Mahagonny de Brecht, Mahagonny de Weill, Mahagonny de... Herz

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l'art

« Mahagonny de Brecht, Mahagonny de Weill,
         Mahagonny de... Herz »

Jean-François Trubert
Résumé

Bertolt Brecht et Kurt Weill n'ont pas seulement renouvelé la forme spectaculaire : ils ont tenté de tester
au sens propre du terme la pertinence de modèles sociaux, de stigmatiser les aberrations des rapports
humains dans ce qu'ils ont de plus sensible : leurs utopies. L'opéra Aufstieg und Fall der Stadt
Mahagonny est à ce titre particulièrement emblématique. Plusieurs systèmes d'organisation sociale sont
passés au crible : libéralisme, totalitarisme, anarchie, qui définissent à chaque fois de nouveaux rapports
entre la masse et l'individu, entre le système social et la liberté individuelle. Ces problématiques sont
développées à travers trois regards : celui du dramaturge, qui fait participer la conscience collective du
spectateur à ces mécanismes sociaux, celui du musicien, à qui incombe la charge de rendre sensible la
fluidité et la mouvance constante de ces rapports, et enfin celui d'un metteur en scène, Joachim Herz. En
1976 à l'Opéra Comique de Berlin-Est, il réalise une production qui renvoie les problématiques présentes
sur scène dans la salle. L'orientation des composantes scéniques amène peu à peu le spectateur anonyme à
être confronté à sa propre histoire, et à prendre position.

Abstract

Bertolt Brecht and Kurt Weill did not merely renew the genre of opera; they probed the validity of social
models, and denounced the Achilles' heel of human relationships, i.e. their utopias. The opera The Rise
and Fall of the City of Mahagonny illustrates this point. It examines various social organisations -
liberalism, totalitarianism and anarchism-, and defines new relationships between the individual and the
masses, as well as between social system and individual freedom. These issues are developed through
three viewpoints: the librettist, Bertolt Brecht's, who involves the audience's collective consciousness in
these social mechanisms, the composer, Kurt Weill's, who conveys the fluidity and flux of these
relationship, and the stage director, Joachim Herz's. In 1976 at the Comic opera of Berlin, he put on a
show that rebounded the theatrical issues to the audience. The stage elements incited the anonymous
spectator to confront his own history and take an active stand.

« Mahagonny est le premier opéra surréaliste » (1). Pour Adorno, l'oeuvre la plus emblématique du
tandem formé par le dramaturge Bertolt Brecht et le compositeur Kurt Weill se signalait avant tout par sa
forme tout à fait originale, construite sur les « décombres » du romantisme. Pièce d'« avant-garde » (2),
Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny a su, dès la première qui eut lieu le 9 mars 1930, sonner le glas
des formes de représentation conventionnelles et ouvrir une porte sur la modernité ? porte dont les
« chemises marrons » ont immédiatement évalué la force subversive. Enchâssé dans l'histoire de la
république de Weimar, cet opéra n'est pas uniquement le reflet d'une époque. Il transcende la chronique
en tentant de se saisir d'une question centrale à l'ère des cités urbaines, qui concerne la place de l'individu.
                                                                                                                     Mahagonny si

Cet opéra reste peu joué sur le territoire français où il fait pourtant l'objet d'une discussion régulière (4). Or
pour leurs auteurs, il fut porteur d'enjeux théoriques qui auront bouleversé le regard porté sur le rapport
entre musique, texte et mise en scène. Mais ce discours artistique ne peut se concevoir en dehors de
l'expérience scénique qui détermine la contingence des gestes fondamentaux de l'opéra. Ces gestes sont
déterminés socialement, et prennent dans le temps de la représentation une allure profondément
agonistique : une lutte certes, mais dont l'utopie fondatrice semble floue et reste à définir. Cet
affrontement possède ses héros, allégories du groupe qu'ils représentent : Jimmy, Jenny, la veuve
Begbick, Fatty, Moses. Ces personnages interagissent constamment les uns avec les autres en proposant
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de nouvelles définitions. Celles qui concernent le groupe, l'individu, ses modes d'action et sa morale, et
surtout sa disparition, sont au coeur de l'opéra et transparaissent à plusieurs niveaux : dans l'écriture
dramatique, dans le langage musical et la forme, et enfin dans la mise en scène elle-même. Maintes fois
censurée, l'histoire ô combien emblématique du bûcheron Jimmy (en allemand « Holzfäller »,
littéralement qui fait tomber le bois, comme celui qui fait tomber la ville) pose à chacun de nous la
question de « la forme esthétique de l'opéra » qui est « celle de sa propre construction » (5) et qui mérite
d'être sondée à travers trois regards. Celui de Brecht et celui de Weill bien sûr, mais aussi celui de
Joachim Herz qui en réalisa une mise en scène particulière en 1977 à l'Opéra comique de Berlin, dans la
partie est-allemande. Entre l'élaboration de l'oeuvre, les prises de position théoriques de leurs auteurs et
les regards extérieurs qui ont émaillé l'épitexte afférent à l'oeuvre, le paradigme du collectif et de
l'individuel y est omniprésent.

« Auf nach Mahagonny ! »
En 1927, un jeune compositeur est à la recherche d'un sujet pour son opéra : Kurt Weill vient de recevoir
une commande du festival de musique de chambre de Baden-Baden. Sans pouvoir se décider pour un
livret définitif, il menace d'abandonner le projet purement et simplement (6) lorsqu'en mai 1927 il va
totalement changer d'avis (7). Il décide de porter à la scène un cycle de poèmes écrits par Bertolt Brecht :
il s'agit des Mahagonny-Gesänge qui font partie du recueil Taschenpostille, réédité un an plus tard sous le
nom de Hauspostille (8). Le 17 juillet 1927, le Mahagonny-Songspiel déchaîne alors un petit scandale à
Baden-Baden. Mais ces sept tableaux (comportant quatre interludes instrumentaux) ne sont en réalité que
le prélude d'une oeuvre beaucoup plus ambitieuse préparée de concert par Weill et Brecht, qui travaillent
aussitôt à l'élaboration du livret.

