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                         Recherche en sciences humaines sur l’Asie du Sud-Est
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                         Paysages biographiques du migrant asiatique

Regards croisés sur les récits de vie des femmes
philippines dans l’économie mondialisée du travail
domestique. Pour une analyse processuelle des
carrières migratoire
Using A Life Story Approach In The Field Of Migrations Studies. A Study Of
Filipina Domestic Workers’Migrations Career

Julien Debonneville

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/moussons/3382
DOI : 10.4000/moussons.3382
ISSN : 2262-8363

Éditeur
Presses Universitaires de Provence

Édition imprimée
Date de publication : 7 décembre 2015
Pagination : 93-111
ISBN : 979-10-320-0023-6
ISSN : 1620-3224

Référence électronique
Julien Debonneville, « Regards croisés sur les récits de vie des femmes philippines dans l’économie
mondialisée du travail domestique. Pour une analyse processuelle des carrières migratoire »,
Moussons [En ligne], 26 | 2015, mis en ligne le 04 décembre 2015, consulté le 19 avril 2019. URL :
http://journals.openedition.org/moussons/3382 ; DOI : 10.4000/moussons.3382

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Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Regards croisés
sur les récits de vie
des femmes philippines dans l’écono-
mie mondialisée du travail domestique
Pour une analyse processuelle
des carrières migratoire

                                                              DEBONNEVILLE Julien *
        Assistant-doctorant, Institut des Études Genre, université de Genève, Genève, Suisse

INTRODUCTION**
Depuis les années 1980-1990, une nouvelle figure en provenance d’Asie du Sud-
Est a émergé sur la scène migratoire internationale : la figure de « la travailleuse
domestique philippine 1 ». À l’inverse des figures dites « exceptionnelles 2 » de la
migration construites autour d’un personnage tel que le « héros sino-vietnamien »

* Julien Debonneville est assistant-doctorant à l’Institut des Études genre de l’université de
Genève. Sociologue de formation, il rédige actuellement une thèse de doctorat intitulée « Les
écoles de la servitude aux Philippines et le devenir travailleuse domestique au prisme de l’al-
térité. Vers une approche sociologique des études postcoloniales » qui abordent les thèmes
de genre et de migrations, de la division sexuée et internationale du travail, de la colonialité
du pouvoir et de la construction de l’altérité.
* * Cet article a été rédiger lors d’un séjour à l’Université de Berkeley (Californie) financé par
le Fond National Suisse de la recherche scientifique (FNS). Je tiens à remercier tout particu-
lièrement Eva Marzi pour ses conseils et son travail de relecture.

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Chú Hỏa (voir l’article Michel Dolinski dans ce numéro), le parcours de ces tra-
vailleuses domestiques philippines est relativement peu visible, mais surtout rendu
anonyme, désindividualisé et fortement homogénéisé. Cependant, la figure sociale de
la travailleuse domestique se distingue aujourd’hui dans l’économie mondialisée du
care (prendre soin) par ses « qualités » supposées telles que la docilité, l’humilité, la
capacité d’adaptation, le dévouement au travail, ou encore la bonne humeur, devenant
ainsi une référence tant du point de vue quantitatif que du point de vue qualitatif
(Parreñas 2007 : 43, Debonneville 2013). La reconnaissance de cette figure est telle
que dans certains dictionnaires anglais, italiens ou encore grecs l’entrée « philippine »
[filipina] a été associée à « travailleuse domestique 3 ». Filipina est ainsi devenue dans
certains contextes une catégorie descriptive du sens commun dans laquelle prend
forme l’altérité afin de nommer les employées domestiques. Une altérité qui est
souvent comprise dans les limites de l’exercice de leur fonction. Cependant, bien que
les travailleuses domestiques philippines soient reconnues pour leurs compétences et
leur professionnalisme, elles n’ont, paradoxalement, pas toujours occupé un emploi
de travailleuse domestique avant de quitter les Philippines et leur profil sociologique
se démarque fortement de celui des travailleuses domestiques employées aux Philip-
pines (Aguillar 2003, Sayres 2007) 4.
    Un paradoxe qui invite à interroger les enjeux de catégorisation qui se logent
derrière la figure de la travailleuse domestique migrante dans le contexte philippin.
Ce sont plus spécifiquement les écueils de la catégorisation qui mènent à figer des
réalités sociales mouvantes que cet article désire examiner. Des effets de cristalli-
sation des catégories qui sont particulièrement visibles dans le cas de la migration
des travailleuses domestiques. À cet égard, je postule que la catégorie travailleuse
domestique migrante comme catégorie du sens commun et comme catégorie analy-
tique n’est pas opératoire pour rendre compte des processus migratoires des femmes
candidates à l’émigration dans l’économie mondialisée du travail domestique. En
effet, en écrasant la singularité des trajectoires biographiques, la catégorie travailleuse
domestique rend invisibles les multiples carrières migratoires qui se nichent au sein
de cette catégorie au point de contribuer à essentialiser les actrices, c’est-à-dire à
naturaliser leurs compétences. Sur la base d’une analyse par récits de vie, je tenterai
d’expliquer pourquoi la catégorie travailleuse domestique migrante n’est pas toujours
opératoire pour comprendre les parcours migratoires des ac-teurs-trices à partir du
cas philippin 5. Entre discours émique et étique, il s’agira de saisir les enjeux de
visibilité et d’invisibilité produit par la catégorisation en partant de la catégorie tra-
vailleuse domestique dans le contexte des migrations internationales philippines. À
cette fin, cette étude interroge les multiples significations de la catégorie travailleuse
domestique en partant des récits de vie et des trajectoires migratoires des actrices.
Il s’agira plus spécifiquement de comprendre comment ces femmes deviennent tra-
vailleuse domestique migrante au regard du dispositif migratoire philippin tout en
soulignant la pluralité des expériences migratoires de ces femmes. L’objectif sera
de mettre en avant comment cette catégorie peut être habitée de façon plurielle
afin de déconstruire les ressorts essentialistes de cette catégorie. Cet article tente
ainsi de rendre compte des diverses formes de carrière migratoire qui peuvent se
dessiner dans l’économie mondiale du travail domestique. Le concept de « carrière
migratoire » (Martiniello & Rae 2011), d’inspiration « beckerienne », sera particu-

