Usages du passé et rhétorique de la demande de pardon en politique

 
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Argumentation et Analyse du Discours
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                          Discours politique et usages du passé en Argentine

Usages du passé et rhétorique de la demande de
pardon en politique
Uses of the past : the rhetoric of asking for forgiveness in politics

María Alejandra Vitale

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/aad/6555
DOI : 10.4000/aad.6555
ISSN : 1565-8961

Éditeur
Université de Tel-Aviv

Édition imprimée
Date de publication : 18 octobre 2022

Référence électronique
María Alejandra Vitale, « Usages du passé et rhétorique de la demande de pardon en politique »,
Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 29 | 2022, mis en ligne le 18 octobre 2022, consulté le
20 octobre 2022. URL : http://journals.openedition.org/aad/6555 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aad.
6555

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Usages du passé et rhétorique de la demande de pardon en politique   1

    Usages du passé et rhétorique de la
    demande de pardon en politique
    Uses of the past : the rhetoric of asking for forgiveness in politics

    María Alejandra Vitale

    Introduction
1   Les usages du passé sont une dimension constitutive du discours politique visant à
    légitimer des actions dans le présent ou des projets d’avenir, et à (re)construire des
    identités individuelles et collectives (Arnoux 2008, Bruner 2002). Le syntagme « usages
    du passé » rend compte des diverses manières dont un discours, et plus spécifiquement
    un discours politique, se réfère à un fait du passé lointain et/ou aux discours préalables
    thématisant ce fait (Vitale 2015). Le mot « usages » pourrait faire penser qu’il s’agit
    d’un phénomène intentionnel, stratégique et conscient ; mais ce n’est pas
    nécessairement le cas. En effet, les constructions du passé dans le discours politique
    peuvent être le résultat d’une volonté de communication préméditée, comme de la
    position d’un sujet animé par une conscience variable de la doxa qui le traverse.
2   Les usages du passé dans le discours politique transforment l’histoire en mémoire,
    conçue selon Elizabeth Jelin (2002, 2017) comme la façon dont les sujets construisent,
    dans l’acte de se souvenir, d’oublier ou de passer sous silence, un sens du passé qui
    s’actualise dans son lien avec le présent, mais aussi avec un futur souhaité. La
    distinction entre histoire et mémoire (Halbwachs 1997, Ricœur 2000, Robin 2007, Nora
    1997, Todorov 1995) occupe une place importante dans un pays comme l’Argentine, où
    l’histoire récente d’un passé dictatorial et de crimes contre l’humanité est traversée par
    des tensions politiques et académiques (Águila 2007, Lvovich et Bisquert 2008).
3   Diverses perspectives discursives et rhétoriques permettent d’étudier l’inscription de la
    mémoire dans le discours, par exemple à travers l’analyse de la deixis fondatrice
    (Maingueneau 1987), du discours épidictique (Vivian 2006, Vitale 2015a), de la mémoire
    interdiscursive mediatique (Moirand, 2008), de l’exemple historique (Danblon, Ferry,
    Nicolas et Sans 2004, Paissa 2016), des polémonymes, patronymiques et toponymes

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    (Paveau 2013), des commémorations, des productions narratives et des topoï (Achugar
    2008, Wodak 2006), de la dénomination (Calabrese Steimberg 2011), de la mémoire
    rhétorique-argumentative (Vitale 2015) et des chronotopes (Arnoux 2008, Wodak 2016).
4   À partir d’une approche ancrée dans la rhétorique et l’analyse du discours, cet article a
    pour objectif d’examiner l’acte de demander pardon pour des faits traumatiques qui se
    sont déroulés dans l’histoire, en le définissant comme un mode d’usage du passé dans le
    discours politique. Il propose par conséquent une autre manière d’analyser l’ancrage
    discursif de la mémoire. J’ai choisi de le montrer dans le contexte argentin, et
    d’analyser la demande de pardon que l’ancien président Néstor Kirchner 1 a adressée le
    24 mars 2004, au nom de l’État, dans l’ancienne École de Mécanique de l’Armée (ESMA),
    principal centre clandestin de détention, aux victimes du terrorisme d’État qui a sévi en
    Argentine pendant la dernière dictature militaire (1976-1983).
5   Ce travail ne porte pas sur la notion de « politique du pardon » (Lefranc 2002) 2 ni sur la
    demande de pardon comme objet de réflexion philosophique (Derrida 2019, Ricœur
    2002), mais sur une énonciation spécifique à travers laquelle un ou une responsable
    politique réalise l’acte de parole de demander publiquement pardon. Cet acte est défini
    par Villadsen (2008) comme une déclaration réalisée par un(e) fonctionnaire au nom
    d’un collectif public (comme un État ou un gouvernement) afin de demander pardon
    pour des faits illicites commis dans le passé.
6   La demande de pardon et sa relation avec la construction de la mémoire a une
    importance transnationale indéniable dans le discours politique contemporain, comme
    le prouvent les cas suivants, survenus en 2021 : en janvier, le premier ministre
    irlandais, Micheál Martin, a demandé pardon pour les morts non justifiées de 9000
    bébés et les abus commis dans les foyers qui accueillaient des mères célibataires dans le
    passé ; en juin, le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, a demandé pardon aux
    nations originaires de son pays après la découverte dans une fosse commune de
    centaines de tombes clandestines d’enfants autochtones ; en août, dans le cadre de la
    commémoration des 500 ans de la chute de l’empire mexica, le président du Mexique,
    Manuel Andrés López Obrador, a demandé pardon au nom de l’État mexicain pour les
    excès commis pendant la conquête du Mexique ; en septembre de la même année, le
    président français Emmanuel Macron, a demandé pardon aux harkis, les Algériens qui
    avaient soutenu la France pendant la guerre d’Algérie, pour la façon dont l’État français
    s’est comporté envers eux3.
7   Je me réfèrerai dans ce qui suit à la demande de pardon dans le discours politique, à sa
    relation avec la construction de la mémoire de faits traumatiques du passé et à la façon
    dont elle peut être capitalisée par les dirigeants pour obtenir un bénéfice politique.
    J’analyserai ensuite l’allocution que l’ancien président argentin Néstor Kirchner a
    prononcée en 2004, et dans laquelle il a demandé pardon aux victimes du terrorisme
    d’État. Je m’intéresserai aussi aux tensions que sa demande de pardon et de
    construction de la mémoire a provoquées avec le premier président élu
    démocratiquement après la dictature, Raúl Alfonsín (1983-1989), et avec le parti
    politique auquel il appartenait, l’Union Civique Radicale.

