Dans la vallée d'Elah : masculinités, narrations et guerre en Irak - Érudit

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Politique et Sociétés

Dans la vallée d’Elah : masculinités, narrations et guerre en
Irak
Béatrice Châteauvert-Gagnon

Volume 32, numéro 3, 2013                                                          Résumé de l'article
                                                                                   Cet article vise à analyser le film Dans la vallée d’Elah à partir d’une
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1022586ar                                     perspective théorique féministe de la sécurité internationale, afin de déceler
DOI : https://doi.org/10.7202/1022586ar                                            les rapports de genre et de « race » qui sous-tendent la construction de
                                                                                   différentes masculinités au sein des discours et des narrations sur la sécurité
Aller au sommaire du numéro                                                        internationale, la guerre et la militarisation, notamment dans le contexte de la
                                                                                   guerre en Irak et des productions culturelles s’y référant. En effet, si le film est
                                                                                   critique de plusieurs aspects de la guerre en Irak, il est à se demander si ces
                                                                                   critiques ont entraîné une véritable déconstruction des discours genrés et
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                                                                                   racisés qui légitiment et rendent possibles la militarisation et les guerres, ou si
Société québécoise de science politique                                            ceux-ci, même critiqués, sont reconduits par la narration du conflit. L’article
                                                                                   soutient que la masculinité hégémonique du personnage principal est
ISSN                                                                               construite en opposition à une masculinité pervertie par la guerre en Irak chez
                                                                                   les jeunes soldats y ayant combattu, limitant la critique à cette guerre
1203-9438 (imprimé)                                                                spécifique et non à la guerre en général.
1703-8480 (numérique)

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Citer cet article
Châteauvert-Gagnon, B. (2013). Dans la vallée d’Elah : masculinités, narrations
et guerre en Irak. Politique et Sociétés, 32 (3), 59–80.
https://doi.org/10.7202/1022586ar

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                                                                                  https://www.erudit.org/fr/
Dans la vallée d’Elah : masculinités,
                                      narrations et guerre en Irak

                                      Béatrice Châteauvert-Gagnon
                                      University of Sussex
                                      bc234@sussex.ac.uk

                        Cet article vise à analyser le film Dans la vallée d’Elah à partir d’une perspective théorique
                        féministe de la sécurité internationale, afin de déceler les rapports de genre et de « race »
                        qui sous-tendent la construction de différentes masculinités au sein des discours et des
                        narrations sur la sécurité internationale, la guerre et la militarisation, notamment dans
                        le contexte de la guerre en Irak et des productions culturelles s’y référant. En effet, si le
                        film est critique de plusieurs aspects de la guerre en Irak, il est à se demander si ces
                        critiques ont entraîné une véritable déconstruction des discours genrés et racisés qui
                        légitiment et rendent possibles la militarisation et les guerres, ou si ceux-ci, même criti-
                        qués, sont reconduits par la narration du conflit. L’article soutient que la masculinité
                        hégémonique du personnage principal est construite en opposition à une masculinité
                        pervertie par la guerre en Irak chez les jeunes soldats y ayant combattu, limitant la cri-
                        tique à cette guerre spécifique et non à la guerre en général.

                        This article aims to construe the movie In the Valley of Elah from a feminist theoretical
                        perspective of international security, in order to uncover the gender and race relations
                        underlying the construction of different masculinities within discourses and narratives
                        on militarization, war and international security; particularly in the context of the war in
                        Iraq and the cultural productions recounting that conflict. In fact, while the movie is
                        critical towards the war in Iraq, the issue is whether these criticisms have led to a real
                        deconstruction of gendered and racialized discourses legitimizing and enabling militari-
                        zation and wars, or if those discourses, even when criticized, are reproduced by the
                        narratives related to this conflict. The article sustains that the main character’s hege-
                        monic masculinity is constructed in opposition to the perverted masculinity of young
                        soldiers, perversion caused by the war in Iraq, restricting the critique to this war in
                        particular rather than war in general.

                        Politique et Sociétés, vol. 32, no 3, 2013, p. 59-80

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                      Histoire de guerre en Irak
                               Comme le soutient Jean Elshtain, les sociétés sont, en un sens, la « somme
                               totale » de leurs histoires de guerre. Les histoires de guerre sont souvent utili-
                               sées dans le but d’obtenir l’appui de la société en faveur de la guerre ; souvent,
                               ces histoires reposent sur la représentation d’une certaine sorte de masculinité
                               associée avec l’héroïsme et la force. Ces représentations peuvent être racisées
                               autant que genrées […] Les histoires de guerre incluent rarement des histoires
                               à propos des femmes1. (Tickner, 2001 : 56-57)

                      La sécurité internationale est bâtie dans une large mesure sur des récits et
                      des narrations. « Qu’est-ce qui constitue une menace ? », « pour qui ? », « quel-
                      les réponses devraient y être apportées ? » et « quelle sécurité (et de qui)
                      mérite d’être défendue ? » sont toutes des questions qui sont produites et
                      trouvent réponse à travers les narrations et les histoires qui entourent les
                      enjeux de sécurité internationale (Weldes et al., 1999 ; Sjoberg, 2009 ; Wibben,
                      2011). Les narrations et les récits occupent donc une place très importante
                      dans la militarisation et les guerres puisqu’ils les rendent possibles en les
                      légitimant et en les posant comme nécessaires. À ce sujet, Nancy Huston
                      (1982 : 274), littéraire féministe, affirme que les guerres ne se terminent pas
                      avec la cessation des hostilités, mais bien lorsqu’une des parties en conflit
                      réussit à s’approprier le droit de les raconter. La violence physique serait donc
                      inséparable des narrations sur la guerre, les performances linguistiques et
                      les actions en politique internationale étant indissociables selon elle. Elle
                      avance ainsi : « À mon avis, il est beaucoup moins significatif que l’histoire
                      des hommes soit faite de guerres, que les guerres des hommes soient faites
                      d’histoires » (id. : 271).
                           Or, les narrations sur la guerre et la sécurité, loin d’être neutres, reposent
                      plutôt sur de multiples rapports de pouvoir qui reproduisent, autant qu’ils
                      les génèrent, des mythes et des stéréotypes, notamment de genre et de
                      « race2 ». Ces stéréotypes sont centraux dans la construction des enjeux de
                      sécurité internationale. La compréhension populaire de ceux-ci ne provient
                      pas seulement d’idées abstraites contenues dans les discours des élites, elle
                      se construit en grande partie à travers les images et les significations qui
                      circulent dans la vie quotidienne. Ce qui est considéré comme le « gros bon
                      sens » provient donc de représentations maintes fois répétées par différentes
                      sources jusqu’à devenir ancrées dans l’imaginaire collectif. La culture popu-
                      laire et en particulier le cinéma jouent un rôle majeur dans la production de
                      ces représentations et, donc, de la compréhension et de la légitimation des

