DES OBJECTIFS ROYAUX ? SOUVERAINS - ET PHOTOGRAPHES DE COUR EN ASIE AU XIXE SIÈCLE - DEVISU
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Photographica no 3 – 2021 DES OBJECTIFS ROYAUX ? Souverains et photographes de cour en Asie au xixe siècle Annabelle Lacour
Annabelle Lacour – Des objectifs royaux ? Les premières décennies de la photographie en dehors de l’Europe et des États- Unis ont longtemps été analysées exclusivement à la lumière de l’histoire occidentale, de ses archives et de ses collections. Si l’historiographie a de fait mis en évidence la conquête visuelle du monde par les sociétés industrielles occidentales, elle a eu tendance à invisibiliser les pratiques locales de la photographie dans la deuxième moitié du xixe siècle, mais aussi les facteurs locaux de son adoption précoce dans certaines régions du monde1. Les sources attestant de ces pratiques sont plus difficiles à localiser, moins accessibles aux historiens occidentaux en raison de leur situation géographique, du lieu de leur conservation et de la langue qui leur est associée. Des chercheurs proposent, depuis plusieurs années, des pistes de réflexion stimulantes pour sortir d’une histoire de la photographie envisagée uniquement comme le transfert mécanique d’une technologie européenne, et portent leur attention sur la dissémination globale du médium et sur son appropriation locale2, en proposant autant d’histoires alternatives au récit européocentré dominant3. Des travaux ont par exemple mis en lumière la manière dont les populations en Inde, au Japon et en Iran en particulier ont adopté ou adapté la pratique, inventé d’autres formes d’images, en retraçant les liens avec les traditions visuelles locales ou les conventions sociales et culturelles qui ont pu régir les poses et les postures4. La recherche actuelle tend à sortir de l’opposition essentialiste entre photographes européens et autochtones, qui passe sous silence les enjeux liés aux contextes culturels et sociaux, aux attentes de la clientèle, aux situations opératoires, mais aussi aux déplacements des praticiens, des consommateurs et des objets eux-mêmes5. Dépasser cette opposition permet de prendre en compte les influences et les impacts des Européens sur les photographes locaux, et réciproquement. Pour ce faire, nous proposons de penser la localité, ce qui revient à interroger l’expérience locale de la photographie dans toute sa complexité, en identifiant des problématiques, des perceptions et des pratiques en lien avec le local plutôt qu’en relation avec l’Europe. La localité invite à appréhender la pluralité des producteurs, des consommateurs et des commanditaires, ces derniers pouvant influencer la manière même de concevoir les images. En ce sens, la question du pouvoir qui entoure le médium est essentielle. 1 Cette remarque a notamment été soulevée dans Dans cette perspective, cet article propose d’étudier le phénomène de la le cas de la photographie dans le Moyen-Orient. Voir Ritter commande ou du mécénat, par des souverains asiatiques particulièrement prescripteurs et Scheiwiller (eds) 2018 ; de la photographie, moteurs locaux de son activité, voire de son implantation au xixe siècle. Brusius 2015, p. 58-79. 2 Voir Pinney et Peterson Le médium est arrivé en Asie par de multiples voies. L’ouverture de routes maritimes 2003 ; Sheehan 2015. 3 Voir notamment les accompagne sa dissémination sur le continent et l’émergence de studios commerciaux dans travaux d’Erin Haney sur l’histoire de la photographie les grands ports où accostaient les steamers venus d’Europe et d’Amérique. Parallèlement, en Gold Coast (2012) et ceux dans différentes parties de cette vaste région du monde, la royauté a soutenu activement de Terry Bennett sur les premiers photographes locaux la photographie à ses débuts. L’engouement de certains dirigeants pour ce médium a pu en Chine (2013). 4 Sur la photographie favoriser son introduction ou son essor local. Nous nous intéressons ici à cette dynamique peinte en Inde, voir Alkazi particulière parmi les multiples voies de diffusion, dans une optique d’« histoire-monde » et al. 2013 ; sur l’usage de l’ambrotype au Japon dans de la photographie. La deuxième moitié du xixe siècle voit en effet se dessiner, non pas un les années 1860, voir Estèbe 2006. mouvement unique et linéaire de l’Europe vers le reste du monde, mais des trajectoires 5 Voir notamment Ritter 2018, p. 11-26 ; Pinney 1997, multidirectionnelles. Comme l’ont justement remarqué les historiens Pierre Singaravélou et p. 93. Sylvain Venayre, nous avons sans doute « surestimé, depuis un siècle et demi, les capacités 6 Venayre et Singaravélou 2017, p. 17. de domination planétaire des grandes puissances européennes6 ». Si « l’Europe n’eut 73
Photographica no 3 – 2021 ni le monopole de l’expansion coloniale ni celui des migrations globales7 », comment la photographie a-t-elle pu se trouver impliquée dans d’autres dynamiques géopolitiques et de constructions identitaires ? En croisant plusieurs figures de souverains en Asie susceptibles de nourrir l’écriture d’une histoire plurielle du médium, nous proposons d’interroger leur rôle en tant que mécènes dans l’essor de la photographie. Les cours royales de l’Iran Qajar, du royaume de Siam et les États princiers de Java ont été parmi les premiers à rechercher des professionnels, à former des membres de l’élite locale au nouveau médium et à nommer des photographes officiels à la cour. Face aux Européens braquant de toute part leurs objectifs, comment ces dirigeants s’en sont-ils emparés pour contrôler leur image, aspirant à une autoreprésentation de leur pouvoir et de leur État ? La curiosité pour ce nouveau passe-temps semble se muer rapidement en une politique consciente de l’image. Les travaux d’Estelle Sohier