Comment la guerre en Ukraine remet en cause l'encerclement cognitif autour de l'industrie de défense
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Comment la guerre en Ukraine remet en cause l’encerclement cognitif autour de l’industrie de défense par Paul Margaron La notion d’encerclement cognitif renvoie à des stratégies de formatage de l’opinion s’appuyant sur l’information. Concrètement, il s’agit d’orienter le débat en produisant de l’information, en orientant les normes et en définissant les textes juridiques entre autres. Voyons comment l’Europe a été encerclée cognitivement dans ce domaine. La difficulté à penser une politique européenne de la défense et le parapluie de l’OTAN Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, la sécurité de l’Europe est confiée à l’OTAN et aux Américains. Cette situation traduit ainsi une dépendance matérielle mais aussi mentale. Un projet de Communauté Européenne de Défense (CED) voit cependant le jour en 1950. Mais là encore, l’Europe n’est prête à sortir de sa dépendance aux États-Unis puisqu’il s’agit de créer une armée européenne qui serait placée… sous le commandement de l’OTAN. La France rejette cependant le projet de peur que la RFA ne rejette, elle, la construction européenne si elle venait à retrouver toutes ses prérogatives. Ce rejet de la CED témoigne ainsi du traumatisme d’après-guerre et de l’incapacité européenne à sortir d’un schéma mental de soumission aux États-Unis. La défense européenne a alors été confiée à l’OTAN et l’Allemagne n’a, depuis lors, considéré sa politique de défense qu’à travers ce prisme et au détriment de toute politique européenne et de quasiment toute politique industrielle. Une allocation des ressources défavorable à la politique de la défense A la suite de cet épisode, il est évident que de nombreux pays européens ont délaissé leur industrie de défense puisqu’ils estimaient ne plus en avoir besoin. Les pays européens consacraient ainsi en moyenne 1,6% de leur PIB à la défense contre 3,7% pour les États-Unis en 2020.i Certains pays, surtout ceux situés aux frontières de l’Europe, font cependant figure de bons élèves puisque leurs dépenses sont plus conséquentes. La carte ci-dessous l’illustre bien.
Les dépenses consenties par les « bons élèves » ont cependant été insuffisantes pour permettre d’aller vers une autonomie en matière de défense européenne. L’encerclement normatif et technique Cette incapacité à s’extirper du giron américain a alors largement profité à l’Oncle Sam puisqu’elle lui a permis d’amortir le coût du développement de ses équipements en les vendant aux pays européens. La carte ci-dessous illustre cette réalité en montrant que de nombreux pays européens préfèrent des avions américains aux avions européens ou français.ii Il convient alors de souligner que cette préférence n’a pas grand-chose à voir avec les performances des avions américains. Le F35 est en effet un écheciii industriel dans la mesure où il est trop cher, peu fiable et inadapté comme l’illustre un récent appontage qui s’est terminé… dans l’eauiv. Mais voilà, être défendu par les Américains à un prix (environ 100 millions de dollars pour le F35)v et si de nombreux pays européens s’équipent d’avions américains, c’est parce qu’ils ont réussi un coup de maître : les avions américains sont les seuls à pouvoir transporter la bombe nucléaire otannique car les standards sont… Américainsvi. La France est ainsi le seul pays de l’Union Européenne à pouvoir se passer des appareils américains tout en conservant son autonomie nucléaire… Comme quoi, la bombe nucléaire est encore plus dissuasive qu’on ne le croit ! Taxonomie et difficulté à financer l’industrie de la défense A toutes ces difficultés s’ajoute une pression financière et politique au niveau européen. Prétextant la protection de l’environnement, les tenants de la nouvelle taxonomie européenne estiment que « les activités de défense ne doivent pas être financées par les organisations financières et les banques, au même titre que les activités pornographiques ». Cet argumentaire, extrêmement facétieux et subversif fait ainsi craindre une « [relégation de] l’ensemble du secteur au rang des pratiques commerciales irrégulières ou illégitimes, risquant ainsi de paralyser cet écosystème industriel déjà fragmenté et dont les collaborations européennes sont encore trop insuffisantes » comme le souligne une résolution adoptée par l’Assemblée Nationale.vii
