Angelo Clareno et les augustins - Xavier Biron-Ouellet - OpenEdition Journals

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                           Mouvements et dissidences spirituels XIIIe-XIVe siècles
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Angelo Clareno et les augustins
Xavier Biron-Ouellet

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/oliviana/1374
ISSN : 1765-2812

Éditeur
Groupe d'anthropologie scolastique (Centre de recherches historiques-EHESS-CNRS)

Référence électronique
Xavier Biron-Ouellet, « Angelo Clareno et les augustins », Oliviana [En ligne], 6 | 2020, mis en ligne le 14
mars 2020, consulté le 22 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/oliviana/1374

Ce document a été généré automatiquement le 22 mars 2020.

© Oliviana
Angelo Clareno et les augustins   1

    Angelo Clareno et les augustins
    Xavier Biron-Ouellet

1   Après la mort de son protecteur Jacques Colonna au mois d’août 1318, Angelo Clareno
    quitta Avignon et regagna l’Italie pour se réfugier à Subiaco, abbaye bénédictine située
    dans le Latium, à une soixantaine de kilomètres à l’est de Rome 1. Depuis ce lieu, où il
    demeura jusqu’en 1334, il entretint des relations spirituelles avec un réseau
    comprenant des laïcs, des frères observant la règle franciscaine en dehors des couvents
    de l’ordre et des ermites de saint Augustin. Il peut sembler curieux de compter des
    frères augustins au nombre des sympathisants claréniens puisque les dirigeants de cet
    ordre ont fidèlement défendu la cause des papes lors de la querelle sur la pauvreté du
    Christ et des Apôtres (1322-23), ou pendant le conflit opposant Jean XXII à l’empereur
    Louis de Bavière (à partir de 1324)2. Leur fidélité a par ailleurs été récompensée par
    l’octroi du privilège de la garde du tombeau de saint Augustin à Pavie en 1328 3.
    Pourtant, l’augustin Gentile da Foligno apparaît comme l’un des principaux
    correspondants d’Angelo Clareno : au moins six lettres de la collection éditée par Lydia
    von Auw lui sont nommément destinées4. Parmi celles-ci, la lettre 45 (datée de la veille
    de l'Ascension de l'an 1332, soit le 27 mai) revêt un intérêt tout particulier car elle met
    en scène deux autres frères augustins associés au vieux spirituel : Simone Fidati da
    Cascia5 et Giovanni da Salerno. Alors que le premier est un prédicateur florentin se
    présentant lui-même comme le disciple de Clareno, le second est reconnu comme étant
    à l’origine du recueil transmettant une partie de sa correspondance 6. De fait, trois
    frères membres d’un ordre réputé fidèle à la papauté faisaient partie du cercle
    rapproché d’un des leaders de la dissidence franciscaine. L’objectif de cet article est
    donc de mettre en contexte cet apparent paradoxe et d’identifier la nature des liens
    rattachant Angelo Clareno aux ermites augustins Gentile da Foligno, Simone Fidati da
    Cascia et Giovanni da Salerno à partir d’une analyse de la lettre 45 des Epistole
    claréniennes.

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Angelo Clareno et les augustins   2

    Gentile da Foligno et les spirituels franciscains
2    Angelo Clareno rencontra Gentile da Foligno à l’occasion de ses déplacements en
    Ombrie, entre son retour de Grèce en 1304 et son départ pour Vienne en 1311. Selon
    Robert E. Lerner et Matthias Kaup, Gentile aurait étudié à Paris autour de 1300, avant
    de revenir s’installer à Foligno vers 13037. Son nom apparaît dans un document de 1310
    qui le présente comme frère rattaché au couvent augustin de cette ville 8. Au cours de
    cette période, les deux hommes ont noué un lien d’amitié assez important pour qu’ils
    maintiennent une correspondance pendant les années qu’Angelo a passées hors d’Italie.
    Dans une perspective plus large, Mario Sensi suggère l’existence d’un réseau de
    relations centré sur Foligno comprenant, outre Gentile et Clareno, Angèle de Foligno,
    Ubertin de Casale et la famille Colonna9. Ces personnes partageaient un idéal spirituel
    commun : celui d’une assimilation à Dieu, imitable par le fidèle, obtenue par
    l’élimination progressive de toute attache charnelle avec l’objectif de se replacer dans
    l’horizon de la vie divine10. De manière plus spécifique, Gentile entretenait avec Angelo
    un intérêt particulier pour la spiritualité orientale : il a réalisé un volgarizzamento de la
    Scala paradisi de Jean Climaque, texte grec préalablement traduit en latin par Clareno 11.
    Bien qu’il ait été le proche collaborateur d’un dissident bien connu, le frère augustin n’a
    jamais été inquiété par les autorités de son ordre. Au contraire, il fut nommé socius du
    prieur général Guillaume Amidani de Crémone lors du chapitre général de Venise en
    133212.
3   C’est à cette occasion qu’Angelo Clareno envoie à Gentile la lettre qui nous intéresse.
    Après s’être réjoui de son élection « pour l’utilité commune », Clareno lui fait part de
    son inquiétude au sujet de la cura animarum des « personnes spirituelles » délaissées par
    Gentile en raison de sa nouvelle charge13. Les personnae spirituales évoquées dans la
    lettre sont sans aucun doute les frères observant la règle franciscaine hors des couvents
    de l’ordre, ceux-là mêmes qui ont été condamnés par Jean XXII en 1317, et dont Angelo
    Clareno était le guide spirituel. Puisque ce dernier n’était pas prêtre, et qu’il ne
    souhaitait pas le devenir, il ne pouvait ni dire la messe, ni célébrer de sacrements. De
    fait, l’un des enjeux principaux motivant la volonté d’institutionnaliser les Pauvres
    ermites était justement de permettre à certains frères d’accéder au sacerdoce afin
    d’assurer à l’ensemble du groupe l’accès aux sacrements14. Après l’échec de ce projet, ce
    sont notamment les ermites augustins, Gentile en tête15, qui ont tenu ce rôle. Leur
    statut régulier, c’est-à-dire leur appartenance légale et légitime à un ordre religieux
    reconnu, permettait à ces derniers de pourvoir les frères irréguliers en soins spirituels
    conformes au droit ecclésiastique. Nous savons grâce aux travaux de Mario Sensi que
    les augustins d’Ombrie protégeaient des communautés se revendiquant du mode de vie
    religieux clarénien. Par exemple, celles d’Assise (Collicelli) et de Spello (Rapecchiano)
    étaient protégées par Bartolomeo Bardi, ermite de saint Augustin et évêque de
    Spolète16. D’autres communautés ombriennes liées à Clareno sont localisées à Pérouse 17
    et à Bevagna18. Cette dernière relevait directement des augustins de Foligno, jusqu’à ce
    qu’elle soit rattachée à l’abbaye de Subiaco en 1348. Deux lettres de Gentile transmises
    par le manuscrit 1942 de la bibliothèque Oliveriana de Pesaro témoignent de son
    implication auprès des pauvres ermites d’Ombrie19 : il leur prodigue conseils spirituels
    et instructions pratiques, notamment en vue d’obtenir la protection de prélats
    sympathiques à leur cause. Dans la mesure où Gentile jouait un rôle prépondérant au
    sein du réseau spirituel clarénien, il était nécessaire de lui trouver rapidement un