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     1. La demande de pardon et la construction de la mémoire dans le
     discours politique

8    Cunningham (2008) a affirmé que nous étions face à une ère de demande de pardon
     dans le discours public, phénomène qui a fait l’objet de diverses explications. Pour Olick
     (2007), ceci est dû, entre autres causes, au déclin de l’État-Nation et aux difficultés de
     former des communautés intégrées. Villadsen (2008) fait référence au pouvoir que des
     minorités ou des groupes divers ont progressivement acquis en exigeant la
     reconnaissance publique de la souffrance causée par des politiques passées. Kampf
     (2009) pondère la personnalisation de la politique, dans laquelle la confiance dans les
     figures publiques est une question cruciale car si celles-ci transgressent une norme,
     leur capacité à exercer le pouvoir politique peut se voir menacée et il leur faudrait
     demander pardon pour la restaurer. De même, Kampf prend en compte les nouvelles
     technologies de la communication dans la circulation des demandes de pardon dans le
     discours global.
9    Harris, Grainger et Mullany (2006) étudient la demande de pardon comme un genre du
     discours politique ; elle est caractéristisée, par rapport aux excuses de l’interaction
     individuelle4, par le fait qu’elle est formulée dans l’espace public par un ou une
     responsable politique avec, obligatoirement, la présence d’un indicateur de force
     illocutionnaire explicite du type « je demande pardon » ou « pardon » 5, condition
     indispensable pour qu’elle soit perçue comme une demande de pardon par les médias
     ou par l’auditoire. De même, les dirigeants politiques doivent accepter leur
     responsabilité ou leur culpabilité, même s’il est courant que les demandes de pardon se
     rapportent à des faits qui ont eu lieu dans le passé, bien avant qu’ils aient assumé le
     pouvoir. Cette acceptation est donc institutionnelle plus que personnelle. Les demandes
     de pardon politiques sont des actes symboliques controversés qui légitiment
     généralement des versions de l’histoire précédemment niées ou contestées et qui
     peuvent générer encore plus de conflit si elles ne sont pas perçues comme sincères ou
     ne sont pas reconnues comme valides, appropriées ou légitimes. Dans ces cas, elles
     seraient seulement motivées par les bénéfices qu’obtiendrait l’énonciateur ou
     l’énonciatrice politique.
10   Pour Harris et al. (2006), les demandes de pardon concernant des faits graves du passé,
     dont l’homme ou la femme politique n’est pas personnellement responsable, de même
     que celles motivées par des faits présents de moindre importance ou ampleur, sont
     fréquemment formulées et mises en scène publiquement pour les victimes et pour un
     auditoire hétérogène. Il est donc d’autant plus nécessaire d’examiner au nom de qui on
     demande pardon. Il se peut en effet que l’énonciateur en profite pour exonérer une
     collectivité spécifique de toute forme de responsabilité.
11   Dans leur étude de la demande de pardon que le premier ministre australien a adressée
     aux aborigènes de ce pays en 2008 pour les injustices souffertes dans le passé,
     Augoustinos, Hastie et Wright (2011) décrivent l’utilisation de l’émotion dans le rappel
     d’événements passés afin de créer de l’empathie, et de redéfinir les termes de la
     communauté nationale et son identité. En effet, le premier ministre a cherché à
     colmater la brèche entre les Australiens indigènes et les non indigènes présentés
     comme membres d’une même nation qui, selon lui, a une identité unifiée décrite
     comme passionnée, rationnelle et très pratique à la fois. Kampf (2009a), pour sa part, a
     appliqué sa recherche à un corpus de 354 excuses politiques présentées en Israël de

