Variations littéraires sur l'échec scientifique

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Variations littéraires sur l'échec scientifique   T. Léchot                          Viatica n°8, mars 2021

Variations littéraires sur l’échec scientifique
    L’herborisation désastreuse de Jean-Jacques Rousseau au Pilat
    (1769)
    Literary Variations on Scientific Failure. When Botanizing Turns to
    Disaster : Jean-Jacques Rousseau at the Pilat (1769)
                                                                                Timothée LÉCHOT
                                                                           Université de Neuchâtel

    Résumé : En août 1769, Jean-Jacques Rousseau herborise avec trois botanistes débutants
    dans le massif du Pilat. Parmi toutes les expéditions botaniques de Rousseau, cette
    herborisation de plusieurs jours est celle que le philosophe commente le plus abondamment
    dans sa correspondance. C’est aussi probablement la plus désastreuse : Rousseau raconte et
    analyse l’échec de l’excursion sur les plans scientifique, organisationnel et social. D’un côté,
    le botaniste réinvestit littérairement l’échec scientifique en construisant un récit plaisant de
    l’aventure. De l’autre, l’échec du voyage met en cause la place et le rôle de Rousseau dans
    les réseaux de naturalistes, alimentant chez lui une forme de « crise botanique ». La maigreur
    de sa récolte contraste en particulier avec les herborisations fructueuses de son ami lyonnais
    Marc-Antoine-Louis Claret de La Tourrette qui prépare une flore du mont Pilat et qui
    comptait manifestement sur la collaboration de Rousseau. Complexe, l’épisode nous aide à
    saisir les codes de l’échange savant, tels que Rousseau les comprend, ainsi que le statut
    parfois ambigu du botaniste amateur dans la communauté scientifique.

    Abstract: In August 1769, Jean-Jacques Rousseau herborizes with three novice botanists in
    the Pilat Massif. Of all Rousseau’s botanical expeditions, this herborization of several days
    is the one that the philosopher comments the most abundantly in his correspondence. It is
    also probably the most disastrous: Rousseau recounts and analyses the failure of the
    excursion on scientific, organisational and social levels. On the one hand, the botanist
    reinvests scientific failure in a literary way by constructing a pleasant account of the
    adventure. On the other hand, the failure of the trip calls into question Rousseau’s place and
    role in the networks of naturalists, contributing to a form of “botanical crisis”. The thinness
    of his collection contrasts in particular with the fruitful herborizations of his friend from
    Lyon Marc-Antoine-Louis Claret de La Tourrette, who is writing a flora of Mount Pilat and
    who apparently counted on Rousseau’s collaboration. Complex, the episode helps us
    understand the codes of scientific exchange, as Rousseau comprehends them, as well as the
    sometimes-ambiguous status of the amateur botanist in the scientific community.

    Mots-clés : Rousseau (Jean-Jacques), botanique, herborisation, dépaysement, échanges savants.

    Keywords: Rousseau (Jean-Jacques), botany, herborization, change of scenery, scientific
    exchanges.

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        Août 17691 : Jean-Jacques Rousseau vit dans le Dauphiné, à demi caché, et sous un nom
d’emprunt. Il revient tout juste d’un voyage à Nevers et ne se sent guère en forme. De surcroît,
il traverse une crise conjugale avec Thérèse, qu’il a épousée l’année précédente. Dans ces
circonstances, l’herborisation qu’il projette au mont Pilat se présente comme une aubaine.
Pendant toute une semaine, Rousseau va suspendre ses obligations épistolaires et sociales, et
profiter du bien que lui fait d’habitude la marche en plein air. Il s’enfermera dans un cercle
étroit de botanistes amateurs et n’aura d’autre horizon que la flore de montagne. Cette excursion
devrait être sa « derniére Caravanne de Botanique2 » comme il l’écrit allusivement à l’un des
participants. Elle pourrait même constituer son tout dernier voyage, comme il le laisse entendre
à Thérèse en prenant ses dispositions avec elle, au cas où l’aventure lui serait fatale, et pour
éviter que le public ne suspecte un suicide 3. L’instant est donc, sinon solennel, du moins
sensible. Or l’excursion échoue sur tous les plans, scientifique, organisationnel et social.
        C’est du moins ce que Rousseau se plaît à raconter ultérieurement à plusieurs
correspondants, n’omettant aucune de ses péripéties. Depuis le moment où naît sa passion pour
la botanique, en 1763, jusqu’à sa mort en 1778, jamais le philosophe ne commente si
abondamment une herborisation. L’écriture du voyage scientifique forme-t-elle, chez lui, un
réinvestissement littéraire de l’échec ? En lisant sous cet angle les Rêveries du promeneur
solitaire, on serait tenté de répondre par l’affirmative. Malgré tout le bonheur que l’auteur
éprouve dans ses herborisations solitaires, et qu’il évoque notamment dans les Cinquième et
Septième promenades, les exemples sont fréquents d’herborisations dysfonctionnelles ou
avortées. L’accident de Ménilmontant, où Rousseau perd connaissance après qu’un chien l’a
renversé, se déroule en marge d’une promenade botanique (Deuxième promenade) 4. À la
Robella, dans le Val-de-Travers, une autre herborisation bouleverse Rousseau lorsqu’il tombe
sur une manufacture de bas, à l’endroit du monde où il se croyait le plus éloigné des hommes
(Septième promenade). De même, à proximité de Grenoble, l’herborisateur est stoppé net dans
ses explorations lorsqu’il réalise que son guide Gaspard Bovier (1732-1806) l’a laissé
s’empoisonner avec des baies toxiques (Septième promenade). Or ce dernier passage entraîne
un contre-récit : après la mort de Rousseau, Bovier tentera de s’innocenter en donnant une
version radicalement différente de l’aventure grenobloise de l’été 17685. À en juger par ce
texte-ci, la part de fiction est grande dans les mésaventures botaniques des Rêveries. Chaque

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           Cette étude est réalisée dans le cadre du projet de recherche « Botanical legacies from the
Enlightenment » (no 186227) soutenu par le Fonds national suisse de la recherche scientifique. Nous remercions
Pierre-Emmanuel Du Pasquier et Jérémy Tritz, botanistes à l’Université de Neuchâtel, pour leurs relectures et
suggestions.
           2
           Jean-Jacques Rousseau à l’abbé Baurin, Monquin, [8 août 1769], dans Jean-Jacques Rousseau,
Correspondance complète [désormais CC], Ralph A. Leigh (éd.), Genève, Institut et Musée Voltaire ; Oxford,
Voltaire Foundation, 1972-1998, lettre no 6598. La graphie des éditions consultées a été systématiquement
respectée.
           3
               J.-J. Rousseau à Marie-Thérèse Levasseur, Monquin, [12] août 1769, CC 6599.
           4
            Voir L’Accident de Ménilmontant, Anouchka Vasak (dir.), Paris, Classiques Garnier, 2015, et en
particulier l’article de Jean-Marc Drouin, « Les herborisations savantes du promeneur solitaire », p. 41-54.
           5
           Voir Journal de l’avocat Bovier. Jean-Jacques Rousseau à Grenoble, Catherine Coeuré, Jean Sgard
(éd.), Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2012.

