fondamentaux. jeux d’échelle et les points de vue en Etrangement, dans la nouvelle pro- découpant l’action et en jonglant duction, elle n’a pas conservé les Bâtiment des forces motrices 2 places des Volontaires avec les plans ; il joue avec le temps baskets, leur préférant des chaus- L’ADC en collaboration avec le en juxtaposant les nouveaux dan- sons de jazz. Festival Antigel seurs et les anciens. La paradoxale Cette sublime mécanique, cet Les 1er, 2 et 3 février à 20h30 jeunesse de tous les interprètes, engrenage implacable qu’est Dance Billetterie www.adc-geneve.ch et www.antigel.ch réels et virtuels, plonge alors la a pour horizon un fantasme d’éterni- Service culturel Migros / Stand info pièce dans une intemporalité bizarre té, de perfection mais aussi d’ivresse Balexert / Migros Nyon La Combe tout en permettant de revoir Lucinda maîtrisée. En se lovant dans les spi- Childs telle qu’en elle-même. rales musicales − ce qu’elle pour- Photo : Sally Cohn
dossier / journal de l’adc n° 68 / janvier — mars 2016 / 13 Childs. Un retour rafraîchissant aux sources d’une enfance chorégraphique. du 4 au 7 février, Ruth Childs reprend trois solos créés par Lucinda Pastime / Carnation / Museum Piece — L ucinda Childs ? Le corps server tout simplement. Finalement, orientation dans une expérience de Deux courts-métrages comme désir d’espaces c’est cela mon travail, mettre en l’espace que dédouble le miroir dont ponctuent les solos géométrisés à fendre et forme une expérience dans un cadre se munit la performeuse. Dos au pu- de circulations en intensi- temporel, et structurer l’information blic, Ruth Childs semble ainsi se glis- Calico Mingling (1973), « Calicot té et transition variables. visuelle à l’intérieur de ce cadre », ser dans les plis d’un audio guide mélangé » tient du tissage de Des solos au cœur de forces plas- souligne Lucinda Childs en 1982. corporalisé, décrivant les lignes la pièce de coton ou calicot. Quatre danseuses évoluent outdoor tiques renouvelées avec un corps à forces de la composition picturale dans un mouvement de reverse, réinventer, loin des parcours atten- Influences duchampiennes depuis l’intérieur. Une manière dyna- comme un film se dévidant pour mieux se rembobiner en des allers dus par la société américaine du dé- Comment s’oriente-t-on ? Que fait- mique de faire entrer en miroir le et retours hypnotiques. Les six pas but des sixties majoritairement on voir ? Pastime et Museum Piece spectateur dans le parcours sensible reconduits dans des directions et permutations multiples sont conservatrices. En témoignent Pas- jouent sur les dualités entre ligne et d’une toile. architecturalement saisis par la time, première pièce personnelle, volume, le visible et son au-delà, une cinéaste expérimentale Babette Mangolte. Carnation et Museum Piece, qui ont conversation entre ce qui se voit et Sculpture du quotidien vu le jour pendant la période expéri- se dérobe. Pour Pastime, l’interprète Comment réaliser une chorégraphie Katema (1978), lui, traduit un mouvement d’aller vers. Aller et mentale de la Judson Dance Theater marche en une suite de trajectoires « avec tous les mouvements pos- venir. Finir pour mieux recommencer. Epuiser les variations de la diagonale (1962 − 1966). rectilignes orientées, une répétition sibles, exceptés ceux de la danse, et en une puissance de répétition liée On y découvre le visage éton- d’intervalles entre les lignes, à cour des objets que l’on considère au minimalisme des arts plastiques qui confine à une poétique du flux nant, à la fois abstrait et concret, et