ont montré comment la photographie est devenue sous le règne de Ménélik II (r. 1889-1913), roi des rois d’Éthiopie, un véritable instrument du pouvoir8. Les portraits de ce dernier incarnaient la souveraineté et l’indépendance politiques, au moment où la colonisation gagnait l’ensemble de l’Afrique. Les souverains asiatiques étudiés ici ont- ils considéré la force symbolique de l’image photographique à un moment où l’expansion européenne progressait sur leur continent ? Cet intérêt pour le rôle joué par les cours royales asiatiques dans les premières décennies de la photographie a débuté dans le cadre de recherches menées pour l’exposition « Ouvrir l’album du monde, Photographie 1842-1896 » présentée au Louvre Abu Dhabi en 20199. La manifestation, qui s’intéressait aux débuts du médium en dehors de l’Europe, tentait de mieux en comprendre la géographie, les histoires régionales, les pratiques locales, et cherchait à connecter différents espaces ainsi qu’à observer des phénomènes communs dans diverses parties du monde. Ce projet avait pour point de départ les images rassemblées dans la collection historique du musée du quai Branly- Jacques-Chirac, qui sont majoritairement le produit d’un regard européen sur le monde. Penser une histoire de la photographie décentrée à partir d’une telle source relève du défi et nécessite d’interroger constamment les images absentes, invisibles ou moins accessibles en regard de celles connues, numérisées, exposées ou publiées. Les contributions récentes d’historiens en différents points du globe ont fait émerger des collections, des photographes, des personnalités clés, et ont été indispensables au cours des recherches menées dans le cadre de l’exposition pour tenter de rééquilibrer une perception parcellaire de la cartographie du médium. 7 Ibid. Cet article de synthèse, dont l’ambition est avant tout d’esquisser et d’interroger 8 Sohier 2012. 9 Exposition « Ouvrir un phénomène plutôt que de développer chacun des cas étudiés, est aussi tributaire de cette l’album du monde, Photographie 1842-1896 » géographie contemporaine des sources. Nous nous proposons de croiser des histoires et des sous le commissariat de objets, en mettant en avant certaines collections moins connues et peu reproduites dans les Christine Barthe, présentée au Louvre Abu Dhabi du publications européennes. Ce faisant, il s’agira d’examiner la manière dont la photographie a 25 avril au 13 juillet 2019. Voir Barthe (dir.) 2019. Nous été comprise, pratiquée, diffusée, collectionnée, en tant qu’outil de communication culturel poursuivons actuellement et politique par ces souverains, et non simplement en tant que processus de transfert d’une les recherches commencées en 2016 dans ce cadre. technologie coloniale. 74
Annabelle Lacour – Des objectifs royaux ? UN ENGOUEMENT ROYAL POUR LA PHOTOGRAPHIE Dans la deuxième moitié du xixe siècle, les tensions politiques en Asie s’intensifiaient à mesure que l’expansion coloniale européenne progressait en Inde, en Insulinde, en Chine puis en Cochinchine. La Grande-Bretagne étendait ses territoires coloniaux de l’Inde à la Birmanie et la France étirait l’empire indochinois dans la région du haut Mékong au Laos. Amputée de plusieurs régions, le Siam souffrait de ces empiétements et tentait d’équilibrer sa position géopolitique avec celle des deux puissances européennes. L’Iran, gouverné depuis Téhéran par les Chah Qajar (1785-1925), voyait sa situation géographique stratégique – un espace entre l’Europe et l’Asie, et une voie possible vers l’Inde – attirer les intérêts de la Russie et la Grande-Bretagne, entraînant une rivalité intense entre ces deux empires. Dans l’archipel indonésien, les Pays-Bas renforçaient leur emprise. Avec la progression de la colonisation, les contacts des royaumes et des États indépendants avec le Vieux Continent s’intensifièrent par l’intermédiaire des voyageurs étrangers, des échanges commerciaux et d’une présence européenne accrue dans les pays voisins. L’introduction de la photographie se fit dans ce contexte de profonds bouleversements des rapports entre l’Europe et le reste du monde qui influèrent sur l’imaginaire et la connaissance. Elle fut aussi contemporaine des mutations concernant les transports, l’industrie et les sciences. Les souverains extra-européens se trouvèrent rapidement impliqués dans les premières expériences photographiques sur leur territoire. Des récits de voyageurs européens relatent, parfois avec une certaine emphase, les premiers essais ou démonstrations du daguerréotype sous le regard intrigué du dirigeant local. Si l’engouement de souverains pour la photographie est attesté dans différentes régions du monde, elle donna lieu à une production exceptionnelle en Asie. Pourtant, l’arrivée de la technologie, ou la capacité à manœuvrer la chambre photographique, ne suffisaient pas à susciter le désir de photographier ou d’être photographié. Dans les cours asiatiques, les démonstrations du nouveau médium par des Européens furent récurrentes, les chambres présentées ou offertes aux souverains nombreuses, les équipements et produits chimiques rapidement disponibles. Toutefois, ce développement technique ne suscita pas toujours une adoption immédiate du médium, dont la compréhension nécessitait un effort culturel10, mais aussi un désir de s’en emparer. L’introduction et la réception de la photographie dans le monde pouvaient être liées aux relations que chaque pays entretenait avec l’Europe, aux rapports de la société aux images, mais également au contexte particulier dans lequel la technologie fut employée à ses débuts. Les premières confrontations avec l’appareil purent provoquer chez certains souverains crainte, perplexité ou méfiance, en raison de croyances religieuses, ou bien parce que le médium symbolisait, en tant qu’instrument venu d’Europe, l’ingérence étrangère. Au Siam, où la tradition du portrait royal n’existait pas contrairement à d’autres pays d’Asie, le roi Jessadabodindra (Rama III, r. 1824-1851) ne manifesta guère d’intérêt lors de la présentation du premier appareil à daguerréotyper en 1845, par Jean-Baptiste Pallegoix et Jean-Baptiste Larnaudie, pères des Missions étrangères de Paris. Les historiens ont pu 10 Cette remarque a associer cette réticence à une superstition liée à la prise de vue11, mais également au rejet notamment été soulevée pour le contexte asiatique dans plus général du roi à l’égard de toutes les innovations européennes12. À l’inverse, certains Clark 1998, p. 146. souverains furent à l’origine même de son introduction à la cour. Dans l’Iran Qajar, c’est 11 Utama 2016. 