L'hebdo Hara-Kiri / Charlie Hebdo (1969-1982): un journal des années soixante-dix

 
CONTINUER À LIRE
L'hebdo Hara-Kiri / Charlie Hebdo (1969-1982):
                    un journal des années soixante-dix
(Extraits : introduction et plan)

Une édition électronique réalisée à partir du mémoire de M. Stéphane Mazurier (professeur
d'histoire au Lycée Ango, à Dieppe en Normandie ; agrégé d'Histoire), pour l'obtention de
son DEA d'histoire socio-culturelle, à l'Université de Rouen, en septembre 2003. L'édition
numérique des textes a été réalisée par Philippe Folliot, bénévole, professeur de philosophie
au Lycée Ango, à Dieppe en Normandie. [Autorisation accordée jeudi le 23 octobre 2003].

Introduction

Au mois d’avril 2002 est publié le seizième numéro hors-série de Charlie Hebdo intitulé :
Dix ans de bonheur ! 1992-2002. Le retour de Charlie Hebdo. Il s’agit de célébrer l’
anniversaire de ce journal, tout en rappelant qu’il s’agit d’un journal « ressuscité ».

Dans son éditorial, Philippe Val, rédacteur en chef, ne revient pas une fois sur le « premier »
Charlie Hebdo et se contente d’une réflexion sur « le sien ». Ce sont les pages de garde qui
tiennent lieu d’historique.

« Octobre 1960 : Cavanna crée le mensuel Hara-Kiri. Février 1969 : Cavanna lance L’
Hebdo Hara-Kiri. Novembre 1970 : De Gaulle meurt. L’Hebdo Hara-Kiri titre « Bal tragique
à Colombey : 1 mort ». Le journal est interdit par le ministre de l’Intérieur, Raymond
Marcellin. La semaine suivante, Cavanna lance Charlie Hebdo. Décembre 1981 : Fin
provisoire de Charlie Hebdo…Juillet 1992 : Après dix ans d’absence, Charlie Hebdo reparaît
»

Cet historique comporte d’abord quelques petites erreurs : le premier numéro du mensuel
Hara-Kiri est daté de septembre et non d’octobre 1960, c’est Hara-Kiri Hebdo qui est fondé
en février 1969 (il devient L’Hebdo Hara-Kiri en mai 1969) et l’ultime Charlie Hebdo (sans
mention de dépôt légal) paraît en janvier 1982. Au-delà de ces imperfections chronologiques,
ces pages de garde ont avant tout un objectif ambitieux : assurer le lecteur d’une continuité
dans l’histoire de Charlie Hebdo, journal republié « après dix ans d’absence ».

L’idée de sa « fin provisoire » en 1981-1982 relève ainsi de la téléologie : rien ne pouvait
alors laisser imaginer que le titre reparaîtrait des années plus tard. On insiste fermement sur le
fait que l’actuel Charlie Hebdo, même s’il possède sa propre numérotation, est le même que
celui lancé voici plus de trente ans. Il est rappelé par la même occasion que Charlie Hebdo
est la copie conforme de L’Hebdo Hara-Kiri, interdit en novembre 1970, qui doit lui-même
son nom au mensuel Hara-Kiri. Pour chacune de ces trois publications, Cavanna est présenté
comme seul fondateur.

Cet historique s’appuie sur des décisions de justice : le 30 janvier 1993, la 3e chambre du
tribunal de grande instance de Paris reconnaît la paternité du titre à François Cavanna. Depuis
lors, celui-ci apparaît dans l’ours du journal en qualité de « fondateur ». Plus récemment, en
mars 2002, François Cavanna a récupéré le titre Hara-Kiri, journal bête et méchant, qui
figure désormais en dernière page de Charlie Hebdo.

Quarante-deux années d’histoire semblent donc en voie d’achèvement. Tout rentre dans l’
ordre puisque le fondateur est officiellement reconnu comme tel. À l’occasion du dixième
anniversaire de Charlie, Cavanna, Cabu, Val, Wolinski et d’autres sont invités à quelques
émissions radiophoniques, sur France-Inter et sur France-Culture. Ils y évoquent le journal
actuel, mais aussi l’ancien, celui des années 1969-1982. Ainsi Charlie Hebdo est devenu un
nouvel et respectable objet historique, prêt à devenir une thèse, au même titre que Le Canard
Enchaîné il y a quelques années (note 1).