jardin, puis vers le public pour ter- comme ordinaires : éponges, bigou- basée sur un matériau simple et insi- nonsensique et ludique, de cette fu- miner dos à la salle, tête renversée. dis, sac poubelle », s’interroge Ruth stant. Peut-on concevoir plus belle incarnation d’un « chemin de vie » par ture grande figure de la postmodern Sa seconde partie « explore le rap- Childs. La réponse se nomme Car- ses intervalles sans cesse renouvelés ? dance, alors élève de Cunningham. port du mouvement et de l’objet. Un nation. La tête coiffée d’un panier à BT L’œil patient y pressent le destin de tissu extensible tendu des épaules à salade y devient un ready made que celle qui a su réinventer un canevas la pointe du pied évoque petit ba- la performeuse compose telle une Repères biographiques de Ruth Childs : voir le dossier, p.8 de boucles variées à l’infini, ligne teau, berceau ou baignoire », sou- surréaliste fleur et ses pétales en bi- Pastime, Carnation, envoûtante et ensorcelante traver- ligne Ruth Childs. Comme pris dans goudis vite encadrés de papillonne- Museum Piece (recréations) sant le plateau avec sauts, débou- un morphing, le corps en transition ments de doigts tels des insectes Chorégraphie : Lucinda Childs lés, cercles, subtils décalages, permanente se déploie dans une butineurs. Danse : Ruth Childs mouvement d’ensemble pareil à instabilité de formes et de visions, Au fil d’un rituel à la précision Création lumières : Eric Wurtz Régie et technique : Marie Predour des galaxies. Une danse d’une sidé- passant du familier à l’étrange, voire horlogère, se déploie une prépara- Œil extérieur : Anja Schmidt rante acuité, conduite ici sous une au burlesque. Le tout sur une mu- tion minutieuse d’un déjeuner à Administration et diffusion : emporte-pièces production partition lumière épurée signée Eric sique signée Philip Corner, dont la table avec « sandwiches » renfer- (Florence Chappuis) Wurtz, éclairagiste prodige qui a trame est issue du field recording, la mant des bigoudis entre tranches collaboré avec Mathilde Monnier et captation d’un filet d’eau s’écoulant spongieuses. L’objet sert ici à affi- Salle des Eaux-Vives Philippe Decouflé. du robinet manipulé par Lucinda ner l’état de réceptivité de la dan- 82 — 84 rue des Eaux-Vives 1207 Genève Un demi-siècle après leur créa- Childs au temps de la création. seuse. Il est un élément auquel elle En collaboration avec le Festival tion, les soli sont transmis à sa nièce, La performance Museum Piece doit être hypersensible dans ses Antigel Ruth Childs, à la présence mélanco- est un essai de pénétrer la matière regards coulissants et mouve- Du 4 au 7 février à 20h30 samedi à 19h, dimanche à 18h lique, distanciée et par instants kea- même d’un tableau, mais en mettant ments subtilement décélérés. Il Le 4 février : en présence tonienne, qui allie solide parcours à le corps de l’interprète en marche ar- crée une relation entre les sensa- de Lucinda Childs pour une bases classiques et développements rière. « Cette pièce déconstruit et tions internes du corps et la spatia- discussion avec Ruth Childs après le spectacle contemporains polysémiques, no- transforme la danse », selon Ruth lité environnante. A son propos, tamment chez Foofwa d’Imobilité, Childs. Sa tante, dans le sillage de Ruth Childs se souvient que la cho- Billetterie www.adc-geneve.ch et www.antigel.ch Gilles Jobin et La Ribot. Elle y refigure Marcel Duchamp faisant de l’objet régraphe évoqua Pelican (1963), Service culturel Migros une manière singulière de faire appa- manufacturé trouvé un objet