DES OBJECTIFS ROYAUX ? SOUVERAINS - ET PHOTOGRAPHES DE COUR EN ASIE AU XIXE SIÈCLE - DEVISU

 
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DES OBJECTIFS ROYAUX ? SOUVERAINS - ET PHOTOGRAPHES DE COUR EN ASIE AU XIXE SIÈCLE - DEVISU
Photographica no 3 – 2021

DES OBJECTIFS
ROYAUX ?
                                         Souverains
                                         et photographes
                                         de cour en Asie
                                         au xixe siècle

Annabelle Lacour
DES OBJECTIFS ROYAUX ? SOUVERAINS - ET PHOTOGRAPHES DE COUR EN ASIE AU XIXE SIÈCLE - DEVISU
Annabelle Lacour – Des objectifs royaux ?

                                              Les premières décennies de la photographie en dehors de l’Europe et des États-
                                 Unis ont longtemps été analysées exclusivement à la lumière de l’histoire occidentale,
                                 de ses archives et de ses collections. Si l’historiographie a de fait mis en évidence la
                                 conquête visuelle du monde par les sociétés industrielles occidentales, elle a eu tendance
                                 à invisibiliser les pratiques locales de la photographie dans la deuxième moitié du
                                 xixe siècle, mais aussi les facteurs locaux de son adoption précoce dans certaines régions
                                 du monde1. Les sources attestant de ces pratiques sont plus difficiles à localiser, moins
                                 accessibles aux historiens occidentaux en raison de leur situation géographique, du lieu
                                 de leur conservation et de la langue qui leur est associée. Des chercheurs proposent,
                                 depuis plusieurs années, des pistes de réflexion stimulantes pour sortir d’une histoire de
                                 la photographie envisagée uniquement comme le transfert mécanique d’une technologie
                                 européenne, et portent leur attention sur la dissémination globale du médium et sur son
                                 appropriation locale2, en proposant autant d’histoires alternatives au récit européocentré
                                 dominant3. Des travaux ont par exemple mis en lumière la manière dont les populations en
                                 Inde, au Japon et en Iran en particulier ont adopté ou adapté la pratique, inventé d’autres
                                 formes d’images, en retraçant les liens avec les traditions visuelles locales ou les conventions
                                 sociales et culturelles qui ont pu régir les poses et les postures4.
                                              La recherche actuelle tend à sortir de l’opposition essentialiste entre
                                 photographes européens et autochtones, qui passe sous silence les enjeux liés aux contextes
                                 culturels et sociaux, aux attentes de la clientèle, aux situations opératoires, mais aussi aux
                                 déplacements des praticiens, des consommateurs et des objets eux-mêmes5. Dépasser
                                 cette opposition permet de prendre en compte les influences et les impacts des Européens
                                 sur les photographes locaux, et réciproquement. Pour ce faire, nous proposons de penser
                                 la localité, ce qui revient à interroger l’expérience locale de la photographie dans toute sa
                                 complexité, en identifiant des problématiques, des perceptions et des pratiques en lien avec
                                 le local plutôt qu’en relation avec l’Europe. La localité invite à appréhender la pluralité des
                                 producteurs, des consommateurs et des commanditaires, ces derniers pouvant influencer
                                 la manière même de concevoir les images. En ce sens, la question du pouvoir qui entoure le
                                 médium est essentielle.
1   Cette remarque a
notamment été soulevée dans                   Dans cette perspective, cet article propose d’étudier le phénomène de la
le cas de la photographie dans
le Moyen-Orient. Voir Ritter
                                 commande ou du mécénat, par des souverains asiatiques particulièrement prescripteurs
et Scheiwiller (eds) 2018 ;      de la photographie, moteurs locaux de son activité, voire de son implantation au xixe siècle.
Brusius 2015, p. 58-79.
2 Voir Pinney et Peterson        Le médium est arrivé en Asie par de multiples voies. L’ouverture de routes maritimes
2003 ; Sheehan 2015.
3 Voir notamment les             accompagne sa dissémination sur le continent et l’émergence de studios commerciaux dans
travaux d’Erin Haney sur
l’histoire de la photographie
                                 les grands ports où accostaient les steamers venus d’Europe et d’Amérique. Parallèlement,
en Gold Coast (2012) et ceux     dans différentes parties de cette vaste région du monde, la royauté a soutenu activement
de Terry Bennett sur les
premiers photographes locaux     la photographie à ses débuts. L’engouement de certains dirigeants pour ce médium a pu
en Chine (2013).
4 Sur la photographie
                                 favoriser son introduction ou son essor local. Nous nous intéressons ici à cette dynamique
peinte en Inde, voir Alkazi      particulière parmi les multiples voies de diffusion, dans une optique d’« histoire-monde »
et al. 2013 ; sur l’usage de
l’ambrotype au Japon dans        de la photographie. La deuxième moitié du xixe siècle voit en effet se dessiner, non pas un
les années 1860, voir Estèbe
2006.                            mouvement unique et linéaire de l’Europe vers le reste du monde, mais des trajectoires
5 Voir notamment Ritter
2018, p. 11-26 ; Pinney 1997,
                                 multidirectionnelles. Comme l’ont justement remarqué les historiens Pierre Singaravélou et
p. 93.                           Sylvain Venayre, nous avons sans doute « surestimé, depuis un siècle et demi, les capacités
6 Venayre et Singaravélou
2017, p. 17.                     de domination planétaire des grandes puissances européennes6 ». Si « l’Europe n’eut