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     1997 à 2004 et il a observé qu’elles sont devenues un dispositif courant pour restaurer
     l’image publique des figures politiques. Elles ont pour fonction de minimiser leur
     responsabilité concernant des actes illicites ou controversés. Dans les termes d’Amossy
     (2010 : 71), il s’agit du « retravail de l’ethos préalable ».
12   Villadsen (2008) s’intéresse à la demande de pardon officielle en tant que construction
     de la légitimité de la part des leaders pour justifier la mise en œuvre de décisions
     politiques impopulaires. Et aussi en tant qu’expression de la façon dont une nation se
     perçoit elle-même, car lorsqu’un ou une leader demande pardon au nom d’une nation à
     une autre pour ses fautes passées, elle répare l’image de la nation face à ses propres
     membres. D’autre part, Villadsen souligne le rôle des demandes de pardon publiques
     qui portent sur des faits du passé dans les processus de réconciliation nationale et de
     reconstruction civique. À partir de l’analyse de la demande de pardon formulée par le
     premier ministre du Danemark, Anders Fogh Rasmussen, en 2005, concernant des
     actions illicites commises par des fonctionnaires danois contre des réfugiés allemands
     pendant l’occupation nazie entre 1940 et 1945, Villadsen (2012) affirme que les
     demandes de pardon publiques permettent d’identifier les valeurs et les normes
     collectives qui unissent une communauté et qui ont été violées dans le passé. En ce
     sens, la demande de pardon est fortement liée au discours épidictique, car elle fournit
     une occasion de condamner des comportements passés et d’inviter le public à prendre
     de la distance par rapport à ceux-ci, ce qui l’incite à s’engager par rapport aux valeurs
     et aux normes qui ont été violées.
13   Vivian (2012) illustre ce qu’il appelle « la rhétorique du repentir », un discours
     exprimant un repentir sur des faits atroces du passé mais sans formulation d’une
     demande explicite de pardon, car celle-ci pourrait avoir des conséquences légales
     comme par exemple la mise en œuvre de politiques de réparation. Son exemple type est
     le discours que le président américain George W. Bush a prononcé dans l’île de Gorée
     (Sénégal), en 2003, sur la participation des États-Unis à la traite transatlantique des
     esclaves. Pour Vivian, la rhétorique du repentir implique un discours épidictique
     comportant l’usage chaque fois plus fréquent de lamentations cérémonieuses 6, de la
     part des fonctionnaires de l’État, sur un passé traumatique. Dans le cas de Bush, celui-ci
     a cherché, à travers le souvenir de l’esclavage transatlantique, à renforcer le soutien
     nécessaire à son administration dans toute l’Afrique, à relancer les affaires
     internationales détériorées par les différends sur la guerre d’Irak et à gagner
     potentiellement la faveur des électeurs afro-américains avant sa campagne de
     réélection de 2004. Ainsi, la rhétorique du repentir serait une forme
     d’instrumentalisation politicienne, en même temps qu’une condamnation morale, de la
     part d’un ou d’une leader, de crimes commis dans le passé par l’État qu’il ou elle
     représente.
14   Charaudeau (2019), de son côté, aborde ce qu’il appelle le « discours du repentir,
     hommage et souvenir ». Ces discours sont prononcés à l’occasion de dates
     commémoratives de faits passés douloureux pour rendre hommage aux victimes et
     proclamer que ces faits ne doivent plus se répéter, dans le but qu’ils ne soient pas
     oubliés et afin de transmettre leur souvenir à la postérité – ce qui répond, dans la
     terminologie de Paul Ricœur, au devoir de mémoire. Ces commémorations sont
     quelquefois l’occasion de réaliser un acte de repentance, que Charaudeau comprend
     comme l’acte par lequel un ou une responsable politique, au nom de l’État ou d’un
     peuple, reconnaît, par un discours, une commémoration ou un acte symbolique, les

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     faits illicites (les exils forcés, les déportations, les massacres) commis contre une partie
     de la population, un autre peuple ou une communauté en particulier. Un exemple de
     l’acte de repentance présenté par Charaudeau est celui du président de la France,
     Jacques Chirac, en 1995, à l’occasion de la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv.
15   La demande de pardon dans le discours politique peut, en certaines occasions, être
     articulée à un autre genre rhétorique issu d’une longue et ancienne tradition, l’apologie
     (Downey 1993), discours d’autodéfense dont la fonction est de nier, minimiser ou
     transférer la responsabilité d’actions répréhensibles. Il s’agit alors de réparer son
     propre ethos ou de celui du groupe auquel on appartient. Mais il s’agit là en réalité de
     deux genres différents (Villadsen 2012).
16   Cet article se nourrit des avancées de ces nombreux travaux. Je voudrais cependant
     souligner qu’il se fonde sur l’idée que la demande de pardon en politique constitue
     toujours un événement discursif. Il n’y a pas répétition, mais rupture, interruption des
     routines communicatives d’une communauté et déconstruction des réseaux de
     mémoire. C’est la raison pour laquelle c’est un événement qui a un grand impact sur
     l’opinion publique.
17   En tant qu’événement discursif, la demande de pardon pour des faits passés fonctionne,
     dans le cas de Néstor Kirchner que j’étudierai ici, comme un discours fondateur de
     nouveaux réseaux de sens en lien avec le passé : il reformule certaines mémoires qui
     avaient été prédominantes ou qui circulaient auparavant dans la communauté. En effet,
     en Argentine, une mémoire s’est formée, en lien avec les organismes des droits de
     l’homme et leurs dénonciations des crimes perpétrés par la dictature ; mémoire dans
     laquelle les disparus sont représentés comme des victimes dépolitisées, en omettant
     tout conflit idéologique préalable aux crimes des militaires (Carnovale 2007). Cette
     mémoire a aussi joué un rôle très important dans le « Procès des Juntes », lancé en 1985
     par Raúl Alfonsín, qui a permis d’emprisonner les premiers chefs de l’Armée de Terre,
     de la Marine et de l’Armée de l’Air de la dictature7. D’autre part, le gouvernement
     d’Alfonsín a construit une mémoire de la dictature connue par ses détracteurs comme
     la théorie des deux démons, qui a été exposée, par exemple, dans le Prologue du
     Rapport de la Commission Nationale sur la Disparition de Personnes (CONADEP),
     intitulé Nunca Más et publié en 1984. Cette théorie comprend les composantes
     suivantes : l’existence de deux violences qui s’affrontent, les guérillas de gauche et les
     Forces Armées agissant au nom de l’État ; la responsabilité de la gauche dans le
     déclenchement de la violence; la mise en parallèle des deux violences en ce qui relève
     des responsabilités historiques, la symétrie de forces et/ou de méthodes et la situation
     d’extériorité de la société dans ce conflit, car elle est présentée comme étrangère,
     innocente ou victime de cette même violence (Franco 2014).
18   Dans le discours de demande de pardon de Néstor Kirchner les disparus ne sont
     construits, nous le verrons, ni comme des victimes dépolitisées ni comme des
     guerrilleros qui exercent une violence politique, mais comme des militants politiques
     idéalistes qui appartiennent à la même génération que le président argentin. Pour cette
     raison, je considère que la demande de pardon politique pour des faits du passé peut
     être considérée comme un cas de ce que Paveau (2013 : 176) nomme « démémoire
     discursive », c’est-à-dire un ensemble de phénomènes discursifs qui impliquent la
     révision des significations attribuées au passé, la déliaison ou un effet transgressif dans
     la mémoire.