Le compositeur avait été marqué par la représentation radiophonique de la pièce Homme pour homme de
Brecht en 1927, dans laquelle le dramaturge avait laissé entrevoir une conception vivifiante des rapports
entre musique et scène, sans compter l'aspect tout à fait particulier des songs brechtiens et de leur
interprétation. Weill y trouve l'occasion de mettre en pratique sa volonté de renouveler la forme de l'opéra
selon le principe de l'opéra à numéros décrit par Busoni dans l'Esquisse d'une nouvelle esthétique
musicale. Brecht, « le fondateur du théâtre épique » (9), est quant à lui particulièrement séduit par l'idée de
porter à l'opéra ses conceptions scéniques nouvelles : il avait en tête un projet d'opéra intitulé Mahagonny
(10) depuis le début des années 20.

Ce recueil de poème, les Hauspostille, marque toute la production du tandem pendant l'année 1927. Outre
les Mahagonny-Gesänge et le projet d'opéra, Weill travaille à la réalisation d'une cantate radiophonique,
Das Berliner Requiem, considérée comme une étude pour la réalisation de la grande forme de l'opéra (11)
et dont les poèmes sont extraits du même recueil. Du point de vue du fond, le thème central de Das
Berliner Requiem concerne la mort, ou plutôt la mise à mort : le sacrifice de la liberté individuelle dans sa
relation au groupe, la contingence de l'individu pris dans les mailles de son aliénation sociale. Au-delà de
la vision particulièrement matérialiste qui est proposée dans la cantate, la narration de Vom Tod im Wald ?
premier numéro de l'opus dans sa version de 1929 ? nous renvoie l'image d'une individualité violentée et
mise à mort dont le credo « Je veux vivre ! Manger ! Ne rien faire ! Respirer fort ! » se rapproche
étrangement du « Du darfst es » que proclame Jimmy et des plaisirs énumérés dans les tableaux centraux
du deuxième acte de l'opéra Mahagonny : « Manger, boire, faire l'amour, se battre ».

La réflexion centrale qui constitue le point de départ du Mahagonny-Songspiel concerne la vie dans les
grandes villes et la constitution de groupes sociaux ? bûcherons, prostituées ? ainsi que leurs aspirations
en tant que groupe ? intérêt, ennui, révolte ? qui se résout sur une aporie liée à la nature même de la ville.
C'est ce rapport qui dirige d'ailleurs les premières ébauches de réflexion sur l'opéra :
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« 1. À notre époque dans les grandes villes, il y en a beaucoup pour lesquels ça ne [va] plus.

2. Aussi, Allez donc à Mahagonny, la ville-d'or, qui se tient loin du trafic du monde, sur les rivages de la
consolation.

3. Voilà à Mahagonny. La vie est belle.

4. Mais bientôt à Mahagonny voilà l'heure du dégoût, de l'embarras et du désespoir.

5. Ici, on entend les hommes de Mahagonny répondre aux questions de Dieu, pourquoi ils mènent une vie
pleine de péchés.

6. Devant vos yeux, la belle Mahagonny tombe en ruine ». (12)

Mahagonny, ville du plaisir réifié où tout s'échange contre de l'argent, soumet le monde à sa loi du
marché et toute évasion en est impossible à la fois dans l'espace subjectif ? La ville-refuge de Benares est
détruite ? et dans l'espace tangible ? pour le spectateur. Le moment de révolte du tableau V montre cet
échec du changement. Les pronoms de la narration sont le « Nous » et le « on », ils sont pris au piège
dans un univers clos que décrivent les différents tableaux du Songspiel, dans la version de 1927, et que
l'on peut résumer ainsi :

Mahagonny-Song : une foule enthousiaste se dirige vers la ville de Mahagonny, où l'on sait rire, boire,
jouer, manger, mais aussi attraper la syphilis : « Auf nach Mahagonny/Das Schiff wird losgeseilt/Die
zi-zi-zi-zi-zivilis/Die wird uns dort geheilt ».

Alabama-Song : chanson de prostituées venues chercher à Mahagonny « the next little dollar ».

Mahagonny-Song : Qui veut vivre à Mahagonny a besoin d'argent : « Wer in Mahagonny blieb/Brauchte
jeden Tag fünf Dollar ».

Benares-Song : « Where shall we go ? ».

Mahagonny-Song : la révolte qui s'amorce à Mahagonny répond aux accusations de Dieu. Les gens de
Mahagonny sont menacés d'être envoyé en enfer. Mais ceux-ci rétorquent : « l'enfer, nous y avons
toujours été ».

Finale : « Mais tout ce Mahagonny/N'est possible que parce que tout est mauvais/Parce qu'il ne règne pas
de sérénité/Ni d'entraide/Et parce qu'il n'y a rien/sur quoi l'on puisse compter ».