d’art, performance créée par l’un des raître la sensation à partir de la ma- réalise un prélèvement du Cirque de précurseurs du Pop Art, Robert Photo : Gregory Batardon tière, en développant une myriade de Georges Seurat. Au sol, sont dissé- Rauschenberg, où le mouvement possibles et variations à travers l’es- minés des points résultants d’un est la résultante des matériaux pace et le temps. « Dans mon ensei- agrandissement d’une section du ta- employés qui peuvent déstabiliser gnement, j’insiste souvent sur un bleau qui fonctionne par la juxtaposi- les repères habituels de la dan- point : voir les choses, apprendre à tion de petites touches de couleurs seuse traditionnelle. les regarder un certains temps, à ob- pures. Ces éléments permettent une Bertrand Tappolet
14 / journal de l’adc n° 68 / janvier — mars 2016 journal de l’adc n° 68 / janvier — mars 2016 /15 CHOUZ COMÉDIE CHORÉGRAPHIQUE POUR DANSEUSE ET CHAUSSURES COMPAGNIE NATHALIE CORNILLE Jeune public, dès 2 ans SAMEDI 5 MARS — 16h30 SALLE DU LIGNON Place du Lignon 16 — 1219 Le Lignon Service de la culture — 022 306 07 80 — culture@vernier.ch — www.vernier.ch/billetterie BALLET DU GRAND THÉÂTRE DE GENÈVE © GTG / NICOLAS SCHOPFER DIRECTION PHILIPPE COHEN Nous sommes pareils à ces crapauds qui… & Ali Après le succès de la reprise de Casse-Noisette au Grand Théâtre, le Ballet du Grand Théâtre de Genève part en tournée Ali Thabet et Hèdi Thabet – Mathurin Bolze européenne avec ce programme pour plus de vingt représentations. Au mois de mai, le Ballet prendra possession 11 février de l’Opéra des Nations avec sa nouvelle production Carmina Burana, après une tournée en Chine du Songe d’une nuit d’été. The Roots Kader Attou 3 mars Joseph_kids Alessandro Sciarroni 10 mars Le Jour du grand jour Théâtre Dromesko Du 15 au 19 mars Notturnino & Set and Reset/Reset Thomas Hauert – Trisha Brown 14 avril forum-meyrin.ch www.geneveopera.ch Billetterie T +41 22 322 5050 + 41 22 989 34 34
à l’affiche / journal de l’adc n° 68 / janvier — mars 2016 / 17 Q uand on interroge mais j’ai pris ses réflexions sur le rettini : « Cette pièce explore à quel Marco Berrettini place sur orbite le nouvel opus de sa série d’inspiration livresque. Et fait sortir la danse de ses gonds. Marco Berrettini sur sa fonctionnement de nos sociétés moment une pratique obsession- prochaine création, on contemporaines, en particulier dé- nelle arrive à transporter les inter- s’expose à avoir le ver- mocratiques, comme point de dé- prètes et le public. » Excentrique au tige en l’écoutant et à part de iFeel3. » sens propre, singulier toujours, le rester songeur sur l’état du monde travail du chorégraphe trouble et les heures qui suivent, tant les sujets Pratique obsessionnelle fascine. Un ovni sur orbite dans le qu’il évoque passent de l’infiniment Avec iFeel2, Berrettini chorégra- paysage chorégraphique. grand à l’infiniment petit. Avec son phiait sa réflexion sur deux sys- Cécile Simonet phrasé à l’italienne, le chorégraphe tèmes de pensée américains anta- scande ses propos et ses question- gonistes (les créationnistes d’un Atelier corporel nements sur la complexité de l’être côté et la pensée scientifique pure animé par Fabio Bergamaschi humain, de la société, de l’environ- de l’autre). Avec iFeel3, il poursuit dans la scénographie de iFeel3 nement − parfois avec gravité, ses recherches sur les moyens de le lundi 18 janvier inscription indispensable d’autres fois avec amusement. Il y a mettre en scène l’évolution morale infos: www.adc-geneve.ch chez lui cette urgence, cette respon- de la société