                           1. Note : toutes les citations de source anglaise sont des traductions libres.
                           2. Le terme « race » sera ici considéré comme une construction sociale, c’est pourquoi il
                      sera mis entre guillemets pour marquer la distinction d’une définition à connotation biologi-
                      que.

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                        enjeux de sécurité internationale. Par conséquent, le cinéma, notamment
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                        constitue un terrain d’études particulièrement fertile pour comprendre la
                        construction des représentations de sécurité internationale (Jeffords, 1994 ;
                        Weldes, 1999, 2003 ; Weber, 2006).
                             Ce phénomène est particulièrement observable en ce qui concerne la
                        guerre contre le terrorisme. En effet, les discours et les narrations ayant
                        entouré cette dernière ont été largement étudiés par les chercheurs et cher-
                        cheuses en relations internationales (RI), notamment féministes. De plus,
                        alors que la guerre en Afghanistan n’a soulevé qu’une opposition relative-
                        ment limitée aux États-Unis, la guerre en Irak a fait l’objet d’un méconten-
                        tement beaucoup plus généralisé, allant jusqu’à soulever des comparaisons
                        entre les manifestations contre celle-ci et les manifestations contre la guerre
                        du Vietnam dans les années 1960 (Weber, 2006 : 163). La grande majorité des
                        productions cinématographiques réalisées aux États-Unis sur la guerre en
                        Irak reflètent cette opposition (Holloway, 2008 ; Barker, 2011 ; Pollard, 2011).
                        Ainsi, plusieurs des réalisations américaines portant sur ce conflit impopu-
                        laire visent à dénoncer ou à critiquer un ou plusieurs aspects de la guerre en
                        Irak ou de la guerre en général. Or, ces narrations demeurent des « histoires
                        de guerre », même si elles comportent des aspects « antiguerre ». Il importe
                        donc de se demander si ces productions critiques reproduisent les mêmes
                        structures narratives genrées et racisées des histoires de guerre dominantes
                        et quels en sont les effets sur l’aspect critique de celles-ci.
                             C’est le cas du film Dans la vallée d’Elah, sorti en 2007 au moment où
                        les combats en Irak étaient à leur paroxysme, en partie à cause de la politique
                        de renforcement des effectifs adoptée par le gouvernement américain au
                        cours de la même année3. Plaidoyer contre ce conflit impopulaire, la narra-
                        tion, inspirée de faits vécus, se concentre sur les conséquences désastreuses
                        entraînées par la guerre sur l’Armée américaine et la société en général.
                        Cette production constitue un objet d’étude particulièrement pertinent
                        puisqu’il se trouve à mi-chemin entre fiction et faits vécus et en raison de
                        son caractère critique, sa date de sortie ainsi que la diversité (autant raciale
                        que genrée) de ses personnages. En effet, parmi tous les films de fiction
                        produits sur la guerre en Irak, Dans la vallée d’Elah se démarque par la
                        présence d’un personnage féminin occupant une position de protection, sa
                        critique explicite de la guerre en Irak et des conséquences de celle-ci sur les
                        soldats américains, ainsi que par son inspiration de faits vécus. Tous ces
                        éléments en font une des productions les plus critiques et les plus originales
                        et semblent donc tout indiqués pour étudier les histoires « antiguerre » et
                        l’impact des rapports de pouvoir s’y trouvant sur leur charge critique.