À partir du « prototype » que constitue le Mahagonny-Songspiel, la production du tandem va se focaliser
entre 1927 et 1929 sur la question du rapport de l'individu au groupe en réintroduisant le sujet et le
sacrifice ? symbolique ou réel ? de ses libertés. Sacrifice qui va jusqu'à la mort car la liberté y est dépeinte
comme irréconciliable avec la vie sociale. Par rapport à Mahagonny et au Berliner Requiem, la ligne qui
se tend vers des pièces plus radicales comme Der Jasager (1930, musique de Kurt Weill), Die Maßnahme
(1930, musique de Hanns Eisler), ou encore La mère (1931, musique de Hanns Eisler) reste cohérente.
Ces dernières pièces maintiennent une contradiction, une sorte de dialectique négative ? pour reprendre
les termes adorniens ? beaucoup plus subversive qu'il n'y paraît : elles proposent en apparence seulement
le sacrifice de l'individu au profit de la communauté. Mais dans le même temps celui-ci ne renonce jamais
à ses libertés : il préfère mourir que de déroger à ce principe. Il en va de même pour Jimmy, personnage
qui devient le moteur central de la trame narrative de l'opéra Mahagonny : son aveuglement lié à son
amour de la liberté ? du libre arbitre et de l'abolition de toute contrainte ? va le pousser à commettre
l'irréparable et va le précipiter vers son destin funeste. Il sera condamné à mort par le tribunal de fortune
réunit à Mahagonny. Avec Jim, l'opéra revêt une dimension plus symbolique, mais plus universelle
également : il renvoie à une condition humaine et à la quête de l'identité.
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Enfin, on ne peut manquer de remarquer qu'avec l'apparition du sujet dans l'opéra, la dimension collective
du travail de création commence à s'émousser. Les difficultés rencontrées lors de la première de l'opéra à
Leipzig, le travail de réécriture envisagé pour la version de Berlin, la publication par Weill ? avant Brecht
? des notes sur l'opéra, ont poussé ce dernier à se démarquer et à faire valoir son identité en définissant un
                                                                                                                     je dont les con

Du Songspiel à la grande forme : « Mahagonny
...ist nur ein erfundenes Wort »
Malgré ces différents éclats, malgré le succès de certaines pièces ou leurs scandales, la collaboration de
Brecht avec Kurt Weill a permis d'installer la question des rapports entre le groupe et l'individu sur le plan
de la grande forme musicale. En passant de la cantate à l'opéra, Mahagonny pourrait être considéré à titre
de provocation comme une hyper-cantate constituée de plusieurs moments et de plusieurs formes,
l'oeuvre possédant un caractère profondément hétérogène. En outre, l'édition pose toujours des questions
d'ordre philologique que les différentes versions des mises en scène successives ne viennent pas
simplifier. Le passage d'une conception par tableaux à l'élaboration d'une structure narrative plus élaborée
s'est fait en plusieurs étapes, le résultat final reflétant cette hétérogénéité. Plusieurs modèles actantiels (14)
sont superposés, évoquant toujours la même question, celle du rapport des hommes à la ville, mais selon
différents points de vue.

Le premier modèle actantiel s'attache à trois personnages, la veuve Begbick, Fatty et Moses, qui, en
fuyant la police, imaginent de fonder une ville artificielle dans laquelle les travailleurs « de tous les
continents » pourraient venir y dépenser leur argent. La banqueroute menace leur ville, ainsi qu'une
catastrophe naturelle, mais ils exigent par la force que leur soit toujours payé leur dû. La mort de Jim et
l'apparition de Dieu déclenche une révolution, montrant leur incapacité à fournir les plaisirs promis.

Le deuxième système d'action concerne Jimmy (alias Jim, ou encore Paul selon les versions), et à travers
lui le groupe des travailleurs ? ici des bûcherons. Ceux-ci viennent de travailler dur pendant sept longues
années et décident de s'offrir du bon temps ? des filles, de l'alcool et du whisky. Ils viennent à Mahagonny
et semblent jouir de tout. Pourtant, Jimmy s'ennuie. Alors qu'un typhon menace de tout détruire, il prend
conscience de la vacuité de l'existence et décide alors de vouer sa vie à la recherche absolue du plaisir
individuel. Imposant, en l'achetant à Begbick, le libre arbitre comme principe ? « Du darfst es » ? il
entraîne Jenny et ses amis bûcherons dans une ronde aussi insouciante que funeste où chacune de ses
envies lui sera sévèrement facturée par la tenancière du lieu : la veuve Begbick. Incapable de payer ses
dettes, tout soutien lui ayant été refusé par ses anciens amis qui l'ont abandonné, il est condamné à mort
pour le crime le plus impardonnable qui soit à Mahagonny : il n'a plus d'argent. Il accepte la sentence et
meurt de n'avoir jamais dérogé à ce principe de liberté dont il découvre la teneur fondamentale avant sa
mort.

Le dernier modèle actantiel, plus diffus, concerne la ville elle-même et son organisation, la constitution
du groupe autour des différents protagonistes et ce qui le menace. La ville est ici pensée comme allégorie
de l'organisation sociale. Les fondateurs sont les détenteurs d'un ordre ? amoral certes ? mais qu'ils font
respecter de manière totalitaire. Jimmy propose par opposition un contre-système basé sur l'anarchie la
plus totale, dont la révélation lui vient à cause d'une catastrophe naturelle, menaçant la ville, c'est-à-dire la
suite des règles sociales édictées. Mais cette anarchie n'est qu'apparente, car sans idéologie elle ne fait que
se greffer sur l'ordre libéral précédent qui n'a pas été dissout. Enfin, la révolution éclate, et une conscience
de groupe se déclare : les « hommes de Mahagonny ». Celle-ci est vite dépassée par une somme
d'individualités diverses ? des « nous » différents et opposés ? qui fait basculer cette amorce dans
l'échec et qui précipite la dissolution du groupe dans une masse sans direction. Les formes d'utopies
sociales ? libéralisme, anarchisme, révolution spontanée populaire ? y ont échoué, la ville disparaît.