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lièrement pertinent pour penser les migrations en termes processuels et éviter les
écueils précédemment mentionnés. Ce concept permet en effet d’approcher les
migrations en conjuguant « les effets des structures d’opportunités, les caractéris-
tiques des individus et les effets des réseaux » (ibid. : 1). Il permet dès lors d’éclairer
les trajectoires biographiques et les histoires de vie des individus à la lumière des
structures méso et macrosociales.
    Ce volet théorique sur les effets de la catégorisation permet dans le même temps
de repenser comment approcher méthodologiquement la construction de ces car-
rières migratoires sans tomber dans les écueils de la catégorisation. À l’instar de
nombreux-ses chercheur-e-s, j’avance que les méthodes biographiques, et plus spé-
cifiquement l’approche fondée sur les récits de vie (Bertaux 1980, 2005) semblent
heuristiquement fécondes pour penser ces carrières migratoires en termes proces-
suels pour éviter les effets de cristallisation des catégories. En analysant le concept de
carrière migratoire avec les récits de vie, je tenterai plus spécifiquement, en déroulant
les trajectoires biographiques des migrantes philippines, de comprendre comment
ces carrières migratoires se construisent, quels sont les ressorts de leur construction,
mais surtout comment différentes carrières migratoires peuvent être identifiées.
D’un point de vue méthodologique, la technique des récits de vie permettra ainsi
de réincarner cette figure de la filipina dans des trajectoires de vie individuelle et
familiale. À partir de l’analyse des récits de vie de Malou, Gloria, Josy et Asma 6 –
quatre candidates philippines à la migration en tant que travailleuses domestiques
– je montrerai comment une approche par les récits de vie permet de réinscrire les
acteurs et les actrices au cœur de l’analyse en rendant compte de l’élaboration des
diverses carrières migratoires. Ainsi, en mettant en perspective cette figure de la
travailleuse domestique philippine avec le concept de carrière migratoire, cette étude
vise à décrire les diverses façons de devenir (et non d’être) travailleuse domestique à
partir des récits de vie de ces femmes candidates à l’émigration et à dépasser les effets
de catégorisation. Cet article s’inscrit plus largement dans le débat épistémologique
classique des sciences sociales ayant trait à l’ontologie des catégories, ainsi que
l’usage des catégories dans l’analyse et l’écriture sociologique.
    Cette étude présente dans un première partie le dispositif méthodologique de cette
enquête tout en précisant les fondements d’une approche en termes de récits de vie,
avant, dans un second temps, de définir la notion de carrière migratoire et plus lar-
gement la perspective théorique dans laquelle cet article s’insère. Puis je procéderai
à l’analyse de quatre récits de vie afin de montrer les différents enjeux impliqués
dans la construction des carrières migratoires de « travailleuses philippines ». Enfin,
j’exposerai certains enseignements de l’analyse des carrières migratoires en termes
de récits de vie afin de pointer les écueils de la catégorisation véhiculée par certaines
figures des migrations asiatiques contemporaines.