Objections de la population civile Enfin, la politique de défense et plus particulièrement l’industrie de défense européenne rencontraient jusqu’alors une résistance du côté de l’opinion publique. L’opinion publique était plutôt défavorable à l’industrie de défense car celle-ci est perçue comme étant un acteur directement responsable des crimes de guerre et autres atrocités... La page Wikipédiaviii dédiée à « l’exportation d’armes de la France » comporte ainsi une partie « critique » très importante et qui témoigne de tous les griefs faits à cette industrie. Représentation de cet encerclement cognitif Il résulte de cette situation que la politique de défense ainsi que les industries de défenses européennes sont complétement encerclées d’un point de vue cognitif. Le graphique ci- dessous illustre cette réalité. La fissuration du dispositif d’encerclement cognitif et les pièges à éviter Face à la dure réalité de la guerre en Ukraine, l’Europe prend conscience de sa vulnérabilité d’autant qu’un contre-encerclement cognitif avait été initié par les députés Mirallès et Thiériot pour l’Assemblée nationale. Selon le rapport publié par ces députés, la France pourrait voir son armée de l’Air anéantie en 5 jours et se retrouvait à court de munitions en une semaine seulement en cas de guerre à haute intensité !ix Cette situation fait apparaître la nécessité de fracturer l’encerclement cognitif dont la politique de défense ainsi que l’industrie de défense européenne sont victimes. Sans cela, le déclassement semble inéluctable… Conformément à ce que nous avons pu évoquer précédemment, on observe que des contre- offensives cognitives ont déjà été lancées. Ces stratégies remettant en question ce qui était la norme jusqu’à présent. ▪ Contre-encerclement financier En ce qui concerne l’encerclement cognitif initié à travers la taxonomie européenne, il faut souligner que l’Assemblée nationale a conscience du problème et qu’elle a adopté une résolution visant à protéger la base industrielle et technologique de défense et de sécurité européenne des effets de la taxonomie européenne de la finance durablex. En plus de ces stratégies de contre-encerclement cognitif qui ont déjà été initiées, la
guerre en Ukraine va peut-être donner lieu à une prise de conscience et à de nouvelles manœuvres de contre-encerclement cognitif. ▪ Contre-encerclement sur la dépendance aux États-Unis et à l’OTAN La guerre en Ukraine aura eu le mérite de nous montrer que les États-Unis pourraient ne pas s’engager dans une guerre en Europe et se contenter de prendre des sanctions économiques. Il me semble d’ailleurs pertinent d’ajouter que Trump souhaitait quitter l’OTAN en 2017xi. Cette donnée doit permettre une prise de conscience pour tous les pays qui pensent que les États-Unis sont leur assurance-vie. Que restera-t-il à défendre si le pays est pris en trois jours ? La guerre en Ukraine nous a bien montré que les contraintes logistiques sont importantes et que déployer des centaines de milliers de soldats prend du temps, et qu’on ne l’a pas toujours... ▪ Contre-encerclement de l’opinion publique La guerre en Ukraine a par ailleurs eu l’effet d’un électrochoc sur l’opinion publique. Celui-ci a effectivement pris conscience que l’Europe est vulnérable et qu’elle n’est pas prête à se battre. La société civile pourrait donc afficher son soutien à l’industrie de la défense et sa volonté d’aller vers une défense européenne ce qui constituerait un revirement important. ▪ Contre-encerclement normatif et technologique Bien qu’il ne semble pas que la remise en question des normes otanniques soient à l’ordre du jour, on peut penser que les pays européens vont accélérer leur coopération dans les programmes d’armement. La France et l’Espagne ont par exemple décidé de moderniser l’hélicoptère Tigre sans attendre l’Allemagnexii. ▪ Contre-encerclement économique Alors, même si l’Allemagne est régulièrement en désaccord sur les projets européens de charsxiii et d’avions de chasse, il n’empêche pas moins que ce paradigme soit en train d’évoluer. Le chancelier allemand, Olaf Scholz, a ainsi décidé de porter le budget de la défense à 2% du PIB (+0,5%)xiv. Et, si cette mesure avait été portée par Merkel en son temps, la décision effective témoigne bien d’un revirement d’autant que le chancelier est issu d’un parti traditionnellement pacifiste. Attention aux pièges cognitifs Du reste, la situation actuelle ne doit pas nous conduire à prendre des décisions dans la précipitation. La situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui constitue à la fois une opportunité et un danger majeur. Notre boucle OODA est perturbée et certains pourraient être tentées de prendre des décisions dans la précipitation. A ce titre, l’expression de « claymore cognitive »xv prend tout son sens puisqu’une fuite vers l’avant pourrait déclencher un enchaînement néfaste pour nous. Les Allemands pourraient par exemple relancer le projet d’avion du futur qu’ils ont longtemps ralenti en exigeant ce que Merkel avait demandé, à savoir : « un libre accès aux secrets industriels de Dassault »xvi. Il ne faut cependant pas oublier la proximité entre les Allemands et les Américains et la pénétration des services de renseignements allemands par les services américainsxvii. Il conviendra donc de coopérer, mais pas à corps perdu.