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19   De même, je montrerai que la demande de pardon politique constitue un outil
     argumentatif qui est utilisé par les dirigeants pour convaincre l’auditoire de ce qu’il
     doit considérer comme important dans chaque contexte socio-historique et dans
     chaque situation énonciative. Les deux plans qui sont en jeu dans la demande de
     pardon, celui de la mémoire et celui de l’événement, se voient aussi impliqués dans les
     polémiques publiques qui se déclenchent habituellement à cette occasion. En effet, la
     demande de pardon et sa révision de la mémoire activent l’affrontement des
     positionnements politiques du présent car les usages du passé sont une dimension
     constitutive du discours politique.
20   En lien avec ceci, il convient de revenir sur la dimension épidictique de la demande de
     pardon politique. En effet, le discours épidictique, tel qu’il est explicité chez les auteurs
     de traités antiques et contemporains (Aristote Rhet. Pernot 2015, Perelman et
     Olbrechts-Tyteca 1958) exalte des valeurs partagées et évite ce qui divise une
     communauté. Mais même si les demandes de pardon relatives à des faits aberrants du
     passé tendent à ratifier l’adhésion d’une communauté à certaines valeurs et normes,
     l’élargissement des notions de victimes et d’auteur de crimes, le type de vertus qui sont
     admirées et les vices qui sont critiqués, les façons dont sont catégorisés les faits
     impliqués dans les violations des droits de l’homme dans un pays (« guerre », « violence
     politique » ou « terrorisme d’État », par exemple, en Argentine) ont une incidence sur
     les polémiques qu’elles provoquent habituellement dans le présent. Qui, au nom de qui,
     pour quel motif et à qui, se présentent ainsi comme des éléments constitutifs du
     schéma énonciatif de la demande de pardon en politique ; en se remplissant de
     contenus particuliers, ils provoquent des désaccords. En ce sens, il est important de
     rappeler avec Pernot (2015) que le discours épidictique fait l’éloge de ce qui,
     appartenant au passé, sera conseillé dans le présent par rapport au futur dans le
     discours délibératif et qui a une dimension exhortative, parce qu’il présente un modèle
     de vertu et incite à l’imiter. Le discours épidictique, en effet, prédispose en faveur de
     certaines actions (Perelman et Olbrechts-Tyeca 1989).

     2. La demande de pardon du président Néstor Kirchner

21   Le 24 mars 2004, dans le cadre de la commémoration des 28 ans du dernier coup d’État
     subi par l’Argentine au 20e siècle, l’ancien président Néstor Kirchner a officialisé la
     création d’un Espace de Mémoire et de Droits de l’Homme à l’École de Mécanique de
     l’Armée (ESMA), le principal centre de détention illégale de la dictature. L’ESMA a été
     reconvertie de façon performative par les paroles de Kirchner et par le fait de recevoir
     pour la première fois la visite d’un président accompagné d’organismes de droits de
     l’homme, de survivants et de sympathisants politiques. En effet, après avoir été liée au
     complice du secret, de la répression illégale et de la torture, elle s’est convertie en un
     espace public de mémoire et de condamnation du Terrorisme d’État 8.
22   Son discours a été prononcé dans le cadre d’un acte officiel au ton très cérémonieux et
     au sein d’une mise en scène impressionnante, qui a débuté par la signature par le
     président, devant les Mères de Plaza de Mayo et les militants, d’un accord avec le maire
     de la Ville de Buenos Aires sur le sort désormais réservé au domaine de l’ESMA. De
     façon symbolique, les grilles d’entrée de l’ESMA ont ensuite été ouvertes pour
     permettre au reste des assistants d’entrer. Puis il y a eu un concert musical sur une
     grande scène avec deux interprètes reconnus, sympathisants politiques du président.