américaine d’après- sabilité dont il se sent investi : trans- guerre. En cherchant comment Atelier du regard poser des éléments de la réalité transposer ces thématiques com- animé par Philippe Guisgand dans ses pièces et traduire en mou- plexes en mouvements, Marco Ber- le vendredi 15 janvier autour du spectacle iFeel3 vements des pensées philoso- rettini a développé les qualités inscription indispensable phiques. abstraites et le potentiel scénique infos : www.adc-geneve.ch iFeel3 — du 13 au 23 janvier On le sait, les spectacles de Ber- infini des diagonales, déjà en germe rettini germent souvent après des dans iFeel2. Il a développé un style, lectures qui le bousculent. À l’ou- le Contemporary Flow, qu’il enseigne Repères biographiques D’abord champion allemand vrage de Peter Sloterdijk au titre in- depuis. de disco en 1978, Marco Berrettini jonctif Tu dois changer ta vie, il a ré- A partir de l’observation d’af- se forme ensuite à la London School of Contemporary Dance, pondu avec un premier iFeel, puis fiches communistes, les quatre dan- à la Folkwangschulen Essen, étudie avec iFeel2, entêtant duo avec Ma- seurs interprètes (Marion Duval, Sé- l’ethnologie européenne, rie-Caroline Hominal. Avec iFeel3, bastien Chatellier, Christine Bombal l’anthropologie culturelle et les sciences théâtrales à l’Université Berrettini garde le cap mais part et Nathalie Broizat) ont également de Francfort et monte parallèlement d’une autre source, le roman phare travaillé sur la posture de profil, type sa compagnie *MELK PROD avec laquelle il crée une douzaine de la philosophe Ayn Rand publié en révolutionnaire : le regard, toujours de spectacles. 1957, Atlas Shrugged, (titré La Grève orienté vers le lointain, ouvre l’es- www.marcoberrettini.org en français). Atlas, Titan mytholo- pace scénique vers un point de fuite gique, a cette lourde tâche de porter situé hors-champ. Dans ce nouvel iFeel3 (création) Chorégraphie : Marco Berrettini le monde sur son dos. Brièvement opus, Marco Berrettini retrouve ses Interprètes : Christine Bombal, résumé, ce récit décrit comment les deux compagnons de route, Victor Nathalie Broizat, Sébastien Chatellier, Marion Duval « hommes d’esprit » décident de Roy et Samuel Pajand. On s’en sou- Musique : Summer Music (Marco s’abstenir de créer ou développer vient, iFeel2 se déroulait sur un set Berrettini et Samuel Pajand) Décor et lumières : Victor Roy de nouvelles choses, et de dispa- électro-pop envoûtant. Dans iFeel3, Costumes : Severine Besson raître parce qu’ils en ont assez la musique est cette fois jouée en d’être spoliés par l’Etat. Mais s’ils se live par Berretini et Pajand et c’est Salle des Eaux-Vives retirent, qui soutient le monde ? Ce Victor Roy, sagace et ingénieux, qui 82 — 84 rue des Eaux-Vives 1207 Genève roman est plus qu’un best seller : scénographie leur duo musical. Les Du 13 au 23 janvier à 20h30 après la Bible, il est le livre le plus lu paroles, elles, sont empreintes de samedi à 19h, dimanche à 18h et le plus influent aux Etats-Unis. citations d’Ayn Rand et d’autres relâche lundi et mardi On comprend pourquoi cette lec- idoles de l’éclectique palmarès ber- Rencontre avec l’équipe artistique à l’issue de la représentation ture, ou plutôt les polémiques rettinien − Jacque Fresco, Dian Fos- du jeudi 14 janvier qu’elle soulève, n’ont pas laissé sey, Krishnamurti, Noam Chomsky, Billetterie www.adc-geneve.ch Marco Berrettini indifférent. Le cho- Giovanni Falcone, Gabor Maté, entre Service culturel Migros régraphe précise : « Je ne porte pas autres. Des rêveurs, des révolution- aux nues la pensée d’Ayn Rand naires, des visionnaires. Marco Ber- Photo : Gregory Batardon
