8 Pour un Empire européen - d'Ulrich Beck et Edgar Grande
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Pour un Empire européen larevuenouvelle - février 2008 d’Ulrich Beck et Edgar Grande un livre Présentation critique par Geneviève Warland Cet ouvrage1 du sociologue allemand, pro- monde académique, celui de la seconde fesseur à l’université de Munich, écrit en modernité. Sous ce terme, Beck rassemble collaboration avec Grande, qui enseigne les les traits fondamentaux du monde actuel sciences politiques dans la même univer- — évanescence des repères traditionnels, sité, forme le dernier volet d’une trilogie pluralité des modes de vie, mobilité, réflexi- sur le « réalisme cosmopolitique », dont vité accrue dans le rapport des individus à les deux premiers tomes ont été respecti- eux-mêmes et au monde, logique inclusive vement consacrés à la légitimité de la do- (« et-et ») qui se traduit en politique par la mination dans un contexte d’interdépen- diversité de régimes transnationaux. Cette dance globale (Pouvoir et contre-pouvoir à caractérisation du contemporain s’oppose l’ère de la mondialisation) et aux fondements à la définition de la première modernité, du cosmopolitisme (Qu’est-ce que le cosmopo- dominée par l’État-nation fondé sur une litisme ?) 2. Mais c’est par un ouvrage plus culture homogène et des repères sociaux ancien, La société du risque, paru assez ré- stables, des frontières bien délimitées entre cemment en français3, que la pensée de l’intérieur et l’extérieur, une souveraineté Beck a reçu la faveur des sociologues fran- reposant, par conséquent, sur une logique cophones. Un des concepts qu’il a forgés exclusive (« ou-ou »). connaît une gloire qui dépasse de loin le Mondialisation-globalisation, cosmopo- litisme et seconde modernité, le décor de l’œuvre est planté. L’acteur principal en est l’Europe, ou plus précisément l’Empire 1 Ulrich Beck et Edgar Grande, Pour un Empire européen, tra- européen. Autant le dire tout de suite, la duit de l’allemand par Aurélie Duthoo, Paris, Flammarion, 2007, 412 p. pièce est longue et ardue, et ce n’est pas 2 Ces ouvrages sont disponibles en français chez Aubier-Flam- une question de langue — la traduction de marion, le premier ayant également paru dans la collection de poche Champs-Flammarion. l’allemand est assez bonne, malgré quel- 3 U. Beck, Risikogesellschaft , Frankfurt am Main, Suhrkamp ques coquilles et imperfections linguis- Verlag, 1986 (La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, trad. de L. Bernardi, Paris, Flammarion, 2001. tiques —, mais de raisonnement. Beck et Publié dans la collection Champs-Flammarion en 2003). Grande ont un faible pour les définitions 90
qui s’enchaînent, allant jusqu’à provoquer Une double ambition, une avalanche de concepts : universalisme, critique et normative essentialisme, postmodernisme, reproduc- tion sociale, fragmentation, modernisation Ce livre propose une réflexion critique réflexive, néofonctionnalisme versus in- sur la réalité empirique de l’Europe (anno tergouvernementalisme, incrémentalisme 2004), élaborant de la sorte de nouveaux transnational, décisionnisme réflexif, etc., outils théoriques. En même temps, il fus- concepts empruntés à la philosophie, à la tige la recherche sociologique en raison de sociologie et aux sciences politiques, mais son nationalisme méthodologique (autre- aussi créés par eux. ment dit un cadre d’analyse des réalités Différents éclairages sur l’Europe sont pro- sociales épousant les frontières classiques jetés : politique (étaticité et domination, de l’État-nation et ne prenant pas suffisam- abordés dans le chapitre trois), social (l’es- ment en compte les influences de l’exté- pace social européen, traité dans le chapitre rieur). Comme l’exposent les auteurs, son quatre), international et global (dialectique ambition est double : fournir, d’un côté, entre cosmopolitisation et européanisation, une nouvelle perspective théorique pour les études européennes menées en scien- Pour un Empire européen d’Ulrich Beck et Edgar Grande étudiée dans le chapitre sept). À côté de ces chapitres qui décrivent la réalité contempo- ces sociales et, de l’autre, un soutien intel- raine en la subsumant sous des catégories lectuel pour la politique européenne, afin centrales, d’autres chapitres se veulent plus d’aider cette dernière « […] à vaincre son programmatiques, proposant des solutions manque d’imagination en lui expliquant nouvelles tant pour les cadres d’analyse du tout d’abord ce qu’elle fait elle-même, ce phénomène européen que pour les politi- qu’elle est, dans toute la dynamique de sa ques mises en place : tels le chapitre cinq réalité, et en lui livrant ensuite une nou- portant sur les stratégies de cosmopolitisa- velle vision politique » (p. 33). Ce faisant, tion de l’Europe aux plans