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accident narré suscite une crise, plus ou moins passagère, plus ou moins profonde. Chacun
questionne le rapport de l’auteur à la nature et aux hommes, et s’inscrit dans la logique
introspective de l’œuvre.
        Quelques années plus tôt, l’herborisation au Pilat apparaît déjà comme une expérience
aux résonances personnelles et philosophiques. Toutefois, elle s’inscrit dans un cadre savant
défini, celui du voyage naturaliste, limité ici à l’étude de la flore. Même au sein d’un groupe de
botanistes amateurs, une telle herborisation implique la définition d’objectifs. Sans constituer
une expédition lointaine, elle repose sur des préparatifs, suit un itinéraire, met en œuvre des
méthodes. Elle vise à produire des résultats exploitables par les participants ou leurs
correspondants. Dans le cas de l’herborisation au Pilat, il s’agit de graines à récolter, de plantes
à sécher et de données à réunir sur la flore du lieu. Ce lieu même est au cœur de l’actualité
scientifique lyonnaise, à en juger par l’intérêt que lui porte le nouveau secrétaire perpétuel de
l’Académie des sciences, belles lettres et arts, Marc-Antoine-Louis Claret de La Tourrette
(1729-1793), un des principaux correspondants botaniques de Rousseau. Revenant les mains
presque vides, ce dernier subit la loi cruelle de la mission scientifique inaboutie : « Sans traces
matérielles, le voyage s’efface6. »
        Cependant, là où le voyage meurt aux sciences, il renaît à la littérature sous la plume de
l’épistolier : Rousseau et ses accompagnateurs deviennent les personnages d’un petit drame
burlesque et plaisant, ancré dans la réalité de l’excursion, qui semble remplir le vide laissé par
l’échec. Le botaniste redevenu homme de lettres rééquilibre a posteriori l’équation entre les
objectifs et les résultats du voyage. D’un côté, Rousseau joue sur la plasticité du statut
d’amateur : un acteur tel que lui s’expose moins qu’un naturaliste de profession – ou
différemment – aux déceptions d’une mission infructueuse, parce qu’il peut facilement prendre
ou abandonner la posture du botaniste. De l’autre, cette plasticité a un prix : l’épisode alimente
une interrogation sur l’appartenance du philosophe au milieu des botanistes et sur la pertinence
d’une activité à laquelle il consacre du temps et de l’argent. Questionnant la légitimité
scientifique de l’amateur, le cas de l’herborisation au Pilat fait de l’écriture de l’échec le lieu
d’une réflexion sur le sens de l’activité naturaliste et viatique.

Littérarisation et amplification du récit
       À s’en tenir aux faits principaux, l’herborisation au mont Pilat est facile à résumer7. Au
début du mois d’août 1769, Rousseau la prépare depuis la ferme de Monquin, près de Bourgoin,

           6
           Marie-Noëlle Bourguet, « La collecte du monde : voyage et histoire naturelle (fin XVIIe siècle - début
    e
XIX siècle) », dans Le Muséum au premier siècle de son histoire, Claude Blanckaert, Claudine Cohen, Pietro
Corsi, Jean-Louis Fisher (dir.), Paris, Éditions du Muséum national d’histoire naturelle, 1997, p. 163.
           7
           Voir Claudius Roux, « Les herborisations de J.-J. Rousseau à la Grande-Chartreuse en 1768 et au Mont
Pilat en 1769 », Annales de la Société linnéenne de Lyon, t. 60, année 1913, 1914, p. 101-120 ; et les synthèses
que donne de cette herborisation Mireille Védrine dans Dictionnaire de Jean-Jacques Rousseau, Raymond
Trousson, Frédéric S. Eigeldinger (dir.), Paris, Honoré Champion, 2006, p. 721a-b ; Guy Ducourthial dans La
Botanique selon Jean-Jacques Rousseau, Paris, Éditions Belin, 2009, p. 96-99 ; et Takuya Kobayashi dans J.-J.
Rousseau, Écrits sur la botanique, Takuya Kobayashi (éd.), Œuvres complètes. Édition thématique du
tricentenaire, Genève, Éditions Slatkine, 2012, t. 11, p. 25-27 et 40-41. Voir aussi l’édition des lettres de Rousseau
sur cette herborisation par Roger Bellet, « Une herborisation de Jean-Jacques Rousseau au Mont Pilat (1769) »,
Études foréziennes, t. 10, 1979, p. 63-73. Dans le cadre de cette étude, nous n’avons pu consulter les titres

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avec un certain Baurin, abbé du village voisin de Sérézin 8. Un autre personnage dont l’identité
reste mystérieuse, le jeune docteur Meynier, sera également du voyage9. Dernier participant, le
gouverneur de Bourgoin Luc-Antoine Donin de Champagneux (1744-1807) complète le groupe
qui aurait dû compter deux membres supplémentaires 10. La défection de ces derniers prive les
voyageurs d’un cheval pour porter les vivres et le matériel. Nonobstant le contretemps, les
quatre compagnons partent le 13 août de bonne heure en direction de Vienne où ils passent la
nuit, après une marche d’environ 35 kilomètres. Le lendemain, il leur reste à traverser le Rhône
et à explorer sans guide le massif du Pilat qui culmine à 1431 mètres, ce qui les occupe plusieurs
jours11.
       Le 20 août, Rousseau est de retour à son domicile 12. Il ne commence à raconter son
herborisation qu’une semaine plus tard, avec une première lettre à son correspondant nîmois
Henri Laliaud (1734-1783 ?)13 :

         Un voyage de botanique, Monsieur, que j’ai fait au mont Pila presque en arrivant ici m’a privé du plaisir
         de vous répondre aussi tot que je l’aurois du. Ce voyage a été desastreux, toujours de la pluye ; j’ai trouvé
         peu de plantes, et j’ai perdu mon chien blessé par un autre, et fugitif ; je le croyois mort dans les bois de
         sa blessure, quand à mon retour je l’ai trouvé ici bien portant, sans que je puisse imaginer comment il a pu
         faire douze lieues et repasser le Rhone dans l’état où il étoit14.