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DISPOSITIF MÉTHODOLOGIQUE ET ANALYSE DES RÉCITS DE VIE
Cette recherche s’inscrit dans une perspective socio-anthropologique qui a pris la
forme d’une ethnographie multisituée. À l’instar de George Marcus, père de l’ethno-
graphie multisituée, l’une des techniques mobilisées dans le cadre de cette enquête
a été de « suivre les gens » (following the people) (1995), en l’occurrence les femmes
philippines candidates à l’émigration en tant que travailleuse domestique, dans diffé-
rents lieux et moments migratoires afin de comprendre la construction des pratiques
professionnelles spécifiques à ce type d’emploi et les enjeux migratoires sous-jacents.
Pour cela, l’enquête s’est articulée autour d’une ethnographie multisituée du dis-
positif migratoire philippin. À l’instar d’autres enquêtes (Aguilar 2013, Rodriguez
2010, Guevarra 2009, et dans une certaine mesure Fresnoza-Flot 2013), il a été
question d’interroger les migrations philippines à partir d’un ancrage empirique aux
Philippines. Ce travail de terrain, qui s’est déroulé pendant 10 mois à Manille sur la
base d’un travail d’insertion dans les différentes institutions qui m’ont ainsi permis
de mener 30 observations et 140 entretiens avec différentes personnes (migrantes,
instruc-teur-rice-s des centres de formation, responsables d’agence de recrutement,
recru-teur-trice-s, représentant-e-s du gouvernement, représentant-e-s d’ONG, etc.).
Parmi les 140 entretiens, 80 ont été conduits auprès des futures travailleuses domes-
tiques migrantes 7 en partance pour Singapour, Taïwan, Hong Kong, la Malaisie, Bru-
nei, Israël, les Pays du Golf (Arabie Saoudite, Qatar, Koweït, Dubaï, Émirats Arabes
unis), Chypre, le Canada et l’Italie, pays avec lesquels l’État philippin a scellé des
accords d’exportation de sa main-d’œuvre. Il s’agissait d’entretiens semi-directifs en
anglais, tagalog ou taglish qui duraient en général entre une et trois heures, centrés
sur les trajectoires biographiques de ces candidates à l’émigration, leurs expériences
de la migration, le sens de ce projet migratoire, mais également sur leurs propres
pratiques migratoires et les significations de ces dernières. Les entretiens étaient
axés sur les trajectoires biographiques de ces candidates à l’émigration. Ces derniers
étaient articulés autour d’une consigne générale du type « pouvez-vous me raconter
comment vous êtes arrivé à prendre la décision de partir travailler comme travailleuse
domestique à l’étranger ? » afin d’inviter les interviewées à raconter leurs expériences,
les étapes biographiques importantes, et le sens accordé à cette trajectoire.
   C’est bien cette idée de la narration de soi qui est au cœur de la démarche métho-
dologique des récits de vie. L’approche par récits de vie constitue une méthode d’ana-
lyse appartenant à la famille des histoires de vie et des méthodes biographiques qui
ont pour objectif d’analyser le sens que les interviewé-e-s donnent aux événements
vécus. En effet, pour le sociologue Daniel Bertaux, l’un des fondateurs de l’école des
récits de vie en France depuis les années 1970-1980 :
     […] il y a du récit de vie dès lors qu’un sujet raconte à une autre personne, chercheur
     ou pas, un épisode quelconque de son expérience vécue […] le récit de vie résulte
     d’une forme particulière d’entretien, l’entretien narratif, au cours duquel un chercheur
     […] demande à une personne ci-après dénommée « sujet », de lui raconter tout ou une
     partie de son expérience vécue. (1997 : 6)
Une méthode particulièrement utile afin d’appréhender les mondes sociaux, les caté-
gories de situation et les trajectoires sociales des individus (Bertaux 1980, 1997)

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et familiales (Delcroix 1995). Il s’agit de saisir « les logiques d’action selon le sens
même que l’acteur confère à sa trajectoire » (Pruvost 2011 : par. 1). C’est en situa-
tion d’interaction, notamment lors de l’entretien, que le récit de vie se co-construit
et permet par la suite aux chercheur-e-s de comprendre les enjeux sociaux sous-
jacents. L’objectif de cette méthode est ainsi « de rendre compte des modes de vie
comme du vécu, de la relation entre praxis individuelle/collective et changement
sociohistorique [mis en italique par l’auteure], de saisir et d’analyser comment est
perçu, senti, vécu et théorisé dans un récit, le rapport symbolique qui, par le biais
du jeu identitaire, relie l’individu au groupe, à la communauté et plus largement,
à la société » (Chanfrault-Duchet 1987 : 12). Cette méthode se distingue ainsi par
son « ancrage subjectif » pour « saisir les logiques d’action selon le sens même que
l’acteur confère à sa trajectoire. Loin de singulariser les cas, la méthode du récit de
vie permet de situer le réseau dans lequel le narrateur se positionne et d’inscrire les
phénomènes sociaux dans un enchaînement de causes et d’effets » (Pruvost 2011 :
par. 1). L’apport majeur de cette approche consiste dès lors à mettre en lumière les
processus sociaux (ibid.), mais également d’envisager « la pertinence sociologique de
la singularité » afin de « lire une société à travers une biographie » (Ferrarotti 1983 :
52 cité par Chanfrault-Duchet 1987 : 16). C’est bien ce décentrement vers une lec-
ture processuelle et singulière du social qui me semble pertinent pour déconstruire
les catégories sociales que l’on retrouve également avec le concept.
    La méthode des récits de vie n’invite toutefois pas à prendre les récits des enquê-
té-e-s pour une restitution « objective » de la réalité 8. Il est en effet nécessaire de
mettre en perspective les différents récits de vie et de procéder à un travail d’objec-
tivation de ces derniers afin de ne pas glisser vers ce que Pierre Bourdieu nommait
« illusion biographique » (1986). C’est donc moins la véracité des propos que le sens
et le regard proposés par les individus sur leur vécu qui doivent être considérés
comme données pertinentes. Il devient ainsi intéressant d’objectiver le discours
tenu par ces derniers et de dégager la signification d’un tel discours au regard du
contexte social. Cette méthode, aujourd’hui très populaire en sciences sociales, a
ainsi permis d’opérer un recadrage autour des trajectoires biographiques des individus
afin de mettre en exergue les représentations qu’ont ces derniers de leurs logiques
d’action. Par ce cadrage, c’est bien la dimension processuelle dans la construction
du sens et des logiques d’action qui émerge et donne la possibilité de comprendre la
construction des différentes étapes biographiques des individus tout en dépassant,
comme nous le verrons, les effets de catégorisation.