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    successeur en vue d’assurer le soin pastoral des frères. Aux yeux de Clareno, Simone
    Fidati était la personne tout indiquée pour combler ce besoin. Toutefois, le frère
    Simone avait d’autres aspirations. En effet, ses campagnes de prédication connaissaient
    un succès qui l’accablait ; le poids était trop lourd à porter et il souhaitait se détacher
    de ses tâches pastorales afin de pouvoir vivre comme les pauci, soit comme le petit
    nombre d’élus vivant selon l’idéal d’imitation évangélique promu par Clareno 20. Aussi
    voulait-il suivre l’exemple de son maître et se retirer dans un ermitage loin des
    turbulences de la ville pour adopter un mode de vie contemplatif marqué par l’ascèse.
    Le frère Simone mentionné dans cette lettre est assurément l’ermite augustin Simone
    Fidati da Cascia, car le doute de celui-ci concernant sa capacité à offrir un soin pastoral
    à la hauteur de ses propres attentes est maintes fois évoqué dans sa correspondance 21.
    Angelo perçoit pourtant chez lui un talent pour la prédication, cette « grâce qui lui a
    été donnée » pour convertir le prochain. Son activité pastorale paraît donc essentielle
    pour évangéliser en profondeur la société chrétienne, conformément au projet spirituel
    du maître à penser de Clareno, Pierre de Jean Olivi22.

    Guillaume de Crémone et l’équilibre de l’ordre augustin
4   La proximité entre Simone Fidati et les milieux de la dissidence franciscaine, jointe à sa
    volonté d’abandonner ses tâches pastorales, a suscité un sentiment de méfiance chez
    ses confrères augustins. En effet, Giovanni da Salerno consacre de longs passages de la
    Vita à défendre son maître contre les accusations d’hypocrisie qui étaient lancées
    contre lui23. La perception négative de Simone Fidati au sein de son couvent est
    symptomatique d’une tension présente au sein de l’Ordre augustin entre une tendance
    érémitique, associée aux couvents ruraux, et une tendance mendiante, associée aux
    couvents urbains. Cette tension est particulièrement vive en Italie centrale, foyer des
    communautés érémitiques rurales qui ont été réunies pour former l’Ordre des ermites
    de saint Augustin en 125624. Sous l’impulsion donnée par Gilles de Rome à la fin du XIII e
    siècle, les dirigeants augustins ont cherché à renforcer la légitimité de leur ordre en
    développant massivement leur réseau d’écoles. Dans ce contexte, nombre de frères
    obtenaient exemptions et bénéfices pour favoriser leurs études aux dépens de
    l’observance de la règle25. Cette situation a ainsi nourri la tension entre les tenants de la
    vie contemplative, auxquels se rattachaient Gentile et Simone, et les tenants de la vie
    active, parmi lesquels on compte les frères du couvent de Santo Spirito. Or, les prieurs
    généraux étaient conscients de l’origine érémitique de leur ordre et s’efforçaient de
    ménager les deux tendances afin de maintenir l’unité entre les frères. Les efforts
    affichés pour canoniser l’ermite augustin Nicolas de Tolentino dans les années 1320
    sont un exemple de la volonté d’offrir un modèle normalisé de vie érémitique qui, dans
    le contexte de la crise franciscaine, soit à l’abri des soupçons d'hérésie ; car comme
    l'indique Didier Lett, il est fort probable que l’ermite de Tolentino, contemporain de
    Clareno et provenant lui aussi des Marches, ait été influencé par le mouvement des
    spirituels franciscains26.
5   Guillaume de Crémone offre l’un des meilleurs exemples de cette détermination à
    construire des ponts entre les deux tendances de l’ordre. Sous son priorat, entre 1326 et
    1342, chaque chapitre général veillait à renforcer la règlementation concernant la
    pauvreté personnelle des frères en s’attaquant tout particulièrement aux abus des
    autorités provinciales27. Le choix de prendre Gentile da Foligno comme socius

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    représente le signe le plus fort de cette volonté de rapprocher les tendances érémitique
    et mendiante, et confirme que les deux hommes partageaient une vision similaire du
    devenir de leur ordre. L’objectif de cette politique de conciliation consistait à
    démontrer l’uniformité et la rigueur religieuse des ermites augustins, gage de la bonne
    réputation de l’ordre aux yeux de la papauté. En effet, en tant qu’ordre créé par décret
    pontifical, sa survie n’était pas encore assurée au début du XIV e siècle. C’est ce qui
    explique la grande fidélité des prieurs généraux envers la politique
    pontificale. Guillaume de Crémone a par exemple rédigé un traité pour réfuter le
    Defensor pacis de Marsile de Padoue dans lequel il met en avant la plénitude du pouvoir
    des papes28. L’impératif d’unité et de bonne réputation faisait en sorte qu’il n’était pas
    contradictoire pour un ardent défenseur de Jean XXII d’avoir comme plus proche
    collaborateur l’ami d’un dissident très connu, protégeant des communautés illégales
    aux yeux de la papauté. En effet, Guillaume ne semble pas avoir vu de problèmes à
    encourager une prédication propageant les idées des spirituels franciscains. Pour cette
    raison, la première chose que Clareno demande à Gentile dans sa lettre est d’obtenir
    que Guillaume ne révoque pas l’obedientia de Simone, c’est-à-dire la mission de
    prédication qui lui avait été assignée par son supérieur. Il devait alors savoir que le
    prieur général était disposé favorablement à l’égard des « frères spirituels » de l’ordre
    augustin.

