Dans le labyrinthe de la décision fiscale

La page est créée Jean-Claude Deschamps
 
CONTINUER À LIRE
DOSSIER

               FISCALITÉ

Dans le labyrinthe
de la décision fiscale
                                                                                                        MICHEL TALY*

           B   Beaucoup de défauts de notre fiscalité sont dus
               à la façon dont se préparent et se prennent les
               décisions : pratique trop timide de la
               concertation, perfectionnisme des simulations,
               souci de la présentation politique des mesures,
               rôle des groupes de pression… Petit voyage aux
               sources des arbitrages.
                                                                                                        d’une campagne d’information,
                                                                                                        plus ou moins importante selon
                                                                                                        l’ampleur de la réforme.

                                                                                                        Concertation « amont ». La
                                                                                                        France ne pratique pas la consul-
                                                                                                        tation officielle et générale du
                                                                                                        public sur la base d’un Livre blanc,
                                                                                                        comme le font par exemple les
                                                                                                        Britanniques. Lorsque le ministre
                                                                                                        veut tester les réactions à un
                                                                                                        projet, son cabinet procède à
                                                                                                        des consultations officieuses
               Les analyses de la fiscalité s’inté-             Cette plongée dans l’univers            (organisations professionnelles,
               ressent en général au produit fini,              technocratique explorera d’abord        syndicales, associations…). Pour
               c’est-à-dire au système fiscal tel               le déroulement de la concertation,      des projets sensibles, on recourt,
               qu’il existe, examinant ses qualités             avant et après la réforme ; elle        soit à la constitution d’une com-
               et ses défauts, indiquant la voie                abordera ensuite la question des        mission de sages, soit à un rapport
               des réformes souhaitables. Le                    simulations. Enfin, elle tentera        commandé à un parlementaire.
               constat est presque toujours                     d’élucider la façon dont le
               sévère à l’égard des décideurs,                  processus de décision contribue,        Les « sages », choisis pour leur
               réputés manquer du courage                       en lui-même, à la complexité des        compétence, jouissent d’une
               nécessaire pour prendre les                      mesures fiscales.                       grande marge d’initiative dans le
               décisions qui s’imposent. Pourtant,                                                      cadre d’une lettre de mission
               pour avoir sur les hommes poli-                  LES LACUNES DE LA                       généralement assez vague. N’étant
               tiques, dans ce domaine, tous les                CONCERTATION                            pas saisis d’un projet du gouverne-
               éléments de jugement (individuel                                                         ment, ils élaborent leurs proposi-
               ou collectif), il est indispensable de
               se faire une idée des procédures
               mises en œuvre : comment se
                                                                L  a conception et la mise en
                                                                   œuvre d’une réforme fiscale
                                                                supposent une concertation en
                                                                                                        tions à partir de leurs propres
                                                                                                        idées. L’avantage de cette formule
                                                                                                        est qu’elle laisse une liberté totale
Sociétal
               prend la décision en matière                     amont, avant la discussion parle-       au gouvernement ; son inconvé-
N° 33
               fiscale ? Quel lien y a-t-il entre le            mentaire, mais aussi une concerta-      nient est que la concertation sur le
3e trimestre   processus de décision et le résultat             tion en aval pour la mise au point      projet précis n’a pas eu lieu.
2001           final ?                                          technique. Elles sont suivies, enfin,
                                                                                                        Le rapport d’un parlementaire ne
               * Ancien directeur du Service de la législation fiscale.                                 porte pas non plus sur un projet