LES CARRIÈRES MIGRATOIRES :
UN REGARD PROCESSUEL SUR LA MIGRATION
Mobilisé en premier lieu dans les travaux d’Everett Hughes (1937) au sujet des
professions pour analyser les différentes étapes professionnelles, les changements de
statut et l’articulation entre transformations objectives et subjectives, le concept de
« carrière » s’est progressivement diffusé en sociologie (en particulier dans le monde
francophone), marquant notamment de son empreinte la sociologie de la déviance

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(Becker 1985), la sociologie du militantisme (Fillieule 2001, 2009), ainsi que la socio-
logie des migrations (Massey 1999, Roulleau-Berger 2010, Martiniello & Rea 2011).
   L’attrait du concept de « carrière » en sociologie résulte tout d’abord du fait qu’il
permet de croiser plusieurs niveaux d’analyse (micro, méso, macro) en impliquant
les dimensions objectives et subjectives. Comme le souligne Becker à ce propos :
     […] dans sa dimension objective, une carrière se compose d’une série de statuts et
     d’emplois clairement définis, de suites typiques de positions, de réalisations, de res-
     ponsabilités et même d’aventures. Dans sa dimension subjective, une carrière est faite
     de changements dans la perspective selon laquelle la personne perçoit son existence
     comme une totalité et interprète la signification de ses diverses caractéristiques et
     actions, ainsi que tout ce qui lui arrive. (Becker 1985 : 121).
Ce croisement mène ainsi à appréhender « le produit concret de ce que les acteurs
font en étant faits » au « moyen d'une attention aux processus et la dialectique perma-
nente entre histoire individuelle, institution et contextes » (Filleule 2009 : 87). En ce
sens, ce concept « permet de comprendre comment, à chaque étape de la biographie,
les attitudes et comportements sont déterminés par les attitudes et comportements
passés et conditionnent à leur tour le champ des possibles à venir, resituant ainsi les
périodes d’engagement dans l’ensemble du cycle de vie » (Filleule 2001 : 201). Cette
notion éclaire ainsi sur le caractère processuel des trajectoires biographiques : « la
variable qui prédispose un individu à aborder une phase déterminée peut ne pas agir
parce que celui-ci n’a pas atteint le stade du processus qui permet de franchir ce pas »
(Becker 1985 : 46 cité par Filleule 2009 : 86). Des carrières qui, dans une perspective
diachronique, impliquent une transformation des identités et, dans une perspective
synchronique, questionnent une pluralité des sites d’inscription des individus (Filleule
2009 : 87). C’est donc l’intériorisation de rôles lors d’une socialisation secondaire qui
se joue dans ces carrières par l’intermédiaire des réseaux de sociabilité et des insti-
tutions (Filleule 2009). En définitive, le concept de carrière invite à s’interroger sur
les transformations des identités sociales, des statuts ou des positions au regard des
trajectoires biographiques et des histoires de vie des individus. En plaçant au centre
de l’analyse cette dimension processuelle, on comprend ainsi les problèmes posés
par certaines catégories sociales qui, à l’inverse, tendent à figer des réalités sociales
et à masquer la pluralité des mondes sociaux dans lesquels les individus naviguent.
   Tout comme la carrière professionnelle ou militante, la carrière migratoire
implique l’idée d’un métier de la migration dans lequel « il faut que le migrant
possède certaines compétences qui le qualifient comme étant plus ou moins aptes à
se lancer dans l’activité migratoire » (Martiniello & Rea 2011 : 4). Marco Martiniello
et Andrea Rea précisent que ces compétences produisent un savoir-faire sur la base
de « la connaissance des politiques migratoires, des opportunités différentes dans
les pays potentiels de destination, des formes de mobilité transfrontalière. Les com-
pétences sont aussi d’ordre commercial, organisationnel, politique, identitaire ou
relationnel » (Martiniello & Rea 2011 : 4). Ces compétences peuvent être transmises
à travers les réseaux migratoires, mais également au sein de dispositifs migratoires,
l’un n’excluant pas l’autre. J’ai en effet eu l’occasion de montrer que, dans le cas
d’États menant des politiques actives d’exportation de main-d’œuvre comme les
Philippines, certaines compétences sont développées au sein même du dispositif