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     On a pu écouter l’hymne national dans une version moderne et une célèbre actrice a lu
     le poème d’une disparue qui avait été en captivité à l’ESMA; deux enfants de disparues
     nés, clandestinement, à l’ESMA, ont apporté leur témoignage. Joan Manuel Serrat a
     alors chanté sa célèbre chanson « Para la Libertad » (« Pour la Liberté »), le Maire de
     Buenos Aires, originaire du même espace politique que le président, s’est exprimé, et la
     cérémonie s’est terminée par le discours de Kirchner, toujours accompagné par son
     épouse et sénatrice à cette époque, Cristina Fernández de Kirchner (Larralde Armas
     2017).
23   Cette mise en scène constitue un espace symbolique qui n’est pas perçu comme
     convaincant par toute la société argentine, par l’ensemble des citoyens. En effet, elle ne
     répond pas au scénario propre à une cérémonie d’État, qui comprend la présence de
     ministres, de juges ou d’autorités civiles, puisque l’espace est en fait occupé par le parti
     ou le secteur politique auquel appartient le président (Carnovale 2006). Les artistes, les
     témoins et tous les participants partagent les idées du gouvernement de Kirchner.
     L’orateur est placé dans la situation d’un individu politique qui intervient plus au nom
     de sa propre gestion gouvernementale que comme chef d’État. En ce sens, on peut se
     demander comment Kirchner gère la demande de pardon à la fois au nom de l’État
     argentin et de ses propres calculs politiques :
          Il faut appeler les choses par leur nom et ici, si vous me permettez, non plus comme
          compagnon et frère de tant de compagnons et de frères avec qui nous avons
          partagé ce temps-là, mais comme Président de la Nation Argentine, je viens
          demander pardon de la part de l’État-Nation pour la honte d’avoir occulté tant
          d’atrocités pendant 20 ans de démocratie.
24   Kirchner se présente comme le porte-parole de l’État. C’est en son nom qu’il effectue
     l’acte de parole de demander pardon. Il s’agit de la reconnaissance institutionnelle
     d’une culpabilité, non pas personnelle mais formulée au nom de l’État ou de toute autre
     organisation collective. Au lieu de « je demande pardon », Kirchner utilise la phrase « je
     viens demander pardon » qui active ce qui a été appelé le « modèle de l’arrivée »
     (Martínez 2013), ici moyennant le verbe « venir ». Il s’agit d’une représentation
     récurrente dans sa discursivité qui le légitime comme énonciateur venant d’un autre
     espace, par rapport à la politique institutionnelle et à une classe politique discréditée.
     D’où vient-il ? De la militance politique de la gauche péroniste des années 70 et de
     l’expérience de ces jeunes idéalistes d’une génération dans laquelle, nous le verrons, il
     s’inclut.
25   Dans ce cas, ce qu’il y a de différent, c’est que la demande de pardon n’a pas pour cause
     le fait que l’État serait responsables d’avoir violé les droits de l’homme ou commis des
     actes illicites dans le passé. En effet, ce discours vise à culpabiliser et à associer à la
     faute ceux qui l’ont précédé au pouvoir, c'est-à-dire des responsables politiques
     démocratiques : Raúl Alfonsín et Carlos Menem. C’est la raison pour laquelle il
     affirme : « je viens demander pardon de la part de l’État-Nation pour la honte d’avoir
     passé sous silence tant d’atrocités commises pendant 20 ans de démocratie ». La
     demande de pardon devient ainsi un outil argumentatif qui tend à légitimer Kirchner
     comme énonciateur politique dont l’ethos est lié à la vertu et à l’honneur. Cet ethos
     s’oppose à celui des anciens présidents Alfonsín et Menem, implicitement représentés
     comme possédant des qualités opposées, à la source de mauvaises actions et entraînant
     le déshonneur. Et de fait, Aristote (Rhet. 1383b13) définissait déjà la honte comme une
     affliction ou un trouble à propos de choses ayant trait aux vices ou aux mauvaises
     actions qui conduisent au déshonneur et à la perte de réputation.

     Argumentation et Analyse du Discours, 29 | 2022
Usages du passé et rhétorique de la demande de pardon en politique   8

26   La demande de pardon de Kirchner construit le passé en omettant le Nunca Más (Plus
     jamais – Rapport de la Commission Nationale sur la Disparition de Personnes) et le
     « Procès des Juntes » mis en place par le gouvernement Alfonsín ; c’est-à-dire qu’elle
     invisibilise deux faits qui sont favorables à ses adversaires politiques. Ceci répondrait
     selon Paveau (2013 : 177) à un cas d’oubli involontaire, ou à ce qu’elle appelle
     « amémoire discursive », un « oubli volontaire et orchestré », qui consiste en « un
     effacement […] d’un passé ou d’un legs discursif » (elle souligne). La façon dont le
     président construit l’image des victimes constitue, nous le verrons, un cas de
     démémoire discursive lequel est propre à la demande de pardon en politique.
27   Une autre question à souligner est le fait que cette demande de pardon s’adresse à un
     « vous » qui a pour référents les Grand-mères, les Mères, les Enfants, les militants
     kirchnéristes, c’est-à-dire les familles des disparus et les sympathisants politiques.
     Comme l’a signalé Jelin (2018), à aucun moment Kirchner ne s’est adressé aux citoyens
     ou à l’ensemble de la société ; au contraire, il a mis l’accent sur ses partisans parmi
     lesquels se trouvent les familles des disparus.
28   Il faut remarquer ici que le discours épidictique joue un rôle important dans la
     demande de pardon de Kirchner parce qu’il reconfigure les réseaux de mémoire
     antérieurs en ce qui concerne les disparus et la militance des années 70, et parce qu’il a
     une fonction centrale par rapport aux calculs politiques de l’orateur.
29   En effet, à partir de deux topoï spécifiques du genre épidictique, le topos de la manière
     d’être et le topos des actions (Pernot 2015), Kirchner fait l’éloge des disparus et des
     militants des années 70 qui, croyant que l’on pouvait changer l’Argentine, ont été
     capables de tout donner d’eux-mêmes au nom de leurs valeurs, jusqu’à leur vie, et ont
     lutté. De cette manière, en vantant les vertus des victimes, sa demande de pardon opère
     une démémoire discursive, car elle provoque la révision, la déliaison ou un effet
     transgressif dans les mémoires qui circulaient antérieurement sur ces mêmes victimes.
30   En même temps, le discours épidictique apparaît comme une stratégie de l’orateur pour
     se légitimer lui-même ainsi que la gestion de son gouvernement, puisqu’il s’inclut dans
     le groupe de militants sur qui portent les éloges :
          Chers Grand-mères, Mères, Enfants : lorsque je voyais il y a un instant vos mains,
          lorsque vous chantiez l’hymne, je voyais les bras de mes compagnons, de la
          génération qui a cru et qui continue à croire, en nous qui restons, qu’on peut
          changer ce pays9.
31   Conformément aux caractéristiques de la mémoire (Halbwachs 1997, Nora 1984),
     l'émotion est prédominante et les limites entre le passé et le présent s’effacent : les
     disparus sont vivants à travers leurs familles, les sympathisants politiques et le
     président lui-même. En effet, les disparus, dont Kirchner serait le compagnon,
     appartiennent comme lui à une même génération et leurs croyances restent vivantes
     en « nous qui restons », c’est-à-dire, en ceux qui ont survécu au terrorisme d’État. À
     travers cette stratégie, le dirigeant légitime sa croyance, sa proposition politique
     générale : « on peut changer ce pays ». Son discours se remplira plus loin de contenu
     avec la phrase : « un pays plus équitable, avec une inclusion sociale, luttant contre le
     chômage, l’injustice et contre tout ce que nous ont laissé dans leur dernière étape ces
     lamentables années 90 »10.
32   A travers le discours épidictique, Kirchner propose aussi comme modèles d’action pour
     le présent les disparus et les militants des années 70. Compte tenu du fait que lui-même