Toutes les situations présentées sont ainsi liées aux différentes postures possibles face à une entité
urbaine. Il est frappant qu'ici, Brecht et Weill n'envisagent à aucun moment cette urbanisation du point de
vue matériel ou du point de vue du rapport à la masse immobilière comme dans Metropolis de Fritz Lang,
où la construction même de la cité dirige les rapports humains et segmente les classes sociales. On se
trouve avec Mahagonny dans une situation totalement différente : la cité est pensée comme le produit
direct des rapports sociaux. Les différents tableaux sont articulés en fonction de ce rapport à la ville ?
pensée en tant que règles et somme d'entités vivant ensemble ? et de la capacité qu'elle possède de
subvenir à leurs besoins. À travers l'histoire des trois brigands, Fatty, Moses et la veuve Begbick, Brecht
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montre que toute constitution sociale est avant tout oeuvre humaine, qu'elle est par définition éphémère et
interchangeable, que l'on peut en comprendre les mécanismes intimes. C'est l'une des interprétations
possibles de la scène de l'ouragan : si celui-ci évite la ville de Mahagonny, c'est pour bien montrer que
seule l'intervention humaine sera responsable de sa destruction.

La constitution finale de l'opéra relate l'évolution de cette relation entre individu et groupe sous la forme
de vingt-et-un tableaux où la répartition entre songs et scènes durchkomponiert (c'est-à-dire prises dans
une section musicale de plus grande ampleur avec un développement plus continu ? au sens musical du
terme) est irrégulière. On peut donner ainsi un récapitulatif de la structure globale de l'opéra telle qu'elle
apparaît dans la version du livret éditée en 1929 (15) sous la cote 9852 par Universal :

Sc. 1 : Fondation de la ville de Mahagonny

Sc. 2, 3 et 4 : Présentation des différents protagonistes, par groupes (prostituées, ouvriers des grandes
villes, bûcherons)

Sc. 5 et 6 : Rencontre de protagonistes particuliers : Jimmy et Jenny

Sc. 7, 8 et 9 : La ville est en crise, ce qui est donné à percevoir en trois points : a. Point de vue de la
veuve Begbick, b. Point de vue de Jim, c. première révolte de Jim, avant l'arrivée du cyclone.

Sc. 10 et 11 : Le cyclone menace la ville, Jim prend la mesure de l'existence humaine, fin du premier acte.

Sc. 12 : Le cyclone finalement évite Mahagonny. « Du darfst », la licence devient la devise de la ville,
instaurée par Jim en échange de toute sa fortune.

Sc. 13 à 16 : dissolution du groupe de compagnons et assouvissement des plaisirs : a. manger, b. faire
l'amour, c. se battre, d. se saoûler. Cette dernière scène présente en sus le conflit principal : Jim est dans
l'incapacité de payer. Fin du deuxième acte.

Sc. 17 : Air de Jimmy : « quand le ciel devient clair, commence un jour damné ». Inversion temporelle.
Les lamentations de la dernière aube de Jim avant son exécution ont lieu avant son procès qui a lieu
scène 18.

Sc. 18 et 19 : Jugement de Jim et condamnation à mort.

Sc. 20 et 21 : Dieu vient à Mahagonny, ce qui déclenche une révolution dans la ville. Le défilé de
protestataires se disperse et éclate en de multiples groupes de revendications diverses, le rideau se ferme
sur la marche incessante du défilé.

Si l'on se base sur cette version du livret de 1929 à 21 numéros (16), on peut observer une structure qui
divise l'opéra en sept grandes étapes logico-temporelles. Ces actions ? qui s'entendent comme étapes
narratives à un niveau plus profond que celui qui est scéniquement perceptible (17) ? se répartissent
autour de la scène de l'ouragan qui en est l'axe de symétrie.
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Exemple 1. Répartition des séquences logico-temporelles

Cette structure profonde n'est jamais donnée per se, mais s'aperçoit à travers le filtrage de l'hétérogène,
une prise de risque calculée dans la structure générale et dans les grimaces de la forme. Le déséquilibre
notable qui existe entre les différents tableaux participe de cet effet d'« étrangéisation » qui donne à
l'opéra cette facture car ils n'ont pas tous la même valeur ni la même importance. Certains sont de
véritables scènes faisant avancer l'intrigue, d'autres se réduisent à un song, d'autres sont de simples
peintures de situations. Ces disparités de genre et de fonction entraînent des dissymétries dans la
perception de la forme générale, et font apparaître chaque moment comme le résultat d'une opération
antérieure ayant délibérément fait subir à un hypothétique modèle actantiel de base ? une sorte de
Urdramaturgie ? des déformations sensibles. La métaphore optique convient assez bien à ce phénomène,
où comme Weill le précisait :

« C'est seulement maintenant, après que le théâtre d'actualité antérieur a libéré le matériau, que nous
avons acquis la spontanéité et le naturel qui nous permettent de former l'image du monde, que nous
voyons [...] non plus à travers une photo mais dans un miroir. Cependant, il s'agira dans la plupart des cas
d'un miroir concave ou convexe qui renvoie la vie avec le même grossissement ou le même
rétrécissement que cela se passe dans la réalité ». (18)

La structure proposée dans le livret final de l'opéra assimile les ballades originelles issues des
Hauspostille, les songs, qui servent de moments de subversions et assurent cet éclatement du déroulement
dramatique qui a tant marqué Adorno (19). Leur inclusion dans les différents tableaux possède ici un rôle
central qui consiste à interrompre le déroulement linéaire de la narration et à renvoyer le spectateur à sa
propre réflexion car, selon Walter Benjamin, le geste d'un moment scénique est d'autant plus prégnant
lorsqu'il est interrompu (20). La nécessaire identification au personnage est ainsi mise en stase ? elle n'est
pas niée ? afin d'amener une situation inattendue. Il est possible d'emprunter à Anne Übersfeld le terme de
réversion (21) en le détournant légèrement de son acception première : elle signalerait ici un moment de
retour au réel et aux conditions réelles de l'existence après que la cohésion des moyens artistiques ait créé
une altérité. Cette réversion de la situation dramaturgique de départ permet d'en saisir soit le mécanisme
soit l'absurdité, sur scène et dans la salle. C'est ainsi qu'agit ? d'un point de vue fonctionnel ? une part de
l'aspect « gestuel » recherché dans la musique de Brecht, que l'on trouve notamment dans l'Alabama Song
                                                                                                                  (22).