18 / à l’affiche / journal de l’adc n° 68 / janvier — mars 2016 à l’affiche / journal de l’adc n° 68 / janvier — mars 2016 / 19 du 2 au 13 mars, Ioannis Mandafounis fait vibrer la poétique d’Ossip Mandelstam, entouré du comédien Bruce Myers et des Ossip Mandelstam. A Performance — «J chorégraphes Elena Giannotti et Roberta Mosca. Bruce Myers e n’ai pas envie de parler de moi, mais d’épier les ApersonA. De la seconde, il rap- pelle qu’elle était un pilier de l’im- sensations qui déclenchent le mou- vement. « J’ai senti mon corps spa- évoque pas du siècle, le bruit et la germination du temps… » provisation dans la compagnie Forsythe, pour laquelle il a dansé tialisé différemment ; j’ai éprouvé le sol comme une étendue, une sur- Ossip Ces mots d’Ossip Man- delstam interpellent Ioannis Man- de nombreuses années. Dans cette collaboration, ils vont mettre, face. Les murs autour de moi me sont apparus comme un environne- Mandelstam dafounis. Il en a lu beaucoup d’autres après avoir fait la connais- ensemble, leur corps au défi aux côtés de Bruce Myers, artiste d’une ment m’englobant et non plus comme ceux d’une pièce qui pouvait sance de Bruce Myers. Depuis plu- autre génération et d’un autre uni- me freiner. » A chaque poème, une Journal de l’adc : Pourquoi sieurs années, il avait en tête de vers, celui du théâtre, avec qui ils nouvelle émotion et un autre état. avez-vous choisi de travailler travailler avec le comédien à la car- partageront sur scène le champ L’énergie promet d’être explosive. autour de la figure du poète rière indissociable de Peter Brook, des possibles du mouvement. Cécile Dalla Torre russe Ossip Mandelstam ? qu’il décrit comme un pionnier Chaussures aux pieds, en tenue Bruce Myers : En 1993, je tra- dans son domaine. C’est toujours de ville, ces « gens normaux du vaillais à Lausanne sur un projet de Rezo Gabriadze, grand ma- ainsi qu’il procède dans ses créa- quotidien » sont prêts à conquérir Atelier corporel rionnettiste géorgien. Le spec- tions: l’être avant l’idée. Bruce une liberté, une fluidité et un natu- animé par Fabio Bergamaschi dans la scénographie de Ossip tacle s’appelait Quelle tris- Myers a la poésie du Russe mort rel chers à Peter Brook. Mandelstam le lundi 7 mars tesse, la fin de l’allée... Vers la au goulag en 1938 vissée à l’âme. La pièce n’est qu’un partage inscription indispensable fin des représentations, ce der- Sa prose et ses vers façonneront humain et artistique où le moindre infos: www.adc-geneve.ch nier m’a dit : « Il faudrait que tu un nouvel espace de création cho- détail est décidé à quatre. « Il s’agit joues Mandelstam un jour. » A l’époque, je ne savais pas qui régraphique et théâtral. d’accepter nos différences ras- Repères biographiques était Mandelstam. Mais j’ai re- A trente-quatre ans, Ioannis semblées dans un même espace- Ioannis Mandafounis multiplie les tenu le conseil et le projet va Mandafounis, lui, parle avec le lan- temps, en gardant les portes ou- pièces en collaboration avec des interprètes et chorégraphes, tels maintenant se réaliser. gage du corps. L’artiste a déjà une vertes pour communiquer », sourit que Fabrice Mazliah, Olivia Ortega, vingtaine de pièces derrière lui. Ioannis Mandafounis, même si May Zarhy, Laurent Chetouane. Qui est Ossip Mandelstam Dans toutes, il a dansé – dont une « pratiquer l’effort de la coexis- Il crée aux Eaux-Vives avec Elena Giannotti, rencontrée chez Forythe, pour vous ? dizaine d’années avec Fabrice tence pour aller