12 Veal 2013. à la demande officielle du souverain Mohammad Chah (r. 1834-1848) que deux chambres 75
Photographica no 3 – 2021 daguerriennes furent envoyées dès 1842 à la cour royale de Téhéran, par la reine Victoria d’Angleterre et le tsar Nicolas Ier de Russie13. Les premiers daguerréotypes, réalisés en décembre 1842 par le jeune diplomate russe Nicolai Pavlov, figèrent les traits du chah et son entourage. Deux ans plus tard, le français Jules Richard réalisa plusieurs portraits de la famille royale14. Le seul daguerréotype aujourd’hui connu de Richard est conservé au musée d’Orsay [Fig. 1]. En Indonésie, le daguerréotypiste itinérant suédois Cesar Düben a relaté dans son récit de voyage ses séances photographiques dans l’enceinte du kraton (palais) de Yogyakarta en 1857. Le sultan Hamengkubuwono VI (r. 1855-1877) lui aurait enjoint de former un membre de la cour au nouveau médium15. Le sultanat était alors sous contrôle néerlandais, et comme beaucoup de souverains autochtones, face à la menace des visées coloniales, Hamengkubuwono VI perçut le potentiel de la photographie, comme outil de représentation du pouvoir. L’engouement des monarques pour le médium s’accompagnait généralement d’une curiosité intellectuelle pour les nouvelles technologies occidentales, d’un intérêt pour les sciences et d’une certaine ouverture sur l’Europe. C’est le cas par exemple de Naser al- Din Chah (r. 1848-1896) en Iran et du roi Mongkut en Thaïlande (Rama IV, r. 1851-1868). Dès l’origine néanmoins, cet enthousiasme dépassa la simple fascination pour des images d’un nouveau genre, et se mêla rapidement au désir plus politique d’atteindre une position d’égalité visuelle avec les dirigeants européens. Les possibilités de produire et de diffuser une représentation royale allaient sous-tendre les efforts entrepris pour développer l’activité photographique. Ces souverains s’attachèrent ainsi à réunir les conditions favorables à l’essor de la pratique en important des matériaux, des équipements, et en nommant des photographes à leur cour, conscients du profit qu’ils pourraient tirer du médium dans un contexte sociopolitique caractérisé par la nécessité de réaffirmer leur pouvoir face aux visées coloniales européennes, aux rébellions internes et aux menaces voisines. PHOTOGRAPHIE ET MÉCÉNAT ROYAL EN IRAN La photographie prend un essor exceptionnel en Iran sous le règne de Naser al-Din Chah. Homme cultivé, défenseur des arts, ouvert sur l’Europe, le monarque était fasciné par cette nouvelle technologie et les possibilités qu’elle lui offrait comme 13 Sur l’introduction de la instrument potentiel du pouvoir. Il rassembla sous son règne une collection exceptionnelle, photographie en Iran, voir aujourd’hui conservée au palais du Golestan à Téhéran. Devenu progressivement accessible Adle et Zoka 1983 ; Afshar 1983, p. 7. aux chercheurs après la révolution iranienne en 1979, ce fonds témoigne de l’activité 14 Adle et Zoka 1983. 15 Cesar Düben, Reseminnen photographique intense dans l’Iran Qajar à partir de la fin de la décennie 1850. Les fran Sodra och Norra Amerika, Asien och Africa. Stockolm : historiens iraniens Iraj Afshar, Charyar Adle et Yahya Zoka ont publié dans les années 1980 CE Fritzes, 1886, p. 186. Cité les travaux fondateurs sur l’histoire de la photographie iranienne au xixe siècle16. Depuis dans Bennett 2009, p. 25. 16 Afshar 1983 ; Adle et Zoka une dizaine d’années, les recherches de Mohammad Reza Tahmasbpour mettent plus 1983. 17 Voir notamment particulièrement en évidence son essor à la cour sous le règne de Naser al-Din17. Tahmasbpour 2013b ; Pérez L’enthousiasme de ce dernier pour le nouveau médium trouve certainement son González et Sheikh 2015 ; Tahmasbpour 2018 ; Pérez origine dans la tradition du portrait royal, principal outil visuel pour dépeindre le pouvoir González et Tahmasbpour 2019 ; Pérez González 2019. des monarques18. Dans le domaine de la photographie, Naser al-Din fut un mécène 18 Brusius 2015. 19 L’introduction de la particulièrement important par la diversité des actions qu’il mena. En 1858, il établit l’Atelier photographie en Iran est royal de photographie dans l’enceinte du palais du Golestan, premier studio officiel en Iran, attestée grâce aux mémoires et chroniques de cour. et promut l’enseignement de la technique au sein du Dar ol-Fonoun19. Cet établissement, 76
Annabelle Lacour – Des objectifs royaux ? Fig. 1 Jules Richard, Portrait d’un dignitaire persan, Téhéran (?) en 1848. Daguerréotype, 6,9 × 8,7 cm. Paris, musée d’Orsay © photo musée d’Orsay / rmn. 77