                               3. Politique baptisée en anglais Iraq Surge.

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                           Pour être exhaustive, l’analyse d’une production cinématographique
                      devrait porter aussi bien sur son contexte de production que sur son contenu
                      (visuel et narratif), ainsi que sa réception par les différents auditoires
                      (Weldes, 1999 ; Rowley, 2009 ; Barker, 2011). Or, puisque la question de
                      recherche qui nous intéresse se concentre sur la construction narrative de
                      représentations dans l’imaginaire collectif (et non sur les rouages de sa
                      mécanique de production ou sur sa réception), cet article ne se concentrera
                      que sur un de ces aspects, soit l’analyse textuelle du contenu narratif du film
                      à l’étude et dans le but de procéder plus en profondeur qu’en exhaustivité,
                      une seule production sera analysée. De plus, la majorité des écrits sur les
                      films concernant la guerre en Irak ont porté sur leur réception, et parfois leur
                      contexte de production, mais peu se sont penchés sur une analyse détaillée
                      de leur contenu. Certains films, dont Dans la vallée d’Elah, ont reçu davan-
                      tage d’attention de la part des auteurs et des critiques en études de cinéma,
                      mais leur contenu n’a été que brièvement analysé et souvent en rapport à leur
                      réception par les auditoires. Ainsi, il semble y avoir une certaine lacune sur
                      le plan de l’analyse du contenu narratif de cette production. En outre, aucune
                      de ces lectures n’abordait le sujet d’un point de vue féministe. C’est pourquoi
                      l’analyse présentée dans cet article semble tout à fait pertinente pour com-
                      pléter ce tableau. Pour ce qui est de la méthode, elle s’inscrit en conformité
                      avec le cadre théorique critique et poststructuraliste utilisé. Suivant le
                      tournant interprétatif en sciences sociales (voir Yanow et Schwartz-Shea,
                      2006), il s’agit d’une méthode qualitative qui se concentre sur l’analyse de
                      données considérées « faibles » (low data) en relations internationales, soit
                      d’une narration de culture populaire. Rappelons que ces données sont indis-
                      pensables à la compréhension populaire des enjeux de sécurité internatio-
                      nale et constituent des sources incontournables pour mieux comprendre la
                      complexité et l’étendue du pouvoir en RI (Weldes, 2006). Une méthode
                      qualitative et interprétative de contenu s’avère la plus cohérente pour faire
                      sens de ces données de manière approfondie selon le cadre théorique dans
                      lequel s’inscrit cette analyse.
                           Le film raconte l’histoire d’un inspecteur militaire à la retraite, Hank
                      Deerfield (Tommy Lee Jones), qui part à la recherche de son fils Mike
                      (Jonathan Tucker), récemment rentré d’Irak où il servait comme soldat dans
                      l’Armée américaine, et porté disparu de sa base militaire. Il enquêtera alors
                      pour découvrir la vérité qui se cache derrière sa disparition à l’aide d’une
                      détective de la police, Emily Sanders (Charlize Theron). Ce qu’ils découvri-
                      ront viendra secouer les certitudes de Hank. Comme mentionné, le film
                      s’avère critique de la guerre en Irak et des conséquences sociales et psycho-
                      logiques qu’elle entraîne sur les soldats de l’Armée américaine. Si la trame
                      narrative du film semble à première vue un réquisitoire contre la militarisa-
                      tion et la guerre, cet article soutiendra que la dénonciation se limite à la
                      guerre en Irak et se construit à partir d’une opposition entre la masculinité

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Dans la vallée d’Elah : masculinités, narrations et guerre en Irak   63

                        militarisée hégémonique (idéalisée) d’antan et la masculinité militarisée
                        contemporaine, pervertie par la situation de la guerre en Irak, ainsi que la
                        masculinité perverse ou féminisée des personnages racisés. Ainsi, sans
                        remettre en question les bases genrées et racisées des « histoires de guerre »
                        sur lesquelles repose la culture des États-Unis, le film permet au contraire
                        de réaffirmer la validité de la masculinité militaire, d’un « avant » où la mas-
                        culinité hégémonique était à l’œuvre dans l’Armée américaine. Cette mas-
                        culinité est maintenant pervertie par la guerre en Irak (voire l’Irak même)
                        jugée irrationnelle et « sale », qui corrompt les jeunes soldats vers une mas-
                        culinité perverse, cruelle et sadique.
                            Dans cet essai nous commencerons par exposer brièvement certaines
                        conceptualisations féministes de la sécurité internationale, de la militarisa-
                        tion et de la guerre, ainsi que le rôle des histoires de guerre et des différentes
                        masculinités dans la reproduction de ces concepts. Puis, nous procéderons
                        à une analyse textuelle de contenu du film Dans la vallée d’Elah afin de
                        déceler les dynamiques de genre et de « race » qui se cachent derrière la
                        construction des différents personnages masculins, nous concentrant prin-
                        cipalement sur la hiérarchisation entre les différentes masculinités.

                        Théories féministes sur la sécurité internationale,
                        la militarisation et la guerre
                        Continuum de violence, pouvoir et sécurité
                        Les théories féministes en études de sécurité visent à déconstruire les dyna-
                        miques de pouvoir à l’œuvre derrière les conceptions plus traditionnelles de
                        la sécurité, en questionnant leurs bases ontologiques et épistémologiques.
                        Ainsi, la majorité de ces théories rejettent les divisions binaires et dichoto-
                        miques entre la guerre et la paix, l’international et le national, le privé et le
                        public, la guerre et l’après-guerre, les combattants et les non-combattants,
                        etc. (voir, entres autres, Enloe, 1983, 1990, 1998, 2000, 2010 ; Peterson, 1992,
                        2010 ; Tickner, 1992, 1997, 2001). Selon Chris Cuomo, par exemple, « la
                        guerre est perçue comme un processus ou un continuum plutôt que comme
                        un événement distinct » (1996 : 31). En effet, puisque la violence traverse
                        autant les espaces de guerre que de paix, en particulier pour les femmes,
                        ces deux extrêmes sont intimement liés (Giles et Hyndman, 2004). Alors
                        que les discours officiels établissent des divisions tranchées entre la guerre
                        et la paix et insistent sur certains événements comme étant des tournants
                        majeurs, tels que le 11 septembre 2001, les féministes en RI préfèrent insé-
                        rer ceux-ci à l’intérieur des luttes quotidiennes (Wibben, 2011). Rejeter les
                        dichotomies entre violence directe et indirecte, guerre et paix, etc. permet
                        donc de reconnaître la complexité, l’imbrication et l’intersectionnalité
                        entre les différentes formes d’oppression à l’origine de la violence et des