On observe donc finalement que l’ordre établi à la fin de la Seconde Guerre mondiale tend à s’effriter même s’il reste puissant. La guerre en Ukraine pourrait cependant conduire à un changement de paradigme puisqu’elle aura eu le mérite de sensibiliser les pays européens ainsi que la population civile aux questions de défense. La question qui reste finalement en suspens est celle de savoir si ce contre-encerclement cognitif conduira l’Europe à assurer sa propre défense et donc à renoncer à sa servitude volontaire. Notes i « Les dépenses militaires des pays de l’Union européenne ». Touteleurope.eu, 5 novembre 2021, https://www.touteleurope.eu/l-ue-dans-le-monde/les-depenses-militaires-dans-l-union-europeenne/. ii Gros-Verheyde, Nicolas. « Avions de Chasse. Les Européens Adorent Acheter Américain. Pourquoi ? » B2 Le Blog de l’Europe Géopolitique, 8 avril 2018, http://www.bruxelles2.eu/2018/04/quand-ils-volent-les- europeens-adorent-acheter-americain-pourquoi/. iii « L’avion F-35, un échec volant ». France Culture, https://www.franceculture.fr/emissions/superfail/lavion-f- 35-un-echec-volant. iv « Une vidéo fuite du chasseur américain F-35C qui s’était abîmé en mer de Chine méridionale ». Le Figaro, 6 février 2022, https://www.lefigaro.fr/international/une-video-fuite-du-chasseur-americain-f-35c-qui-s-etait- abattu-en-mer-de-chine-meridionale-20220206. v « Le prix du F-35 en baisse... mais pas autant que prévu ». Lecho.be. https://www.lecho.be/entreprises/defense-aeronautique/le-prix-du-f-35-en-baisse-mais-pas-autant-que- prevu/9827634.html vi Voir la carte « Nuclear weapons and the EU » https://www.geostrategia.fr/panorama-des-attitudes- europeennes-sur-la-question-de-la-dissuasion-nucleaire/ vii « Résolution no 750 visant à protéger la base industrielle et technologique de défense et de sécurité européenne des effets de la taxonomie européenne de la finance durable ». Assemblée nationale, https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15t0750_texte-adopte-seance. viii « Exportations d’armes de la France ». Wikipédia, 9 février 2022. Wikipedia, https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Exportations_d%27armes_de_la_France&oldid=190678833. ix « Rapport d’information déposé en application de l’article 145 du règlement, par la commission de la défense nationale et des forces armées, en conclusion des travaux d’une mission d’information sur la préparation à la haute intensité (Mme Patricia Mirallès et M. Jean-Louis Thiériot) ». Assemblée nationale, https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_def/l15b5054_rapport-information. x Op. Cit. voir note viii xi « L’administration Trump menace de quitter l’Otan ». France 24, 18 mai 2017, https://www.france24.com/fr/20170518-etats-unis-trump-menace-quitter-otan-sommet-bruxelles-budget- militaire. xii « Paris et Madrid lancent la modernisation de l’hélicoptère de combat Tigre sans attendre Berlin ». Les Echos, 2 mars 2022, https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/paris-et-madrid-lancent-la- modernisation-de-lhelicoptere-de-combat-tigre-sans-attendre-berlin-1390850. xiii « Futur char de combat européen : tergiversations allemandes et crispations françaises ». Business AM, 15 décembre 2021, https://fr.businessam.be/futur-char-de-combat-europeen-tergiversations- allemandes-et-crispations-francaises/. xiv Guisnel, Jean. « Guerre en Ukraine : la mue brutale de l’Allemagne ». Le Point, 1 mars 2022, https://www.lepoint.fr/europe/armee-la-mue-brutale-de-l-allemagne-01-03-2022-2466566_2626.php. xv Expression employée par Harbulot.
xvi « Futur avion de combat : tensions avec l’Allemagne qui demande l’accès aux technologies de Dassault ». BFM BUSINESS, https://www.bfmtv.com/economie/futur-avion-de-combat-tensions-avec-l- allemagne-qui-demande-l-acces-aux-technologies-de-dassault_AN-202102110030.html. xvii « Comment les services secrets allemands espionnent le monde entier ». Ulyces.Co, https://www.ulyces.co/longs-formats/comment-les-services-secrets-allemands-espionnent-le-monde-entier/.
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