    Angelo Clareno, directeur spirituel
6   Avant de s’adresser à Guillaume de Crémone par l’intermédiaire de Gentile, Angelo
    avait d’abord tenté de retenir Simone « dans les voies de la charité » et de le convaincre
    de revenir sur sa décision d’abandonner la vie active ; mais ne se sentant pas à la
    hauteur de la tâche, l’ermite de Cascia s’obstine dans son intention et fait preuve d’un
    zèle jugé suspect par le vieux spirituel, qui cherche alors à l’en détourner 29. Pour mieux
    comprendre le rôle joué par Angelo Clareno auprès de Simone Fidati, on peut observer
    la manière dont il envisageait les relations spirituelles qui le reliaient à ses disciples
    grâce à l’exemple d’une lettre de conseils récemment retrouvée, adressée à Simone 30.
    Comme on l’a vu, Angelo Clareno dit s’être efforcé de retenir son disciple dans les
    « voies de la charité ». C’est dans ce contexte précis qu’il convient de lire sa missive, où
    il déclare d’entrée : « Le culte de la piété avec tous les désirs dévots et ardents et les
    actions de grâces cruciformes, chercher sans cesse le royaume de Dieu (Mt. 6, 33), les
    œuvres de miséricorde et de piété appartiennent surtout au culte de Dieu : ne crois
    donc pas vain de lire et d’annoncer la parole de Dieu » 31. L’intention de Clareno est
    claire : il cherche à convaincre Simone que l’office de la prédication n’est pas vain et
    qu’il fait partie du cultus Dei au même titre que les pratiques contemplatives du cultus
    pietatis. Par la suite, le directeur spirituel indique à son élève que les exercices de
    l’esprit doivent être préférés aux exercices corporels lorsqu’il est impossible
    d’accomplir les deux simultanément, comme c’est le cas pour Simone 32. Ainsi, plutôt
    que de chercher l’isolement dans le désert, Fidati est appelé à se concentrer sur une
    série d’exercices qui permettent de sanctifier les sens et les affects (sensus et affectus).
    C’est par la répétition de ces exercices spirituels que l’âme se conforme
    progressivement à la figure du Christ, se détachant des préoccupations de la vie
    courante, source de conflits et d’angoisses. L’affectivité et les émotions sont les
    domaines principaux où agit le directeur spirituel. En effet, puisque les émotions
    médiévales sont conçues comme des mouvements de l’âme, son travail est de diriger les

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    affects du disciple vers le salut et la tranquillité de l’esprit 33. Angelo Clareno insiste sur
    la dimension affective de la vie évangélique : « c’est un devoir d’aspirer par le sens et
    l’affect et des désirs enflammés à se conformer et s’unir au Christ et à se transformer
    par lui en son amour (caritas) »34 ; « [la caritas] enflamme les esprits et les affects d’une
    haine évangélique et les arme de vertus pour qu’en eux-mêmes ils tuent tout amour
    mondain et charnel »35 ; « car par les conformités aux vertus et aux affects de l’âme du
    Christ […] nous rendons un culte au vrai Dieu »36. L’accent mis par le maître sur la vie
    affective de son disciple apparaît plus clairement à la fin de la lettre, alors qu’il
    personnalise son propos :
7   J’ai écrit en t’obéissant selon le don du Seigneur le jour de la saint Jean Evangéliste pour
    que tu pries pour moi et que tu me recommandes à ceux qui t’aiment en Christ ; pour
    que tu endosses l’esprit de joie qui reposa en saint Jean et chasses loin de ton esprit
    (mens) l’esprit (spiritum) de chagrin, de tristesse, de dégoût et d’amertume par la vertu
    du Christ ; que, plein de la joie du Christ, priant sans cesse (1 Th. 5, 17) et psalmodiant,
    rendant grâces pour tout et en tout toujours et partout au nom et en vertu du Christ
    d’amour (caritas), ton pas soit dirigé jusqu’à la fin sur les chemins et enseignements très
    sûrs de la vie du Christ ; que par elle tu entraînes en actes et en paroles ceux qui
    t’écoutent, afin qu’avec le salut de beaucoup tu retournes avec foi et pleine confiance
    auprès du roi de gloire pour être établi sur beaucoup dans la gloire, parce que tu auras été
    fidèle en un petit nombre de choses (Mt. 25, 21 ; 23) sur la voie. Ainsi soit-il. Amen 37.
8   Il convient d’abord de remarquer le tibi obediens au début du passage, caractéristique de
    la conception particulière de l’obéissance mise en avant par Clareno. Malgré son statut
    de supérieur spirituel, l’obéissance évangélique impose à Clareno de répondre aux
    besoins de son disciple et de l’éclairer sur la voie du Christ. Nous reviendrons sur ce
    point dans la prochaine section. On comprend alors que Clareno tient un rôle de
    thérapeute auprès de Simone : celui-ci est envahi par un esprit de tristesse, qui lui
    procure des émotions négatives ; il doit donc se soigner au moyen d’exercices
    spirituels. Les exercices proposés par Angelo permettent à l’âme de convertir les
    affectus de tristesse, de dégoût et d’amertume en affectus de joie et d’amour du Christ.
    Le salut des chrétiens passait par la mise en ordre de leur vie affective, laquelle devait
    être structurée par les vertus et conforme à l’exemple du Christ. Puisque la progression
    vers le Christ doit être avant tout spirituelle et affective, il n’est pas nécessaire pour
    Simone de rechercher un isolement physique puis de réaliser des exercices ascétiques
    corporels ; la seule ascèse spirituelle suffit, selon les exercices préalablement
    identifiés38. C’est armé de vertus christiques qu’il peut réaliser une prédication efficace,
    et c’est par l’obtention du salut du plus grand nombre de fidèles qu’il peut assurer son
    salut ; Clareno fait de l’activité pastorale l’objectif de la progression spirituelle de
    Fidati, afin qu’elle contribue à son salut personnel. Cette lettre représente bien le
    travail d’assistance spirituelle personnalisée accompli par Angelo Clareno auprès de
    Simone Fidati. Selon David Burr, le vieux spirituel croyait vivre une époque où il fallait
    compter sur la conscience individuelle plutôt que sur la reconnaissance
    institutionnelle39. De fait, on comprend pourquoi Angelo propose les martyrs et les
    confesseurs de l’Église primitive comme modèles de conduite : ceux-ci vivaient une
    époque où l’Église était moins institutionnalisée.
9   C’est dans cette optique qu’Angelo Clareno a réalisé un traité intitulé Preparantia Christi
    Ihesu habitationem. Il s’agit d’un texte proposant une série d’exercices spirituels
    expliqués de manière détaillée. Il est intéressant d’observer que la Preparantia est

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     incluse dans la version de l’Epistolarium de Fidati transmise dans un manuscrit vénitien
     en plus d’accompagner la présente lettre dans le manuscrit d’Olomouc 40. Cet argument
     philologique avancé de manière convaincante par Armelle Le Huërou nous permet de
     penser que le Preparantia a été écrite à l’intention de Simone, dans le contexte
     particulier de sa crise spirituelle41. Le fait est d’autant plus vraisemblable que les deux
     hommes entretenaient une relation spirituelle à distance, l’un résidant à Subiaco,
     l’autre à Florence. Cette relation se matérialisait principalement par l’écrit (même s’il
     leur arrivait de se rencontrer à l’occasion). Clareno aurait donc rédigé ce court traité
     afin de le lui offrir comme support à sa direction spirituelle, avant d’envisager de faire
     dépendre Simone de l’abbé de Subiaco.