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                      guerres, ainsi que l’incertitude entourant nécessairement toutes notions de
                      sécurité (Peterson, 1992).
                           Au lieu de porter attention principalement à la guerre (ou à l’absence de
                      guerre) dans l’étude de la sécurité internationale, la plupart de ces théories
                      se concentrent plutôt sur la militarisation, puisque c’est la culture militariste
                      qui légitime la violence comme moyen de résoudre les conflits et qui permet
                      d’établir et de maintenir les hiérarchies de pouvoir à l’intérieur et entre les
                      États (Jacobson, 2000). Cynthia Enloe, théoricienne féministe en RI, a parti-
                      culièrement développé le thème de la militarisation qu’elle définit comme
                      suit : « La militarisation est un processus par étapes au cours duquel quelque
                      chose devient contrôlé par, dépendant de, ou dont la valeur découle des
                      forces armées en tant qu’institution ou critère militariste » (2000 : 291).
                      Au-delà de l’étude des forces armées et des militaires en tant que tels, l’étude
                      de la militarisation se réfère donc à tout un processus dont les conséquences
                      transcendent les différentes sphères sociales et internationales, constituant
                      une véritable culture valorisant le militaire. Cette culture puise sa source
                      dans des notions exacerbées de ce que constituent la masculinité et la fémi-
                      nité ainsi que dans des relations de genre rigides et naturalisées (Tickner,
                      2001). Militarisation et rapports de pouvoir entre les genres sont donc non
                      seulement liés, mais imbriqués et co-constitués. Il semblerait en effet que
                      dans les situations de conflits militarisés, les relations de genre soient sou-
                      vent utilisées comme facteurs incitatifs, aggravants ou provocateurs de la
                      violence (Giles et Hyndman, 2004). L’étude de ce concept permet donc de
                      rendre compte de l’importance et de l’impact des aspects culturels, telle la
                      culture populaire, sur les enjeux de sécurité internationale.

                      Logique de protection
                      Les narrations sur la guerre reposent en grande partie sur une logique de
                      protection masculiniste qui constitue un élément central dans la construc-
                      tion de ces récits. C’est souvent au nom de cette logique de protection qu’est
                      justifié l’usage de la violence utilisée dans le but de protéger les personnes
                      jugées vulnérables. La société serait donc divisée entre les « justes guerriers »
                      et les « belles âmes » à protéger ; les premiers étant principalement des hom-
                      mes et les deuxièmes, majoritairement des femmes :
                               Les hommes se battent en tant qu’incarnation de la violence sanctionnée d’une
                               nation. Les femmes travaillent, pleurent et parfois protestent à l’intérieur des
                               pratiques discursives qui les transforment, qu’elles soient mère militante ou
                               manifestante pacifiste, comme « l’Autre » collectif du guerrier masculin.
                               (Elshtain, 1995 : 3-4)

                      Les femmes sont donc, suivant cette logique, édifiées comme les protégées,
                      alors que les hommes en deviennent les protecteurs, réels ou éventuels

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                        (Stiehm, 1982). Mais, loin d’être une séparation biologique poussant les
                        hommes à être agressifs et dominants alors que les femmes seraient par
                        nature soumises, passives et pacifiques, cette division entre protecteur et
                        protégée reposerait plutôt sur des mythes et des stéréotypes, omniprésents
                        et persistants (Steans, 2006). La division des rôles protecteur/protégée est
                        donc fortement genrée et repose sur les constructions sociales de l’autono-
                        mie masculine, comprise en termes de liberté, de contrôle, d’héroïsme ; et de
                        la dépendance féminine, entendue par les notions de passivité et de vulnéra-
                        bilité. Dans un contexte de militarisation, ce serait donc la masculinité qui
                        serait invoquée pour encourager les hommes à prendre les armes afin de
                        défendre leur pays, groupe ethnique ou cause politique, mais aussi, et sur-
                        tout, pour défendre « leurs » femmes (Steans, 2006).
                             Cette relation protecteur/protégée, loin d’être égalitaire, est plutôt for-
                        tement asymétrique : le premier a des personnes à charge, pose des actions
                        héroïques, prend des décisions, détient la force, alors que la deuxième dépend
                        de son protecteur et se soumet à son autorité en échange de la sécurité qu’il
                        lui procure. Par conséquent, dans l’idéologie militariste, le rôle de protecteur
                        est célébré alors qu’il faut éviter autant que possible d’être la personne pro-
                        tégée (Peterson, 1992). Mais le fait d’avoir des personnes à charge peut par-
                        fois devenir un poids et lorsque la protection se fait plus exigeante et plus
                        risquée, lorsque les chances d’assurer la protection avec succès diminuent,
                        alors « la personne protégée devient une nuisance, un fardeau et finalement
                        une honte, puisque, sans protection, celle-ci constitue la preuve la plus fla-
                        grante possible de l’échec de son protecteur » (Stiehm, 1982 : 372).
                             Cette logique s’applique également au niveau national : « La logique de
                        protection masculiniste place les dirigeants ainsi que d’autres fonctionnai-
                        res, tels que les soldats et les pompiers, comme des protecteurs et le reste
                        d’entre nous dans une position subordonnée de personnes protégées dépen-
                        dantes » (Young, 2003 : 16). Les citoyens d’un État démocratique permettent
                        donc à leurs dirigeants d’adopter la position de protecteurs à leur égard et en
                        viennent à occuper une position subordonnée, comme les femmes à l’inté-
                        rieur d’un ménage patriarcal (Young, 2003). Cette logique survient aussi au
                        niveau international, puisque les États se construisent souvent à travers des
                        performances de sécurité, particulièrement lorsque celles-ci les établissent
                        comme des protecteurs stables et masculins (Wadley, 2009).