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migratoire à travers diverses formations s’étalant entre un et trois mois en général
(Debonneville 2013, 2014). Cette notion d’apprentissage est particulièrement per-
tinente pour comprendre la construction des carrières migratoires des travailleuses
domestiques philippines qui sont soumises à de fortes contraintes institutionnelles
d’apprentissage avant de quitter le territoire national.
    Appliquée au champ des migrations, la notion de carrière migratoire permet de
croiser des niveaux d’analyse qui n’ont pas toujours cohabité dans les constructions
théoriques de la sociologie des migrations (Martiniello & Rea 2011), mais également
de rendre visible la dimension processuelle de la migration. Martiniello et Rea (2011)
montrent en effet que la carrière migratoire se construit à travers les structures d’op-
portunités et de contraintes, les institutions, les réseaux, et finalement au regard des
subjectivités et des parcours de vie et professionnels des migrant-e-s 9. La migration
induit un changement de position, de statut et d’identité qui est le fruit d’un appren-
tissage processuel qui constitue le moteur de la carrière (Martiniello & Rea 2011 :
5). Dans ce contexte, la catégorisation des individus rencontre certains problèmes
en masquant les transformations multiples vécues par ces derniers.
    Plus concrètement, à un niveau macro, les carrières s’inscrivent dans un horizon
de structures d’opportunités et de contraintes composées d’institutions migratoires,
de l’environnement politico-légal et de l’environnement économico-institutionnel
(Pécoud 2004 cité par Martiniello & Rea 2011). Ce niveau d’analyse macro semble
particulièrement pertinent pour comprendre ces changements de statuts dans le cas
des migrations philippines caractérisées par un haut degré d’institutionnalisation,
notamment dans le cas des travailleuses domestiques philippines qui doivent suivre
plusieurs formations. Derrière les flux migratoires philippins se dessine, en effet, une
architecture institutionnelle complexe, une forme de dispositif au sens où l’entend
Michel Foucault (2001) qui gouverne les trajectoires migratoires des philippin-e-s
et participe activement à alimenter une figure de « la travailleuse domestique philip-
pine » (Debonneville 2013, 2014). Dans la veine des travaux de Julien Bret (2011)
et d’Hana Jaber (2005), je nomme dispositif migratoire cette architecture composée
d’acteur-trice-s et d’institutions privés et publics, formels et informels, légaux et
illégaux, locaux-nationaux et transnationaux tels que les agences de recrutement,
les agences de formations privées et publiques, les recruteurs, et l’État philippin.
Croiser la notion de carrière avec celle de dispositif prend ici tout son sens, ces deux
notions faisant appel à un apprentissage des normes. J’ai montré dans d’autres travaux
(Debonneville 2013, 2014) comment cet environnement politico-économique joue un
rôle essentiel dans la construction des carrières migratoires (et dans le même temps
de la figure de la travailleuse domestique migrante philippine) à travers les pratiques
institutionnelles de recrutement, de formation et de régulation de la migration. Le
dispositif migratoire philippin permet ainsi de saisir à un niveau macrosociologique
la construction des carrières migratoires.
    Au niveau méso, les réseaux constituent une ressource dans laquelle peut se
forger le capital social des acteur-trice-s par la circulation de l’information, de l’aide
financière, d’aide à trouver un travail, un logement, réduisant ainsi les coûts liés à
l’incertitude (Martiniello & Rea 2011). Appliqué au champ des migrations, Massey
définit les réseaux migratoires comme un ensemble de liens interpersonnels qui
connectent les migrant-e-s, les migrant-e-s précédent-e-s et les non-migrant-e-s des

                                                                          Moussons n° 26, 2015-2, 93-111
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zones d’origine et de destination par des liens de parenté, d’amitié et d’affinités
d’origine (1999). Les informations fournies par les réseaux constituent en ce sens
un vecteur de circulation des représentations sociales et de socialisation par rapport
aux attentes du contexte de destination. Cette enquête a également permis de mettre
en avant le rôle des réseaux dans la construction de ces carrières. Comme nous le
verrons plus en détail par la suite, mes observations ont permis de comprendre
l’importance des réseaux dans le choix du pays, l’aide économique au départ ou
encore la recherche d’un emploi et/ou d’un-e employeur-e. J’ai par exemple pu en
observer la prégnance dans le cas des « carrières familiales intergénérationnelles ».
Un phénomène particulièrement visible dans le cas des travailleuses domestiques au
Moyen-Orient qui après avoir travaillé plusieurs années dans une famille introduisent
leur(s) fille(s) auprès de leur employeur-e afin de maintenir un revenu pour la famille
lorsqu’elles rentrent aux Philippines.
   Enfin, la carrière migratoire se construit au niveau microsociologique, c’est-à-dire
en lien avec les caractéristiques et les projets des acteur-trice-s, mais également au
regard des trajectoires professionnelles et leur insertion dans les cercles familiaux.
Précisons que je m’attacherai particulièrement à rendre compte de ce niveau d’ana-
lyse microsociologique dans le cadre de cet article dans la mesure où l’analyse des
récits de vie est essentielle pour comprendre cette dimension des carrières migra-
toires. Ce cadrage permet de faire émerger la manière dont les processus migratoires
peuvent être imbriqués à l’économie familiale des migrantes, mais également à la
construction d’une identité professionnelle, à un tremplin professionnel national
et/ou international et des logiques religieuses de piété. C’est bien en déroulant ces
histoires de vie que l’on peut saisir comment se construisent de façon processuelle
ces diverses carrières migratoires et expliquer les différentes trajectoires migratoires
entre les actrices sans tomber dans le piège de l’ontologie des catégories. Il permet
par exemple de saisir précisément comment l’imbrication des événements familiaux,
scolaires, professionnels ou encore religieux conduit les actrices sur le chemin de la
migration. La mise en perspective de ces trajectoires permet par ailleurs d’identifier
plusieurs formes de carrières migratoires dont les finalités et les rationalités sont
multiples. De la quête de la piété à la mobilité sociale et professionnelle, le projet
migratoire s’inscrit ainsi à la croisée de multiples significations convergentes et diver-
gentes, souvent rendues invisibles par la catégorie travailleuse domestique migrante,
comme nous allons le voir.

RÉCITS DE VIE ET CONSTRUCTION
DES CARRIÈRES MIGRATOIRES DE TRAVAILLEUSE DOMESTIQUE
La présente partie détaille les récits de vie de quatre femmes candidates à l’émigration
dans l’économie mondialisée du travail domestique. En préambule, il est important
de préciser que ces quatre récits de vie ont été choisis en raison de leurs différences
significatives et des contrastes qu’ils suggèrent, permettant ainsi de comprendre les
multiples carrières migratoires qui peuvent exister dans ce domaine et les enjeux
migratoires spécifiques qui structurent ces carrières. L’idée est de présenter certains

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types de carrière migratoire sur la base des matériaux empiriques récoltés. Comme
le souligne Daniel Bertaux à ce propos
  […] [q]uel que soit le type de l’objet social que vous avez choisi d’étudier par approche
  ethnosociologique – monde social, catégorie de situation, type particulier de trajec-
  toire… – vous serez d’emblée confrontés à des parcours présentant des traits com-
  muns. Leur comparaison pourra vous amener à les classer en quelques types différents.
  (2010 : 98)
L’objectif est donc de saisir les logiques internes des parcours dans leurs similitudes et
différences, afin de « remonter vers la découverte de mécanismes sociaux » (Bertaux
2010 : 97).