     Argumentation et Analyse du Discours, 29 | 2022
Usages du passé et rhétorique de la demande de pardon en politique   9

     s’inclut dans cette même génération, cette stratégie argumente en faveur de son propre
     gouvernement :
          C’est pour cela, mes sœurs et mes frères présents, mes compagnons et compagnes
          présents, bien qu’ils et elles ne soient pas là, Mères, Grand-mères, Enfants : merci
          pour l’exemple de votre lutte. Défendons avec foi, avec la capacité d’aimer, qu’on ne
          nous remplisse pas l’esprit de haine parce que nous n’en avons pas, mais nous ne
          voulons pas non plus l’impunité. Nous voulons qu’il y ait de la justice, nous voulons
          réellement une très forte récupération de la mémoire et que dans cette Argentine
          on se souvienne à nouveau, qu’on récupère et qu’on prenne à nouveau comme
          exemples ceux qui sont capables de tout donner pour leurs valeurs et une
          génération en Argentine qui a été capable de faire cela, qui a laissé un exemple, qui
          a laissé un chemin, sa vie, ses mères, qui a laissé ses grand-mères et qui a laissé ses
          enfants. Ils sont aujourd’hui présents dans vos mains.
33   Dans l’énoncé cité, on remarque la dimensión du pathos, caractéristique du discours
     épidictique et de la mémoire. Selon ce que signale Dorra (2011 : 21), « tout discours
     motivé par l’affectivité est fortement prédisposé à la réunion de termes antithétiques »,
     ce qui se produit dans l’oxymore (Beristáin 1995) que le président utilise pour se référer
     aux disparus « qui sont présents bien qu’ils ne soient pas là ». L’émotion est produite
     aussi par le pathos dit par l’usage du champ lexical des émotions (Plantin 2011),
     l’anaphore et l’amplification (Beristain 1995). Comme le soutient Amossy (2000), le
     pathos n’est pas indépendant du logos, et en effet, dans le discours du président, les
     émotions servent à donner de l’emphase aux arguments et à légitimer un projet
     politique qui, de façon explicite, refuse la haine et dit rechercher la justice sans
     impunité.
34   Grâce au discours épidictique qui est habituellement entrelacé avec la demande de
     pardon, Kirchner construit une mémoire que l’on peut qualifier, dans les termes de
     Todorov (1995), d’« exemplaire ». En effet, la mémoire exemplaire propose des
     principes d’action pour le présent avec le regard dirigé vers l’avenir, elle rend justice et
     oblige à l’engagement. De cette manière, le discours épidictique prédispose en faveur
     de certaines actions qui sont en accord avec le positionnement politique du président.
35   Par ailleurs, dans le discours de Kirchner, nous pouvons identifier l’opprobre dont sont
     couverts les responsables des abus de la dictature. Leurs valeurs s’opposent à celles que
     défendent le président et la génération à laquelle il appartient : « Les responsables de
     ce fait ténébreux et macabre que sont les nombreux camps de concentration, comme
     l’ESMA, ont un seul nom : des assassins répudiés par le peuple argentin ».

     3. La controverse : la réaction de l’ex-président Alfonsin et de son
     parti

36   La demande de pardon de Kirchner a entraîné une réaction de l’ancien président
     Alfonsín et du parti auquel il appartenait, l’Union Civique Radicale. En effet, le 25 mars
     2004, le jour suivant l’hommage à l’ESMA, Alfonsín a fait une brève déclaration à
     l’Agence de Presse DyN :
          Je suis blessé parce que je crois qu’il a été injuste et qu’il a omis une partie de
          l’histoire de la démocratie des Argentins. On pourra considérer qu’on a fait peu ou
          beaucoup devant tant d’horreur et de douleur. Ce qu’on ne peut pas affirmer, c’est
          que pendant mon gouvernement on a gardé le silence. Si on veut parvenir un jour à
          la vérité et à la justice, il sera nécessaire de retrouver la valeur des mots et de ne