Rousseau précise qu’il consacre désormais ses soins aux plantes et aux graines qu’il a
rapportées, « le tout étant arrivé ici à demi pourri par la pluie 15 ».

suivants : Jean Combe, « Jean-Jacques Rousseau au Mont Pilat. Histoire d’une herborisation manquée », Bulletin
du vieux Saint-Étienne, t. 72, 1968, p. 18-20 ; et Éric Perrin, Hommage révolutionnaire à l’herboriste du Mont-
Pilat. Jean-Jacques Rousseau 1712-2012, Saint-Martin-La-Plaine, Les éditions de Phénicie, 2012.
           8
               J.-J. Rousseau à l’abbé Baurin, Monquin, [8 août 1769], CC 6598.
           9
         Sa participation ne semble toutefois être confirmée qu’à la dernière minute. Voir J.-J. Rousseau à Luc-
Antoine Donin de Champagneux, Monquin, 12 [août 1769], CC 6601.
           10
                Ibid.
           11
           L’Association des amis du Parc naturel régional du Pilat a tenté de retracer l’itinéraire de Rousseau
dans la perspective d’ouvrir un sentier thématique, deux cents ans après l’herborisation : Suzanne Lebreton,
François Bellon, Maurice Brun, Louis Gache, « Parc naturel régional du mont Pilat. Sentier botanique Jean-
Jacques Rousseau de Condrieu (Rhône) à la Jasserie du Pilat (Loire) », Nature loisirs et forêt, no 5, 1969, p. 377-
392.
           12
           Nous suivons ici Takuya Kobayashi dans l’édition citée des Écrits sur la botanique de Rousseau, p. 25.
Quant à lui, Claudius Roux (art. cit., p. 101 et 110) date l’herborisation du 13 au 16 août et il adjoint au groupe
d’autres participants, sans expliquer pourquoi. Comme nous le verrons, Rousseau indique que les voyageurs
formaient un groupe de quatre personnes.
           13
            Sur ce correspondant peu connu, voir Raymond Trousson, « Un ami de Rousseau méconnu : Henri
Laliaud », dans Rousseau en toutes lettres. Actes du colloque de Brest 22-24 mars 2012, Éric Francalanza (dir.),
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 31-56.
           14
                J.-J. Rousseau à Henri Laliaud, Monquin, 27 août 1769, CC 6604.
           15
                Ibid.

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      Deux jours plus tard, il envoie une lettre plus développée à Julie-Anne-Marie Boy de
La Tour (1715-1780) où il modère sa déception (l’adjectif désastreux disparaît), tout en
agrémentant le récit de détails nouveaux :

         Peu de jours après mon arrivée ici je repartis pour une herborisation sur le Mont Pila qui étoit arrangée
         depuis longtems. Notre voyage fut assez triste, toujours de la pluye, peu de plantes vu que la saison étoit
         trop avancée, un de nos Messieurs fut mordu par un Chien, Sultan fut estropié par un autre. Je le perdis
         dans les bois où je l’ai cru mort de ses playes ou mangé du loup ; à mon retour j’ai été tout surpris de le
         retrouver ici bien portant, sans que je sache comment dans son état il a pu faire sans manger cette longue
         route, et surtout comment il a retraversé le Rhone. Tout ce que nous avons eu de meilleur dans notre
         pelerinage a été d’excellent vin d’Espagne que vous connoissez qui nous a grandement reconforté tout au
         sommet de la montagne, et dont nous avions, je vous jure très grand besoin. Enfin me voila de retour
         depuis quelques jours, encore harrassé de cette longue et pénible course ; fort occupé d’arranger et sécher
         mes plantes à demi-pourries ; […]16.

Madame Boy de La Tour est une amie plus proche que Laliaud. La narration est non seulement
personnalisée, avec la mention du vin d’Espagne, mais encore dramatisée : les attaques de
chiens sauvages se multiplient et le fantasme du loup donne une touche picaresque au récit.
Dans cette peinture de la montagne comme locus horribilis, Rousseau s’identifie peut-être au
personnage de Robinson Crusoé qu’il admire et qui, à la fin du roman, traverse les Pyrénées
dans la neige et sous la menace des loups. Comme nous le verrons bientôt, il se projettera en
tout cas dans un autre roman d’aventures, celui de Don Quichotte. En attendant, sous sa plume,
l’anecdote devient progressivement une histoire qui mobilise un imaginaire littéraire.
        Rousseau franchit une nouvelle étape dans l’amplification et la littérarisation de son
expérience quand, le 16 septembre, il adresse une troisième lettre à Pierre-Alexandre DuPeyrou
(1729-1793), un de ses amis les plus intimes et un de ses anciens compagnons d’herborisation
dans le Jura suisse. Cette narration épistolaire oscille entre deux formes : un compte rendu
divisé en « articles », comme dans certains mémoires d’histoire naturelle, et un récit suivi où
l’auteur ménage ses effets. Rousseau commence par un aveu :

         Vous aviez grande raison, mon cher Hôte, d’attendre la relation de mon herborisation de Pila : car parmi
         les plaisirs de la faire je comptois pour beaucoup celui de vous la décrire. Mais les premiers ayant manqué
         me laissent peu dequoi fournir à l’autre 17.