« Das ist die ewige Kunst »
L'hétérogénéité manifeste du texte renvoie à celle de la musique. Adorno fut l'un des premiers à relever la
manière dont Weill a su puiser dans sa culture les éléments les plus désuets, voire kitsch, pour en faire un
« montage ». Le programme théorique de Kurt Weill (23), une relation avec une large audience, la volonté
didactique qui transparaissent nettement dans Der Jasager, et la réflexion sur la forme de l'opéra
largement inspirée de la Junge Klassizität de Busoni, reflétait alors les préoccupations de l'avant-garde
artistique berlinoise. Le véritable tournant pour lui ne se situe pas en 1927 lors de sa rencontre avec
Brecht, contrairement à ce qui est souvent retenu dans l'historiographie, mais bien avant lorsqu'en 192w il
collabore avec Iwan Goll pour la pièce Der neue Orpheus. Weill tend à clarifier son style musical, en
intégrant déjà les idiomes de la musique populaire. En parallèle, les préoccupations politiques de Weill et
sa sensibilité envers les problèmes sociaux (24) lui font adhérer en partie aux thèses du théâtre épique
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brechtien (25).

Les moyens musicaux qui permettent de réaliser ces ambitions à la fois sociales et esthétiques se trouvent
concentrés dans Mahagonny. L'aspect rythmique est particulièrement fondamental dans la construction de
l'opéra, mais il ne doit pas être réduit à la seule utilisation de séquences rythmiques aisément
reconnaissable, comme les marches militaires, les valses, les rythmes des songs qui à eux seuls ne
forment pas l'essence du « caractère gestuel de la musique ». Justement, l'utilisation du rythme comme
principe de mouvement se situe à un niveau autre, dans la relation que de petites cellules rythmiques
entretiennent entre elles tout au long du drame : un réseau (Net en allemand, comme « Mahagonny, die
Netzestadt ») encore une fois se crée, répondant au réseau sémantique des mots du texte poétique comme
l'apparition récurrente de la figure « die großen Kälte » (les grands froids), ou encore du chiffre sept
comme dans « sieben Jahre ». Là où les mots changent de fonction ? voire les personnages eux-mêmes ?
les cellules rythmiques changent d'aspect, entraînant une modification de la perception du champ
temporel. En outre, ces mêmes cellules s'associent souvent au mètre poétique pour former de véritables
paradigmes parcourant l'oeuvre : comme la séquence Longue-trois brèves issue des marches militaires, ou
encore la séquence Longue-brève/Longue-Longue du mot de Ma-ha/gon-ny, ou de Ma/ho-ney. Les songs,
allusions à l'univers populaire, semblent alors décharnés : le réservoir mélodique dans lequel ils puisent
leur substance n'existe pas. Il s'agit en réalité d'une redistribution constante de conglomérats d'intervalles,
tierces mineures et quintes le plus souvent, qui émaillent le discours de leurs déformations en même
temps qu'elles le cimentent (26), prenant l'apparence d'une mélodie.

Au-delà de ces constructions souterraines, la ville de Mahagonny laisse voir en surface quantités de
citations qui jouent avec la mémoire collective en construisant l'inscription sociale de chaque personnage.
La pluralité des idiomes et les allusions intertextuelles agissent comme une sorte de contextualisation du
monde de Mahagonny : ce monde est celui dans lequel nous vivons, et la représentation renvoie ainsi le
spectateur à sa propre expérience en lui faisant néanmoins percevoir que d'autres mécanismes sont à
l'oeuvre. Le répertoire lyrique est également passé en revue, ainsi que celui du cabaret, et l'on assiste à
une succession inégale d'airs, d'aria, de choeurs, de chants chorals, de Songs, d'airs de valse, de finales
d'opéra dans la grande tradition classique et romantique, de solos, de duos, de moments parlés,
parlés-chantés, de numéros. Tout l'opéra semble s'arranger d'un palimpseste de différentes formes
musicales, un peu comme si l'on avait superposé plusieurs calques correspondant à ces formes, en en
gommant ici et là les plus grosses parties. On peut donc s'y reconnaître, même si je suis surpris par la
teneur de l'ensemble : d'où la réaction de Alfred Einstein : « il y a malentendu : Mahagonny est un opéra
qui ne peut pas être représenté dans un opéra ». (27) Ces effets de construction ? utilisation de petites
cellules paradigmatiques et allusions diverses ? permettent une grande labilité de l'architecture globale : il
devient ainsi possible non seulement d'apporter une lisibilité des différents moments dramatiques, mais
encore de leur imprimer leur mouvement avec une grande clarté, de précipiter en quelque sorte chacune
des différentes actions vers leur dénouement, comme c'est le cas dans la scène du Dieu à Mahagonny (28).