à la rencontre de le duo ApersonA (2014). Roberta C’est un grand poète, une Mosca, également danseuse dans la sorte de forgeron de mots. Mazliah et May Zahry, avec qui il l’autre est douloureux, comme di- Forsythe Company, a cosigné avec Dans le spectacle que nous formait le trio Mamaza. Ce fils de sait Alain Badiou. » Mandafounis les projets plus performatifs Asingeline et Garden allons créer, nous allons tenter, danseurs helvéto-grec formé au State. Bruce Myers, génial acteur de par les mots et le mouvement, classique au Conservatoire de Pa- Mouvant poème Peter Brook depuis les années de donner une idée de son ris n’a jamais séparé la chorégra- La collaboration avec un acteur, et à septante (Le Mahabbharata, La œuvre. Tempête, The man who, La Tragédie phie de la danse. L’une des raisons fortiori un texte, est une première d’Hamlet…) s’ajoute à ce trio pour lesquelles, sans doute, il s’est dans la carrière de Ioannis Manda- chorégraphique. Qu’est-ce que sa poésie vous inspire ? vu remettre le prix suisse du dan- founis. C’est aussi pour lui une ren- Ossip Mandelstam. A Performance Un poète qui est empêché seur exceptionnel en 2015. Si on le contre inédite avec la poésie: « une (création) d’écrire est un poète empêché voit danser dans ses pièces, il ne façon de mettre une image sur une Concept : Ioannis Mandafounis de vivre. Mandelstam était Chorégraphie et danse : s’y produit en revanche jamais réalité que l’on regarde à l’extérieur Ioannis Mandafounis, interdit de publication de son seul. Les solos, il n’en a pas choré- de soi. » Celle d’Ossip Mandelstam, Elena Giannotti, Roberta Mosca vivant et littéralement annihilé Monologue théâtral : Bruce Myers graphiés. Au contraire, se retrou- dont la manière de combiner les en tant qu’être humain. Support texte : Ossip Mandelstam Et pourtant, il a prôné la vie à ver dans l’intimité d’un groupe mots convoque une mémoire, le ra- Conseillère dramaturgique : travers ses poèmes qui sont pour créer est stimulant. « Ce qui mène au travail du danseur. « En Myriam Kridi Lumière : David Kretonic le témoignage d’un talent m’intéresse, c’est de me mettre en danse, je n’ai pas envie de tout Costumes : Marion Schmid exceptionnel et d’une force situation. Je change ma physicalité changer. Ce qui m’intéresse, c’est Production management : Mélanie Fréguin spirituelle rare. Il a été source pour une pièce. Le but n’est pas de de voir ce que la poésie amène dans d’inspiration pour ses contem- faire évoluer l’art de la danse mais le mouvement, saisir l’énergie du porains et pour tous ceux Salle des Eaux-Vives d’évoluer nous-mêmes. » poème. J’ai envie que le poème me 82 — 84 rue des Eaux-Vives qui aiment la poésie. 1207 Genève définisse. On travaille peu avec les Propos recueillis par CDT Du 2 au 13 mars à 20h30 L’effort de coexister émotions en danse, surtout en samedi à 19h, dimanche à 18h Aujourd’hui, dans Ossip Mandels- danse contemporaine, poursuit relâche lundi et mardi tam. A Performance, l’interprète Ioannis Mandafounis. On com- Rencontre avec l’équipe artistique à l’issue de la représentation est entouré de deux autres parte- mence par la physicalité, le reste du jeudi 3 mars naires, chorégraphes elles aussi: vient ensuite s’ajouter. Ici, j’ai Billetterie www.adc-geneve.ch Elena Giannotti et Roberta Mosca. d’abord ressenti mon corps vibrer Service culturel Migros Avec la première, il continue de par une image, une phrase, un sillonner la planète avec leur duo verbe. » L’émotion engendre des Photo : Gregory Batardon
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