Photographica no 3 – 2021 inspiré des écoles polytechniques européennes, proposait à ses élèves une solide formation scientifique et militaire qui comportait la pratique de la photographie au même titre que d’autres disciplines. Plusieurs photographes européens enseignèrent à la cour et au Dar ol-Fonoun, dont le français Francis Carlhian à partir de 1858, qui fut à l’origine de l’introduction du collodion humide en Iran. D’autres ont opéré au cours de missions à travers le pays et contribuèrent à nourrir l’appétit royal pour la photographie. Un album conservé au Musée national des arts asiatiques - Guimet ayant appartenu au colonel Victor François Brongniart, chef de la mission française en Iran entre 1858 et 1861, réunit un portrait du chah par Carlhian en 1860, des miniatures persanes [Fig. 2] et des vues de monuments et sites archéologiques prises par les italiens Luigi Pesce et Antonio Gianuzzi. Des tirages de Pesce sont également présents dans les collections de la Bibliothèque nationale de France. Ces photographes européens jouèrent un rôle important dans l’essor précoce du médium en Iran et l’adoption de codes visuels occidentaux. Toutefois, comme le remarque Carmen Pérez González, « la majorité des publications en Occident sur la photographie du xixe siècle en Iran porte sur l’œuvre de photographes occidentaux20 », au détriment de leurs homologues iraniens pourtant prolifiques, mais dont les témoignages se font plus rares dans les collections occidentales21. En 2012, Carmen Pérez González note qu’il y avait en effet environ une centaine de photographes iraniens actifs dans la deuxième moitié du xixe siècle, contre une trentaine d’occidentaux. Les photographes européens en Iran n’agissent pas seuls mais profitent d’un climat favorable à l’égard du médium. Naser al-Din importa ainsi de nouvelles technologies et encouragea la traduction en persan de nombreux manuels techniques et écrits sur la photographie, qui furent bientôt suivis de textes d’intellectuels iraniens discutant des aspects scientifiques, philosophiques, artistiques et religieux associés au médium22. L’engouement personnel du chah, la publication de traités et la présence de photographes européens favorisèrent une certaine légitimité de l’image photographique et ouvrirent la voie à sa propagation, et à son enracinement durable, dans un pays où les considérations religieuses auraient pu empêcher ou freiner son adoption23. 20 « most of the Carlhian forma au procédé du collodion le chah et, à la demande de ce publications in the West on nineteenth-century dernier, le fils d’un courtisan, Aqa Reza Iqbal al-Saltaneh (1843-1889). Tous deux photography in Iran deal expérimentèrent avec enthousiasme différentes techniques à la cour et élaborèrent des with the work of Western photographers », Pérez mises en scène, parfois teintées d’humour [Fig. 3]. Aqa Reza fut le premier à recevoir González 2012, p. 20, nous traduisons. le titre de photographe de cour (Akkasbashi) en 1863 ; il accompagnait le chah au cours 21 Ibid. 22 Tahmasbpour 2018. de ses expéditions à l’intérieur et en dehors de l’Iran, et forma à son tour la première Iraj Afshar (1983) et Yahya génération de photographes iraniens. D’autres après lui reçurent le titre d’Akkasbashi Zoka (1997) incluent dans leurs ouvrages certaines sous le long règne de Naser al-Din puis de son successeur Mozaffaredin Chah (r. 1896- publications pionnières en Iran dont deux manuscrits : 1907). La Kimia Foudation à Los Angeles conserve un ensemble remarquable de vues Qava’ed-e ‘aks va telegraf stéréoscopiques d’Aqa Reza, dit désormais Reza Akkasbashi, dont une image de la (Principes de la photographie et du télégraphe, 1880) et Aksiyeh- lune photographiée en 1864 [Fig. 4] à Shahrestanak24. À Paris, les fonds de la Société ye hashriyeh (Photographie pour tous, 1889). de géographie renferment quelques tirages légendés en persan, qui sont sans doute 23 Pérez González et Sheikh 2013, p. 2. l’œuvre d’un photographe de cour iranien. Mais la grande majorité de la production de 24 Pérez Gonzalez et la dynastie Qajar se trouve aujourd’hui dans les collections exceptionnelles du palais du Tahmasbpour 2019, p. 46-65. 25 Nabipour et Sheikh 2018. Golestan25: 1 040 albums, contenant près de 42 000 photographies. 78
Fig. 2 Francis Carlhian, Nâser-ed-din Shah 1860, Le Shah de Perse. Un Autographe de S.M. En Mai 1859 approuvant un ordre me Concernant Comme Chef de la mission militaire. Carlhian 1860, Perse, 1860. Album de style qajar sur la Perse, tirages sur papier salé et deux miniatures persanes, 26,2 × 31,2 cm. Paris, Musée national des arts asiatiques - Guimet, AP11186 / rmn. Fig. 3 Reza Akkasbashi [Aqa Reza Iqbal al-Saltaneh], Naser al-Din Shah et ses courtisans photographiés dans l’Atelier Royal. Tirage sur papier albuminé, album 188, no 1, 1864. Téhéran, Archives du palais du Golestan. 79
Photographica no 3 – 2021 Fig. 4 Reza Akkasbashi [Aqa Reza Iqbal al-Saltaneh], La lune photographiée à Shahrestanak, 1864. Vue stéréoscopique. Los Angeles, Kimia Foundation. 80
Annabelle Lacour – Des objectifs royaux ? Si l’intérêt de Naser al-Din fut déterminant dans l’institutionnalisation de la photographie à la cour, le médium représentait également pour le chah un passe-temps de prédilection26. Il photographia notamment les femmes de son harem, parmi lesquelles Anis al-Dowleh (1840-1897) et Amineh Aqdas (?