Malou : « I am a DH
[domestic helper] : that’s what my body wants »
Malou, 45 ans, est veuve et mère de trois enfants. Originaire de la province de Pam-
panga (Luzon), elle s’apprête à partir vers le sultanat de Brunei. Une première pour
elle après avoir passé plus de 17 ans dans les pays du Golfe entre Dubaï (Émirats
arabes unis) et Riyad (Arabie Saoudite). Lors de l’entretien, elle raconte ses diverses
expériences migratoires et revient sur ses diverses décisions d’émigrer. Son premier
départ a lieu en 1988, quelque temps après avoir terminé l’école secondaire à l’âge
de 20 ans. Elle est l’aînée d’une famille de quatre enfants lorsque son père tombe
gravement malade (AVC). À cette époque, le revenu familial repose principalement
sur la vente des produits de la pêche. En effet, le père de Malou s’attelle à la pêche
pendant que la mère vend les produits sur le marché avec l’aide de Malou. De temps à
autre, le frère de la mère envoie un peu d’argent à la famille depuis le Moyen-Orient.
Lorsque le père de Malou tombe malade, c’est donc toute l’économie familiale qui
est menacée. Pour faire face aux dépenses de santé, mais également aux frais de
scolarité croissants de ses frères et sœurs, Malou « se sacrifie », selon ses termes,
pour venir en aide à sa famille. Compte tenu des difficultés de trouver un emploi aux
Philippines, le choix de la migration est privilégiée par Malou et sa famille. Grâce
à l’aide de son oncle travaillant dans la construction à Dubaï qui la met en contact
avec une agence de recrutement, elle s’enrôle comme travailleuse domestique pour
une famille à Dubaï où elle gagne environ 9 000 pesos (180 euros 10) par mois sans
avoir le moindre jour de congé. Son travail est principalement rythmé par les tâches
ménagères, la cuisine et occasionnellement le gardiennage d’enfant, le tout entre 6
heures et 23 heures. Des horaires qui tendent à s’allonger pendant les périodes de
ramadan. Elle envoie la quasi-totalité de son salaire pour soutenir sa famille pendant
six ans. Son père décède deux ans après son arrivée à Dubaï, pendant que ses frères et
sœurs terminent leur scolarité obligatoire. Elle n’a toutefois pas l’occasion de rentrer
aux Philippines pour les funérailles de son père. À la fin de son séjour, alors qu’elle
est âgée de 25 ans, elle rencontre Juan dans un centre commercial. Ce dernier est
également originaire du nord de Manille et travaille dans le secteur de la construction.
Ils se côtoient ainsi pendant quelques mois malgré les difficultés contextuelles qui
pèsent sur leur relation, notamment du fait de l’accès limité de Malou à la sphère
publique. Ils décident par la suite de retourner à Pampanga pour se marier. Quelque

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temps après être rentrés, ils se marient à l’église. Le couple s’installe non loin de la
famille de Malou. Leurs revenus repose dans un premier temps sur leurs épargnes
puis sur la base d’activités commerciales dans l’économie informelle. Quatre ans
après leur mariage et la naissance de leur troisième fils, les recettes du ménage ne
suffisent plus à faire face aux dépenses du quotidien. Juan est déjà reparti à l’étranger,
c’est au tour de Malou de repartir cette fois à Riyad pendant que les enfants sont
confiés à la famille de Malou. Après s’être sacrifiée pour ses parents, elle se sacrifie
cette fois pour ses enfants comme elle le précise : « It’s normal to sacrifice for your
parents, for your children for your family in the Philippines, it’s in our culture. »
(Entretien, février 2013) 11. Elle s’envole donc pour Riyad en 1998 où elle reste
jusqu’en 2010 comme travailleuse domestique pour un salaire avoisinant à la fin de
son séjour 17 000 pesos par mois (380 euros). Elle rentre entre-temps une année
afin d’enterrer son mari décédé d’un accident de travail à l’étranger. Pendant cette
période, elle pourvoit aux besoins de sa famille et fait construire deux maisons, une
pour sa famille et une autre destinée à la location. Malgré une stabilité financière
et des réticences de ses proches, elle décide néanmoins de repartir en 2013 pour
l’étranger, toujours comme travailleuse domestique. Cette fois-ci, bien que le salaire
soit un peu plus attractif (425 euros), ce sont moins des considérations financières
qui guident son choix qu’une volonté de poursuivre une carrière professionnelle qui
se traduit en « besoin physique », comme le souligne Malou :
    My sons told me, « Why are you going abroad again ? You don’t have problem any-
    more. You have your own house, you have a rent house, so then you have a pension.
    Why, Mama ? » I told them, « I like because I have experience. » That is my job. I feel
    lonely here… ‘Yung gusto nung katawan ko [that’s what my body wants]. (Entretien,
    février 2013)
À quelques jours de repartir, Malou rappelle à quel point cette activité profession-
nelle est constitutive de son identité, mais également importante pour l’économie
de l’archipel :
    Maybe some maids they don’t know that we are helping a lot in our country. In their
    mind, maybe they are just helping the families or relatives but they don’t know the
    number one is our country. Because we give you the remittances, it belongs to the OFW.
    So we are giving a lot of remittances here in the Philippines. That’s why… So they are
    helping our country, that’s the number one. But I don’t think so all of the maids realize
    it. […] Even in other country they told me DH people is good than the other people
    who working in office. Because working in office, they pay accommodation, they pay
    food, they buy food, clothes ; but the DH is not. Everything is free. […] Unlike for the
    office people. They send therefore a little amount of money to their family ; but the
    DH, they send the whole salary to the family. That’s also why domestic work is better
    than other jobs. (Entretien, février 2013)
Le récit de vie de Malou au sujet de son parcours migratoire a permis de mettre en
lumière les différents enjeux économiques, familiaux qui structurent la migration
aux niveaux macro, méso, mais surtout microsociologique. On saisit en effet dans le
cas de Malou comment une succession d’événements biographiques individuels et
familiaux, couplée à des enjeux économiques, mène à la constitution d’une carrière
migratoire qui a pour particularité de se dérouler sur une temporalité relativement