                        Masculinités hiérarchisées
                               D’abord, le genre est relationnel, ce qui veut dire que privilégier ceux et ce qui
                               est masculinisé est inextricablement lié à la dévaluation de ceux et de ce qui
                               est féminisé. Reconnaître l’interdépendance de la masculinité et de la féminité
                               – l’un « nécessite » l’autre – offre des avantages particuliers sur le plan analy-
                               tique. Cela déplace la tendance prédominante à penser que le genre concerne

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                               principalement les femmes, insistant plutôt sur le fait que le genre implique
                               nécessairement et invariablement la masculinité autant que la féminité.
                               (Peterson, 2010 : 18) [Souligné dans le texte]

                      Réfléchir sur le genre en mettant l’accent surtout sur la masculinité permet
                      non seulement d’en exposer la complexité et le caractère construit et inter-
                      dépendant, mais également de déplacer l’accent souvent mis seulement sur
                      le féminin pour expliquer les mécanismes du genre. Problématiser le mas-
                      culin permet donc de contrer la tendance récurrente qui tend à associer le
                      genre exclusivement aux femmes et à la féminité, laissant ainsi intact le genre
                      masculin comme s’il était générique et universel, réifiant le caractère andro-
                      centré de nos conceptions du monde. Il s’agit en quelque sorte d’une autre
                      approche stratégique en études féministes qui place les masculinités, com-
                      prises en termes relationnels, historiques et mouvants, au centre de l’ontolo-
                      gie afin d’en déceler les subtilités, tenants et aboutissants, tout en maintenant
                      l’attention sur le rapport de pouvoir et de domination qu’elles engendrent (et
                      sur lequel elles reposent) par rapport au féminin. De plus, l’importance de la
                      masculinité dans le processus de la guerre est cruciale et on pourrait même
                      dire que la guerre produit la masculinité, autant qu’elle est produite par cette
                      dernière qui, en retour, est à la fois produite et reproduite par la guerre
                      (Eisenstein, 2007 : 25). Vu la centralité des masculinités dans les histoires de
                      guerre, cet article se concentrera donc principalement sur cet objet d’étude.
                           Cependant, tous les hommes et toutes les masculinités (qui sont multi-
                      ples, changeantes et variables selon les contextes, les époques et les cultures)
                      ne sont pas sur un même pied d’égalité. Plusieurs féministes se sont pen-
                      chées sur les différents types de masculinités hiérarchisées (voir Parpart,
                      1998 ; Hooper, 2001 ; Zalewski et Parpart, 2008). S’inspirant des travaux
                      instigateurs de Raewyn Connell sur le concept de masculinité hégémonique
                      (Connell, 1987 ; Connell et Messerschmidt, 2005), les chercheuses féministes
                      qui se sont penchées sur l’étude des différentes masculinités en RI ont conclu
                      qu’un idéal type de masculinité est souvent construit, constituant un modèle
                      idéalisé, relationnel et historique (Wadley, 2009) auquel tous devraient
                      tenter de ressembler : « la masculinité hégémonique idéale et typique dans
                      tout con­texte sociopolitique donné établit souvent le standard auquel tous
                      les hommes (et les femmes, pour qui il sera nécessairement inatteignable)
                      devraient aspirer » (Tickner et Sjoberg, 2011 : 225). Toutes les autres mascu-
                      linités sont alors subordonnées à cette masculinité que l’on dit hégémonique.
                      Ainsi, la masculinité hégémonique varie selon les contextes, les époques et
                      les cultures, mais la hiérarchisation qu’elle entraîne semble se perpétuer
                      à travers ces différences. En effet, un élément demeure : l’association de la
                      masculinité hégémonique avec le pouvoir. « La masculinité hégémonique se
                      transforme, à travers des luttes et des remises en question constantes, pour

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                        ressembler à n’importe quel trait s’avérant le plus utile stratégiquement pour
                        obtenir et conserver le pouvoir. » (Hooper, 2001 : 61)
                             Il existerait différentes façons de dégrader ou de dévaloriser les mascu-
                        linités non hégémoniques. Une de ces façons serait de les féminiser, dévalo-
                        risant ainsi non seulement la catégorie « femmes », mais également tous les
                        hommes marginalisés du fait de leur sexualité, race, classe, culture, etc.
                        Cette dévalorisation par l’association au féminin fonctionnerait de façon à
                        miner la masculinité d’un « autre » ou à l’inférioriser en lui attribuant les
                        caractéristiques dépréciées du féminin : « les individus ou les groupes subor-
                        donnés sont dévalorisés par la féminisation ; on les dépeint comme man-
                        quant d’aptitudes et étant faibles ou irrationnels ou encore comme étant
                        agressifs ou incarnant un danger » (Peterson, 2010 : 20). En effet, une autre
                        façon de dévaloriser les masculinités non hégémoniques serait de les diabo-
                        liser, les décrire comme malveillantes : perverses, brutales, cruelles, sadiques,
                        barbares. Ces deux rhétoriques seraient très souvent racisées et utilisées à
                        l’encontre des masculinités racisées autant à l’intérieur de la nation qu’à
                        l’extérieur, dans un processus de différenciation entre un « nous » et des
                        « autres » : « les membres d’autres nations, ou ces ‘autres’ raciaux, sexuels ou
                        idéologiques à l’intérieur de la nation sont construits en termes de féminité
                        ou de masculinité subordonnée. Ils sont faibles et inférieurs ou alors hyper-
                        masculins : bestiaux dans leur brutalité et leur sexualité » (Wilcox, 2009 : 73).

                        Dans la vallée d’Elah : masculinité hégémonique et guerre en Irak
                        Comme exposé en introduction, le film Dans la vallée d’Elah, bien que
                        critique de la guerre en Irak, ne déconstruit que partiellement les dynami-
                        ques de genre et de « race » sur lesquelles elle repose. En effet, le film met
                        en scène différentes masculinités qui reproduisent la hiérarchie décrite plus
                        haut, valorisant le masculin au détriment du féminin et de certains types
                        de masculinité. La présente section soutiendra que le rôle de Hank incarne
                        la masculinité hégémonique : une masculinité militarisée marquée par des
                        valeurs comme la discipline, le contrôle de soi, le courage, les valeurs fami-
                        liales, la sobriété, etc. Cette masculinité se construit en opposition aux
                        personnages féminins, d’abord, devant qui Hank sera en position de supé-
                        riorité. Mais le caractère hégémonique de sa masculinité se construit aussi
                        par rapport aux autres masculinités présentes dans le film : celle des jeunes
                        recrues de l’Armée américaine, c’est-à-dire son fils Mike et ses compagnons
                        d’armes qui incarnent une masculinité perverse marquée par la drogue,
                        la violence, la cruauté, la sexualité ; celle des Mexicains (ou Chicanos),
                        dépeints comme des criminels violents et des trafiquants de drogue ; ainsi
                        que la masculinité faible (infantilisée et féminisée) incarnée par certains
                        personnages racisés dans le film. Cependant, ces différents types de « mau-
                        vaise » masculinité ne sont pas dépeints de la même manière : la masculinité