60
DANS LE LABYRINTHE DE LA DÉCISION FISCALE

du gouvernement, mais, en général,     En résumé, le ministère de                   années, un ministre du Logement
il présente des pistes précises.       l’Economie est plutôt performant             annoncer dans une conférence de
De plus, comme le parlementaire        pour la consultation « aval » et             presse un nouveau dispositif
en question appartient le plus         l’information, et plutôt faible              « incitatif » en précisant qu’il n’était
souvent à la majorité, il a des        pour la concertation « amont » :             pas totalement satisfait de l’arbi-
liens suffisamment étroits avec        en d’autres termes, il est meilleur          trage du Premier ministre, et qu’il
le cabinet du ministre et l’Admi-      dans la mise en œuvre que dans               espérait améliorer le dispositif lors
nistration pour que son rapport et     la préparation politique des                 de la prochaine Loi de finances,
les consultations auxquelles il        réformes. Cela tient probablement            prenant ainsi le risque de créer
procède balisent utilement le          au très mauvais dosage entre                 une réaction d’attentisme parfaite-
terrain. Cette procédure permet        arbitrage et consensus, dans le              ment contre-productive.
donc, plus que la précédente, une      fonctionnement de la société
vraie concertation, mais on peut se    française en général et dans le              LES EFFETS PERVERS
demander pourquoi les gouverne-        processus de décision gouverne-              DE LA SIMULATION
ments n’osent pas aller plus loin,     mental en particulier : dès lors que
et consulter directement le public
sur la base d’un Livre blanc,
comme cela se fait dans nombre
                                       la meilleure solution est censée
                                       provenir d’un arbitrage de l’éche-
                                       lon supérieur entre les intérêts
                                                                                    L    a simulation est, en matière
                                                                                         fiscale, la seule forme d’étude
                                                                                    d’impact pratiquée en France.
de pays.                               divergents, et non d’une recherche           Il en résulte une vision à la fois
                                       de consensus entre ces intérêts,             réductrice – négligeant les effets
Concertation «       aval ». Les       la discussion en amont est une               économiques, elle rend financière-
impôts portant sur                                     g ê n e : f a ci lit a n t   ment inconcevables certaines
les entreprises                                        l’action des groupes         réformes audacieuses – et paraly-
donnent lieu à une    Dans une concertation            de pression, elle            sante : en se focalisant sur les
deuxième concer-                                       nuit à la sérénité           transferts de charge, sans valoriser
tation, après le      informelle, seuls les            de l’arbitre (direc-         l’intérêt économique de la ré-
vote de la réforme,   groupes organisés arrivent       t e u r, m i n i s t r e ,   forme, elle oblige à une approche
pour la mise en       à se faire entendre.             Premier ministre)            « zéro-perdant » nécessairement
place des mesures                                      dans sa recherche            coûteuse.
décidées : décrets    Conséquence :                    de l’intérêt géné-
d’application,        la prolifération des             ral…                         De plus, la présentation d’exemples
c o m m e n t a i r e s mesures ciblées.                                            concrets « avant/après » (élaborés
administratifs                                            Le paradoxe est           par le ministère, et largement
(« instructions »).                                       que cette méfiance        diffusés par la presse) aboutit à
Sans enjeux politiques (le texte est     à l’égard de l’influence des groupes       juger, non pas l’équité de la situation
déjà voté), cette concertation           de pression aboutit, au contraire, à       finale – qui constitue pourtant
technique est généralement plutôt        survaloriser cette influence. En           l’objectif de la réforme –, mais celle
satisfaisante : par exemple, de nom-     effet, dans une consultation for-          de la transition nécessaire pour
breux contacts ont eu lieu avec les      melle, de type « livre blanc », tout       parvenir au résultat souhaité.Ainsi,
différentes professions concernées       le monde peut s’exprimer. Dans             en matière d’impôt sur le revenu,
lors de la mise en place de la TVA       une concertation informelle                beaucoup seront d’accord pour
intra-communautaire.                     « à la française », seuls les groupes      dire que notre impôt est trop pro-
                                         organisés réussissent à se faire           gressif, mais se récrieront devant
Communication et information.            entendre. Conséquence : la prolifé-        une réforme entraînant des allège-
Lorsqu’une réforme importante            ration des mesures ciblées,                ments plus importants en haut de
touche un large public, l’adminis-       destinées à satisfaire divers              l’échelle des revenus qu’en bas,
tration est amenée à lancer une          intérêts catégoriels.                      comme le montrent les exemples
campagne d’information, qui                                                         « avant/après »…
mobilise parfois des moyens              De plus, le système du « tout
importants. Ce fut le cas, par           arbitrage » est probablement               Par ailleurs, la situation a profon-
exemple, auprès des commerçants,         pour beaucoup dans l’absence de            dément changé depuis vingt ans :                Sociétal
pour la généralisation de la TVA         stabilité de notre législation :           l’évolution des matériels informa-
                                                                                                                                      N° 33
au commerce de détail, en 1966 ;         contrairement à la personne qui            tiques a étendu le champ des
ou encore auprès des élus locaux,        a participé à un accord, celle             simulations possibles à coût               3e   trimestre
à propos du nouveau système de           qui a perdu un arbitrage va tenter         acceptable : la puissance des                      2001
vote des taux des impôts locaux,         très vite sa chance une nouvelle           ordinateurs de bureau permet de
en 1980.                                 fois. On a vu ainsi, il y a quelques       travailler de façon souple sans