     L’obéissance à l’abbé Barthélemy de Subiaco
10   Après avoir échoué à convaincre Simone Fidati au moyen d’une rhétorique édifiante,
     Angelo Clareno change de stratégie. La solution proposée est de contraindre l’ermite de
     Cascia à reprendre sa mission pastorale en redoublant son obéissance religieuse à
     l’Ordre augustin d’une obéissance personnelle à l’abbé de Subiaco, Barthélemy. Clareno
     souhaitait non seulement s’assurer que Simone reprenne la prédication, mais
     également, par l’entremise de l’abbé, l’obliger à prendre soin des âmes délaissées par
     l’absence de Gentile da Foligno42. Barthélémy jouait un rôle central dans le cercle
     spirituel clarénien car il veillait à l’exécution des volontés de l’ancien franciscain. Leurs
     destins semblent s’être liés dès 1318, lorsque tous deux se trouvaient à Avignon alors
     qu’Angelo était en voie d’être transféré hors de l’Ordre franciscain. À ce moment,
     Barthélemy, fraîchement nommé abbé de Subiaco par Jean XXII au mois de mars, s’est
     offert pour l’accueillir43. Cette offre n’était pas anodine : Jacques Colonna, protecteur de
     Clareno à la Curie, était aussi le protecteur laïc de l’abbaye. Il est dès lors raisonnable de
     penser que le choix de Subiaco devait permettre au frère Angelo d’être dans les
     meilleures conditions pour veiller sur son réseau de pauvres ermites en Italie centrale.
     Barthélemy n’avait cependant pas la réputation d’être un homme spirituel. La
     chronique de Subiaco en fait plutôt un seigneur féodal sans vergogne, un princeps
     latronum prêt à tout pour défendre les intérêts temporels de son abbaye 44. En revanche,
     il semble que son attitude ait changé à partir de 1327 et qu’il ait démontré à partir de ce
     moment un plus grand engagement dans la vie spirituelle de sa communauté 45. Cette
     « conversion » aurait-elle à voir avec la fréquentation continue d’un homme spirituel
     comme Clareno ? Ou serait-elle simplement le fait d’une diminution des conflits
     territoriaux touchant Subiaco ? La réponse la plus plausible se trouverait sans doute à
     mi-chemin : Barthélemy était d’abord un seigneur féodal devant défendre
     l’indépendance politique de son monastère, mais il était aussi un homme spirituel
     ayant beaucoup de respect pour son pensionnaire.
11   Le soutien de l’abbé bénédictin était nécessaire à la survie du réseau clarénien en raison
     de son statut d’autorité religieuse lui permettant de donner des ordres, alors qu’Angelo
     Clareno ne pouvait officiellement que proposer des conseils. L’ancien franciscain
     veillait en effet à ne pas inscrire son action dans un cadre institutionnel. En effet, à la
     suite du refus de Jean XXII de reconstituer l’Ordre des pauvres ermites, Clareno
     effectua une svolta (pour reprendre l’expression de Gian Luca Potestà) et abandonna
     toute ambition de reconnaissance officielle. Comme il l’explique dans la lettre 14 écrite
     juste après que la décision du pape soit tombée en 1317, l’important est désormais

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     moins le statut religieux ou le nomen qui désigne une forme de vie religieuse que la vita
     religieuse elle-même46. Il encouragea donc ses sympathisants à privilégier l’observance
     de la règle de François malgré l’absence de rattachement à un ordre officiellement
     reconnu, puisque c’est en elle que réside l’essence de la vie religieuse : « Ce qui est
     vraiment signifié s’exprime dès que le signe fait défaut, le silence parle quand la parole
     se tait, et l’ordre (ordo) se réalise dans la vérité des vertus et la Règle subsiste en ceux
     qui aiment et observent les promesses »47. Une fois installé à Subiaco, Angelo, en tant
     que principal point de référence pour les frères spirituels italiens, devait repenser le
     cadre de l’expérience religieuse de ses disciples afin qu’ils puissent s’épanouir hors d’un
     ordre religieux. C’est l’objet de son commentaire à la Règle franciscaine, l’Expositio
     regulae, écrit vers 1321-1323. Comme l’observe Gian Luca Potestà, le texte de Clareno
     dépend en grande partie du commentaire réalisé par Pierre de Jean Olivi, à cela près
     que toute référence « institutionnelle », soit les références juridiques et scolastiques, en
     est évacuée48. Sa perspective était plutôt historique : il cherchait à ancrer le mode de
     vie franciscain dans l’histoire.
12   Dans cette optique, il puisa dans ses connaissances du monachisme oriental, et plus
     particulièrement dans les écrits de Basile de Césarée qu’il a traduits. Après la
     condamnation des fraticelles par Jean XXII, il était plus que jamais nécessaire de
     réactualiser le modèle religieux de Basile, dans lequel Clareno voyait une préfiguration
     de la fraternité mise en place du vivant de François49. De fait, dans l’Expositio regulae,
     Clareno mentionne que la religio de Basile est une fraternitas plutôt qu’un ordo,
     observant avant tout les Évangiles du Christ50. Le modèle basilien correspond à l’idée
     que l’essence de la vie religieuse consiste moins à obéir à une règle institutionnelle qu’à
     obéir à la règle évangélique, incarnée par le Christ et transmise par les Évangiles. Le
     caractère ouvert de ce modèle est bien illustré par le fait que les Règles de Basile sont
     des dialogues : le Cappadocien ne cherchait pas à composer une règle, comme l’ont fait
     Augustin ou Benoît par après, car pour lui la seule règle véritable est l’Évangile 51. De
     plus, il n’y est jamais question de « moines » ou de « monastère », mais de « frères » et
     de « communauté ». Comme le précise Jean Gribomont, tout chrétien désirant vivre un
     « radicalisme évangélique » dans l’unité représentée par la vie commune est un frère 52.
     Si cette perspective correspond au projet spirituel d’Olivi, Basile propose néanmoins un
     cadre organisationnel clair offrant une flexibilité que ne permettaient pas les
     institutions monastiques traditionnelles. En effet, dans une communauté basilienne,
     l’obéissance est due avant tout à la volonté divine, et la désobéissance consiste à ne pas
     respecter les enseignements contenus dans les Évangiles. En contraste avec ce que l’on
     trouve dans la tradition monastique occidentale, Basile propose une doctrine de
     l’obéissance stipulant que la supériorité du directeur spirituel provient de sa capacité à
     imiter le Christ53. Le « supérieur » (praeceptus) a la responsabilité de faire progresser ses
     disciples dans l’application des vertus évangéliques, comme on l’a vu avec la formule
     tibi obediens dans la lettre de Clareno à Fidati. Dès lors, puisque le mode de vie pratiqué
     par Clareno et dont se réclament les « personnes spirituelles » n’est plus désigné par un
     nomen ou un ordo, mais par l’application vertueuse des enseignements de l’Évangile
     (dont la Règle franciscaine est l’équivalent), les membres d’autres ordres religieux
     peuvent s’y rattacher sans qu’il y ait de contradiction avec leur propre vœu religieux.
     Par exemple, en tant que frère augustin, Simone Fidati a fait un vœu d’obéissance à son
     ordre et à l’Église (l’obéissance religieuse), mais en tant que membre de la fraternitas
     clarénienne, il doit aussi obéir à son supérieur Angelo Clareno (selon l’obéissance
     évangélique). C’est cette dernière forme d’obéissance qu’Angelo voulait manifester en