                                                                                                                               73
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                                ni le monopole de l’expansion coloniale ni celui des migrations globales7 », comment la
                                photographie a-t-elle pu se trouver impliquée dans d’autres dynamiques géopolitiques et de
                                constructions identitaires ?
                                            En croisant plusieurs figures de souverains en Asie susceptibles de nourrir
                                l’écriture d’une histoire plurielle du médium, nous proposons d’interroger leur rôle en
                                tant que mécènes dans l’essor de la photographie. Les cours royales de l’Iran Qajar, du
                                royaume de Siam et les États princiers de Java ont été parmi les premiers à rechercher des
                                professionnels, à former des membres de l’élite locale au nouveau médium et à nommer
                                des photographes officiels à la cour. Face aux Européens braquant de toute part leurs
                                objectifs, comment ces dirigeants s’en sont-ils emparés pour contrôler leur image, aspirant
                                à une autoreprésentation de leur pouvoir et de leur État ? La curiosité pour ce nouveau
                                passe-temps semble se muer rapidement en une politique consciente de l’image. Les
                                travaux d’Estelle Sohier ont montré comment la photographie est devenue sous le règne de
                                Ménélik II (r. 1889-1913), roi des rois d’Éthiopie, un véritable instrument du pouvoir8. Les
                                portraits de ce dernier incarnaient la souveraineté et l’indépendance politiques, au moment
                                où la colonisation gagnait l’ensemble de l’Afrique. Les souverains asiatiques étudiés ici ont-
                                ils considéré la force symbolique de l’image photographique à un moment où l’expansion
                                européenne progressait sur leur continent ?
                                            Cet intérêt pour le rôle joué par les cours royales asiatiques dans les premières
                                décennies de la photographie a débuté dans le cadre de recherches menées pour
                                l’exposition « Ouvrir l’album du monde, Photographie 1842-1896 » présentée au Louvre
                                Abu Dhabi en 20199. La manifestation, qui s’intéressait aux débuts du médium en dehors
                                de l’Europe, tentait de mieux en comprendre la géographie, les histoires régionales,
                                les pratiques locales, et cherchait à connecter différents espaces ainsi qu’à observer des
                                phénomènes communs dans diverses parties du monde. Ce projet avait pour point de
                                départ les images rassemblées dans la collection historique du musée du quai Branly-
                                Jacques-Chirac, qui sont majoritairement le produit d’un regard européen sur le monde.
                                Penser une histoire de la photographie décentrée à partir d’une telle source relève du défi
                                et nécessite d’interroger constamment les images absentes, invisibles ou moins accessibles
                                en regard de celles connues, numérisées, exposées ou publiées. Les contributions
                                récentes d’historiens en différents points du globe ont fait émerger des collections, des
                                photographes, des personnalités clés, et ont été indispensables au cours des recherches
                                menées dans le cadre de l’exposition pour tenter de rééquilibrer une perception parcellaire
                                de la cartographie du médium.
7   Ibid.                                   Cet article de synthèse, dont l’ambition est avant tout d’esquisser et d’interroger
8   Sohier 2012.
9    Exposition « Ouvrir        un phénomène plutôt que de développer chacun des cas étudiés, est aussi tributaire de cette
l’album du monde,
Photographie 1842-1896 »
                                géographie contemporaine des sources. Nous nous proposons de croiser des histoires et des
sous le commissariat de         objets, en mettant en avant certaines collections moins connues et peu reproduites dans les
Christine Barthe, présentée
au Louvre Abu Dhabi du          publications européennes. Ce faisant, il s’agira d’examiner la manière dont la photographie a
25 avril au 13 juillet 2019.
Voir Barthe (dir.) 2019. Nous
                                été comprise, pratiquée, diffusée, collectionnée, en tant qu’outil de communication culturel
poursuivons actuellement        et politique par ces souverains, et non simplement en tant que processus de transfert d’une
les recherches commencées
en 2016 dans ce cadre.          technologie coloniale.