politique, éco- les auteurs cherchent à « achever ce pro- nomique et technocratique, le chapitre six jet inachevé qu’est l’Europe » (p. 35). Dès lors, leur « nouvelle théorie critique de un livre s’adressant à la dynamique politique des conflits sociaux de même que le chapitre l’intégration européenne » entend propo- huit résumant les visions cosmopolitiques ser « […] une alternative à l’American way, pour l’Europe. Quant aux deux premiers une European way, qui donnera la priorité chapitres, ils sont consacrés à la mise en au respect du droit, à l’égalité politique, à place de l’édifice argumentatif à l’aide de la justice sociale, à l’intégration et à la soli- la présentation, d’un côté, des difficultés darité cosmopolitique » (p. 370). rencontrées par l’Europe, son « malaise » C’est dans cet esprit que Beck et Grande (chapitre un) et, de l’autre, de la théorie construisent un édifice conceptuel com- réflexive de la modernité en lien avec l’Eu- plexe, totalisant sans être totalisateur, rope (chapitre deux), laquelle repose sur pouvant servir de grille de lecture des en- trois théorèmes : la société du risque, l’in- jeux actuels qui concernent l’Union euro- dividualisation forcée et la mondialisation péenne, les États membres et les individus, pluridimensionnelle. citoyens de ces deux entités, autrement dit chacun d’entre nous ! Quelles en sont les composantes principales ? 91
L’Europe cosmopolitique, institutions supranationales, et celle qui la un empire post-hégémonique conçoit sur le modèle de l’intergouverne- mentalisme (comme association d’États- Das kosmopolitische Europa est le titre ori- nations). Afin d’éviter toute confusion, ginal du livre, rendu en français par l’ex- signalons encore que ce livre ne comprend pression « empire européen ». Une telle pas l’Europe sous la seule forme de l’Union transposition n’est pas abusive dans la européenne, mais dans un sens plus large : larevuenouvelle - février 2008 mesure où il est précisé que cet empire est à cette dernière s’ajoute une série d’al- post-hégémonique. Cette dénomination liances (Otan, OECE, AELE, ESA, UEO, semble aux auteurs cerner le plus adéqua- OSCE…) qui participent à son architecture tement la réalité de l’Europe : ni État fédé- complexe. ral, ni simple fédération d’États, mais une Enfin, le processus dynamique qui forme un livre forme politique nouvelle, transversale, à l’Europe est ouvert : sur le plan intérieur, géométrie variable. Car elle permet à la fois il est soumis à un accroissement des com- d’entrevoir de nouvelles formes d’intégra- pétences à gérer et, sur le plan extérieur, à tion politique par-delà les États nationaux des élargissements. Beck et Grande répè- et d’ouvrir les yeux sur l’asymétrie réelle- tent à l’envi que l’Europe est une réalité en ment existante du pouvoir des États. Mais, construction, le doing Europe par la politi- en aucun cas, elle ne les raye de la carte que, l’éducation, la mobilité, l’économie et politique de l’Europe : « L’Europe cosmo- la participation citoyenne contribuant à la politique, c’est l’Europe qui reste nationale, formation d’une Europe par « en haut » et mais qui plus jamais ne sera exclusivement par « en bas ». nationale […] » (p. 55). Contre l’idée que l’européanisation est L’élément moteur de la réflexion est donné purement et simplement synonyme de par le mot cosmopolitisme. Qu’il s’agisse du planification, les auteurs insistent sur un cosmopolitisme politique (relatif à l’action élément constitutif de ce processus : l’im- des acteurs sociaux : États, organisations portance des conséquences secondaires, supra-étatiques, etc.) ou du cosmopolitisme autrement dit des effets non intentionnels. sociologique ou méthodologique (concer- En ce sens, ils montrent à travers plusieurs nant les cadres de la recherche en sciences phénomènes que l’européanisation est le sociales), le mode de traitement de l’altérité résultat non voulu de l’interaction conflic- dans la seconde modernité reconnaît les di- tuelle entre la logique supranationale et vergences (du point de vue des langues, des la logique intergouvernementale. Telle cultures, des régimes économiques et des la Cour de justice européenne qui se voit formes étatiques et démocratiques) et les octroyer par Beck et Grande la mention respecte. d’« entrepreneur cosmopolitique » (p. 18). Sous un autre angle, l’Europe sans puis- En effet, sa jurisprudence tend à supplanter sance hégémonique repose sur « […] l’abo- les droits nationaux dans divers domaines, lition des frontières entre nations, le libre et cela n’est en rien le résultat de la volonté choix, le consensus, les interdépendances expresse des eurocrates. transnationales et la plus-value politique qui en résulte » (p. 80). Beck et Grande s’opposent, par là, à deux visions théori- ques, la vision néofonctionnaliste qui en- visage la construction de l’Europe par les 92