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                      perverse de Mike et de ses compagnons d’armes (surtout Blancs) est vue
                      comme symptomatique de la guerre en Irak, découlant directement du
                      caractère illégitime et irrationnel de celle-ci, contrairement à celle des per-
                      sonnages racisés qui n’est pas relative au contexte, pouvant donc être sous-
                      entendue comme inévitable ou innée.

                      Masculinité hégémonique : Hank, le soldat modèle
                      Le personnage de Hank Deerfield représente dans le film un modèle de
                      masculinité hégémonique. Sans revenir sur la définition de ce concept, il
                      convient de souligner que cette masculinité est relationnelle, c’est-à-dire
                      qu’elle se construit en opposition à d’autres formes de masculinité ainsi
                      qu’aux féminités, et qu’elle est associée au pouvoir. D’abord, c’est par rapport
                      à la détective Sanders avec qui il mène l’enquête sur la mort de son fils, ainsi
                      que par rapport à sa femme Joan (Susan Sarandon), qu’il incarne cette posi-
                      tion privilégiée. En effet, sans entrer dans les détails des rôles féminins de ce
                      film, il convient de noter que c’est Hank qui fournit presque toutes les pistes
                      permettant de faire avancer l’enquête à la détective Sanders, pourtant offi-
                      ciellement en charge de l’affaire. La compétence de sa masculinité militarisée
                      est mise en contraste avec l’échec de Sanders à assurer adéquatement la
                      direction de l’enquête. L’inefficacité de Sanders dans son rôle de protectrice
                      (en tant que policière) est également illustrée par son inaptitude à protéger
                      la femme victime de violence conjugale venue solliciter son aide. Par rapport
                      à sa femme, Hank est représenté dès le début du film par des activités très
                      masculines : en train de réparer son camion à l’extérieur de la maison,
                      d’acheter des outils, etc., alors que Joan représente l’idéal féminin de la mère
                      dévouée, de la ménagère et de l’épouse fidèle. Elle est présente à l’écran
                      exclusivement dans ces trois positions et presque toujours mise en scène à
                      l’intérieur de la maison, marquant le contraste évident entre imaginaire
                      féminin et domestique, et activités masculines plus publiques. Tout au long
                      du film, Hank demande aussi constamment à Joan de suivre ses instructions
                      sans lui fournir d’explications ou de détails par rapport à la mort de leur fils.
                           Cependant, une évolution a lieu dans la narration qui met en scène une
                      certaine émancipation de Joan : après avoir appris la mort de son fils, elle
                      désobéira à son mari et prendra des décisions autonomes (aller voir les restes
                      du corps de son fils, ouvrir le paquet reçu de ce dernier, etc.). Or, cette évo-
                      lution s’inscrit tellement en marge du récit qu’il est difficile d’y voir un aspect
                      central pour la narration. Ainsi, l’épouse (de moins en moins) dévouée
                      demeure un rôle secondaire dans le film, tout comme les épouses de militai-
                      res qui sont socialisées à accepter que leurs tracas passent en deuxième,
                      derrière le sérieux et l’importance de la guerre et des occupations de leur
                      époux (voir Horn, 2010). Le rôle de Joan sert surtout à marquer le contraste
                      et la complémentarité entre sa féminité et la masculinité hégémonique de

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                        Hank. Ce n’est pas sa position hégémonique au sein de la famille et de la
                        société qui est remise en question, malgré la relative émancipation de Joan,
                        mais bien ses certitudes quant au monde qui l’entoure, causant sa détresse
                        et qui culmine symboliquement avec la scène du drapeau renversé à la fin du
                        film.
                            Il convient de souligner que la masculinité de Hank est militarisée et
                        cette association au militaire imprègne tout le film. Un des thèmes domi-
                        nants de celui-ci concerne en effet l’identité des soldats américains, c’est-à-
                        dire ce que devrait être (et ne pas être) un soldat américain. C’est aussi l’avis
                        du chercheur Martin Barker :
                               Le propre passé militaire de Hank (au Vietnam) habite chacun de ses gestes,
                               de la façon dont il se lève le matin à la manière dont il fait son lit, se présente
                               et interagit avec les autres. Il est au centre de sa façon de penser, de ressentir,
                               d’enquêter, et c’est ce qui assure sa fiabilité. L’idée de ce que doit être un « sol-
                               dat américain » imprègne chaque scène du film. (2011 : 31)