À l’en croire, Rousseau conçoit donc le plaisir du récit comme un prolongement ou un
redoublement du plaisir de l’herborisation, et même comme un des motifs initiaux du voyage.
En vérité, malgré le voyage déplaisant, le botaniste n’a aucun problème à narrer ses
mésaventures, et il semble même s’en amuser de plus en plus au fil du récit.
           La première déception porte sur les interactions des participants :

         Je partis à pied avec trois Messieurs dont un Médecin, qui faisoient semblant d’aimer la Botanique, et qui
         desirant de me cajoler, je ne sais pourquoi, S’imaginérent qu’il n’y avoit rien de mieux pour cela que de
         me faire bien des façons. Jugez comment cela S’assortit, non seulement avec mon humeur, mais avec
         l’aisance et la gaité des voyages pedestres. Ils m’ont trouvé très maussade, je le crois bien. Ils ne disent
         pas que c’est eux qui m’ont rendu tel. Il me semble que malgré la pluye nous n’étions point maussades à
         Brot ni les uns ni les autres. Premier article. Le second est que nous avons eu mauvais tems presque

           16
                J.-J. Rousseau à Julie-Anne-Marie Boy de La Tour, Monquin, 29 août 1769, CC 6605.
           17
                J.-J. Rousseau à Pierre-Alexandre DuPeyrou, Monquin, 16 septembre 1769, CC 6613.

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         durant toute la route. Ce qui n’amuse pas quand on ne veut qu’herboriser et que, faute d’une certaine
         intimité l’on n’a que cela pour point de ralliement et pour ressource18.

Rousseau développe ici le motif du temps maussade qu’il associe désormais au climat du groupe
et à sa propre humeur, créant par là un environnement naturel, psychologique et social cohérent.
L’herborisation en groupe forme chez lui une pratique sociale autant que scientifique 19. Elle
vise à recréer dans un cadre bucolique les conditions d’un plaisir naturel et partagé, débarrassé
des manières et des contraintes de la sociabilité urbaine. Au Pilat, ce pacte implicite est rompu
par des amis devenus les courtisans du grand homme. Ces flagorneurs intéressés portent jusque
dans la nature la plus sauvage le masque des mondanités. La promenade se place donc sous le
signe du mensonge, de la corruption et de l’opacité.
       L’épistolier exploite cependant le ridicule d’une telle situation dans une perspective
héroïcomique et pleine d’autodérision pour s’ériger lui-même en personnage burlesque :

         Le troisiéme [article] est que nous avons trouvé sur la montagne un très mauvais gîte. Pour lit du foin
         ressuant et tout mouillé, hors un seul matelas rembourré de puces, dont comme étant le Sancho de la
         troupe, j’ai été pompeusement gratifié20.

Malgré l’apparente gaieté du conteur, cette dernière allusion n’a rien d’innocent. Après l’exil
en Suisse, l’auteur des Dialogues se compare souvent au valet créé par Cervantès 21. Il avait déjà
écrit à DuPeyrou, en 1766, qu’il se sentait « en réprésentation toute la journée 22 » comme
Sancho Panza sur son île de Barataria. En février 1770, profondément convaincu d’être la cible
d’une conspiration, il s’identifie de nouveau à Sancho qui reçoit « partout cent courbettes
moqueuses avec autant de compliments de respect et d’admiration23 », avant d’ajouter : « Ce
sont de ces politesses de tigres qui semblent vous sourire au moment qu’ils vont vous
déchirer24. » Dans le récit de septembre 1769, la référence à Don Quichotte aurait donc la
double fonction de couvrir d’un voile comique la mésaventure de l’herborisation et de découvrir
dans un même mouvement l’appartenance possible des trois participants au complot qu’on
trame contre le philosophe. À cet égard, la mention du « Médecin » est significative : avec les
grands, les prêtres, les magistrats et les gens de lettres, les médecins comptent dans son esprit
parmi les membres les plus infernaux de la ligue formée pour lui nuire.

           18
                Ibid.
           19
           Voir Jean-Marc Drouin, L’Herbier des philosophes, Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 77-83 ; et
Timothée Léchot, « L’herborisation comme pratique sociale. Jean-Jacques Rousseau sous la loupe de François-
Louis d’Escherny », dans Se promener au XVIIIe siècle. Rituels et sociabilités, Sophie Lefay (dir.), Paris, Classiques
Garnier, 2019, p. 151-166.
           20
                J.-J. Rousseau à P.-A. DuPeyrou, lettre citée.
           21
             Voir J.-J. Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques, Philip Stewart (éd.), Œuvres complètes, éd. cit.,
t. 3, p. 117-118 et 118 n. 1. Notons que les épouses respectives de Sancho et de Rousseau s’appellent Thérèse, ce
qui contribue peut-être à motiver le rapprochement.
           22
                J.-J. Rousseau à P.-A. DuPeyrou, Paris, 1er janvier 1766, CC 4955.

          J.-J. Rousseau, Lettre à Saint-Germain. 26 février 1770, Œuvres autobiographiques. Les Confessions,
           23

R. Trousson (éd.), t. 2, Œuvres complètes, éd. cit., t. 2, p. 970-971.
           24
                Ibid., p. 971.

                                                                                                                      6
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        Le quatrième article de la lettre concerne les « accidens de toute espéce25 » que subit le
groupe sur les pentes du mont Pilat. Il s’agit d’une variation sur le récit picaresque des lettres à
Laliaud et à Madame Boy de La Tour. On y retrouve les attaques des chiens, le fantasme du
loup et l’odyssée miraculeuse de Sultan qui retraverse le Rhône malgré ses blessures, comme
s’il repassait l’Achéron. Resté quant à lui dans les Enfers du Pilat sans son fidèle compagnon,
Rousseau termine le compte rendu par un bilan scientifique de l’herborisation :

         Le cinquiéme article et le pire est que nous n’avons presque rien trouvé, étant allés trop tard pour les
         fleurs, trop tot pour les graines, et n’ayant eu nul guide pour trouver les bons endroits. Ajoutez que la
         montagne est fort triste, inculte, deserte, et n’a rien de l’admirable variété des montagnes de Suisse. Si
         vous n’étiez pas redevenu un profane, je vous ferois ici l’enumeration de notre maigre collection, je vous
         parlerois du Méum, du raisin d’ours, du doronic, de la bistorte, du Napel, du Thymelæa, &c26.