                                                                                                                                        61
DOSSIER                                                                                                     FISCALITÉ

               utiliser les gros systèmes ; la baisse   comme avant. La seule différence        de chacun est largement influen-
               spectaculaire des prix des mé-           est que ces variantes sont techni-      cée par cet aspect local de la ré-
               moires a permis d’extraire de            quement optimisées, c’est-à-dire        forme, ce qui ne facilite pas la re-
               grands fichiers et de ne pas utiliser    sans anomalies. Mais, sur ce point,     cherche d’un accord – mais
               les fichiers opérationnels pour les      l’abondance de simulations pousse       permet de constater que les cli-
               simulations ; enfin, la plus grande      au perfectionnisme : en effet, on       vages transcendent les distinctions
               souplesse des nouveaux langages          s’acharne à gommer une « bosse »        politiques traditionnelles… Le mi-
               de programmation permet de               ou un « creux » dans la courbe des      nistère de l’Economie en est même
               réaliser plus vite des « variantes »     taux de prélèvement, ne représen-       arrivé à trouver normal d’anticiper
               en fonction des résultats des            tant parfois que quelques centaines     cette demande, et à constituer
               premières simulations.                   de francs, ce qui entraîne une          l’échantillon de communes testées
                                                        complexité supplémentaire.              en fonction des intérêts des
               Cette évolution des moyens n’est                                                 membres influents de la commis-
               pas sans conséquences sur l’orien-       Paradoxalement, la plus grande          sion saisie du texte ou de la com-
               tation des décisions, que ce soit        facilité à chiffrer ne se traduit pas   m      i     s    s    i    o      n
               pour l’impôt sur le revenu ou pour       par une plus grande transparence        chargée de faire un rapport.
               les impôts locaux.                       du processus de décision : le tri
                                                        ultérieur qu’elle implique recouvre,    A cet égard, les avatars de la taxe
               L’impôt sur le revenu. Il y a vingt      au mieux, des choix implicites qui      professionnelle marquent la fin
               ans, chaque barème était calculé         ne sont plus rediscutés, au pire des    d’une époque. Pour caricaturer, on
               « à la main », et le service de la       « habiletés » de présentation.          est passé de la réforme sans la
               Législation fiscale                                                              simulation à la simulation sans la
               soumettait tous les                                   Conscients de              réforme : tout se passe comme si
               a n s a u m i n i s t r e Tout se passe comme         cette dérive, les          nous n’étions capables de faire
               quatre ou cinq projets si nous n’étions               parlementaires ont         une réforme qu’à condition d’en
               assez contrastés pour                                 souhaité disposer          ignorer les conséquences ! C’est
               qu’il fasse son choix. capables de faire une          des fichiers pour          ainsi qu’a été simulé très large-
               C o m p t e t e n u d u réforme qu’à condition        effectuer leurs            ment, sans être appliqué, un projet