L’Europe réelle : que devrait parler chaque européen (Beck un cosmopolitisme déformé et Grande plaident pour une « polygamie des langues »), de l’éducation, mais aussi et Le constat de départ sur lequel reposent surtout de la formation d’un espace public les propositions de changement est le sui- européen créé par les droits civils. Il s’agit vant : l’Europe actuelle traduit certes un de combler les lacunes démocratiques par cosmopolitisme institutionnalisé, mais ce de nouveaux modèles de démocratie post- cosmopolitisme est déformé. À cause de nationale ou « participative » : référendums quatre mensonges : le mensonge national européens et non nationaux, association (l’Europe comme lieu d’expression des de groupes de la société civile de pays non égoïsmes nationaux), le mensonge néo- membres de l’Europe à certaines consulta- libéral (qui voit dans l’Europe un grand tions. Il s’agit encore d’encourager les mou- marché de la libre concurrence), le men- vements de la société civile, notamment songe technocratique (mettant en place des issus du monde associatif, portés vers des institutions et des procédures peu soucieu- problèmes transnationaux tels que la « jus- ses de leur légitimation démocratique) et tice globale » et le développement durable. le mensonge eurocentré (qui voit l’Europe Pour un Empire européen d’Ulrich Beck et Edgar Grande comme un continent s’opposant aux États- Unis et au reste du monde). Pour remédier à cette déformation, les auteurs suggèrent Une Europe sociale de renouveler les fondements de l’Europe. Dans quatre directions : un renforcement Dans cette Europe cosmopolitique, la logi- de la société civile européenne sur la base que de la reconnaissance prend le pas sur de normes constitutionnelles partagées par celle de la redistribution pour la gestion des tous ; le passage à un modèle post-national inégalités et des conflits sociaux. En effet, de démocratie, accordant au citoyen un la théorie de la modernisation réflexive rôle actif dans le processus européen de met en évidence les transformations de la décision ; une approche cosmopolitique de dynamique sociale en Europe. Celles-ci re- un livre l’intégration, qui ne se réduise pas à l’har- lativisent les inégalités perçues comme des monisation des règles et à l’abolition des réalités sociales (entre classes ou catégories différences (nationales) mais, au contraire, socioprofessionnelles) au profit des inéga- reconnaisse ces dernières ; la transforma- lités entre les pays, les régions et les indi- tion de l’Europe en force motrice d’un cos- vidus au sein de l’Europe. Par exemple, les mopolitisme global, en tant que membre conditions matérielles de vie d’un ouvrier d’une nouvelle communauté de défense munichois peuvent être supérieures à celles transatlantique. d’un cadre ou d’un entrepreneur portugais ou polonais. Une telle prise en compte de l’autre impose une politisation de l’inéga- lité, impliquant non seulement des trans- Une Europe des citoyens ferts interétatiques vers les régions les plus pauvres (comme c’est le cas aujourd’hui), L’Europe cosmopolitique exige une légi- mais encore la définition commune d’un timation démocratique, ancrée dans une seuil de pauvreté européen. société civile européenne. La question soulevée ici, qui est celle de l’Europe ho- rizontale, quotidienne, traite des langues 93
Une Europe « globale » Une Europe de la paix et de la liberté L’Europe cosmopolitique n’est pas une Europe repliée sur elle-même. Si les in- Il reste la question des valeurs communes terdépendances sont plus grandes entre ou des fondements de cette Europe cosmo- pays européens pour des raisons de proxi- politique. Sur le plan politique, l’Europe mité, elle ne peut se constituer en forte- du consensus et de la coopération, qui a larevuenouvelle - février 2008 resse. Elle doit également se détourner de su vaincre les haines entre les anciens bel- l’illusion d’être l’« île des bienheureux » ligérants et qui porte en elle la mémoire (p. 277). D’une part, elle n’est pas proté- des plus terribles crimes contre l’humanité gée des risques civilisationnels que sont les comme l’Holocauste, incarne aujourd’hui le risques écologiques, financiers et terroris- tabou de la violence. Toutefois, les auteurs un livre tes. D’autre part, la société européenne est insistent sur l’idée que ce sont des normes elle-même soumise à l’interdépendance procédurales, plutôt que des valeurs cultu- globale, par le phénomène des « off-sho- relles, qui sous-tendent les politiques et ring » (délocalisation de la production et rassemblent les États. Ceci étant, l’Europe des services vers d’autres parties du mon- politique est le creuset de l’Europe de la li- de). Dès lors, la question centrale consiste berté (de l’individu). Une maxime