S’il peut s’agir du dernier acte d’une construction historique, on peut envisager aussi le
dernier acte d’une reconstruction historique. D’abord, la prétendue « continuité » entre les
deux Charlie Hebdo est assez contestable. Certes, on retrouve de nombreuses personnalités
du « vieux » Charlie : Cavanna, Gébé (directeur de la publication), Cabu (directeur
artistique), Wolinski, Willem et Siné. Certes, ces dessinateurs et rédacteurs ont conservé des
chroniques similaires à celles qu’ils tenaient vingt-cinq auparavant. En revanche, le contenu
du journal a bien évolué : il s’agit maintenant d’un hebdomadaire d’actualités, accordant une
large place à la politique française et internationale, aux questions économiques… On
compte beaucoup plus de reportages et d’interviews que dans l’ancien Charlie. Sa ligne
éditoriale est proche de la gauche parlementaire, surtout des Verts. L’« artisanat » des années
soixante-dix est devenu une entreprise de presse moderne, avec un système d’actionnariat,
une gestion rigoureuse menée par des experts-comptables... En outre, les anciens
collaborateurs du journal n’ont pas tous souhaité travailler dans la nouvelle version de 1992.
C’est le cas du militant écologiste Henri Montant, connu sous le pseudonyme d’Arthur, qui a
quitté en 1991 La Grosse Bertha, journal satirique dirigé par Philippe Val, arguant que celui-
ci était en contradiction totale avec l’esprit « bête et méchant » de feu Charlie Hebdo. Dans
le magazine en ligne Zoo du mois d’octobre 1999, Arthur dresse ainsi une fausse nécrologie
de Val…

Arthur : « Philippe Val était une synthèse de Voltaire, Montaigne et Bernanos réunis. […]
Chaque semaine, ses lecteurs éblouis découvraient la différence entre le Bien et le Mal, la
gauche et la droite, fromage ou dessert, fumeur ou non-fumeur et Lagarde ou Michard. […]
Mais aucun de ses subordonnés n'oubliera l'ambiance décontractée au Vittel-fraise qui
régnait dans les réunions de rédaction où l'abbé Val marmottait ses patenôtres en attendant
qu'une bonne âme lui suggère les idées qui lui venaient si péniblement à l'esprit. » (note 2)

Delfeil de Ton, pilier du journal jusqu’en 1975, ne participe qu’aux tout premiers numéros de
Charlie en 1992. Sylvie Caster, chroniqueuse de 1976 à 1981, ne collabore qu’à un seul
numéro, toujours en 1992. Jackie Berroyer, rédacteur lui aussi de 1976 à 1981, n’a pas écrit
une ligne pour l’actuel Charlie Hebdo.

Une ultime et remarquable absence confirme et amplifie la réécriture de l’histoire du journal.
Jamais dans le numéro spécial Dix ans de bonheur ! n’apparaît le nom de celui qui fut
directeur de la publication de Charlie Hebdo, mais aussi de Hara-Kiri (mensuel et
hebdomadaire), c’est-à-dire Georges Bernier. Ce dernier n’a non seulement pas voulu
participer au nouveau Charlie Hebdo, mais il a aussi attaqué en justice les restaurateurs du
journal. Il faut rappeler que le titre Charlie Hebdo avait été déposé à l’Institut national de la
propriété industrielle par Bernier et que c’est à la suite du verdict de la troisième chambre du
tribunal de grande instance de Paris en janvier 1993 que le titre a été récupéré par celui qui
avait été pendant douze ans rédacteur en chef de Charlie, à savoir François Cavanna. (note 3)
Cet épisode judiciaire est relaté dans Dix ans de bonheur ! à l’occasion d’un entretien avec
maître Richard Malka, avocat du journal. La société éditrice de Georges Bernier « Stars,
Spectacles et Créations », est présentée comme « obscure », ses membres comme des «
voleurs de titre » qui l’auraient « déposé en douce à l’INPI » (note 4). Ce traitement infligé à
l’ancien directeur de la publication du journal montre une volonté certaine de gommage
historique : dans cette affaire, il n’est même pas désigné nominativement.