-1893) qui participaient activement à l’élaboration des mises en scène27 [Fig. 5]. Le monarque réalisa aussi des portraits des enfants de la cour, enregistra des scènes quotidiennes du palais et réalisa de nombreux autoportraits. Ces images, réservées à la sphère privée, offrent une facette intime de la vie à la cour et dévoilent dans le même temps le fait que la photographie n’était pas seulement un instrument politique pour Naser al-Din mais également un moyen d’expression individuelle28. Les conditions de l’arrivée du médium en Iran expliquent sans doute le caractère original et hybride du langage photographique à ses débuts. La production iranienne entre 1860 et 1880 mêle, parfois dans une même image, éléments de l’iconographie occidentale et réminiscence de la culture visuelle locale, notamment des miniatures persanes29. L’analyse conduite par Carmen Pérez González, à partir d’un corpus de cinq mille portraits provenant majoritairement de collections iraniennes institutionnelles et privées, a mis en évidence les principales caractéristiques visuelles de la photographie de ce pays, parmi lesquelles le sens de lecture, son organisation de droite à gauche et l’insertion de textes poétiques dans l’image30. Le recours à l’album, l’arrangement particulier des photographies à l’intérieur de celui-ci [voir Fig. 5 ] et l’ornementation des marges décoratives ont pu être rattachés à la tradition persane des albums muraqqa’, qui compilaient calligraphies, dessins et peinture31. La mise en scène du corps des modèles oscille quant à elle entre postures traditionnelles dérivées de l’iconographie persane – comme la position à genoux – et gestuelle, mais aussi éléments de mobilier ou décor empruntés aux codes visuels européens, comme c’est le cas dans les portraits de notables réalisés par Reza Akkasbashi, où le fond peint représente parfois une maison victorienne. À partir des années 1870, la photographie cesse d’être l’apanage exclusif du monarque et de la famille royale pour se répandre à travers l’Iran, touchant en premier 26 Voir Tahmasbpour lieu l’élite sociale, les commerçants fortunés et les hauts fonctionnaires. Pour satisfaire 2013b. La majorité des photographies dont il est une attente de la population, le chah ordonna à Reza Akkasbashi d’ouvrir le premier studio l’auteur – qui comprennent souvent des commentaires public à Téhéran en 1868. Ce dernier en confia la gestion à l’un de ses élèves, ‘Abbas-Ali Baik écrits – furent compilées en (actif à partir de 1863)32. Témoignant d’une expansion de ces commerces, le secrétaire de albums, conservés au palais du Golestan. Voir Nabipour et cour E’Temâd al-Saltaneh écrit en 1888-1889 qu’il est difficile d’évaluer le nombre d’ateliers Sheikh 2018. 27 Au sujet des photographiques actifs à Téhéran et dans les principales villes du pays : Tabriz, Ispahan, photographies des femmes du chah, voir Scheiwiller Mashad, Shira, Bushahr, Yazd, Kerman et Rasht33. L’Iran n’était toutefois pas sur l’itinéraire 2013 ; Nameghi et Sattari des steamers et échappa en grande partie à une production commerciale à destination des 2018. 28 Brusius 2015. touristes et des Européens de passage34, au profit d’un marché presque exclusivement 29 Pérez-González 2012. 30 Pérez González 2018. iranien. Ailleurs en Asie, les photographes appelés à la cour alternaient bien souvent 31 Diba 2013, p. 89. 32 Pérez González 2012, p. 35. commande royale et activité commerciale visant une clientèle à la fois locale et étrangère. 33 E’Temâd al-Saltaneh, « Propagation de la science et de la pratique ÊTRE PHOTOGRAPHE DE COUR EN ASIE photographique », 1306/1888- 1889. Cité dans Adle et Zoka Le titre honorifique de photographe de cour octroyé par les empires du 1983, p. 251. 34 À l’exception presque xixe siècle et les cours royales à travers le monde est à la fois révélateur d’une politique exclusive du photographe de l’image et d’une reconnaissance du statut et de la profession. Ce titre donnait un Antoine Sevruguin (c. 1851- 1933). nouvel élan à la carrière des photographes, qui pour beaucoup le considéraient comme 81
Photographica no 3 – 2021 Fig. 5 Naser al-Din Chah, Autoportrait et portrait de femmes. Page d’album annoté par Naser al-Din Chah, album 289, no 4, 1864-1879. Téhéran, Archives du palais de Golestan. 82
Annabelle Lacour – Des objectifs royaux ? le sommet de leur trajectoire et prenaient soin d’indiquer cette distinction dans leur publicité commerciale. Comme la reine Victoria, Dom Pedro II (r. 1831-1889), second et dernier empereur du Brésil, honore les professionnels les plus talentueux du titre de « Photographe de la Maison Impériale » à partir de 1851, favorisant considérablement l’essor de la photographie dans le pays. En France, les frères Mayer, Louis Frédéric et Ernest Léopold, et Pierre Louis Pierson devinrent photographes de l’empereur Napoléon III en juillet 1862, réalisant de nombreux portraits de la famille impériale. Dans l’Empire ottoman, les frères Abdullah – Vichen (1820-1902), Hovsep (1830-1908) et Kevork (1839-1918) – furent nommés photographes de cour auprès des sultans Abdülaziz (r. 1861-1876), Mourad V (r. 1876) et Abdülhamid II (r. 1876-1909)35. Ce statut privilégié les autorisait à imprimer au format carte de visite les portraits du sultan (tugra) et de la famille impériale, avantage commercial non négligeable. Leur panorama d’Istanbul pris depuis la tour Beyazit en 1865 suscita par ailleurs l’intérêt du public à l’Exposition universelle de 1867 à Paris. En Asie, le cas le plus célèbre est certainement le photographe indien Lala Deen Dayal (1844-1905), qui alterna toute sa carrière entre mécénat princier et commande d’officiers coloniaux. Le nizam d’Hyderabad lui décerna le titre de photographe officiel à partir de 1884, ce qui contribua à sa renommée internationale. Ici comme ailleurs, la distinction constituait un honneur prestigieux, une reconnaissance de la prouesse de son récipiendaire qui avait su remporter la confiance du souverain. Il y avait donc sans doute un avantage à être un photographe autochtone pour être nommé à cette fonction, même si dans les faits de nombreux Européens reçurent ce titre. Au Siam, le roi Mongkut et son successeur Chulalongkorn (Rama V, r. 1868-1910) employèrent en effet majoritairement des étrangers à la cour, à l’exception néanmoins du thaïlandais Francis Chit (1830-1891). Chit et le javanais Kassian Cephas (1845-1912) sont certainement les deux photographes de cour autochtones les plus importants en Asie du Sud-Est au xixe siècle. Le premier reçut ce titre sous Rama IV et Rama