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longue. Parallèlement, en questionnant le sens de ces étapes biographiques, on
comprend comment cette carrière migratoire s’imbrique avec des enjeux d’identité
professionnelle importants. C’est en effet par la migration que Malou construit une
identité professionnelle de travailleuse domestique migrante qui devient progressi-
vement essentielle avec les années dans son projet migratoire au point que Malou en
vient à envisager le métier de travailleuse domestique migrante comme une fin en
soi. Le rapport à la migration en ressort transformé. Comme l’observe très justement
Liane Mozère à propos de certaines migrantes philippines à Paris, « c’est bien d’une
autre immigration qu’il s’agit, non plus seulement de subsistance (même lorsque les
conditions de vie au pays sont difficiles), mais une migration s’inscrivant dans un plan
de vie, un dessein, voire un désir » (2004 : 311).
   Une analyse par les récits de vie permet ainsi de saisir comment le travail domes-
tique peut devenir un enjeu professionnel et identitaire prépondérant dans un projet
migratoire, surpassant ainsi les enjeux économiques, sans toutefois éclipser complè-
tement ces derniers. Dans ce cas de figure, la caractéristique de cette carrière migra-
toire est de se dérouler sur le long terme (15-20 ans), d’être relativement continue
et orientée par des motivations économiques et des enjeux familiaux, mais surtout
de participer à la construction d’une identité professionnelle forte de travailleuse
domestique migrante.

Gloria : « Domestic work is my stepping stone »
Étudions maintenant l’histoire de Gloria, 44 ans, originaire de Batangas (Luzon),
née dans une fratrie de neuf enfants, quatre garçons et cinq filles. Cette famille de
« petits commerçants » possède un supermarché de quartier qui permet aux parents
de dégager des salaires individuels un peu plus élevés que le salaire moyen philippin
(280 euros par mois). Tout comme ses frères et sœurs, Gloria accède à des études uni-
versitaires. Néanmoins, avec neuf scolarités à charge et une compétitivité du marché
accrue, la famille développe différentes stratégies pour consolider ses revenus afin de
faire face aux charges économiques qui pèsent sur elle. Pour cela, la famille décide
de multiplier les investissements dans des petits commerces (téléphonie mobile,
transport, fabrication de chaussures, etc.). Gloria arrête ainsi à l’âge de 22 ans sa
formation en criminologie dans une université provinciale privée afin de rejoindre
l’entreprise de fabrication de chaussure de son frère. En 1994, à l’âge de 25 ans, elle
décide, étant donné les difficultés économiques de l’entreprise familiale, de migrer
comme travailleuse domestique vers la Malaisie afin de dégager quelques capitaux
pour réinvestir dans cette entreprise familiale, comme elle le précise :
  I belong to a very big family. I have 4 brothers and 5 sisters. And then my parents. They
  are all merchant, doing small business. My eldest brother was graduated in college,
  but after he had a motorbike accident and passed away. Then I was told that I am the
  toughest one, so I decided to follow my brothers business. Doing shoemaking. I had to
  deliver the shoes to other places in the Philippines so I had to stop my studies. I was
  taking a Bachelor of Science in Criminology. But I stopped because I am basically the
  one doing our business. But you know in the Philippines, it’s very hard to make money,
  you know, especially now that a lot of people doing shoe business. And then it became

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    very hi-tech. At that time we were only manual. We wanted to improve it. So I decided
    to go abroad. That’s why I decided to go to Malaysia. (Entretien, février 2013)
À son retour, toujours célibataire et sans enfant, elle développe ses propres com-
merces puis repart en 2009, cette fois pour Doha et pour deux ans, dans la même
logique : étendre et consolider ses investissements. Par la suite, elle décide d’émigrer
en 2013 pour développer de nouveaux « petits » commerces, mais surtout afin d’as-
surer sa retraite et sa maison comme elle le souligne :
    I have already a generating income here because I already bought two motorbikes and
    a land to get my own house. And then I put up a business with my sister and we own
    a purchase orders. […] First I’m saving for what is my future over there in the house.
    But if I can finish my contract, sure I will try to save the money. And then when I go
    back home, maybe I can put up another business that pay off. (Entretien, février 2013)
Comme l’entretien avec Gloria le révèle, la migration peut constituer un tremplin
pour des investissements aux Philippines. Il ne s’agit pas dans ce cas de faire une
carrière de travailleuse domestique, mais plutôt de mobiliser la migration, perçue
par ces femmes comme un secteur relativement « ouvert » et « facile » d’accès 12,
pour poursuivre une carrière économique aux Philippines et soutenir la famille. La
migration ne constitue pas dans ce cas un vecteur de construction d’une identité
professionnelle de travailleuse domestique, mais plutôt un ressort économique pour
développer des stratégies d’investissement aux Philippines ainsi que le relève la tem-
poralité de ces migrations. Dans cet exemple de carrière, on observe des temporalités
discontinues et relativement plus courtes que le profil évoqué précédemment 13, ryth-
mées par les besoins économiques de l’activité marchande aux Philippines. En mettant
en perspective le récit de vie de Gloria et celui de Malou on constate qu’outre leurs
carrières migratoires, les profiles sociologiques sont également fortement distincts.
Gloria est plutôt issue d’une classe moyenne, provenant d’une région provinciale
urbaine, et a par ailleurs suivi des études dans l’enseignement supérieur. Relevons
également que la région de destination est relativement différente (Asie du Sud-Est
contre Moyen-Orient), ce qui n’est pas anodin au regard des coûts et de la rentabilité
de la migration. En effet, les salaires sont souvent plus attractifs en Asie du Sud-Est
(à l’instar de l’Europe et du Canada), mais dans le même temps les frais de dossiers
sont plus importants, ce qui constitue bien souvent une barrière économique pour
les femmes comme Malou, d’origine plus modeste.