Delfeil de Ton : « Ils réécrivent l’histoire, ceux de maintenant… Ils la réécrivent si bien qu’il
y a eu des interviews, des pages dans les journaux où j’étais gommé de l’histoire de Charlie
Hebdo ! C’est te dire à quel point ils la réécrivent… Et Bernier, ils te le gommeraient… »
(note 5)

L’historique des pages de garde de Dix ans de bonheur ! fait donc évidemment l’impasse sur
Georges Bernier, sans qui pourtant Cavanna – selon ses propres termes – n’aurait « rien pu
faire » (note 6).

Finalement, cette réécriture de l’histoire présente une certaine cohérence interne. La gageure
pour les rédacteurs de l’actuel Charlie Hebdo était de démontrer au lecteur la gémellité entre
le journal des années soixante-dix et celui des années quatre-vingt-dix alors que l’équipe
dirigeante n’était plus la même et que l’esprit « bête et méchant » avait été remplacé par un
esprit plus intellectuel et éthique . Cette gageure a été surmontée : des personnalités aussi
fortes que Sylvie Caster, Arthur, Jackie Berroyer, Delfeil de Ton et bien sûr Georges Bernier
sont absentes de l’histoire officielle ; en même temps, d’autres « anciens » occupent des
places stratégiques dans l’ours : Cavanna est – on l’a vu – « fondateur », Gébé est « directeur
de la publication » et Cabu est « directeur artistique ». Il serait toutefois excessif de prétendre
que le Charlie Hebdo de Val n’a plus rien à voir avec le Charlie Hebdo de Cavanna et
Bernier. Le journal a permis de faire connaître des rédacteurs à la plume acerbe et inspirée,
comme Bernard Maris ou Gérard Biard, et des dessinateurs de talent (Riss, Luz, Charb,
Jul…), dont le style et les idées rejoignent ceux de leurs aînés.

Ce qui importe à l’historien dans cette affaire n’est pas tellement la question de la linéarité ou
de la discontinuité entre les deux Charlie Hebdo. Il paraît plus essentiel de rétablir une
authenticité, et donc d’établir en même temps l’historicité du premier Charlie Hebdo. La
question centrale est sans doute celle de la définition même du journal. À travers son
évolution interne, mais aussi son face-à-face avec l’histoire, quel qualificatif lui conviendrait
le mieux ? Journal politique ? Journal satirique ? Journal subversif ? Journal artistique ?
Journal humoristique ? Il importe d’abord de fixer des limites chronologiques : l’étude de
Charlie Hebdo ne peut qu’inclure celle de l’éphémère Hara-Kiri Hebdo (puis L’Hebdo Hara-
Kiri, 1969-1970), le premier étant la copie conforme du second. Le journal cesse de paraître
au tout début de l’année 1982. Le cadre temporel est donc 1969-1982, c’est-à-dire
essentiellement les années soixante-dix. On établira d’abord les grands axes du projet de
recherche, à savoir sa propre histoire, puis son inscription dans l’histoire. Après avoir ensuite
dressé un bilan des sources et des travaux disponibles, on s’arrêtera sur un épisode crucial de
l’histoire du journal : le dernier numéro de L’Hebdo Hara-Kiri, le 16 novembre 1970.

Notes :

(note 1) Laurent Martin, Le Canard enchaîné ou les fortunes de la vertu. Histoire d'un
journal satirique, 1915-2000, Paris, Flammarion, 2001.
(note 2) Cité par Presse libre [en ligne]. Disponible sur : www.presselibre.org ; consulté le 28
septembre 2002.
(note 3) Ibid.
(note 4) Institut National de la Propriété Industrielle
(note 5) Entretien du 4 avril 2002.
(note 6) François Cavanna, De Coluche à Mitterrand, Paris, l’Archipel, 1993, p.11.
Table des Matières