     Argumentation et Analyse du Discours, 29 | 2022
Usages du passé et rhétorique de la demande de pardon en politique   10

          pas permettre que l’émotion efface la différence éthique qui existe entre les grâces
          [amnisties] et le Nunca Más [Plus Jamais] ou le Procès de la Junte 11.
37   Alfonsín active ici un « pathos dit » (Plantin 2011) et se montre de façon explicite blessé
     par les paroles de Kirchner. Il fait référence à l’ « horreur » et à la « douleur » du passé
     dictatorial. Il part de la position de Kirchner, avec qui il s’inscrit dans un même
     « nous », « si nous voulons atteindre la vérité et la justice », pour en tirer une
     conclusion défavorable à Kirchner : « il sera nécessaire de retrouver la valeur des mots
     et de ne pas permettre que l’émotion efface la différence éthique existant entre les
     grâces et le Nunca Más ou le Procès de la Junte ». Il s’agit, pour adopter les termes
     d’Angenot (1982), de la figure de la « rétorsion », qui part des concepts ou du terrain de
     l’adversaire pour tirer une conclusion contraire à celle que celui-ci soutient.
38   Alfonsín n’est pas agressif envers Kirchner, car il attribue ses paroles à « l’émotion »,
     très présente, comme nous l’avons vu, dans son discours. Mais il lui reproche non
     seulement d’avoir affirmé que pendant son gouvernement le silence a régné, mais aussi
     de ne pas établir la différence éthique qui sépare son gouvernement de celui de Carlos
     Menem, ce qui lui permet de construire un ethos éthique.
39   L’Union Civique Radicale, le parti d’Alfonsín, s’est, en revanche, montrée polémique,
     agressive et en profond désaccord, dans sa réponse, avec les excuses publiques du
     président. En effet, elle a diffusé un communiqué signé par le président du comité
     national et les chefs des blocs de députés et sénateurs, intitulé « Kirchner a perdu la
     mémoire ». Ce texte réunit deux techniques de réfutation analysées par Angenot (1982).
     L’une est la métastase, le fait de répondre à une accusation en la renvoyant à
     l’adversaire – dans ce cas, le fait de ne pas se souvenir qu’Alfonsín a promu le Nunca Más
     et le Procès des Juntes ; l’autre est l’argument ad hominem, qui marque ici la
     contradiction entre ce que Kirchner proclame, à savoir la nécessité d’avoir de la
     mémoire, et ce qu’il fait, en l’occurrence, manquer de mémoire.
40   La métastase et l’argument ad hominem sont des réfutations directes de la demande de
     pardon du président puisque le communiqué affirme que Kirchner a gardé le silence
     sur les grâces décrétées par Menem qui ont permis que soient remis en liberté les
     militants coupables de la répression et les leaders de la guérilla : « Peut-être devrait-il
     demander pardon pour avoir gardé le silence face aux grâces injustifiables du président
     Menem ». L’argument ad hominem, comme le signale Amossy (2003), ne constitue pas
     simplement une technique de réfutation mais il intervient dans la construction de
     l’identité des locuteurs dans une interaction donnée ; dans ce cas, il cherche à dégrader
     l’ethos que Kirchner construit de lui-même.
41   D’autre part, l’Union Civique Radicale réfute le discours du président à travers la
     technique qu’Angenot (1982) appelle démythification, qui consiste à mettre en évidence
     des mobiles peu honnêtes derrière la défense d’une thèse :
          Le comité national de l’UCR condamne l’utilisation sectaire d’une cause qui
          concerne la grande majorité des Argentins, comme l’est celle des droits de l’homme
          et la défense des institutions de la démocratie, et qui ne peut pas être dégradée par
          des spéculations minuscules motivées par l’aspiration à des bénéfices politiques
          personnels.
42   L’UCR soutient que la demande de pardon de Kirchner, qui comporte une critique du
     gouvernement d’Alfonsín accusé d’avoir gardé le silence devant les crimes de la
     dictature, est motivée par ses intérêts politiques. D’autre part, elle remet en cause
     comme étant sectaire la mémoire exemplaire que construit Kirchner concernant la

     Argumentation et Analyse du Discours, 29 | 2022
Usages du passé et rhétorique de la demande de pardon en politique   11

     question des disparus et la militance des années 70. De cette manière, elle sous-entend
     qu’il existe une autre mémoire qui ne serait pas motivée par des aspirations politiques,
     qui ne serait pas sectaire et qui correspondrait à celle que soutient l’UCR. La mémoire
     de l’UCR se focalise sur le Procès intenté à la Junte et oublie, quant à elle, les lois de
     l’Obéissance Due et du Point Final. Pour cette raison, l’UCR reproche à Kirchner de « ne
     pas se rappeler que lors du retour à la vie démocratique dans notre pays, en 1983, le
     gouvernement d’Alfonsín a mené à bien, ni plus ni moins, quelque chose d’inédit dans
     l’histoire du monde : le Procès intenté à la Junte militaire pour la violation des droits de
     l’homme pendant la dictature militaire. »