Josy : « I am not a DH ! »
Josy à 27 ans. Célibataire et sans enfant, elle habite chez ses parents, proches du quar-
tier d’Ortigas à Manille. Elle a grandi à Manille dans une famille de la classe moyenne,
dont le revenu des parents, tous deux fonctionnaires, avoisinait les 40 000 pesos par
mois (850 euros). Elle termine ses études d’infirmière dans une école prestigieuse
de Manille en 2010. Après quelques mois, elle trouve une place de stagiaire dans un
hôpital en périphérie de Manille où elle reste un peu moins d’un an, ne voyant aucun
débouché se dessiner. Elle décide ensuite de travailler dans un call center, ce qui lui
permet de toucher 15 000 pesos (320 euros) par mois. Malgré un salaire « satisfai-
sant » selon ses termes, cette situation s’accompagne toutefois d’une forte frustration

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professionnelle. Elle explique qu’elle désire mettre en pratique ses compétences
professionnelles qui résultent d’un apprentissage long et difficile qui a impliqué de
sa part beaucoup de sacrifices. De ce fait, Josy décide de poursuivre en parallèle de
son activité sa recherche d’emploi aux Philippines dans le secteur de la santé, bien
que les débouchés professionnels aux Philippines semblent relativement restreints.
Après quelques mois de recherche sans succès, elle réalise, qu’à l’instar de certaines
de ses camarades de classe, la solution pour poursuivre une carrière dans le milieu
de la santé est de migrer. Ayant raté son examen pour exercer comme infirmière
à l’étranger, elle décide de migrer comme travailleuse domestique au Canada. Une
solution selon elle « rapide » pour partir à l’étranger. Elle débourse, avec l’aide de ses
parents, 90 000 pesos (1 890 euros) afin de payer les frais de départ pour le Canada.
Elle signe un contrat de deux ans, mais voit surtout la possibilité de travailler à temps
partiel afin de reprendre ses études d’infirmière au Canada dans l’idée de postuler
pour une carte de séjour canadienne. L’objectif pour Josy est ainsi de poursuivre sa
carrière d’infirmière quel que soit le chemin pris. Elle précise en effet que :
  My intention is to work. I have bitterness that I became unskilled. I know that time will
  come and be soon a skilled worker. If I will get my open permit then the government
  is allowing me to study. That is my privilege. That’s why I really wanted to crossover as
  a live-in caregiver because after two years, the government will grant me open permit
  which will give me a chance to study or to refresh my nursing career and become a
  licensed nurse in Canada. (Entretien, février 2013)
Le travail domestique est ainsi pour Josy un « tremplin » (stepping stone) momentané
pour poursuivre sa carrière professionnelle. Toutefois, il est intéressant de souligner
qu’elle se distancie fortement de cette catégorie travailleuse domestique qu’elle
vit comme une forme de déclassement social au point qu’elle avoue avoir caché à
ses ami-e-s sa future occupation professionnelle au Canada. On constate à travers
l’analyse du récit de vie de Josy que les enjeux professionnels et le profil sociologique
sont bien différents de ceux de Malou et Gloria. Ce n’est pas dans ce cas les besoins
économiques familiaux qui guident la décision migratoire, mais plus des enjeux pro-
fessionnels individuels. La volonté de poursuivre une carrière professionnelle, qui a
passé momentanément par une période de « déqualification ».

Asma : « Being a DH to do the Hajj »
La dernière carrière migratoire que cette enquête a permis de mettre en avant se dis-
tingue fortement des trois autres par le fait que le socle de cette carrière est imbriqué
au religieux. La migration devient ici un processus dans lequel se jouent les carrières
religieuses des femmes musulmanes philippines 14. Migrer dans ce cas ne participe pas
à la construction d’un tremplin pour une carrière économique aux Philippines, d’une
opportunité de poursuivre une carrière professionnelle à l’étranger, mais constitue
plutôt une opportunité de s’accomplir religieusement tout en subvenant aux besoins
économiques de la famille comme le décrit Asma rencontrée lors d’une formation de
stress management à Manille.
   Asma a 41 ans, elle est mère de quatre enfants. Elle s’apprête à repartir pour
l’Arabie Saoudite. Elle et son mari ont grandi dans et habitent la province de South

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