                        Mais Barker omet de souligner que ce qui constitue un soldat américain, loin
                        d’être neutre au niveau du genre, est fondamentalement masculin. La valo-
                        risation de cette masculinité militaire, associée dans le film à la compétence,
                        au courage et à la détermination, est mise en contraste avec les rôles fémi-
                        nins, comme exposé ci-dessus, mais également par rapport aux rôles mas-
                        culins féminisés et/ou dévalorisés. C’est le cas de la masculinité des policiers
                        civils qui eux sont dépeints comme incompétents, harcelants envers Sanders,
                        paresseux, soumis aux forces militaires et désintéressés du cas du meurtre
                        de Mike.
                             Cependant, c’est surtout auprès de la « nouvelle » génération de militai-
                        res que la masculinité hégémonique de Hank est mise en contraste. Cette
                        division intergénérationnelle imprègne l’opposition entre les différentes
                        masculinités, entre les « bons » et les « mauvais ». D’abord, tous les militaires
                        en fonction dépeints dans le film sont relativement jeunes, y compris les
                        officiers supérieurs qui n’hésiteront pas à mentir et à camoufler les crimes
                        commis par leurs soldats. À un certain moment, Hank rencontre un ancien
                        collègue militaire à la retraite pour demander si un des leurs est toujours en
                        service ; la réponse est négative. Ainsi, une division est établie entre « l’an-
                        cienne » garde retraitée et désormais absente des forces actives de l’Armée,
                        et la relève portant les traits d’une masculinité pervertie, même chez les
                        officiers supérieurs.
                             Par cette division intergénérationnelle, la masculinité hégémonique de
                        Hank représente une figure paternelle de transmission des valeurs (mascu-
                        lines) militaires. La relation père-fils serait en effet centrale dans la repro-
                        duction du patriarcat : « En plus d’une compréhension de la dimension
                        hommes-femmes du patriarcat, on aurait besoin d’en savoir davantage sur la
                        dimension père-fils, vieux-jeune » (Stiehm, 1982 : 374) ; cette relation serait

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                      tout aussi importante dans la transmission intergénérationnelle de la culture
                      militaire, très présente dans le film. C’est d’abord par rapport à son propre
                      fils que Hank remplira ce rôle. Cela est illustré d’abord dans la scène où
                      Hank et sa femme ont une conversation téléphonique. Celle-ci lui reproche
                      d’avoir voulu pousser leur fils Mike à s’engager dans l’Armée en soutenant
                      que ce serait bon pour son caractère. Lorsque Hank lui rétorque que c’était
                      sa propre décision et qu’il l’avait fait par choix, sa femme lui répond que Mike
                      ne se serait jamais senti comme un homme s’il n’y était pas allé. Ce dialogue
                      fait ressortir un élément essentiel dans la formation des jeunes militaires,
                      soit l’importance du service militaire dans la construction de la masculinité.
                      Dans un contexte de militarisation (comme celui dépeint dans le film), le
                      service militaire permet de servir de rite de passage, de transformer les
                      garçons en hommes (Wilcox, 2009). Cette transition se fait sur la base d’un
                      entraînement fortement genré, visant à réprimer toute expression de ce qui
                      serait associé au féminin : l’émotivité, la faiblesse, la perte de contrôle, etc.
                      (Tickner, 2001). Ce phénomène est illustré dans la relation entre Hank et
                      Mike lors d’une scène dans laquelle on voit le fils appeler son père d’Irak en
                      pleurant, lui demandant de le faire sortir de là. Hank lui répond : « Ce sont
                      tes ‘nerfs’ qui parlent. Es-tu seul en ce moment ? » Les émotions ou les
                      expressions de vulnérabilité sont attribuées à une perte de contrôle, une
                      domination du corps (les « nerfs ») sur l’esprit, une faiblesse passagère. Cette
                      « hystérie » est honteuse et ne doit pas avoir lieu devant témoin. Cette scène
                      illustre le rôle de transmission des valeurs masculines militaires d’un père à
                      son propre fils.
                           Hank incarne donc le symbole autant de la figure paternelle que de celle
                      du soldat modèle inculquant les valeurs militaires aux plus jeunes. Un autre
                      épisode du film illustre cette transmission « paternelle » de valeurs militaires
                      centrées sur le contrôle et la suppression des émotions dites féminines,
                      comme la peur, visant à socialiser les futurs « protecteurs ». Ce n’est pas
                      seulement à son fils Mike, mais aussi au fils d’Emily Sanders, David, que
                      Hank transmet ces valeurs : dans une scène du film, il lui raconte l’histoire
                      de David et de Goliath dont la morale consiste à apprendre à vaincre sa peur
                      pour être en mesure de vaincre ses ennemis et de protéger son peuple. Or, le
                      petit David est dépeint dans le film comme peu doué en sports, craintif, et
                      adhérant peu aux qualités dites masculines. Après le récit de Hank, David
                      arrivera partiellement à vaincre sa peur du noir, ou essaiera du moins de se
                      montrer courageux. Hank remplit donc brièvement le rôle de mentor mas-
                      culin auprès du jeune David pour lui apprendre à maîtriser sa vulnérabilité
                      et lui enseigner qu’il devra vaincre sa peur pour devenir « masculin ».
                      La masculinité hégémonique implique donc d’apprendre à contrôler ses
                      peurs, une autre thématique centrale dans la formation militaire : « Dans les
                      forces armées, on cultive délibérément une masculinité orientée vers la

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Dans la vallée d’Elah : masculinités, narrations et guerre en Irak   71

                        domination, qui nécessite d’apprendre à contrôler ses peurs […] explicite-
                        ment étique­tées comme féminines. » (Steans, 2006 : 50)
                            Finalement, la masculinité militaire hégémonique de Hank est construite
                        en termes de contrôle, de force, de discipline et de rationalité, mais égale-
                        ment en termes de droiture morale, notamment quant à la sexualité et à la
                        consommation, valeurs illustrées dans le film par une scène au cours de
                        laquelle Hank se rend dans un bar où la serveuse, seins nus, lui sert une bière.
                        Non seulement il est mal à l’aise et n’ose regarder directement cette femme
                        à moitié nue, mais il ne boit volontairement qu’une seule gorgée de la bière
                        qui lui est servie. Ces valeurs de droiture morale, discipline et contrôle de soi
                        sont établies en opposition avec la masculinité perverse ou, dans le cas qui
                        nous intéresse, celle des jeunes soldats pervertie par la guerre en Irak.