morale à se demander « quelle est la contribution la définit : « […] ce qu’une société a de cos- européenne au débat global qui porte sur la mopolitique et d’européen, c’est que per- redéfinition de la modernité face aux luttes sonne n’impose à personne de penser que pour la reconnaissance et la justice, face à telle ou telle chose est bonne ou juste, que la pauvreté croissante et au terrorisme sans personne n’impose à personne une quel- frontières ? » (p. 272). conque façon de mener sa vie, du moment que personne ne nuit à ses prochains » Dans ce cadre, Beck et Grande prennent (p. 152). ouvertement position dans le débat qui concerne l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Rejetant l’argument de l’unité culturelle de l’Europe (un leurre vu la pré- Une Europe qui s’interroge sence de l’islam), ils se montrent favorables à l’intégration de la Turquie, une Turquie Pour finir, Beck et Grande pointent les musulmane, démocratique et européenne. dilemmes de l’Europe cosmopolitique. Se positionner de la sorte consiste à faire Prendre conscience des impasses de la preuve de réalisme cosmopolitique : d’une première modernité ne permet pas pour part, une telle adhésion ne peut, selon les autant de résoudre tous les problèmes. Tels auteurs, qu’accroître la sécurité de l’Europe le dilemme de l’universalisme (avec no- et, d’autre part, elle répond au modèle de tamment la question des droits de l’hom- l’intégration différenciée (selon des degrés me : occidentaux ou universels ?), celui de divers). l’intégration (équilibre entre unité et diver- sité), celui de l’insécurité (positionnement européen et/ou global), celui des frontières (entre ouverture et fermeture, entre natio- nal et postnational) et celui de la paix (atti- tudes face aux menaces mondiales). 94
Paradoxe méthodologique historiographie croisée, transnationale et globale. Ou encore le fait que ce livre Pour Sur un plan critique, la démarche de Beck un Empire européen présente de nombreu- et Grande contient un paradoxe, lié aux ses redondances avec le précédent Qu’est-ce supports qu’ils utilisent. À côté des sources que le cosmopolitisme ? : les outils conceptuels émanant des institutions européennes, la sont identiques, le matériau en grande par- littérature scientifique mentionnée est, en tie aussi de même que les idées défendues ; grande partie, le produit d’universitaires al- la différence principale consiste dans la lemands, et cela même si les contributions focalisation sur l’Europe. Ces faiblesses, sont rédigées en anglais et si leurs auteurs liées à l’étendue des thématiques abordées « officient » à l’étranger, en particulier à par Beck et Grande, ne dispensent pas de l’Institut universitaire européen à Florence. la lecture de l’ouvrage. Au contraire, elles Le paradoxe est le suivant : la dénonciation témoignent de la curiosité et de la vivacité du nationalisme méthodologique exige comme de la complexité et de la fertilité de de partir d’un point de vue transnational leur pensée. n que les références intellectuelles de Beck et Grande, essentiellement nationales en ce Pour un Empire européen d’Ulrich Beck et Edgar Grande qui les concerne, ne traduisent pas à pre- mière vue. Une des conséquences est que les idées exposées sont moins originales qu’elles ne paraissent et que ne peuvent le prétendre les auteurs. Pour preuve, la com- Geneviève Warland ré paraison avec le philosophe français, Jean- dige une thèse sur le Marc Ferry, est éloquente. En effet, dans rôle de l’histoire dans un vocabulaire différent, Ferry formule de la construction d’une nombreuses thèses analogues à celles des identité collective, na deux Allemands : vision d’une Europe inté- tionale et européenne. Elle collabore au ré grant les États-nations ; plaidoyer pour une un livre seau européen sur les Europe sociale, démocratique et citoyenne ; représentations du exigence de formation d’une histoire euro- passé par l’historiogra péenne transnationale ; rejet d’une origine phie : European Science culturelle commune comme fondement Foundation (ESF) : Re unique de l’Europe, pour ne citer que les presentations of the principales4. Past. Writing National D’autres critiques pourraient être formu- Histories. lées, comme la caractérisation un peu Elle a rédigé différents tranchée du nationalisme méthodologi- articles qui concernent que dans la discipline historique, qui ne la problématique de prend pas en compte les innovations en l’Europe aux points de vue historique et philo sophique. Certains sont disponibles en ligne sur sa page personnelle 4 Voir les livres suivants : La question de l’État européen (2003) ; Europe, la voie kantienne (2005) et L’Europe, aux facultés universitai l’Amérique et le monde (2004). res Saint-Louis (). J.-M. Ferry : . 95
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