PREMIÈRE PARTIE. PROJET DE RECHERCHE

I / L’histoire d’un journal

A. L’entreprise Bernier

1. L’hebdo : un produit des éditions du Square
2. Splendeurs et misères financières

B. L’objet journal

1. Une histoire de titres
2. Questions de formes
3. Fabriquer et vendre un journal

C. Les hommes et les femmes

1. Le « soldat et l’artisan »
2. Les « défricheurs »
3. Les compagnons de L’Hebdo Hara-Kiri
4. La « troisième génération »
5. Signatures occasionnelles et prestigieuses

D. La grande famille?

1. L’organisation des pouvoirs
2. Les passerelles culturelles ou la famille élargie
3. Les lecteurs de Charlie Hebdo

II / Un journal dans l’histoire

A. Charlie Hebdo et la presse : un journal dans l’histoire des médias

1. Modèles
2. Les relations avec la presse satirique
3. Les relations avec la presse militante et underground
4. Les relations avec la grande presse nationale
5. Les relations avec les médias audiovisuels
6. Un journal sans journalistes
B. Charlie Hebdo, acteur et témoin de la création artistique et intellectuelle

1. Un journal dans l’histoire graphique
2. Pour une histoire de l’humour
3. Un journal dans l’histoire de la littérature
4. Regards sur les arts
5. Charlie Hebdo face au mouvement des idées

C. Un journal face à l’histoire politique

1. « La politique, je m’en fous ! »
2. De De Gaulle à Mitterrand
3. La fin des certitudes internationales

D. La « nouvelle société »

1. Des Trente Glorieuses à la crise
2. Les avatars de la lutte des classes
3. Étude de mœurs
4. Les cibles socioculturelles
5. « Nouveaux (et moins nouveaux) visages de la censure »

DEUXIÈME PARTIE : SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE

I / Sources

A. Sources imprimées

1. Corpus
2. Autres journaux des éditions du Square
3. Journaux français inspirateurs de Charlie Hebdo
4. Quotidiens français contemporains de Charlie Hebdo
5. Autres périodiques d’informations générales
6. Journaux satiriques et de bandes dessinées
7. Journaux étrangers

B. Sources écrites

1. Archives publiques
2. Archives privées
C. Sources orales

1. Entretiens avec les membres de la rédaction
2. Entretiens avec les membres des « réseaux Charlie »
3. Entretiens avec les journalistes contemporains
4. Entretiens avec les dessinateurs contemporains

D. Sources audiovisuelles

1. Sources audio
2. Sources vidéo

II / Références bibliographiques

A. Histoire générale

1. Méthodologie
2. Histoire de la France contemporaine
3. Ouvrages spécialisés : de l’histoire des idées à l’histoire de l’humour

B. Les années soixante-dix

1. De De Gaulle à Pompidou
2. Les années Giscard d’Estaing
3. Mitterrand au pouvoir
4. La culture des Seventies

C. Histoire de la presse

1. Ouvrages généraux
2. Le dessin de presse
3 La presse et les pouvoirs
4. Monographies

D. Charlie Hebdo et son histoire

1. Études sur Charlie Hebdo et sa rédaction
2. Autour de Charlie : les réseaux
3. Charlie par lui-même : témoignages et souvenirs
4. Charlie par lui-même : recueils de textes et de dessins
5. Par-delà Charlie Hebdo
TROISIÈME PARTIE : ÉTUDE DE CAS : LE DERNIER NUMÉRO DE L’HEBDO HARA-
KIRI (16 NOVEMBRE 1970)

I / Introduction

II / Mise en perspective

A. Le contexte externe : la France et le monde en 1970

1. La France pompidolienne : un panorama politique
2. L’autel de la croissance
3. Le chaud et le froid des relations internationales
4. Démocraties et dictatures

B. Le contexte interne : L’Hebdo Hara-Kiri en novembre 1970

1. Un journal à l’agonie
2. Les douze pages de L’Hebdo, 16 novembre 1970

III / Face à l’actualité

A. L’information majeure : le décès du Général De Gaulle

1. Genèse du « bal tragique »
2. Les Chênes qu’on abat…

B. La subversion

1. « Nous méprisions la presse »
2. « On était antigaullistes »
3. La tradition anarchisante

C. Le credo « hara-kirien »

1. Le credo politique : aller au-delà du socialisme
2. Le credo moral : la permissivité

IV / Conclusion

CONCLUSION GÉNÉRALE
Vous pouvez aussi lire