Dans le même esprit, l'opéra utilise plusieurs factures vocales, depuis le parlé jusqu'au chanté en passant
par l'air de cabaret et le choral. Les interventions des personnages sont cependant principalement régies
par une forme de déclamation chantée, selon les principes exposés par Weill dans « le caractère gestuel de
la musique ». La relation au mètre poétique déjà évoquée dans la relation à la grande forme donne une
fluidité à un niveau plus localisé, en même temps qu'elle permet d'articuler des différenciations
fonctionnelles. Plusieurs modes de scansion et de déclamation sont ainsi juxtaposés, sur le modèle du
psaume, du choral, de la déclamation, de l'air ou du récitatif. Chaque mode va sous-tendre un modèle
d'actant particulier ? la scansion psalmodiée contre le récitatif plus libre mettant en opposition
contingence sociale et désir de liberté ? en induisant une interprétation particulière de la scène. D'un autre
côté, les effets chorals ou les allusions aux choeurs de finales d'opéra sont utilisés dès qu'il s'agit de
représenter la masse. Ces choeurs sont souvent employés pour déclamer une parabase, commentant
l'action de l'extérieur dans le principe du théâtre épique brechtien ? même s'il faut remarquer que cette
fonction est aussi ancienne que la forme de la tragédie, et que ce procédé de la parabase est
particulièrement employé par Mozart dans les finales des actes de La Flûte enchantée.

La caractérisation vocale issue de l'opéra classique et romantique rajoute aux effets de distance. Par
exemple, la voix de soprano attribuée au personnage de Jenny lui confère le rang d'héroïne, alors que son
rôle devient plus effacé au deuxième et troisième acte. En outre, les personnages voient leur individuation
respective lissée par une sorte d'ambitus standard, qui va au maximum à l'intervalle d'une octave plus une
tierce si l'on considère les personnages principaux ? si l'on se réfère à la répartition de l'ambitus scène par
scène, et non à la totalité de l'opéra (29). Au sein de ce tissu qui vu de loin apparaît comme assez uniforme,
seule la facture vocale du personnage de Jim dénote. Au cours des sept grandes actions (Cf. tableau supra
) qui parcourent l'opéra, le traitement vocal qui lui est associé va peu à peu refléter la prise de conscience
de ce personnage, et sa quête funeste de l'émancipation.
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Dans la scène 4, Jim pour sa première apparition se joint au choeur de ses camarades, l'ambitus vocal n'est
pas très étendu et le traitement ne manifeste pas de reliefs particuliers par rapport aux autres, et seul un
duo avec Jenny à la scène 6 viendra caractériser ce personnage au cours de ce qui s'apparente à une
bluette kitsch. Dans la scène 5, Jim utilise le dialogue parlé, mais il n'est pas le seul à le faire, Bill (ténor)
également. À ce moment de l'opéra, Begbick (mezzo-soprano) et Jenny semblent être les héroïnes
incontestées de l'opéra, et sont très clairement mises en relief par le traitement vocal qui leur est dévolu.

Mais dans les scènes 8 et 9, Jim commence à s'opposer à l'ordre établi dans Mahagonny : c'est alors que la
musique va souligner vocalement le caractère original de ce personnage. À la crise financière de la scène
7 succède la crise individuelle : l'ennui et l'insatisfaction gagnent. Un dialogue parlé oppose Jim et ses
amis : « pourquoi fais-tu une telle figure ? ». Jim : « Parce que j'ai vu un écriteau avec écrit dessus : "Ici,
c'est interdit" ». Bill de rétorquer : « N'as-tu pas le calme et la concorde ? ». Jim : « Trop calme ! ». Vient
alors une énumération de la part de Bill, où la présence du je (par l'intermédiaire du tu) s'estompe,
remplacée par le on : « On fume. On dort un peu, on nage, on se prend une banane, On regarde couler
l'eau, On oublie ». Un geste musical formé de deux doubles croches vient alors mettre littéralement en
suspension le déroulement, précédant la protestation de Jim : « Mais quelque chose manque ! ». Pour
toute réponse, les trois bûcherons vantent la douceur de la vie à Mahagonny en exécutant un chant choral
dont la teneur est profondément parodique. Il est homorythmique pour souligner l'absence d'individuation
des trois compères gagnés par la torpeur des plaisirs de Mahagonny et les aspects dissonants ? voire de
mauvais goût ? de son contrepoint sont clairement soulignés afin d'en montrer le caractère artificiel (30).

Mais Jim n'est pas prêt à « oublier » comme ses camarades. Toujours dans cette scène, il se démarque du
choeur en interprétant le Song de Mandelay qu'il est seul à exécuter et dont l'accompagnement s'articule
justement autour des doubles croches de « quelque chose manque ! ». Sa mélodie a interrompu le cours
uniforme du choeur et son ambitus vocal s'est élargi donnant à Jim un pouvoir nouveau face à ses
camarades. À partir de ce moment-là dans l'opéra, toutes les interventions vocales du personnage de Jim
feront l'objet d'un soin particulier et le mettront en exergue, et la séquence rythmique de
l'accompagnement de ses airs sera toujours liée à un même paradigme rythmique formé de deux brèves ou
de deux brèves et d'une longue. Certaines exceptions demeurent, essentiellement lorsque, comme tous les
personnages, toutes les individualités demandent à retourner dans la masse informe du groupe ou de
l'allégorie sociale comme c'est le cas pendant les scènes de l'action de l'ouragan, ou dans les finales. Weill
s'en exprime très clairement d'ailleurs :

« Car de même que les besoins des hommes influencent le développement de la ville, celui-ci modifie en
retour l'attitude des hommes. C'est pourquoi tous les chants de cet opéra sont l'expression de la masse,
même quand ils sont exécutés par une seule personne, porte-parole du groupe ». Le texte original
allemand est encore plus éclairant par la suite, littéralement : « Le groupe des fondateurs du début se
trouve face au groupe des arrivants. Le groupe des partisans des nouvelles lois luttent à la fin du premier
acte contre le groupe de ceux qui sont contre » (31).