L’échec scientifique de l’expédition se présente comme la principale déconvenue du groupe et
Rousseau insiste sur son entièreté. Certes, il signale quelques découvertes botaniques, mais il
le fait par le détour d’une prétérition qui contribue à relativiser leur importance, au moins dans
le cadre de cette lettre adressée à un homme qui a perdu le goût de la botanique. Ainsi, l’activité
scientifique était bien le motif du voyage mais, une fois l’herborisation terminée, elle ne
constitue plus que le prétexte du roman en raccourci que Rousseau compose.
        Ce qui est vrai de la lettre à DuPeyrou l’est aussi d’une nouvelle version du récit, à la
fois plus ample et moins complète, adressée le 10 octobre au comte Jean-Baptiste-Espérance-
Blandine de Laurencin de Chanzé (1740-1812). Rousseau s’y étend moins sur la botanique que
sur les circonstances de l’herborisation. Il abandonne la continuité narrative des premiers récits
pour se concentrer sur une anecdote à la fois cocasse et significative en matière de posture
philosophique. Dans cette lettre, ce ne sont plus les chiens sauvages mais les plantes qui
constituent une menace :

         Tout en marchant M. le médecin Meynier m’appela pour me montrer, disoit-il, une très belle ancolie.
         Comment Monsieur une ancolie ! lui dis-je en voyant sa plante, c’est le Napel. La-dessus je leur racontai
         les fables que le peuple debite en Suisse sur le napel, et j’avoue qu’en avançant et nous trouvant comme
         ensevelis dans une forest de Napel, je crus un moment sentir un peu de mal de tête, dont je reconnus la
         chimere et ris avec ces Messieurs presque au meme instant27.

L’aconit napel occupe une place importante dans l’imaginaire botanique de Rousseau qui décrit
déjà cette plante toxique le 28 janvier 1763, dans la lettre au maréchal de Luxembourg où il
évoque pour la première fois son intérêt naissant pour la botanique 28. À l’époque, le philosophe
exilé adhère pleinement aux fables suisses sur la dangerosité du napel. Six ans plus tard, devenu
botaniste, il porte un regard très critique sur les vertus salutaires ou néfastes qu’on attribue aux
végétaux et, plus généralement, aux productions de la nature. L’épisode du Pilat lui permet de
se mettre en scène en tant qu’adversaire des préjugés. Dans la montagne, il cherche sans la

           25
                J.-J. Rousseau à P.-A. DuPeyrou, Monquin,16 septembre 1769, lettre citée.
           26
                Ibid.
           27
            J.-J. Rousseau à Jean-Baptiste-Espérance-Blandine de Laurencin de Chanzé, Monquin,
10 octobre 1769, CC 6622.
           28
                Voir l’introduction de T. Kobayashi dans J.-J. Rousseau, Écrits sur la botanique, éd. cit., p. 10-14.

                                                                                                                         7
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trouver une « fontaine homicide » qui a la réputation de tuer « quiconque en buvoit29 », ayant
la ferme intention de goûter cette eau pour détromper les habitants du lieu. Ces derniers sont
les victimes des mensonges de « ceux qui se plaisent à calomnier la nature, craignant jusqu’au
lait de leur mere, et ne voyant par tout que les périls et la mort 30 ».
         Ce n’est donc plus seulement le botaniste et l’écrivain qui voyagent, mais l’homme des
Lumières investi d’une mission philosophique. Dans un dernier paragraphe, Rousseau glisse de
la critique des fables locales à la dénonciation de la duplicité des « trois messieurs » qui
l’accompagnaient et « qui faisoient semblant d’aimer la botanique31 ». Après s’être efforcé de
« bannir toutes les façons de Ville », Rousseau veut instaurer un esprit de camaraderie en
chantant des chansons, dont une de sa composition, mais sans parvenir à faire tomber le masque
social des participants :

         Voulant etre badin tout seul je ne me trouvoi[s] que grossier ; toujours le grand ceremonial, et toujours
         Monsieur dom Japhet. A la fin je me le tins pour dit, et m’amusant avec mes plantes, je laissai ces
         Messieurs s’amuser à me faire des façons32.

Une fois de plus, Rousseau analyse son expérience dans le filtre d’une œuvre littéraire. La
comédie Dom Japhet d’Arménie (1653) s’est substituée à Don Quichotte, et le théâtre au roman.
À l’acte III, scène 4 de la pièce de Paul Scarron, des courtisans empêchent Dom Japhet de
s’exprimer en l’interrompant sans cesse pour lui faire d’obséquieux compliments. Le comique
et le burlesque caractérisent donc la lettre au comte de Laurencin, sans que ce traitement léger
n’évacue la thématique sourde du mensonge. Dans cet écrit, le bilan scientifique de
l’herborisation a totalement disparu et le voyage trouve désormais sa signification dans l’écart
qu’observe Rousseau entre les hommes et lui, et entre les hommes et la nature.
        À travers les quatre lettres citées, on observe une autonomisation progressive des
événements marginaux de l’herborisation qui va de pair avec une amplification graduelle du
récit. Mobilisant une intertextualité et un mode de narration littéraires, Rousseau place son
expérience aux frontières de la fiction romanesque et théâtrale. Cette mise à distance par
l’écriture contribue à définir un cadre où, devenu personnage, l’auteur s’observe lui-même au
miroir de l’histoire. Le plaisir de conter semble ainsi se doubler du besoin de comprendre
d’abord l’échec de l’expédition scientifique puis celui des interactions sociales. L’analyse
conforte Rousseau dans un sentiment d’isolement de plus en plus prégnant qui présidera bientôt
à la rédaction des Dialogues et à celle des Rêveries.

La botanique en crise
        Il faut dire que les promenades d’herborisation formaient jusqu’ici un espace protégé
où Rousseau pouvait échapper aux visiteurs importuns, s’isoler ou s’entourer de camarades
choisis, comme en témoigne l’évocation des excursions avec DuPeyrou. Avant même de partir,
Rousseau projetait sur le voyage d’août 1769 le souvenir d’une ancienne herborisation à Bienne

           29
                J.-J. Rousseau à J.-B.-E.-B. de Laurencin de Chanzé, lettre citée.
           30
                Ibid.
           31
                Ibid.
           32
                Ibid.