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Angelo Clareno et les augustins   8

     rattachant son disciple davantage à l’abbé de Subiaco qu’à l’Ordre augustin (magis ipsum
     abbati subdens)54.
13   Simone Fidati partageait cette conception de l’obéissance, comme il le montre dans un
     chapitre du De gestis Domini Salvatoris intitulé De oboedientia où il affirme que « toute
     obéissance chrétienne est fondée dans l'Évangile, auquel personne ne doit s’opposer
     même par obéissance spéciale, ni par un quelconque ordre régulier, ni par aucune
     forme de vie »55. En souhaitant suivre un mode de vie contemplatif et évangélique,
     Simone était prêt à désobéir à ses supérieurs augustins et abandonner le couvent
     florentin où il résidait pour rejoindre un ermitage isolé. Puisqu’il est acceptable qu’un
     frère puisse changer d’ordre ou de statut religieux afin de suivre un mode de vie plus
     sévère, il est possible que Guillaume de Crémone ait été tenté d’acquiescer au désir du
     frère de Cascia. Or, Clareno insiste auprès de Gentile pour que cela ne se produise pas.
     Outre la lettre dont il est question ici, Angelo mentionne l’existence d’autres missives
     envoyées de sa part ainsi que de celle de Barthélemy (dominus abbas significavit vobis suis
     litteris et ego in meis). Gentile, devenu depuis peu de temps le socius du prieur général de
     l’Ordre des ermites de saint Augustin, avait doublement reçu la mission de convaincre
     son nouveau compagnon, Guillaume de Crémone, de ne pas dispenser Simone de ses
     tâches pastorales, lesquelles sont comprises par Clareno comme faisant partie de l’
     obedientia due par Fidati en tant que prêtre – soit l’obligation de prêcher 56. Angelo ne
     s’arrêta cependant pas à cette seule demande : il chercha aussi à ce que Simone passe
     sous l’obédience de l’abbé de Subiaco afin que ce dernier puisse lui imposer comme
     tâche la cure des âmes que Gentile a dû abandonner depuis qu’il est socius – ce qui
     correspondait de fait à la volonté du vieux spirituel.

     Giovanni da Salerno et le dénouement de la crise
14   Angelo Clareno était résolu à retenir Simone Fidati dans la vie active. Ainsi, en plus des
     pressions effectuées sur Guillaume de Crémone par le biais de Gentile da Foligno, il
     envoya à ce dernier un jeune frère dans le but d’en faire le socius de Simone 57. Ce frère
     Giovanni recommandé par Clareno est assurément Giovanni da Salerno. En effet, à la
     toute fin de la Vita, celui-ci indique avoir été le secrétaire de Simone pendant dix-sept
     années58. Puisque ce dernier meurt en 1348, cette indication situerait leur rencontre
     vers 1332 après la réception de cette lettre. En effet, les éléments de preuve sont clairs :
     au début de la lettre, Clareno fait référence au refus de Simone d’avoir un socius, aide
     nécessaire à une tâche pastorale élargie. Il serait donc surprenant que Clareno ait écrit
     cela si le Salernitain était déjà aux côtés de Simone. Giovanni da Salerno est présenté
     dans la lettre comme un jeune homme doté de bonnes capacités spirituelles qui, au
     terme de son noviciat à Subiaco, n’a pas voulu faire la profession des vœux monastiques
     (recepit in monachum […] et noluit professionem facere). L’abbé Barthélemy, qui était prêt à
     le recevoir, accepte sa nouvelle vocation. À l’inverse de Simone Fidati, Giovanni voulait
     mener une vie religieuse active dans le monde plutôt que contemplative dans une
     abbaye. Angelo Clareno l’a donc recommandé à Gentile pour qu’il le reçoive dans
     l’ordre augustin, afin qu’il soit ensuite rattaché à Simone pour le convaincre et l’aider à
     poursuivre ses tâches pastorales59. Les pressions convergeaient de toutes parts pour
     forcer Fidati à ne pas abandonner la prédication : elles venaient simultanément de son
     maître spirituel Angelo Clareno, de l’abbé de Subiaco Barthélémy, de son confrère
     Gentile da Foligno, de son supérieur religieux Guillaume de Crémone et de son nouveau

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Angelo Clareno et les augustins   9