               caractère discontinu de d’en ignorer les              propres simula-            de taxe départementale sur le
               ce travail, il pouvait                                tions. Mais cette          revenu. Mieux encore : l’adminis-
               arriver qu’une anoma- conséquences.                   demande, qui sup-          tration a effectué il y a dix ans un
               lie concernant un cas                                 posait la duplication      énorme travail de révision des
               particulier passe inaperçue et ne     d’un savoir-faire important, n’a pas       valeurs locatives, qui est déjà lar-
               soit pas corrigée. Aujourd’hui, en    abouti. Toutefois, les Commissions         gement dépassé sans avoir jamais
               revanche, la Direction de la          des finances de chaque assemblée           servi. Or, plus on attend, plus les
               législation fiscale peut simuler      peuvent faire chiffrer leurs propres       bases actuelles vieillissent, et plus
               très rapidement une multitude de      variantes.                                 les transferts de charge seront
               variantes, comportant chacune un                                                 importants. On peut se demander
               tableau des montants d’imposition     Les impôts locaux. Dans ce                 si les impôts locaux sont encore
               en fonction des revenus pour          domaine, la simulation d’une               réformables.
               chaque situation familiale, avec      réforme est plus complexe, car on
               une courbe d’évolution du taux        ne peut pas travailler sur un              COMMENT ON CRÉE
               moyen d’imposition en fonction        échantillon national, mais sur des         LA COMPLEXITÉ
               du revenu pour chaque situation,      communes entières. Pour que le
               et le rendement global corres-
               pondant pour le Budget.
                                                     résultat soit fidèle, il faut consti-
                                                     tuer un échantillon de communes
                                                     de toutes catégories. Certains
                                                                                                I  l est de bon ton de considérer
                                                                                                   que la complexité du système
                                                                                                fiscal est due au perfectionnisme
               Après de nombreux échanges avec       vont même jusqu’à exiger la taxa-          des fonctionnaires qui le conçoivent.
               le conseiller technique du ministre,  tion « à blanc » de tous les contri-       Sans chercher à les exonérer de
               il n’est pas rare d’arriver à 150 ou  buables !                                  toute responsabilité, il faut bien
Sociétal       200 variantes : nous sommes pas-                                                 voir que trois types de situation
               sés de la disette à l’indigestion…    Lorsque la simulation porte sur            contribuent à la complexité :
N° 33
               Comment choisir entre toutes ces      un échantillon de communes, il
3e trimestre   options ? Comme il n’est pas          est très tentant pour tout élu             – lorsqu’une idée est simple à
2001           question de soumettre tout cela       d’en connaître le résultat dans sa         exprimer et « porteuse » politi-
               au ministre, on finit par lui montrer propre commune. Au moment de               quement, alors qu’elle est techni-
               quatre ou cinq options « typées »     la discussion et du vote, l’attitude       quement difficile à mettre en