Pendant l'acte II et III, la figure de Jim prend une autonomie plus grande encore, surtout dans la scène
onirique de l'ivresse et de la fuite en bateau. La courbure vocale, dotée à la fois d'une envolée plus grande
et d'inflexions proches du parlé, c'est-à-dire en perdant le caractère impersonnel du psaume, font de ce
personnage une individualité de plus en plus saisissable pour le public, de plus en plus réelle en somme,
de sorte qu'une identification avec le héros va s'opérer, mais elle n'aura véritablement lieu qu'au moment
où Jim sera mis à mort.

En effet, cette dimension incontestable du je atteint son sommet dans les scènes 17, 18 et 19 de l'opéra,
lors du procès et de la mort de Jim. Toute la scène 17 (32) est d'ailleurs entièrement dévolue à ce
personnage. Cet air de Jim au moment de son emprisonnement dans l'opéra correspond paradoxalement à
une véritable libération du point de vue vocal ? c'est également le seul véritable aria de l'opéra avec un
personnage seul en scène. Le style se libère de la déclamation parlée et de la scansion, et la mélodie se
construit sur de plus amples phrasés. Surtout, son ambitus est le plus étendu de l'opéra (Mib2-Do4) et le
plus tendu également puisqu'il atteint le contre-ut (Do4). Il constitue une sorte d'apex vocal et ce
personnage, ni aucun autre, n'aura plus de traitement vocal équivalent. Cet élan lyrique est l'expression
d'un moi intérieur clairement identifiable qui entraîne l'empathie : je ne veux pas mourir. La dernière
réplique de Jim dans l'opéra sera parlée : « Oui, maintenant j'y vois clair : quand je suis venu dans cette
ville pour m'y payer du plaisir avec mon argent j'ai signé mon arrêt de mort/Je me retrouve assis ici, et je
n'ai toujours pas vécu ».

Cette dernière intervention achève de lui conférer une « réalité », et permet au spectateur un des rares
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moments, voire le seul, d'identification avec un personnage. Celle-ci évacue toute fonction cathartique
pour une raison structurelle : le temps de l'identification correspond au temps de la catharsis, sans
développement. L'attention est précipitée vers une finalité : le je symbolique est exécuté et nous avec lui.
Symboliquement morts, mais frustrés de toute transcendance, la fin de la ville de Mahagonny est un
événement dont nous devenons nécessairement extérieurs, et donc critiques.

« Weil nur so schlecht ist »
« Pourquoi est-ce que la pièce s'appelle finalement Ascension et chute de la ville de Mahagonny (33) ?
L'ascension est montrée. [...] Mais où est, s'il vous plait, la chute ? » (34). C'est en ces termes que Joachim
Herz (35) problématise sa propre mise en scène de Mahagonny à l'Opéra comique de Berlin, en 1977.
Avec cette nouvelle production ? une mise en scène avait déjà été réalisée dix ans auparavant à Francfort
et à Leipzig ? ce sera la première fois que l'opéra sera représenté dans sa version intégrale en Allemagne
de l'Est.

Joachim Herz soumet l'histoire au regard du spectateur. Cette réflexion passe par le jeu, par la confusion
entre salle et scène, par l'artifice, autant d'effets que l'austérité post-brechtienne avait laissés de côté mais
qui résonnent ici avec le kitsch des années trente. L'alchimie remarquable qui se dégage du rapport entre
drame et musique suscite les événements, et les différentes scènes ne se pensent pas comme des
superpositions de tableaux mais bien comme faisant partie d'un flux dont le texte musical guide les
accents. Cette production se caractérise également par le choix assez original qui a été adopté pour
réorganiser les différents numéros de l'opéra ? ce qui rend cette version de 1977 unique et totalement
différente de la version courante (36). Joachim Herz change la disposition de scènes isolées pour créer de
nouvelles unités, ce qui a pour effet de respecter le découpage en sept actions, et d'accentuer l'élan
dramaturgique. Les contours des différentes étapes (Fondation ? Protagonistes ? Crise ? Ouragan ?
Plaisirs ? Condamnation ? Chute) sont ainsi plus nets, et la progression vers le dénouement est le fruit
d'une causalité qui n'est pas détournée. Les tableaux qui étaient isolés, comme la scène 6 ou le duo des
grues, sont insérés à l'intérieur des grandes actions en acquérant une fonction analogue à celle des songs
de l'Opéra de Quat'sous. L'interruption de l'action principale est ainsi rendue plus sensible, mais en
perdant peut-être en efficacité sur le plan de la subversion et de l'ambiguïté des formes et des structures de
l'opéra.

Le sens donné à cette mise en scène est de prendre l'histoire à parti pour montrer comment la réification
des plaisirs peut représenter un danger de plus grande ampleur. Dans Mahagonny, l'anarchie est un
principe d'action qui n'est contingentée à aucune idéologie. Au contraire, ce principe ultime précipite la
ville dans sa chute. L'absence de projet menace de son vide tout l'édifice social, jusqu'à l'édifice formel
puisque l'opéra ne se « termine » pas véritablement, et se dissout dans le choeur final. La menace que
constitue le groupe pour l'individu, avec la mise à mort de Jim (ici Paul), est balancée par l'impossibilité
pour le groupe constitué autour de règles économiques libérales de subvenir aux besoins de cet individu et
à son épanouissement. La dissolution de toutes les structures sociales dans l'anarchie aboutit alors à une
« catastrophe », point sur lequel nous reviendrons. Tout l'édifice de mise en scène réalisé par Herz
consiste en des allers-retours incessants entre passé ? symbolisé ? et présent ? vécu ontologiquement par
le spectateur ? sous forme d'allusions, de citations de textes collés ou rajoutés, scénographie évoquant soit
des projections de Neher à l'époque de la première de l'opéra, soit des images d'archives. Herz amène
ainsi ce même spectateur à l'expérience de ce processus de transformation.