     socius Giovanni da Salerno. Face à l’insistance de tous, Fidati s’avoua alors vaincu et
     reprit la prédication. Ce dénouement démontre bien l’existence et l’efficacité d’un
     réseau de communication reliant des figures importantes de la vie religieuse en Italie
     centrale ; entre un dissident franciscain, un abbé bénédictin et un prieur général
     augustin.
15   Dans la Vita fratris Simonis, Giovanni da Salerno s’applique à normaliser la relation entre
     son maître et Guillaume de Crémone en mentionnant par deux fois que Simone a repris
     la prédication sous l’ordre direct du prieur général augustin. Dans la première mention,
     Giovanni rappelle que Fidati avait abandonné la prédication par zèle de pauvreté, c’est-
     à-dire par l’effet de sa conversion à la spiritualité clarénienne, mais que son retour à la
     vie active a été accompagné d’une ferveur intellectuelle renouvelée et d’une humilité
     fortifiée60. Dans la seconde mention, Giovanni évoque la ferveur de son maître et nous
     apprend que la décision de Guillaume de Crémone a créé une distance entre Simone et
     ses confrères ; celui-ci aurait alors voulu s’isoler au sein de couvent afin de combler du
     mieux possible son désir de vie solitaire61. Dans les deux cas, Giovanni présente Simone
     comme ayant fait preuve d’une grande humilité. Il montre ainsi que la pratique de
     l’obéissance a été positive pour lui, stimulant sa simplicité et son abnégation. Bien que
     le prieur général soit celui qui ait pris la décision de forcer Simone à reprendre la
     prédication, il ne faut pas sous-estimer l'importance du rôle de Clareno dans le
     dénouement de la crise spirituelle de Simone. S’il a eu un regain de ferveur à la suite de
     la décision de Guillaume, c’est bien parce qu’elle était cohérente avec ce que lui
     demandait son directeur spirituel Angelo.
16   Bien qu’il se soit soumis à la volonté de ses proches, Fidati n’a toutefois pas été
     totalement détourné de son aspiration contemplative. Dans une lettre envoyée à
     Giovanni da Salerno, il s’exprime ainsi au sujet de sa crise spirituelle : « Mais si la fuite
     avait disparu de moi ? Et si Dieu n’imposait plus la fuite à mon âme ? Et si je restais lié
     au monde de manière irréversible ? Je ne sais si cela peut être reconnu comme mon
     crime. Je n'ai su faire la coupure, rien ne m'horrifie autant que d'être séparé de
     l'obédience de mon ordre sous l'image du bien, même si par mon obstination je vivrai
     toujours comme un rebelle en son sein »62. Simone donne raison à Angelo Clareno : son
     désir de fuir les tâches pastorales était suspect et aurait pu le mener à une double
     désobéissance, envers Dieu et envers son ordre. Alors que Giovanni da Salerno utilise
     les termes alienigena, barbarus et longinquus, Simone a recours un mot plus fort pour
     exprimer sa différence : rebellis. Ce terme montre que le doute subsiste dans l’esprit de
     Fidati. En effet, dans une lettre envoyée au cours de l’année 1335 à des frères dont il
     avait la charge d’âme, il affirme qu’en le forçant à prêcher, son ordre met en danger
     son salut63. Ainsi, bien qu’il ait accepté la décision de Guillaume de Crémone, se soit
     rendu aux arguments de Clareno et qu’il ait reçu Giovanni comme socius, la tension
     entre son désir de vie contemplative et son obligation de vie active était toujours
     présente, comme elle l’est restée chez les ermites augustins jusqu’en 1387, moment où
     le couvent de Lecceto (près de Sienne) a obtenu une forme d’indépendance par rapport
     aux autres couvents de l’ordre, signalant la naissance de l’observance augustine 64. À
     juste titre, Mario Sensi souligne l'importance du rôle de Simone Fidati dans la
     « préhistoire » de l'observance augustine, en tant que figure faisant le pont entre l'idéal
     spirituel franciscain et l'idéal érémitique augustin65. Ce n’est donc pas une coincidence
     si après la mort de Simone, Giovanni da Salerno a été affecté au couvent de San
     Leonardo al Lago, une dépendance du couvent de Lecceto.

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Angelo Clareno et les augustins   10

     Conclusion
17   L’étude de la lettre 45 de la correspondance d’Angelo Clareno jette une nouvelle
     lumière sur les relations complexes entre les milieux de la dissidence franciscaine et
     l’Ordre des ermites de saint Augustin. La situation de crise provoquée par l’aspiration
     contemplative de Fidati nous permet alors de mieux comprendre la manière dont
     fonctionne le réseau d’Angelo Clareno, entre Gentile da Foligno, Barthélemy de Subiaco
     et lui-même. Si l’ancien franciscain détient l’autorité charismatique nécessaire pour
     assurer la direction spirituelle de son cercle, il a néanmoins besoin de l’autorité
     institutionnelle d’un socius de prieur général et d’un abbé afin d’exécuter ses décisions.
     Ainsi, dans le but de contraindre Simone à reprendre la prédication, il a d’abord tenté
     de le convaincre grâce à son charisme de directeur spirituel en lui envoyant une lettre
     et un traité puis, devant l’intransigeance de l’élève, il a décidé de faire appliquer sa
     volonté par une voie institutionnelle, par l’intermédiaire de Gentile et Barthélemy. Ce
     statut ambigu de chef spirituel fait en sorte que Clareno a réussi, pour un temps, à
     mettre en place une structure religieuse décentralisée, inspirée des règles de Basile de
     Césarée, qui contourne l’interdiction pontificale de reformer l’Ordre des pauvres
     ermites.
18   De plus, il est possible de voir à quel point la pratique de la direction spirituelle et ses
     enjeux particuliers apportent des nuances importantes à la vision souvent stéréotypée
     que l’on a des relations entre différents ordres religieux. Deux hommes réputés être
     chacun à l’opposé du spectre idéologique ecclésial — l’un soutenant fidèlement les
     papes, et l’autre mettant en doute leur autorité — considèrent la prédication de Simone
     comme étant nécessaire à la diffusion des idéaux chrétiens. Alors que l’historiographie
     a coutume de présenter cette situation comme contradictoire, la lettre 45 fait plutôt
     état d’une relation de collaboration entre différents chefs religieux. Ainsi, alors qu’il y
     avait chez les ermites de saint Augustin un certain nombre de frères « spirituels », si
     l’on peut s’exprimer ainsi, qui partageaient avec les dissidents franciscains la même
     attitude intransigeante par rapport à l’observance de la règle, au respect du vœu de
     pauvreté et au rejet de la vaine connaissance, on aurait pu s’attendre à ce que ceux-ci
     soient durement réprimés par un ordre réputé pour sa fidélité envers la papauté. Mais
     au contraire, grâce à l’intermédiaire de Gentile da Foligno et de Giovanni da Salerno, le
     cas de Simone Fidati a suscité une convergence d’intérêts entre un dissident
     franciscain, un prieur général augustin et un abbé bénédictin.