                                                                                                                      8
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en compagnie du même ami33. Après le Pilat, le temps des courses botaniques en Suisse apparaît
comme un âge d’or révolu. En outre, l’excursion de 1769 a un caractère public que n’avaient
guère ces précédentes herborisations, et qui transparaît dans la lettre au comte de Laurencin.
Celui-ci aurait entendu dire que Rousseau cherchait en Europe « une plante qui empoissone par
son odeur34 », calomnie dont se défend Rousseau en racontant l’épisode du napel. À la dernière
ligne, le philosophe suppose que l’histoire de son voyage est en train de se répandre partout,
déformée par ses ennemis : « Voilà, Monsieur, l’histoire exacte de ce tant celebre pelerinage
qui court dejà les quatre coins de la France et qui remplira bientôt l’Europe entiere de son risible
fracas 35. »
        Dès lors, on peut suspecter Rousseau d’essayer de contrôler par l’écriture le discours
que les indiscrets tiendront sur le voyage au Pilat, ses buts et son déroulement. Cet effort
contribuerait à expliquer la multiplication des récits et le choix des correspondants. Écrivant à
Laliaud, Madame Boy de La Tour et DuPeyrou, il s’adresse à trois personnes de confiance.
DuPeyrou, en particulier, est le gardien de ses manuscrits et donc de sa mémoire, un ami fidèle
sur lequel Rousseau peut compter pour défendre ses intérêts et sa postérité. L’« histoire exacte »
que l’épistolier prétend raconter est-elle fiable et l’attitude des participants est-elle aussi
répréhensible qu’il le laisse entendre ? Comme pour la promenade grenobloise avec Bovier, il
existe pour l’herborisation au Pilat un autre témoignage dont on ne sait malheureusement pas
grand-chose, sinon qu’il contrastait vivement avec celui de Rousseau. Oral, ce témoignage est
recueilli dans une publication de 1844 :

         Arrivé à une extrême vieillesse, le docteur Ménier, l’un des héros de l’épopée, se plaisait à raconter leur
         voyage ; ses impressions étaient alors bien différentes de celles exprimées par son compagnon36.

Ainsi, quel que soit le degré de fictionnalisation des lettres de Rousseau, l’herborisation au mont
Pilat n’est pas vécue comme un désastre par le médecin du groupe. Il n’est pas même certain
que la dimension sociale du voyage fût un échec aussi complet que Rousseau le prétend : celui-
ci reste au moins brièvement en contact avec Donin de Champagneux et l’abbé Baurin37, et il
entame une correspondance « sinon intime, du moins suivie38 » avec le docteur Meynier. Pour
comprendre le désarroi de Rousseau, il convient d’évaluer les enjeux scientifiques du voyage
dont on a peut-être sous-évalué l’importance.

           33
                Voir J.-J. Rousseau à P.-A. DuPeyrou, Monquin, 12 août 1769, CC 6600.
           34
                J.-J. Rousseau à J.-B.-E.-B. de Laurencin de Chanzé, lettre citée.
           35
                Ibid.
           36
          Ariste Potton, Notes historiques sur le séjour de Jean-Jacques Rousseau à Bourgoin, durant les
années 1768, 1769 et 1770 ; par le Dr A. Potton, Lyon, L. Boitel, 1844, p. 26.
           37
                Voir J.-J. Rousseau à l’abbé Baurin, s. l., [8 septembre 1769], CC 6611.
           38
                D’après la lecture qu’en a faite Ariste Potton (op. cit., p. 26). Cette correspondance est aujourd’hui
perdue.

                                                                                                                       9
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        En 1862, la découverte d’une lettre de Rousseau au docteur Pierre Clappier (1740-1818)
éveille l’attention des historiens sur la dimension scientifique de l’expédition39. Dans des
Souvenirs du mont Pilat, l’entomologiste Étienne Mulsant dresse un rapide bilan des
observations végétales de Rousseau 40. À son tour, dans son ouvrage pionnier Jean-Jacques
Rousseau als Botaniker (1885), Albert Jansen liste et décrit les espèces récoltées 41. Il montre
ainsi l’intérêt de cette récolte en matière de floristique. Des travaux plus récents regardent
l’herborisation au Pilat dans le prisme de l’histoire des sciences et de la philosophie botanique
de Rousseau. Sur la base d’une plante découverte, l’Œnothera biennis, Jean-Marc Drouin
s’interroge sur le rapport de Rousseau aux espèces étrangères naturalisées en France 42. Pour sa
part, Alexandra Cook voit dans cette expédition manquée sur le plan scientifique « a standard
against which to judge more successful ones 43 ». Elle remarque que les difficultés du voyage se
prolongent dans « les multiples tracasseries de l’échange de spécimens 44 » entre le botaniste
amateur et ses correspondants : lorsqu’il envoie un échantillon de plantes du Pilat à Margaret
Cavendish Bentinck (1715-1785), duchesse de Portland, Rousseau craint en effet que sa récolte
abîmée par l’eau finisse de se détériorer sur le chemin de l’Angleterre. Cook note encore, à
partir de l’expérience d’août 1769, le rôle fondamental du guide dans le succès ou l’échec des
excursions botaniques de Rousseau 45.
        Ce dernier point mérite un développement. Après l’herborisation, Rousseau insiste en
effet sur le regret d’avoir erré sans guide. Il l’a dit à DuPeyrou et le répète à Claret de La
Tourrette : « […] nous errions sans guide et sans savoir où chercher les places riches […] 46. »
En l’absence de guide, Rousseau expérimente-t-il au Pilat une forme de « dépaysement », pour
reprendre la notion que Nathalie Vuillemin emploie à propos des voyages de Joseph de Jussieu

           39
           Gustave Vallier, Lettres inédites de Jean-Jacques Rousseau. Lecture faite à l’Académie delphinale
dans la séance du 28 février 1862, Grenoble, Prudhomme, 1863. Il s’agit de la lettre du 31 août 1769 dont nous
reparlerons.
        40
           Souvenirs du mont Pilat et de ses environs. Par E. Mulsant. Bibliothécaire-Adjoint de la ville de Lyon.
Professeur d’histoire naturelle. Correspondant du Ministère de l’Instruction publique. Président de la Société
linnéenne, etc., Lyon, Pitrat aîné, 1870, t. 1, p. 106 et 106 n. b.
           41
           Albert Jansen, Jean-Jacques Rousseau als Botaniker. Von Albert Jansen, Berlin, Georg Reimer, 1885,
p. 147-151.
           42
          Jean-Marc Drouin, « Les herborisations d’un philosophe : Rousseau et la botanique savante », dans
Rousseau et les sciences, Bernadette Bensaude-Vincent, Bruno Bernardi (dir.), Paris, L’Harmattan, 2003, p. 90-
91.
           43
            Alexandra Cook, « An Idea Ahead of Its Time: Jean-Jacques Rousseau’s Mobile Botanical
Laboratory », dans Expeditions as Experiments. Practising Observation and Documentation, Marianne Klemun,
Ulrike Spring (dir.), Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2016, p. 40.
           44
                A. Cook, « Rousseau et les réseaux d’échange botanique », dans Rousseau et les sciences, éd. cit.,
p. 103.
           45
           Alexandra Cook, Jean-Jacques Rousseau and Botany. The Salutary Science, Oxford, Voltaire
Foundation, 2012, p. 273.
           46
                J.-J. Rousseau à Marc-Antoine-Louis Claret de La Tourrette, Monquin, 17 décembre 1769, CC 6641.