                        Masculinité pervertie : les fils perdus de la guerre en Irak
                        Cette masculinité pervertie est incarnée par les personnages du fils de Hank,
                        Mike, mais également par ses compagnons d’armes qui sont dépeints comme
                        buvant beaucoup, consommant de la drogue, fréquentant les bars de dan-
                        seuses nues et se faisant expulser de ces lieux pour avoir adopté un compor-
                        tement agressif et violent envers celles-ci, soit le contraire des valeurs
                        hégémoniques de moralité et de droiture de Hank. Les dérives de la mascu-
                        linité des jeunes militaires, d’héroïque à perverse, sont donc caractérisées
                        par la consommation de drogues, la violence, l’indiscipline, mais aussi par la
                        cruauté, la torture, l’irrationalité, le suicide, etc. Le crime sadique que ten-
                        tent d’élucider Hank et la détective Sanders est au départ attribué aux trafi-
                        quants de drogues mexicains ou chicanos. On apprendra finalement qu’il
                        était plutôt l’œuvre d’un compagnon d’armes de Mike, le caporal Penning
                        (Wes Chatham). Ce dernier, lors de la confession de son crime, révèle que
                        l’origine du surnom de Mike (« Doc ») découle d’actes de torture commis par
                        ce dernier sur un prisonnier irakien. Il soutient ensuite que si c’était Mike
                        qui avait eu l’arme le soir de son meurtre, les rôles auraient facilement pu
                        être inversés. Ainsi, plutôt que d’individualiser les dérives de l’Armée amé-
                        ricaine et d’en faire porter la responsabilité sur un seul protagoniste, consi-
                        déré comme la « pomme pourrie » (bad apple) parmi les « bonnes » (comme
                        cela fut stipulé aux États-Unis par l’Armée américaine et les médias à la suite
                        du scandale d’Abu Ghraïb, par exemple) (voir Brittain, 2006), le film semble
                        au contraire dénoncer les conséquences pathologiques de la guerre sur les
                        militaires qui y combattent. Si le film rejette le discours dominant voulant
                        isoler les actes de cruauté commis par l’Armée américaine en les attribuant
                        à certains individus isolés et exceptionnels, la narration a également l’effet
                        paradoxal d’en attribuer la cause spécifiquement à la guerre en Irak et au
                        stress qu’elle occasionne. La torture de Mike et le meurtre sadique de
                        Penning deviennent donc symptomatiques de la guerre en Irak, expliqués,

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                      voire excusés par l’état de stress post-traumatique dont souffrent les militai-
                      res (Barker, 2011 : 82).
                           De plus, alors que les jeunes soldats reproduisent les discours idéalisés
                      de la logique de protection, de la libération des peuples opprimés et du che-
                      valier héroïque et juste (idéaux au nom desquels ils s’étaient engagés dans
                      l’armée en premier lieu), la désillusion entraînée par le gouffre entre ces
                      discours et la réalité qui est dépeinte comme la cause de leurs comporte-
                      ments déviants est spécifiquement liée dans le film à la guerre en Irak, et non
                      pas à la guerre en général. Certaines scènes dépeignent ce contraste entre les
                      versions idéalisées de l’engagement militaire et la réalité vécue en Irak. Lors
                      d’une conversation entre Hank et un des collègues de son fils, le soldat
                      Bonner (Jake McLaughlin), celui-ci affirme que Mike était prêt à sauver les
                      « bons » et à blesser les « méchants », reproduisant ainsi la rhétorique du
                      « juste guerrier ». Dans cette même conversation, Bonner ajoute : « On ne
                      devrait pas envoyer des héros dans des endroits comme l’Irak, tout là-bas est
                      tellement détraqué. » Ainsi, le discours traditionnel du soldat héroïque,
                      protecteur de sa nation et libérateur des opprimés, est mis en relief avec la
                      guerre en Irak, source de perversion et de corruption des valeurs masculines
                      traditionnelles vers la masculinité pervertie, comprise en termes de cruauté,
                      de déviance, de délinquance. Un autre soldat tient à peu près le même dis-
                      cours et répète que l’Irak et la situation actuelle sont détraqués ( fucked up).
                      Ce discours est également énoncé par Hank au début du film lorsqu’il dit à
                      la détective Sanders que son fils a passé les 18 derniers mois à apporter la
                      démocratie dans un trou à rats (shithole) pour servir son pays. On retrouve,
                      une fois de plus, le discours traditionnel du rôle de protecteur et de libérateur
                      joué par les soldats de l’Armée américaine, au nom de leur pays, c’est-à-dire
                      pour protéger le front domestique contre les menaces obscures, irrationnel-
                      les, chaotiques, provenant d’endroits « détraqués » comme l’Irak, lieu ultime-
                      ment responsable des dérives morales des militaires américains. Il semblerait
                      donc que ce soit la guerre ou plutôt le pays lui-même qui soit la source de la
                      perversion de la masculinité hégémonique. Cette attribution de la cause des
                      dérives morales à un lieu « autre », chaotique, sale, malsain, etc., a tradition-
                      nellement été utilisée pour décrire les menaces extérieures. Or, le désordre
                      ainsi que la source du vice et de la perversion sont historiquement associés
                      avec le féminin (Wilcox, 2009). S’il est indéniable que la critique de la guerre
                      en Irak et ses conséquences dévastatrices sur l’Armée américaine reste cen-
                      trale dans la narration du film, il semble néanmoins que celle-ci reproduise
                      certaines dichotomies entre un « nous » rationnel et discipliné (représenté
                      par le modèle hégémonique des valeurs militaires de Hank), et un « autre »,
                      désordonné et source de perversion (l’Irak et ses effets sur les jeunes soldats).
                           Une autre scène du film illustre ces questions, en particulier quant à la
                      logique de protection qui repose, comme exposé en première partie, sur les
                      personnes protégées au nom de qui on commet des actes de bravoure, mais

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