62
DANS LE LABYRINTHE DE LA DÉCISION FISCALE

œuvre ;                                  une notion à laquelle les syndicats     déclaration de revenus près
– lorsqu’une partie du dispositif        de salariés tenaient beaucoup           d’une dizaine de lignes, selon
technique n’a pas d’autre but que        (alors que techniquement, la CSG        l’année de début de l’emprunt), et
de permettre une présentation de         est un impôt). Lors d’une augmen-       les dispositions sur les stock-
la mesure ;                              tation ultérieure, il a été décidé      options (elles sont soumises à trois
– lorsqu’une réforme ne doit             que la part supplémentaire serait       régimes différents selon la date
porter atteinte à aucune situation       déductible, mais que la part exis-      d’octroi des options). La solution
acquise (il ne doit y avoir que          tante resterait non-déductible ! La     n’est pas, bien sûr, de renoncer au
des gagnants).                           CSG occupe donc deux lignes sur         maintien du régime initial aux
                                         les bulletins de paie, son taux de      opérations en cours, mais
Idée simple,réalisation complexe.        7,5 % se ventilant entre 5,1 % dé-      d’assurer une plus grande stabilité
Un exemple de ce cas de figure est       ductibles et 2,4 % non-déductibles.     de la législation.
fourni par la taxation à un taux         Entre la volonté affirmée de lutter
différent des bénéfices distribués       contre la complexité et les néces-      A l’issue de ce rapide survol, on
et des bénéfices réinvestis par les      sités de la présentation politique,     peut résumer les défauts de notre
entreprises : le concept est simple,     le choix est clair !                    processus de décision en matière
il s’énonce facilement, et pourtant                                              fiscale :
c’est une mesure qu’il est impossible    Un autre cas de figure se présente
de mettre en œuvre simplement.           lorsque l’effet d’affichage recher-     – insuffisance de la concertation en
En effet, un bénéfice non distribué      ché n’a aucun lien avec la mesure       amont des décisions ;
une année peut l’être par la suite :     fiscale concernée : par exemple,
il faut donc le suivre dans le temps,    il y a quelques années, tous les        – priorité donnée à la présentation
et se donner un ordre arbitraire         dispositifs d’incitation fiscale pour   sur la réalité des dispositifs ;
d’imputation des distributions           les entreprises, quel que soit le
sur les bénéfices des différents         domaine , compor taient une             – absence de prise en compte
exercices.                               condition liée à l’évolution de         de la complexité dans la prise de
                                         l’effectif salarié.                     décision ;
 Une vraie priorité accordée à la
simplicité impliquerait que l’on         Il faut enfin mentionner sous la        – changements trop fréquents de
puisse renoncer à une mesure,            même rubrique les mesures prises        la législation ;
quand on s’aperçoit qu’il est            sous la pression de l’émotion
impossible de la mettre en œuvre         collective, pour montrer que le         Trop souvent, la lutte contre la
simplement, même si elle est très        gouvernement « agit ». Ainsi, dans      complexité se borne à une
intéressante sur le fond.                l’urgence et sous la pression des       approche curative (train de
                                         médias, on a modifié récemment la       mesures de simplification). Pour
Complexité et présentation               fiscalité des indemnités de licen-      être efficace, elle doit être
politique. Il arrive qu’une partie       ciement, sans réelle discussion de      préventive : c’est à tous les stades
du dispositif n’ait pas été introduit    fond.                                   du processus de décision que la
pour son effet technique, mais                                                   préférence pour la simplicité doit
pour permettre une présentation          Complexité et variabilité.              prendre le dessus.
politique. Deux exemples, pris tous      Même si, juridiquement, il serait
deux dans la CSG :                       parfaitement possible de « durcir »,    Chaque acteur – gouvernement,
                                         pour les années futures, le régime      parlementaires, médias, représen-
– la remise de cotisation forfaitaire    fiscal d’une opération déjà             tants des contribuables – doit
de 42 francs, qui compliquait tant       commencée, celle-ci continue            admettre que la stabilité du
les bulletins de salaires, n’avait pas   généralement de bénéficier du           système fiscal est préférable à la
été décidée pour son effet redis-        régime antérieur. Pour peu que le       perspective d’octroyer (pour les
tributif réel (très faible), mais pour   régime ait changé plusieurs fois        uns) ou d’arracher (pour les
pouvoir dire que le taxe était           dans un délai assez bref, il en ré-     autres) chaque année une petite
progressive.                             sulte une stratification de régimes     amélioration.
                                         différents dans laquelle il devient                                                 Sociétal
– en revanche, la non-déductibilité,     difficile de se retrouver.              Quant à la vraie réforme en
                                                                                                                               N° 33
qui aurait rendu la taxe effective-                                              profondeur de notre fiscalité, elle
ment progressive pour les salariés       Deux exemples, entre beaucoup           supposerait une préparation et         3e   trimestre
soumis à l’impôt sur le revenu, a        d’autres : l’ancien système de          une large consultation en amont.               2001
été écartée pour montrer que la          déduction des intérêts d’em-            Ce serait la seule façon d’éviter le
CSG restait une cotisation sociale,      prunts (il y avait sur l’imprimé de     double écueil de la discussion dans