                                                                                                                   10
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(1704-1779)47 ? Explorant l’Amérique, ce botaniste ne dispose pas d’outils cognitifs adéquats
pour comprendre la flore locale et pour communiquer ses observations à ses confrères parisiens.
Dans une certaine mesure, Rousseau se trouve lui aussi confronté à un milieu exotique. Même
s’il ne part pas pour une destination lointaine, il ne peut décrypter le paysage végétal que
constitue la flore de la montagne. Plus que la pauvreté de la collecte, le syndrome du
dépaysement transparaît chez Rousseau dans l’expression de son échec. Trois motifs peuvent
être avancés.
       Premièrement, Rousseau se considère lui-même comme le guide de l’expédition. Il
l’exprime à l’abbé Baurin cinq jours avant le voyage :

         Si vous voulez la [c’est-à-dire l’excursion botanique] bien employer, vous en reviendrez en état d’aller
         seul dans la suite et de passer promptement et de bien loin votre prémier guide 48.

Rousseau, qui a profité de guides dans le Jura suisse et en Angleterre, se regarde comme un
botaniste suffisamment compétent pour enseigner à son tour cette science à des débutants. Dans
cette perspective pédagogique, l’enseignant envisage de voyager en botaniste systématicien :
ses compétences et ses outils habituels doivent lui suffire pour transmettre des notions
élémentaires de botanique à ses compagnons en s’appuyant sur des plantes communes et en
s’amusant peut-être à les classer selon le système sexuel de Carl von Linné (1707-1778). Aussi
Rousseau se réjouit-il : « […] nous nous aiderons tous les uns les autres, et nous reviendrons de
petits Linnæus49. » En attendant de rédiger ses fameuses Lettres sur la botanique (1771-1774)50,
souvent considérées comme un chef d’œuvre de pédagogie scientifique, l’amateur manque ce
premier exercice dans la peau du maître et de l’expert.
        Deuxièmement, Rousseau ne semble pas disposer de références livresques spécialisées
pour décrypter la flore du lieu. À la date de l’herborisation, il existe un ouvrage d’histoire
naturelle publié en 1765 par le naturaliste de Saint-Étienne Jean-Louis Alléon-Dulac (1723-
1768) qui contient un mémoire sur le Pilat (et qui cite La Nouvelle Héloïse dans ces pages51).
Rousseau ne le mentionne pas, mais il se l’est peut-être procuré : on y retrouve en effet la
légende de la fontaine mortifère52. Or Alléon-Dulac ne s’étend guère sur les plantes à fleurs du
Pilat dont il ne liste qu’une poignée de genres. Cette flore le déçoit comme elle décevra

           47
            Nathalie Vuillemin, « Du dépaysement, ou l’impossible fabrique du savoir », Viatica, no 4, Donner à
voir et à comprendre, mars 2017, [En ligne] URL : https://revues-msh.uca.fr/viatica/index.php?id=664 [consulté
le 18 décembre 2019].
           48
                J.-J. Rousseau à l’abbé Baurin, Monquin, [8 août 1769], lettre citée.
           49
                Ibid.
           50
           J.-J. Rousseau, Lettres sur la botanique (1771-1774), Écrits sur la botanique, éd. cit., p. 131-183. Voir
Fernando Calderón Quindós, « La réception scientifique des Lettres élémentaires et le phénomène de la botanique
à l’usage des femmes », dans Rousseau botaniste. « Je vais devenir plante moi-même. » Recueil d’articles et
catalogue d’exposition, Claire Jaquier, Timothée Léchot (dir.), Pontarlier, Fleurier, Éditions du Belvédère, 2012,
p. 85-95.
           51
            Jean-Louis Alléon-Dulac, « Mémoire sur la montagne de Pila », Mémoires pour servir à l’histoire
naturelle des provinces de Lyonnois, Forez, et Beaujolois. Par M. Alléon Dulac, Avocat en Parlement & aux Cours
de Lyon, Lyon, Claude Cizeron, 1765, t. 1, p. 333-334.
           52
                Ibid., p. 337.

                                                                                                                    11
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Rousseau53. Néanmoins, le naturaliste nous apprend à quel point le Pilat est célèbre en tant que
théâtre d’herborisations, au point d’émettre l’hypothèse que les récolteurs ont appauvri les
populations végétales 54. La renommée du lieu contribue sans doute à éclairer le mot de
pèlerinage que Rousseau emploie pour désigner son voyage : il marche sur les traces de
nombreux botanistes qui l’ont précédé sur les chemins du massif. Indépendamment d’Alléon-
Dulac, Rousseau n’est pas dupe des difficultés qui l’attendent sur le terrain. Il emportera « peu
de livres, parce qu’ils sont embarrassans55 », mais il demande que Baurin prenne le second
volume d’un ouvrage de Jacques Barbeu du Bourg (1709-1779), Le Botaniste françois (1767),
qui a l’avantage d’être récent, écrit en français et maniable en vertu de son petit format 56.
Toutefois, l’utilité de ce texte paraît limitée dans le cas présent, puisque le volume concerné
dresse uniquement la liste des « Plantes qui se trouvent aux environs de Paris ».
        Rousseau dispose d’autres ressources pour appréhender les plantes du Pilat, massif
qu’on surnomme « les petites Alpes57 ». D’abord, il a obtenu récemment la grande somme
d’Albrecht von Haller (1708-1777) sur la flore helvétique, l’Historia stirpium indigenarum
Helvetiæ inchoata (1768), une mine d’informations sur les espèces alpines qu’il consulte et
qu’il annote58. Trop volumineux pour être emporté sur le terrain, ce livre l’aide au moins à
identifier une plante de la région, un Seseli qu’il ne trouve pas dans le Species plantarum (1753)
de Linné et qu’il nomme par conséquent « Seseli Halleri59 ». Ensuite, Rousseau dispose d’un
catalogue des plantes alpines préparé à son intention par Abraham Gagnebin (1707-1800), un
botaniste proche de Haller qui compte parmi ses anciens guides d’herborisation dans les
montagnes suisses. Il reçoit ce document par l’intermédiaire de DuPeyrou et le consulte juste
avant l’herborisation au Pilat : « Le catalogue de M. Gagnebin est exact, net, mais sans ordre,
de sorte qu’on ne sait comment y chercher la plante dont on a besoin 60. » Malgré les défauts des
deux sources, Rousseau a bien le projet de lire la flore du Pilat à la lumière de Haller et de
Gagnebin, et de la comparer avec la flore helvétique :