     Conclusions
43   La demande de pardon est un genre de la rhétorique politique qui a acquis beaucoup
     d’importance dans l’espace transnational actuel, et que nous considérons comme
     fécond pour les recherches sur les usages du passé et l’inscription discursive de la
     mémoire. Les demandes publiques de pardon ont toujours des répercussions dans la
     construction de l’ethos, même si dans quelques cas seulement elles sont orientées vers
     le retravail d’un ethos préalable, individuel ou collectif. Dans ces occasions, elles sont
     liées à un autre genre rhétorique issu d’une tradition plus ancienne : l’apologie pour les
     mauvaises actions effectuées dans le passé. Par ailleurs, elles octroient généralement
     une place centrale aux émotions et s’articulent avec le discours épidictique, dans lequel
     la mise en scène est accentuée, tout comme dans les contextes commémoratifs où les
     demandes de pardon sont habituellement formulées. Le discours épidictique lié à la
     demande de pardon joue un rôle significatif en impliquant la communauté par rapport
     à certaines valeurs et normes tout en ayant une dimension exhortative et en
     prédisposant favorablement l’auditoire envers des actions déterminées, d’où son
     pouvoir de persuasion.
44   Les espaces dans lesquels sont formulés les discours de pardon politique ont tendance à
     avoir une haute valeur symbolique et sont utilisés de manière rhétorique pour façonner
     les interactions qui s'y déroulent, tout en pouvant avoir des effets performatifs dans ces
     espaces, comme c'est le cas du discours prononcé par le président argentin à l'ESMA,
     qui transforme cet ancien centre de détention clandestin en un espace public de
     mémoire condamnant le terrorisme d'État.
45   Comme événement discursif, la demande de pardon politique revivifie la mémoire de
     faits passés et peut générer, pour cette raison, des polémiques. Ceci se produit, d’un
     côté, parce que le schéma énonciatif propre de la demande de pardon politique en se
     remplissant de contenus spécifiques peut déclencher des désaccords autour de
     n’importe lequel des éléments qui le composent ; par exemple, au nom de quoi ou de
     qui on demande pardon et pour quels motifs. C’est ce qui se produit dans le cas du
     président argentin dont le discours génère une polémique à cause du motif pour lequel
     il demande pardon. Par ailleurs tout positionnement politique dans le présent
     comporte une perspective déterminée sur le passé, et c’est pourquoi les révisions des
     significations du passé activent les désaccords politiques du présent.
46   Mais la demande de pardon politique peut consolider ou légitimer simultanément le
     leadership des politiciens ainsi que leurs projets actuels et les perspectives d’avenir
     qu’ils veulent ouvrir. En effet, tout discours politique construit un passé en fonction du
     présent, dans le but de chercher un soutien à la mise en œuvre de certaines décisions

     Argumentation et Analyse du Discours, 29 | 2022
Usages du passé et rhétorique de la demande de pardon en politique   12

     politiques ou de certains programmes gouvernementaux. Quant à Kirchner, il a cherché
     un soutien pour sa politique de droits de l’homme, qui annulerait les lois de Obéissance
     Due et du Point Final promulguées par le gouvernement Alfonsín. De même, il s’est
     efforcé de générer un consensus autour de sa gestion du gouvernement, présentée
     comme refondatrice d’un nouveau pays.
47   En ce sens, la demande de pardon constitue un outil argumentatif qui implique un
     ethos, un pathos et un logos propres à ce genre de discours politique. En effet, l’orateur
     configure une image humanitaire en reconnaissant en tant que telles les victimes des
     actions illégales ou criminelles du passé. En lien avec le déclenchement des émotions
     qui prédisposent l’auditoire à accepter ses arguments, la compassion et, dans le cas de
     Kirchner, l’émulation acquièrent de l’importance. En condamnant les événements
     aberrants ou traumatiques du passé et en faisant l’éloge des victimes, de leurs actions,
     la demande de pardon tend à privilégier, dans la dimension du logos, l’argumentation
     par le biais du modèle et de l’anti-modèle (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1958).
48   Dans le contexte de l’Argentine, la demande de pardon du président Néstor Kirchner
     présentée en 2004 a une particularité par rapport aux cas de demandes de pardon
     étudiés dans d’autres pays : elle ne concerne pas l’action que l’État terroriste a exercée
     dans le passé contre les victimes, mais le comportement dont on fait preuve envers
     celles-ci les présidents qui l’ont précédé pendant la période démocratique. En effet,
     Kirchner demande pardon parce que, selon lui, les présidents antérieurs, Alfonsín et
     Menem, auraient gardé le silence sur la question des disparus et sur le Terrorisme
     d’État. Le gouvernement Alfonsín (voir plus haut) avait promu le Nunca Más et le Procès
     intenté aux Juntes, de sorte que sur ce point, la prise de parole de Kirchner concerne
     aussi bien ses calculs politiques que la demande de pardon au nom de l’État.
49   Sa demande de pardon ne s’insère pas dans des politiques de réconciliation et ne sert
     pas à éluder des politiques de réparation, comme cela a été analysé dans d’autres
     contextes. Dans son cas, la demande de pardon légitime sa politique des droits de
     l’homme signée par la dérogation aux lois sur l’Obéissance Due et sur le Point Final et la
     mise en œuvre des procès pour crimes contre l’humanité. En même temps, Kirchner
     construit une mémoire exemplaire des disparus et de la génération des années 70 dans
     laquelle il s’inclut, de sorte qu’il déstabilise et révise en tant qu’événement discursif et
     « démémoire discursive » les mémoires précédentes, caractérisées par la
     représentation des victimes comme des personnes innocentes étrangères à la politique
     ou comme des guerilleros violents. Dans l’allocution de Kirchner, au contraire, il s’agit
     de militants idéalistes qui donnèrent tout, y compris leur vie, pour leurs valeurs.
50   Cette stratégie, qui joue en faveur de son ethos, tend à donner une identité propre, à
     l’intérieur et à l’extérieur du péronisme, à une force politique en construction, celle qui
     soutient Néstor Kirchner, qui avait été élu président en 2003 après la crise de 2001 avec
     un soutien électoral très faible12. En même temps, sa construction et sa reconfiguration
     du passé et la mémoire exemplaire qu’elle implique tendent à le légitimer comme
     leader et à générer une adhésion autour de son projet de gouvernement auprès d’un
     auditoire plus large que les familles des victimes et leurs adeptes.
51   Cette demande de pardon du président argentin a été mal reçue par Raúl Alfonsín et
     elle a été attaquée de façon polémique par l’Union Civique Radicale. Comme Jelin (2017)
     le soutient, dans les sociétés démocratiques les modes d’invocation du passé sont
     toujours pluriels : ils constituent le terrain de disputes, sont propices aux révisions et
     subordonnés à des réinterprétations polémiques. Sur ce sujet, en accord avec Perelman,

     Argumentation et Analyse du Discours, 29 | 2022
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