V, et le deuxième fut le photographe officiel du sultanat de Yogyakarta à Java. Leur parcours est révélateur de la manière dont ils ont su combiner une carrière commerciale avec leurs fonctions à la cour. Chit Chitrakani (Chitrakhanee), qui avait adopté le nom de Francis Chit après sa conversion au christianisme36, ouvrit en 1863 son studio dans une « maison flottante » sur le canal dans le quartier de Kudi à Bangkok, en face de l’église Santa Cruz. Il y recevait une clientèle européenne et thaïlandaise, et commercialisait des images de la royauté. Pour garantir le succès de son commerce auprès des étrangers, il choisissait des sujets attractifs aux yeux des touristes de passage : il se rendit ainsi célèbre en 1864 grâce à la réalisation spectaculaire d’un panorama de Bangkok composé de six tirages, qui démontrait une grande prouesse et venait concurrencer les réalisations des plus grands studios européens contemporains [Fig. 6]. Sans doute la renommée ainsi acquise attira l’attention du roi Mongkut qui lui décerna en 1866 le titre de Khoon Soondr Sadis Lacks (Officier de la belle image). Chit s’empressa d’apposer ses nouvelles fonctions prestigieuses de « Photographe de Sa Majesté le Roi du Siam » au dos de ses cartes de visite. Il conserva ce titre sous le 35 Voir Sheehi 2016. règne du roi Chulalongkorn dont il documenta le deuxième couronnement en 1873 ainsi 36 Au sujet de Francis Chit, que des événements officiels du prince héritier Vajirunhis, dont son investiture en 1886 et voir Newton 2017 et Bautze 2016. son neuvième anniversaire en 1887 [Fig. 7]. 83
Photographica no 3 – 2021 Fig. 6 Francis Chit, Panorama de Bangkok, la rivière Chao Phraya et l’île de Rattanakosin, depuis le Prang de Wat Arun, c. 1866-1867. Panorama de six tirages. Tirages albuminés, d’après négatifs verre, 18,8 × 140 cm. Collection Serge Kakou. Fig. 7 Francis Chit, Le roi Chulalongkorn (Rama V) et son fils, le prince héritier Maha Vajirunhis lors d’une cérémonie marquant son neuvième anniversaire, Bangkok, 1887. Tirage sur papier albuminé, 27,5 × 21,5 cm. Canberra, National Gallery of Australia, NGA 2006.662 / Bridgeman Images 84
Annabelle Lacour – Des objectifs royaux ? Fig. 8 Kassian Cephas, Autoportrait, temple de Mendut, Java. Tirage sur papier albuminé. Université de Leyde, KITLV 40199. 85
Photographica no 3 – 2021 Dans les Indes néerlandaises, Cephas, qui occupait un poste administratif au sein du kraton, apprit les rudiments du médium vers 1867 auprès de Wilhelm Camerik, militaire néerlandais et photographe de cour auprès du sultan Hamengkubuwono VI37. Cephas inaugura son studio en 1871 dans le quartier résidentiel européen de Loji Kecil, et succéda à Camerik comme « Photographe du Sultan », titre qu’il fit également figurer dans ses publicités. La réussite de son commerce lui valut une reconnaissance et un certain statut au sein d’une classe moyenne émergente. Converti au christianisme, membre de la loge maçonnique de Mataram à partir de 1892, Cephas parvint à évoluer habilement entre les exigences d’une clientèle javanaise et européenne. Il réalisa des portraits de la famille royale et de l’aristocratie javanaise (priyayi), alors fortement fragilisée par la présence coloniale. Comme photographe officiel du sultanat, Cephas a également immortalisé les interactions des membres de la cour avec les officiers coloniaux et les visiteurs étrangers, rendant ainsi compte des échanges et rencontres diplomatiques. En 1896, il photographia ainsi la visite du roi de Siam Chulalongkorn à Jogjakarta38. Cephas doit néanmoins l’essentiel de sa notoriété au travail qu’il entreprit sur les sites archéologiques javanais dans les années 1880 et 1890. Il collabora avec le physicien néerlandais au service du sultan, Isaac Groneman, archéologue et ethnographe amateur, fondateur de l’Union archéologique (Archaeologische Vereeniging). À l’instar des autres puissances coloniales européennes, la politique impérialiste néerlandaise encouragea le développement des missions archéologiques dans le centre de Java. La photographie fut associée à cette entreprise en tant qu’outil de description, avec comme objectif sous-jacent d’accroître le rayonnement à l’international de l’image des Pays-Bas. En 1889-1890, Cephas se voit ainsi confier le reportage du temple hindou de Prambanan et, de fin 1890 à mi-1891, il réalisa cent soixante-quatre photographies des vestiges et des bas-reliefs excavés du temple de Borobudur. Ses images furent publiées par le Royal Netherlands Institute of Southeast Asian and Caribbean Studies (KITLV) à Leyde, qui conserve aujourd’hui la plus vaste collection de photographies de Cephas39. Ce dernier, reconnaissable à sa large moustache blanche, se place au milieu des antiquités et monuments javanais dans une trentaine d’images, légendées, datées et commercialisées par son studio40. Il figure ainsi appuyé contre un stupa du temple de Borobudur ou encore aux côtés du Bouddha dans le temple de Mendut [Fig. 8]. Cette présence récurrente et intentionnelle du photographe dans un vaste projet de documentation archéologique est sans équivalent dans les productions contemporaines en Asie et signe une œuvre énigmatique et majeure qui mérite encore d’être étudiée en profondeur. CIRCULATION DES ÉLITES ET DES IMAGES L’attrait qu’exerça le médium sur les souverains fut rapidement associé à sa possible circulation. Objet transportable et échangeable, bientôt reproductible, l’image photographique s’insérait parfaitement dans ce nouveau monde caractérisé par l’accélération des rencontres, des interactions transnationales. Les échanges, à travers les déplacements de personnes officielles, d’équipements, d’albums et de clichés, se faisaient 37 Au sujet de Kassian Cephas, voir Newton dans différentes directions et pas seulement depuis l’Europe. Les élites autochtones 2017 ; Cox 2014 ; Knapp 1999 ; Gillot 1981. circulaient aussi, lors de déplacements diplomatiques ou pour se former, et jouèrent un 38 Knapp 1999, p. 18. rôle majeur dans la construction de nouveaux imaginaires. Le roi de Siam Chulalongkorn 39 Voir Knapp 1999. 40 Voir Newton 2017. voyagea ainsi dans les Indes néerlandaises, mais également en Birmanie, en Inde, à 86