Le premier acte débute par une intervention du trio Begbick-Fatty-Moses qui arrive dans une véritable
voiture (lors de la première, cette voiture était visible, fumante et accidentée, à l'extérieur des murs de
l'opéra) gommant la frontière entre scène et salle. Le grand hall d'entrée de l'opéra est décoré de plusieurs
affiches d'époque, tandis que des haut-parleurs diffusent de la musique d'archive des années vingt et
trente, constituée d'enregistrements de chansons de cabarets, ou d'émissions de radio. Le spectateur est
donc dès le départ invité à s'identifier, ou pour le moins à se plonger dans l'atmosphère proposée. Au
départ, cette atmosphère est plutôt bonne enfant, auréolée de la langueur facile des GoldenenJahre.

Pendant le déroulement de l'opéra, d'autres citations et collages vont menacer cette nostalgie doucereuse.
Le narrateur ne fera pas qu'annoncer les titres des différentes scènes : il va bientôt lire des extraits
d'articles de presse de la première en 1929, comme la célèbre vindicte pro-nazie de Fritz Stege (37), ou
bien inclure des paragraphes de pièces de théâtre postérieures à la création de l'opéra, comme Têtes
rondes et têtes pointues de Brecht. Le metteur en scène articule l'idée d'un jeu entre passé et présent, entre
histoire de l'opéra et histoire sociale, entre le temps de la création de l'opéra et celui de la création de la
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représentation de l'opéra.

D'autres citations sont présentes dans la scénographie. Celle de l'Alabama-Song est inspirée de
l'illustration des disques d'époque enregistrés en 1930 et 1931 par Lotte Lenya. La scénographie de la
scène 9 évoque l'atmosphère de Salò de Pasolini (1975) : des hommes de Mahagonny jouent aux cartes en
utilisant le corps dénudé de femmes sans visages en guise de table, se livrant à la recherche du plaisir de
manière mécanique et désabusée. Pour les tableaux 3 (les gens des grandes villes), 10 (l'ouragan), et pour
le Benares Song, des documentaires filmés sont projetés montrant d'abord des scènes d'une grande place
d'échange boursière (scène 3) puis des images d'émeutes. Une gradation dans la violence des images
conduit aux scènes de la répression nazie diffusées pendant le Benares Song avant la scène de la
révolution, le tremblement de terre dévastateur de Benares résonnant alors comme une allégorie : « Worst
of all Benares/Is said to have perished by an earthquake ».

Ces projections s'inscrivent dans un contexte historique où la mise en scène cache des connexions
intertextuelles. La première d'entre elles concerne Erwin Piscator, dans le giron duquel est apparu le
qualificatif « épique » pour caractériser ses représentations, qui utilisait des matériaux divers dont
justement la lecture de coupures de presse, les diapositives et les extraits de films documentaires. La
seconde référence appartient à l'histoire de la création : pour la dernière scène de l'opéra, Herz rappelle
que Caspar Neher a eu l'idée de projeter une scène de bombardement pendant la marche des manifestants,
bombardement dont on retrouve le son à la fin de cette production de 1977 (38).

Avec ce nouveau réseau de citations ainsi créées, tout se passe comme si l'on faisait doucement pivoter la
perspective du spectateur. À partir de l'entracte, la mise en scène emmène progressivement vers une
seconde lecture de l'opéra, plus violente, qui évoque l'histoire de l'Allemagne. La scène « Manger »
(scène 13) s'ouvre ainsi sur des bannières larges traversant toute la hauteur de la scène, où les mots « Du
darfst » (tu as le droit de) sont croisés en évoquant la typologie visuelle des banderoles nazies.

Exemple 2. Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny. Mise en scène de Joachim Herz, Opéra Comique de
Berlin, 1977. Réalisation télévisuelle, Christoph F. Flieke. Acte II, scène 13 : « Essen » (39).

Le public va être peu à peu confronté à sa propre responsabilité historique en particulier dans la scène
finale où ces annonces de catastrophe vont prendre corps. À partir de la scène 18, des gardes en uniformes
apparaissent discrètement sur scène et dans la salle, ceinturant symboliquement les spectateurs. À la scène
de la révolution, différents cortèges de manifestants s'animent avec des pancartes revendicatives
différentes, dominés par un aigle menaçant, perché sur un fil électrique.
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Exemple 3. Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny. Mise en scène de Joachim Herz, Opéra Comique de
Berlin, 1977. Réalisation télévisuelle, Christoph F. Flieke. Acte III, scène finale.

Ces manifestants sont rejoints par des hommes en noir, le visage masqué (autre allusion aux dessins de
Caspar Neher pour la création de l'opéra).

Exemple 4. Aufstieg und Fall der Stadt Mahagonny. Mise en scène de Joachim Herz, Opéra Comique de
Berlin, 1977 Réalisation télévisuelle, Christoph F. Flieke. Acte III, scène finale.

Puis tout le cortège va s'unifier, mais sous le contrôle des agents sans visages de la Gestapo. Les pancartes
se retournent et laissent apparaître les mots « für » (pour) et « Führ » (abréviation de : chef) en lettres
gothiques blanches sur fond noir.

Pendant cette marche, le choeur en action scande la devise finale : « Vous ne pouvez pas aider un homme
mort. Vous ne pouvez aider ni nous, ni vous ni personne ». Le rideau tombe, sous le bruit des bombes, et
des soldats sifflent dans la salle ? nouvelle allusion historique à Mahagonny où les nazis tentaient
d'interrompre la création et les représentations successives.
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