                                                                                                                                 63
DOSSIER                                                                                                     FISCALITÉ

                                       La taxe professionnelle :
                                       une erreur «historique»
               Bien qu’il ait plus de vingt-cinq ans, l’exemple de la     Par l’effet du hasard, ce coefficient était pratique-
               taxe professionnelle (TP) mérite d’être analysé, car       ment de 100 (1,4 milliards de francs pour les bases de
               cette réforme a profondément modifié les relations         patente 1975 et 140 milliards de francs prévus pour
               entre l’Administration fiscale et les « politiques »       la TP en 1976). Le coefficient de chaque entreprise
               (gouvernement et parlementaires). En effet, ces            mesurait ce qu’aurait été, à budget constant,
               derniers ont considéré que l’Administration avait          l’évolution de sa cotisation pour un impôt national.
               non seulement failli techniquement, mais délibéré-         Comme le projet initial consistait en une taxe dé-
               ment privilégié ses propres impératifs de gestion de       partementale, cette approximation était acceptable.
               l’impôt au détriment des objectifs politiques. Il en
               est résulté deux conséquences durables :                   Longuement préparé, le projet était déposé le
                                                                          5 février 1974. Le décès du président Pompidou allait
               - une réforme institutionnelle : en 1977, le service       en empêcher la discussion. Un nouveau projet était
               de la législation de la Direction générale des impôts      déposé le 13 mai 1975. Il différait assez sensiblement
               devient un service indépendant, directement ratta-         du projet initial, sur trois points.
               ché au ministre, le Service de la législation fiscale
               (SLF). Pour le ministre des Finances, il s’agit de         Le cadre territorial. Ce changement, le plus
               s’assurer que les conflits d’intérêts entre la politique   important, est intervenu avant même le dépôt du
               fiscale et la gestion de l’impôt remontent jusqu’à lui,    projet de 1974, par un amendement parlementaire à
               au lieu d’être arbitrés par le directeur général des       la loi de modernisation de la fiscalité locale. Ce texte
               Impôts. Le SLF est devenu récemment une direction,         se contentait d’indiquer que la taxe professionnelle
               à nouveau rattachée à la Direction générale des            resterait une ressource des communes. Elle serait
               impôts, mais elle continue de fait à jouir d’une grande    donc répartie entre un nombre beaucoup plus
               autonomie;                                                 restreint d’entreprises. C’était un bouleversement
                                                                          complet – mais, persuadée que les parlementaires
               – une montée en puissance du cabinet du ministre           en feraient une condition absolue, l’Administration
               dans la conception des mesures fiscales. Ce phéno-         n’a pas estimé opportun de dramatiser auprès du
               mène sera encore accentué par l’alternance politique       ministre le déséquilibre ainsi créé.
               de 1981.
                                                                          Les conséquences de ce changement sont faciles à
               Il est communément admis que les difficultés de mise       montrer :
               en place de la taxe professionnelle sont dues à une
               erreur technique causée par l’absence de simulation        1er cas : le coefficient de l’entreprise A est de 120,
               des conséquences de la réforme. La réalité est un peu      dans une commune où elle représente 10 % des
               différente : il y avait bien eu des simulations – certes   bases, les autres entreprises ayant un coefficient
               légères par rapport à ce qui se pratique aujourd’hui,      moyen de 50 : le coefficient moyen de la commune
               mais qui donnaient une idée assez fidèle des trans-        est de [(10 x 120) + (90 x 50)]/100, soit 57. Pour
               ferts de charge prévisibles – mais plusieurs décisions     que les ressources communales procurées par la
               tardives ont bouleversé l’équilibre du projet initial.     taxe retrouvent le niveau moyen national (100),
                                                                          l’entreprise A devra subir une augmentation de
               UNE RÉFORME                                                120/57 x 100 = 210,5, soit + 110 % (au lieu de + 20 %
               LONGUEMENT PRÉPARÉE                                        dans un cadre national).

               C     ompte tenu des équipements techniques de
                     l’époque, une taxation « à blanc » de tous les
               contribuables n’était pas concevable. L’Administration
                                                                          2ème cas : le coefficient de l’entreprise B est de 300,
                                                                          mais c’est le cas de 95 % des contribuables de la
                                                                          commune (cas réel de Fos, où venaient de se créer
Sociétal
               avait simulé les transferts pour un échantillon de         beaucoup d’installations industrielles), et les 5 %
N° 33
               1 000 contribuables en utilisant une méthode très          restants ont un coefficient de 50. Un calcul du
3e trimestre   simple : elle avait calculé, par une approche macro-       même type que le précédent montre que
2001           économique, le « coefficient de passage » entre les        l’augmentation n’est que de + 4 % (au lieu de
               bases de patente et les bases de la nouvelle taxe.         + 200 % dans un cadre national).