     NOTES
     1. Sur Angelo Clareno, voir Gian Luca Potestà, Angelo Clareno. Dai poveri eremiti ai
     fraticelli, Rome, Sede dell'Istituto palazzo borromini, 1990 et sur le mouvement des
     spirituels franciscains, voir David Burr, The Spiritual Franciscans: From Protest to

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Angelo Clareno et les augustins   11

Persecution in the Century After Saint Francis, University Park, Pennsylvania State
University Press, 2001.
2. Sur l’Ordre des ermites de saint Augustin, voir en premier lieu David Gutierrez, The
Augustinians in the Middle Ages 1256-1356, Villanova (PA), Augustinian Historical Institute, 1984
[Rome, 1980]. Plus récemment, Erik L. Saak présente la fidélité aux papes comme fondement de
l’Ordre augustin, cf. High Way to Heaven. The Augustinian Platform between Reform and Reformation,
1292-1524, Leiden, Brill, 2002.
3. Pour le contexte de cet octroi, voir Sharon Dale, « A house divided. San Pietro in Ciel d’Oro in
Pavia and the politics of Pope John XXII », Journal of Medieval History, 27, 2001, p. 55-77.
4. Il s’agit des lettres 18, 21 22, 23, 45 et 46, selon la numérotation proposée par Lydia von Auw
dans son édition des Epistole, cf. Angeli Clareni Opera I. Epistole, Lydia Von Auw (éd.), Rome, Nella
sede dell'Istituto Palazzo Borromini, 1980.
5. Nicola Mattioli, Il beato Simone Fidati da Cascia dell'Ordine romitano di S. Agostino e i suoi
scritti editi ed inediti, Rome, Tipografia del Campidoglio, 1898. Je me permets aussi de renvoyer à
ma thèse intitulée Un prédicateur et sa cité : spiritualité, émotion et société dans la Toscane du XIVe
siècle. Le cas de Simone Fidati da Cascia, Université du Québec à Montréal et École des Hautes Études
en Sciences Sociales de Paris, 2019. L’œuvre entière de Simone Fidati a été éditée dans Simonis
Fidati de Cassia OESA. De gestis Domini Salvatoris, Willigis Eckermann et al. (éd.), 8 volumes, Rome,
Augustinianum, 1998-2006 ; son corpus inclut un commentaire des Évangiles, le De gestis Domini
Salvatoris, un traité pédagogique en vernaculaire toscan, L’Ordine della vita cristiana, un recueil de
lettres, l’Epistolarium, et des Laude.
6. Cf. G. L. Potestà, Angelo Clareno, p. 19-21. Il s’agit d’une demande faite à Giovanni de la part de
Simone, comme on le lit dans une lettre qu’il a écrite après la mort de Clareno. Cf. Simonis Fidati
de Cassia OESA. Epistolarium, ep. 11, vol. 8, p. 295 : « Sed quia aliquarum epistularum et dictorum
eius est memoria super terram, quas, ut potui, studui aggregare, tam aliis quam mihi directas,
nolens ut eius memoria totaliter de saeculo deperiret ».
7. Matthias Kaup et Robert E. Lerner, « Gentile of Foligno Interprets the Prophecy 'Woe to the
World,' with an Edition and English Translation », Traditio, 56, 2001, p. 149-211 (p. 153-154 et 158).
8. Mario Sensi, Storie di bizzoche tra Umbria e Marche, Rome, Edizioni di Storia e Letteratura, 1995,
p. 283 (n. 74).
9. Mario Sensi, « Foligno all'incrocio delle strade », dans Jacques Dalarun (dir.), Angèle de Foligno.
Le Dossier, Rome, École française de Rome, 1999, p. 267-292.
10. La formule, utilisée au sujet de Clareno, Ubertin, Angela et Iacopone da Todi, provient de G. L.
Potestà, Angelo Clareno, p. 75.
11. Jean Gribomont, « La Scala Paradisi, Jean de Raithou et Angelo Clareno », Studia
monastica, 2, 1960, p. 345-358 et Ronald G. Musto, « Angelo Clareno: fourteenth-century
translator of the Greek Fathers. An introduction and checklist of manuscripts and
printings of his Scala Paradisi », Archivum franciscanum historicum, 76, 1983, p. 215-238 et
589-645. Voir aussi Gian Luca Potestà, « Genesi e fortuna delle traduzioni di Angelo
Clareno », dans Bernadette Cabouret, Annick Peters-Custot, Camille Rouxpetel (dir.), La
réception des Pères grecs et orientaux en Italie au Moyen Âge (V e-XVe siècle), Paris, 2019, p.
269-286.
12. Ugo Mariani, Chiesa e stato nei teologi Agostiniani del secolo XIV, Rome, Edizioni di storia e
letteratura, 1957, 106-107.
13. Angeli Clareni Opera I. Epistole, ep. 45, p. 230 : « Audivi insuper quod generalis vester
elegit te in suum socium de qua re, licet gaudeam propter utilitatem comunem, tamen
propter spiritualium personarum desolationem et damnum, non potui usquequaque
letari ».

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Angelo Clareno et les augustins   12

14. G. L. Potestà, Angelo Clareno, p. 32.
15. La possibilité que deux correspondants d’Angelo Clareno, Accomandolo da Foligno et Filipo di
Castro Mili, aient aussi été des ermites augustins de Foligno est évoquée par Arsenio Frugoni,
« Subiaco francescana », Bolletino dell'Istituto storico italiano per il Medio Evo, 65, 1953, p. 107-119 (p.
117).
16. Mario Sensi, Le osservanze francescane nell'Italia centrale (secoli XIV-XV), Rome, Istituto
storico dei cappuccini, 1985, p. 142.
17. Mario Sensi, « Simone Fidati e gli spirituali (Angelo Clareno) », dans Willigis Eckermann et
Carolin Oser-Grote (dir.). Simone Fidati da Cascia OESA : un agostiniano spirituale tra Medioevo e
umanesimo ; atti del congresso internazionale in occasione dell'VIII centenario della nascita (1295 - 1347),
Cascia (Perugia) 27 - 30 settembre 2006, Rome, Institutum historicum Augustinianum, 2008, p. p.
51-98.
18. M. Sensi, Le osservanze francescane, p. 141-142.
19. La première est adressée à Matteuccio de Gubbio et la seconde à François de Monteavio. Ces
deux lettres sont éditées par Lydia von Auw dans Angeli Clareni Opera I. Epistole, p. 356-361, et dans
leur traduction vernaculaire, par M. Curto, « L’epistolario di Angelo Clareno nel Ms. 1942 della
Biblioteca Oliveriana di Pesaro », Studia Oliveriana, III s., 1-2, 2001-2002, p. 220-224.
20. Angeli Clareni Opera I. Epistole, ep. 45, p. 230 : « Frater Simon ad tantam devenit
displicentiam de concursu personarum et devotione ad eum quod nullatenus potest ei
suggeri quod data sibi gratia ad suam et proximorum salutem cum humilitate
secundum discrete caritatis regulam uti consentiat. Sed peregrinationis et singularis
abiectionis cuiusdam vere paucorum ardet desiderio aut desolate penitus
conversationis concupiscit solitariam vitam ad quam hodie non inveniet, sed nec
multum ipse curat habere, socium ».
21. Pour le détail de cette crise spirituelle, je renvoie au chapitre 2 de ma thèse, Un prédicateur et
sa cité…, p. 57-81.
22. Antonio Montefusco, « Il progetto bilingue di Olivi e la memoria dissidente », dans Pietro di
Giovanni Olivi Frate Minore. Atti del XLIII Convegno internazionale (Assisi, 16-18 ottobre 2015), Spoleto,
2016, p. 185-209. Plus largement sur Clareno et Olivi, voir l’article de Sylvain Piron, « Olivi et
Clareno.      Une     rencontre   à   L’Aquila »,   Oliviana,   6,   2020   [En    ligne]    URL :     https://
journals.openedition.org/oliviana/990
23. Sur cette question, ainsi que pour une vue d’ensemble de la Vita fratris Simonis, voir le
chapitre 4 de ma thèse Un prédicateur et sa cité…, p. 123-158; en amont, voir Dinora Corsi, « Simone
da Cascia, un 'rebellis ecclesiae' ? », Archivio storico italiano, 149, 1991, p. 739-781.
24. Sur l’origine de l’ordre augustin, voir Kaspar Elm, Italienische Eremitengemeinschaften des 12.
und 13. Jahrhunderts : Studien zur Vorgeschichte des Augustiner-Eremitenordens, in L'Eremitismo in
Occidente nei secoli XI e XII. Atti della seconda Settimana internazionale di studio, Mendola, 30
agosto-6 settembre 1962, Milan 1965, p. 491-559.
25. Eelcko Ypma, La formation des professeurs chez les ermites de saint Augustin de 1256 à
1354, Paris, 1956.
26. Didier Lett, Un procès de canonisation au Moyen Âge. Essai d’histoire sociale : Nicolas de Tolentino,
1325, Paris, Presses universitaires de France, 2008, p. 89.
27. Fulgence A. Mathes, « The Poverty Movement and the Augustinian Hermits », Analecta
Augustiniana, 31, 1968, p. 150-151.
28. Guillemi de Villana Cremonensis O.S.A. Tractatus cuius Titulus Reprobatio Errorum, Darach Mac
Fhionnbhairr (éd.), Rome, Augustinianum, 1977. Voir aussi Erik Saak, High way, p. 60-65.
29. Angeli Clareni Opera I. Epistole, ep. 45, p. 230 : « Laboravi autem quibusdam caritatis viis ipsum
in suo proposito irrevocabiliter fere firmato retinere ad tempus, si quomodo ipsum inclinare