Annabelle Lacour – Des objectifs royaux ? Singapour, accompagné de son photographe de cour. Il fut photographié à Calcutta en 1872 par le studio W. F. Westfield aux côtés du vice-roi d’Inde, Richard Southwell Bourke, et à Bombay en février 1872 par le célèbre studio Bourne & Shepherd. Dans les collections françaises, de nombreux témoignages attestent de la présence de visiteurs étrangers à Paris. Depuis l’Iran, des élèves du Dar ol-Fonoum furent envoyés en Europe par Naser-al Din. Les photographes de cour Reza Akkasbashi et Abdollah Mirza Qajar (1850-1912) se formèrent ainsi en Europe aux nouvelles techniques et procédés les plus récents41. Le chah effectua lui-même trois voyages en Europe en 1873, 1878 et 1889, accompagné par Reza Akkasbashi pour les deux premiers. En 1873, il se fit portraiturer par Nadar à Paris et diffuse l’une de ces images au format carte de visite [Fig. 9 et 10]. La posture est confiante, le regard sévère et les regalia – le costume sophistiqué, l’épée richement décorée – représentent symboliquement la grandeur du monarque42. Cette rencontre avec Nadar, relatée dans le journal de voyage du chah, ne laissa pas ce dernier indifférent : « J’ai reçu Nadar, qui est un remarquable photographe parisien. Il a fait ma photographie. Précédemment il est très souvent monté en ballon, mais à présent il ne se livre plus à cette fantaisie et s’occupe de photographies. C’est un homme sympathique et corpulent43. » Pour sa part, Jacques Philippe Potteau photographia au sein du Muséum national d’histoire naturelle dans les années 1860 l’architecte du chah, Mohammad Taqui44 [Fig. 11]. Parmi les nombreux modèles étrangers passés devant son objectif, on compte également des membres de l’ambassade siamoise. Le roi de Siam Mongkut avait envoyé en effet une délégation à Napoléon III en 1861, qui défila également devant l’objectif de Nadar. Sur l’une des photographies figure 41 Tahmasbpour 2013a, le père missionnaire Larnaudie cité précédemment, l’introducteur du daguerréotype à p. 7-13. 42 Sur les portraits de Naser la cour de Bangkok en 1845, devenu depuis proche du souverain et interprète officiel45 al-Din Chah, voir Behdad [Fig. 12]. C’est lui qui forma à la technique du daguerréotype de jeunes Thaïlandais, 2016, p. 133-141. 43 Journal de voyage en Europe dont Khun Mot (1819-1896), ingénieur et métallurgiste, considéré comme le premier (1873) du shâh de Perse, traduit du persan, Arles, Actes Sud, photographe du Siam46. Plusieurs historiens ont rattaché l’intérêt du roi et de l’élite 2000, p. 195. pour le médium à la notion de Siwilai, qui désigne l’interprétation par la cour des idées 44 Je remercie Mohammad Reza Tahmasbpour et occidentales associées à la « civilisation »47. La signature du traité Bowring en 1855 Carmen Pérez González dont les recherches nous avec la Grande-Bretagne marqua le début de l’ouverture du pays au commerce avec les ont permis d’identifier qu’il s’agissait de l’architecte puissances occidentales, suivie de l’adoption par l’élite des idées, technologies et codes du roi. vestimentaires européens. Dans la continuité, Mongkut accéléra la production d’images 45 Sur Jean-Baptiste Larnaudie, voir Bautze 2016, à la cour et commanda des portraits royaux pour en faire des cadeaux diplomatiques. De p. 15-25. 46 Newton 2017, p. 84. Le façon significative, lorsqu’il fut photographié en 1865 par John Thomson, le roi choisit de célèbre photographe suisse Pierre Rossier l’aurait quant à se présenter en dirigeant moderne, vêtu de l’uniforme militaire à la française48 [Fig. 13]. lui instruit au procédé papier Mongkut reçut et échangea des portraits du pape Pie IX, de l’empereur Napoléon III, de la d’après une lettre de Fredor Jagor, dont un extrait est reine Victoria et du président américain James Buchanan49. L’abbé Larnaudie est l’auteur publié dans Bautze 2019. 47 Voir Woodhouse 2017 ; des daguerréotypes représentant le roi, la reine et leurs enfants envoyés à Victoria, conservés Veal 2013. au château de Windsor et à la Smithsonian Institution à Washington50, ainsi que d’un 48 Séance de prise de vue relatée par John Thomson : tirage rehaussé de couleur envoyé à Napoléon III, aujourd’hui présent dans les collections Thomson 1875, p. 93-94. 49 Newton 2017, p. 85. du musée national du château de Fontainebleau [Fig. 14]. 50 Sur l’attribution à l’abbé Larnaudie des daguerréotypes Dans leurs portraits, les souverains conçoivent la mise en scène et s’entourent envoyés aux dirigeants d’objets symboliques du pouvoir. Ces images incarnent ainsi la puissance politique, et étrangers, voir Bautze 2016, p. 15-16. donnent à voir l’autorité de personnalités éloignées géographiquement. La photographie 87
Photographica no 3 – 2021 Fig. 9 Atelier Nadar, Sa Majesté le shah de Perse. Tirage albuminé 14,5 × 10,5 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des estampes et de la photographie. Fig. 10 Atelier Nadar, Sa Majesté le shah de Perse. Tirage albuminé imprimé au format carte de visite. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des estampes et de la photographie. 88
Fig. 11 Jacques Philippe Potteau, Mohamed, âgé de 28 ans, né à Téhéran, en grand costume, Paris, années 1860. Tirage sur papier albuminé. Paris, musée du quai Branly-Jacques- Chirac, PP0024972 / rmn. 89