64
DANS LE LABYRINTHE DE LA DÉCISION FISCALE

De fait, les simulations effectuées dans plusieurs         – pour se montrer encore plus favorable aux
communes montraient des transferts allant                  petits commerçants, le gouvernement a souhaité
jusqu’à + 400.                                             n’étaler que les hausses et appliquer immédiatement
                                                           les baisses. Or, dans un impôt de répartition où les
Les bases d’imposition. Le projet initial prévoyait        contribuables en hausse représentaient l’essentiel
de taxer les trois composantes de la valeur                des bases, la mesure provoquait automatiquement
ajoutée : le bénéfice pour son montant réel, les           une hausse des taux d’imposition et vidait
amortissements et les frais financiers sous une forme      l’étalement de toute efficacité.
forfaitaire (16 % des immobilisations) et les salaires
(50 % de leur montant hors charges sociales). Par
rapport à la valeur ajoutée, qui a été considérée          DES CONSÉQUENCES DURABLES
depuis comme la base d’imposition la plus accep-
table, cette base initiale était donc déjà favorable à
la composante salaires. Mais le souci de protéger les
                                                           A    u total, pour d’excellentes raisons, le gouverne-
                                                                ment a pris des décisions qui aggravaient les
                                                           transferts de charge, qu’il avait par ailleurs sous-
industries de main-d’œuvre a poussé la part des            estimés. De son côté, l’Administration a laissé faire –
salaires à la baisse : de 50 % dans le projet de 1974      alors qu’elle aurait pu dramatiser pour emporter la
on est passé à 25 % dans celui de 1975, puis à 20 %        décision – pour deux raisons :
dans le texte définitif, et ultérieurement à 18 %, en
attendant la disparition totale de cette composante.       – elle souhaitait la réforme, à la fois parce que la
Ce qui a entraîné – puisqu’il s’agit d’un impôt de         patente devenait ingérable et parce que les relations
répartition – un important transfert de charge sur         avec la mouvance CID-UNATI étaient préoccupantes ;
les industries utilisant beaucoup de matériels.
                                                           – elle sous-estimait le caractère insupportable des
D’autre part, les simulations ayant montré une baisse      hausses : connaissant mal le monde de l’entreprise,
insuffisante pour les entrepreneurs individuels, le        les fonctionnaires n’ont pris en considération que le
projet de 1975 a retiré le bénéfice des bases.Voulue       niveau absolu d’imposition – souvent, les hausses
par le gouvernement pour des raisons politiques            de 300 ou 400 % portaient sur des patentes très
(la réforme de la TP visait largement à calmer les         faibles – et n’ont pas senti que la variation d’une
« poujadistes » du CID-UNATI) , cette disparition du       année sur l’autre est un paramètre important dans
bénéfice a été aussi soutenue par la Direction             la gestion à court terme, lorsque la concurrence
générale des impôts, qui craignait que la taxation du      est rude. Ils n’ont pas anticipé non plus le fait que,
bénéfice à la TP ne rende plus difficile la négociation    par principe, une hausse de 400 % allait être
des forfaits pour l’impôt sur le revenu. Cette mesure      considérée par les hommes politiques et les médias
a eu deux conséquences : une aggravation des trans-        comme une aberration, quel que soit le niveau de
ferts, surtout au détriment des industriels présents       départ.
dans des petites communes, et une aggravation de la
charge des entreprises déficitaires, qui ont eu            Il faut dire enfin que bien des problèmes de l’époque
évidemment plus de mal à y faire face.                     étaient insolubles parce qu’il fallait rester dans un
                                                           jeu à somme nulle, sans que l’Etat mette un sou.
Les mesures transitoires. L’Administration avait           Ce n’est qu’après la « catastrophe » de fin 1976
l’intention de proposer le même mécanisme que              que le Budget a ouvert sa cassette.
pour la taxe d’habitation en 1974 : un étalement des
hausses et des baisses sur cinq ans. Le mécanisme          Il reste que cette triste aventure a laissé des traces
finalement retenu a été assez différent :                  durables :

– pour que les deux étalements (taxe d’habitation          – l’Administration a beaucoup perdu de sa crédibilité
et taxe professionnelle) se terminent en même              auprès des gouvernements et des parlementaires, ce
temps en 1978, le gouvernement a souhaité                  qui a aggravé le glissement d’influence des directions
raccourcir celui de la TP à trois ans. Bien que            vers les cabinets des ministres ;
consciente des problèmes de transfert de charge,           – en matière de fiscalité locale, une bonne réforme            Sociétal
l’Administration n’a pas protesté car elle pensait         est devenue une réforme sans transferts de charge,
                                                                                                                            N° 33
déjà au coup suivant : le vote d’un taux unique            ce qui explique l’immobilisme actuel ;
pour tous les impôts locaux dès 1978, qui                  – l’Etat est devenu le plus gros contribuable local, au   3e   trimestre
supposait que les dispositifs transitoires soient          travers de tous les mécanismes de prise en charge                 2001
achevés ;                                                  qui se sont empilés.                             M.T.

                                                                                                                              65
Vous pouvez aussi lire