           53
                Ibid., p. 339.
           54
                Ibid., p. 351. Alléon-Dulac réfute ensuite cette hypothèse.
           55
                J.-J. Rousseau à l’abbé Baurin, Monquin, [8 août 1769], lettre citée.
           56
           Jacques Barbeu du Bourg, Le Botaniste françois, comprenant toutes les Plantes communes & usuelles,
disposées suivant une nouvelle Méthode, & décrites en Langue vultaire. Par M. barbeu Dubourg, Paris, Lacombe,
1767. Voir A. Cook, Jean-Jacques Rousseau and Botany, éd. cit., p. 185-186.
           57
                J.-L. Alléon-Dulac, op. cit., p. 351.
           58
           Albrecht von Haller, Alberti v. Haller Historia stirpium indigenarum Helvetiæ inchoata, Berne, Société
typographique, 1768. Voir Alexandra Cook, « Jean-Jacques Rousseau’s copy of Albrecht von Haller’s Historia
stirpium indigenarum Helvetiæ inchoata (1768) », Archives of Natural History, t. 30/1, avril 2003, p. 149-156 ; et
J.-J. Rousseau, Annotations sur l’Historia stirpium de Haller (1769), Écrits sur la botanique, éd. cit., p. 109-112.
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           A. Cook, « Jean-Jacques Rousseau’s copy of Albrecht von Haller’s Historia stirpium indigenarum
Helvetiæ inchoata (1768) », art. cit., p. 154. Il est probable que Rousseau ait trouvé cette plante à proximité de
Bourgoin plutôt qu’au Pilat : il dit l’avoir cueillie « quelques jours » avant le 6 octobre 1769. Voir sa lettre à
Antoine Gouan, Monquin, 6 octobre 1769, CC 6620.
           60
                J.-J. Rousseau à P.-A. DuPeyrou, Monquin, 12 août 1769, lettre citée.

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Variations littéraires sur l'échec scientifique              T. Léchot                              Viatica n°8, mars 2021

         Au reste l’un et l’autre de ces deux ouvrages peut donner des instructions utiles dont je profite de mon
         mieux en pensant à vous [DuPeyrou]. Quand je serai revenu de Pila, (si j’en reviens heureusement) je
         vous marquerai ce que j’y aurai trouvé de plus ou de moins que dans le catalogue de M. Gagnebin61.

Or les observations de Rousseau sont trop lacunaires pour remplir cet objectif et la flore du Pilat
ne recoupe qu’en petite partie la flore alpine de la Suisse. L’échec scientifique trouve donc aussi
sa cause dans la phase préparatoire du voyage qui consiste à éduquer le regard autant qu’à
anticiper les difficultés sur le terrain.
        Le troisième motif qui nous aide à comprendre les déboires de l’expédition savante
réside dans l’insertion de Rousseau au sein d’un réseau de botanistes qui s’intéressent à ses
activités. En matière de résultats scientifiques, le promeneur souhaite alimenter les collections
botaniques de son amie la duchesse de Portland qu’il a rencontrée en Angleterre et qu’il regarde
comme un mentor62. Il ne signale ce motif de l’herborisation que rétrospectivement, après son
retour, d’abord à Laliaud63, puis à la duchesse elle-même :

         Le second de ces voyages a été fait à vôtre intention […] Je suis donc parti avec quelques amateurs pour
         aller sur le mont Pila à douze ou quinze lieues d’ici dans l’espoir, Madame la Duchesse, d’y trouver
         quelques plantes ou quelques graines qui méritassent de trouver place dans votre herbier ou dans vos
         jardins. Je n’ai pas eu le bonheur de remplir à mon gré mon attente. Il étoit trop tard pour les fleurs trop
         tot pour les graines ; la pluye et d’autres accidents nous ayant Sans cesse contrariés m’ont fait faire un
         voyage aussi peu utile qu’agréable, et je n’ai presque rien rapporté64.

Rousseau joint à sa lettre une liste de trente-trois espèces rapportées du Pilat, que nous
reproduisons en annexe et qui représente les « débris de [s]a chétive collecte65 », mais il craint
que les plantes séchées et les graines qu’il propose à la duchesse ne soient pas dignes de ses
collections. La courtoisie et l’humilité qui caractérisent les lettres de Rousseau à cette
correspondante empêchent d’évaluer la part de modestie qui entre dans l’expression de sa
déception. En vérité, la récolte de Rousseau n’est pas aussi dérisoire que le philosophe le laisse
entendre. Rassemblant des plantes à fleurs de différentes familles, des fougères et un lichen, la
liste envoyée comprend des taxons de plaine et de montagne, des espèces méridionales et
nordiques, des plantes communes en France et d’autres plus caractéristiques du Massif central
comme Anarrhinum bellidifolium. Elle révèle ainsi l’intérêt du Pilat au carrefour de plusieurs
aires de répartition 66. Surtout, toute maigre qu’elle est, cette récolte intéressera bel et bien la
duchesse qui demandera à Rousseau de lui transmettre au moins dix-neuf espèces sous forme
de spécimens séchés ou de graines (voir l’annexe).
       Or les ambitions botaniques de Rousseau ne se bornaient pas à servir Madame de
Portland. Le même jour, Rousseau rend compte à Pierre Clappier de l’herborisation sans

           61
                Ibid.
           62
           Voir Alexandra Cook, « Botanical exchanges: Jean-Jacques Rousseau and the Duchess of Portland »,
History of European Ideas, t. 33, 2007, p. 142-156.
           63
                J.-J. Rousseau à H. Laliaud, lettre citée.
           64
                J.-J. Rousseau à Margaret Cavendish Bentinck, duchesse de Portland, Bourgoin, 31 août 1769,
CC 6606.
           65
                Ibid.
           66
                Nous devons ces observations à Jérémy Tritz.

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