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Angelo Clareno et les augustins   13

finaliter, Deo operante, valerem ut ad desolationis et consolationis multorum considerationem
animum converteret et impetum immissi fervoris suspectum haberet ».
30. Armelle Le Huërou, « Une lettre inédite d’Angelo Clareno à Simone Fidati », Oliviana, 6, 2020
[En ligne] URL : https://journals.openedition.org/oliviana/1070
31. Ibid. § 36 : « Pietatis cultus cum omnibus devotis et desideriis ardentibus et
cruciformibus gratiarum accionibus, incessanter querere regnum Dei, misericordie et
pietatis opera ad cultum Dei maxime pertinent : unde legere et verbum Dei annuncciare
non putes ociosum ».
32. Ibid. § 37 : « Sicut anima est corpore dignior, ita dignius et perfectius est pietatis et
misericordie spiritualia exercicia corporalibus preferre, quando quis impeditur implere utraque
simul ». Sur la question des exercices spirituels, voir Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie
antique, Paris, Études augustiniennes, 1981 ; et en amont, Paul Rabbow, Seelenführung. Methodik der
Exerzitien in der Antike, Münich, Kösel, 1954.
33. À propos du fonctionnement de la direction spirituelle, je me permets de renvoyer à mon
article « Simone Fidati da Cascia’s Spiritual Direction in Fourteenth-Century Italy », dans
Johannes Bartuschat, Elisa Brilli et Delphine Carron (éds.), Agostino, Agostiniani e Agostinismi nel
Trecento italiano, Ravenne, Longo, 2019, p. 67-86.
34. A. Le Huërou, « Une lettre inédite », § 37 : « et sensu et affectu et flameiis desideriis aspirare
conformari et uniri Christo et ex ipso in ipsius caritatem tranformari est debitum ».
35. Ibid. : « ewangelico odio mentes et affectus accendit et virtutibus armat, ut in seipsis occidant
omnem mundanum et carnalem amorem ».
36. Ibid. : « Nam per conformitates ad virtutes et affectus anime Christi […] veri Dei cultores et
adoratores et laudatores efficimur ».
37. Ibid., § 38 : « Scripsi, obediens tibi sicut Dominus dedit, in die sancti Iohannis evangeliste, ut
ores pro me et te in Christo diligentibus recomendes, ut spiritum leticie, qui requievit in sancto
Iohanne, induas, et meroris et tristicie et tedii et amaritudinis spiritum in Christi virtute a mente
tua procul repellas ; et sine intermissione, gaudio Christi plenus, orans et psallens, ex omnibus et
in omnibus semper et ubique in nomine et virtute Christi caritatis gratias agens, in certissimis
Christi vite semitis et doctrinis ubique in finem dirigatur gressus tuus, et per ipsam te audientes
trahas operibus et sermone, ut cum multorum salute ad regem glorie Christum cum fiducia et
plena confidencia revertaris supra multa constituendus in gloria, quia in paucis extiteris fidelis in
via. Ita fiat. Amen ».
38. Ibid. : « Ieiunium enim et abstinencia et castigacio carnis et lingue et sensuum exteriorum et
interiorum custodia et mortificatio rationabiliter assumpta, cum vigiliis, orationibus,
genuflexionibus, disciplinis et cruciformi manuum extensione ad Deum pietatis cultus sunt
exercicia sanctificantia ».
39. David Burr, « Angelo Clareno et le vœu d'obéissance », Les Cahiers du Centre de Recherches
Historiques, 16, 1996, disponible en ligne : http://journals.openedition.org/ccrh/2643 (consulté le
10 janvier 2020).
40. Marciana Codici Latini III, 107 (=2905) et Vědecká knihovna v Olomouci, M I 349
41. Voir l’article d’Armelle le Huërou, « La transmission manuscrite du Preparantia et
les recueils des lettres d’Angelo Clareno et Simone Fidati », Oliviana, 6, 2020 [En ligne]
URL : http://journals.openedition.org/oliviana/1076
42. Angeli Clareni Opera I. Epistole, ep. 45, p. 230 : « Et propter hoc, dominus abbas
significavit vobis suis litteris et ego in meis quatenus cum generali procurare penitus
studeretis quod obedientia quam habet non revocaretur sed mitteretur sibi adhuc alia
obedientia magis ipsum abbati subdens, ita quod ex ipsius virtute teneretur abbati in

Oliviana, 6 | 2020
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