Photographica no 3 – 2021 permet dès lors aux souverains d’accéder au même régime représentationnel que les puissances coloniales et de véhiculer l’image de dirigeants modernes. Le médium s’insère dans des réseaux d’échanges transnationaux : les portraits royaux sont offerts aux gouverneurs locaux et internationaux. Ce phénomène était aussi visible dans les cours princières indiennes où les photographies de souverains étaient adressées aux autorités britanniques dans le but de consolider les relations avec ces dernières, face à la présence coloniale grandissante. En témoigne par exemple le daguerréotype du raja de Dhar, offert par ce dernier à la Compagnie anglaise des Indes orientales, conservé à la British Library51. En Chine, l’impératrice douairière Cixi (r. 1861-1908), de la dynastie Qing, s’intéressa à la photographie pour réhabiliter son image sévèrement entachée après les défaites militaires face aux puissances occidentales et au Japon, et surtout à l’issue de la révolte des Boxers, l’insurrection nationaliste chinoise de 190052. Réalisés pour l’essentiel entre 1903 et 1904, les clichés pris par un photographe amateur, Yu Xunling (1874-1943), sous le contrôle de l’impératrice, seront offerts comme cadeaux diplomatiques et diffusés à la population par le biais des studios implantés en Chine. La politique photographique des puissances extra-européennes ne se limitait toutefois pas au portrait. Les souverains étaient à l’origine de commandes visant à rassembler une documentation visuelle et à cerner l’étendue de leur territoire. Naser al-Din en Iran et le sultan ottoman Abdülhamid II, également défenseur enthousiaste du nouveau médium, commandèrent des expéditions photographiques et accumulèrent dans l’enceinte de leur palais des collections exceptionnelles constituant une véritable mémoire visuelle de leur empire. Des albums permettaient par exemple de cartographier visuellement leurs territoires, et ce faisant, de les relier au pouvoir central, réaffirmant leur autorité53. Certains albums furent également adressés comme cadeau diplomatique à l’étranger. L’historien turc Edhem Eldem note d’ailleurs que les recherches sur la collection photographique d’Abdhülamid II se sont souvent concentrées sur les cinquante et un volumes envoyés à Washington et Londres, numérisés et accessibles sur les catalogues en ligne de la Library of Congress et de la British Library54, et ce au détriment des collections restées sur place, conservées à la Bibliothèque centrale de l’université d’Istanbul. Or, en se cantonnant à l’analyse d’images pensées, choisies et compilées pour l’étranger, ces travaux ont pu donner une perception biaisée de cette immense production de quelque 33 000 photographies55. Les collections amassées par les souverains en Iran et dans l’Empire ottoman, 51 Pinney 2008, p. 31. aujourd’hui conservées au palais de Golestan à Téhéran et à la Bibliothèque centrale 52 Voir Cabos-Brullé 2020, p. 47 ; Hogge 2011. Voir aussi de l’université d’Istanbul, invitent à considérer ce que fut la politique photographique dans ce numéro, la rubrique « un numéro, une image ». à l’échelle locale. Les travaux menés sur ces fonds exhument de nouveaux corpus et 53 Catalogue en ligne de la renouvellent la connaissance de la production photographique dans ces régions, en mettant Library of Congress ; présentation de la collection sur le site de la Les figures régnantes dans les cours d’Asie ont été des moteurs de l’engouement British Library 54 Voir Eldem 2018. du monde, portés par des desseins autant idéologiques que politiques. Ces images 55 Voir notamment pour l’Iran Nabipour et Sheikh commanditées, offertes, collectionnées, offrent une documentation visuelle de ces pays vus 2018 et Helbig 2018 ; et pour à travers un objectif royal, et expriment les ambitions de pouvoir de dirigeants autochtones l’Empire ottoman Çelik et Eldem (eds) 2015. face à la domination croissante des puissances coloniales européennes. Ces exemples de 90
Annabelle Lacour – Des objectifs royaux ? Fig. 12 Atelier Nadar, Ambassade Siamoise. Sujets : Narong, Phra (1836?-18..), Navaï, Phra (1828?-18..) Rajikosa Thipusi (1818?-18..?), Sarb Vijisy, Xai, Pho (1849?-19..?), et l’abbé Larnaudie (1819-1899), 1861. Paris, Bibliothèque nationale de France. 91
Photographica no 3 – 2021 politiques photographiques nous ont permis de croiser des dynamiques et des trajectoires particulières. La circulation des élites et des images au xixe siècle nous autorise ici à reconnecter des espaces géographiques et des récits transnationaux. À l’échelle locale, le phénomène mis en lumière dans cet article soulève une autre question : si l’appropriation des souverains a pu favoriser l’essor de l’activité photographique et une certaine familiarisation des élites avec l’appareil, quel impact a-t-elle eu sur les usages et pratiques vernaculaires, lorsque les équipements deviennent plus accessibles et moins coûteux au tournant du siècle ? Les collections royales, souvent motivées dès l’origine par un désir de préservation, et les images réalisées par les élites locales, soucieuses de leur postérité, constituent aujourd’hui des corpus identifiables et accessibles à la recherche. Les productions plus ordinaires en revanche ont rarement fait l’objet d’une politique de préservation et n’ont pas toujours survécu au passage du temps. Elles suscitent néanmoins un intérêt nouveau depuis une dizaine d’années chez les chercheurs, historiens, historiens de la photographie et anthropologues, qui exhument régulièrement des ensembles et rassemblent des collections. Objets interculturels, transportables, archivables mais aussi fragiles, les photographies peuvent émerger de manière inattendue et alimenter une histoire du médium toujours mouvante, et nécessairement en voie de décentrement. 92
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