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Annabelle Lacour – Des objectifs royaux ?

                                            UN ENGOUEMENT ROYAL POUR LA PHOTOGRAPHIE

                                          Dans la deuxième moitié du xixe siècle, les tensions politiques en Asie
                              s’intensifiaient à mesure que l’expansion coloniale européenne progressait en Inde, en
                              Insulinde, en Chine puis en Cochinchine. La Grande-Bretagne étendait ses territoires
                              coloniaux de l’Inde à la Birmanie et la France étirait l’empire indochinois dans la région du
                              haut Mékong au Laos. Amputée de plusieurs régions, le Siam souffrait de ces empiétements
                              et tentait d’équilibrer sa position géopolitique avec celle des deux puissances européennes.
                              L’Iran, gouverné depuis Téhéran par les Chah Qajar (1785-1925), voyait sa situation
                              géographique stratégique – un espace entre l’Europe et l’Asie, et une voie possible vers
                              l’Inde – attirer les intérêts de la Russie et la Grande-Bretagne, entraînant une rivalité intense
                              entre ces deux empires. Dans l’archipel indonésien, les Pays-Bas renforçaient leur emprise.
                                          Avec la progression de la colonisation, les contacts des royaumes et des États
                              indépendants avec le Vieux Continent s’intensifièrent par l’intermédiaire des voyageurs
                              étrangers, des échanges commerciaux et d’une présence européenne accrue dans les
                              pays voisins. L’introduction de la photographie se fit dans ce contexte de profonds
                              bouleversements des rapports entre l’Europe et le reste du monde qui influèrent sur
                              l’imaginaire et la connaissance. Elle fut aussi contemporaine des mutations concernant
                              les transports, l’industrie et les sciences. Les souverains extra-européens se trouvèrent
                              rapidement impliqués dans les premières expériences photographiques sur leur territoire.
                              Des récits de voyageurs européens relatent, parfois avec une certaine emphase, les premiers
                              essais ou démonstrations du daguerréotype sous le regard intrigué du dirigeant local.
                                          Si l’engouement de souverains pour la photographie est attesté dans différentes
                              régions du monde, elle donna lieu à une production exceptionnelle en Asie. Pourtant,
                              l’arrivée de la technologie, ou la capacité à manœuvrer la chambre photographique, ne
                              suffisaient pas à susciter le désir de photographier ou d’être photographié. Dans les cours
                              asiatiques, les démonstrations du nouveau médium par des Européens furent récurrentes,
                              les chambres présentées ou offertes aux souverains nombreuses, les équipements et
                              produits chimiques rapidement disponibles. Toutefois, ce développement technique
                              ne suscita pas toujours une adoption immédiate du médium, dont la compréhension
                              nécessitait un effort culturel10, mais aussi un désir de s’en emparer. L’introduction et la
                              réception de la photographie dans le monde pouvaient être liées aux relations que chaque
                              pays entretenait avec l’Europe, aux rapports de la société aux images, mais également au
                              contexte particulier dans lequel la technologie fut employée à ses débuts. Les premières
                              confrontations avec l’appareil purent provoquer chez certains souverains crainte, perplexité
                              ou méfiance, en raison de croyances religieuses, ou bien parce que le médium symbolisait,
                              en tant qu’instrument venu d’Europe, l’ingérence étrangère.
                                          Au Siam, où la tradition du portrait royal n’existait pas contrairement à d’autres
                              pays d’Asie, le roi Jessadabodindra (Rama III, r. 1824-1851) ne manifesta guère d’intérêt lors
                              de la présentation du premier appareil à daguerréotyper en 1845, par Jean-Baptiste Pallegoix
                              et Jean-Baptiste Larnaudie, pères des Missions étrangères de Paris. Les historiens ont pu
10 Cette remarque a           associer cette réticence à une superstition liée à la prise de vue11, mais également au rejet
notamment été soulevée pour
le contexte asiatique dans
                              plus général du roi à l’égard de toutes les innovations européennes12. À l’inverse, certains
Clark 1998, p. 146.           souverains furent à l’origine même de son introduction à la cour. Dans l’Iran Qajar, c’est
11 Utama 2016.
12 Veal 2013.                 à la demande officielle du souverain Mohammad Chah (r. 1834-1848) que deux chambres

                                                                                                                             75
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                                 daguerriennes furent envoyées dès 1842 à la cour royale de Téhéran, par la reine Victoria
                                 d’Angleterre et le tsar Nicolas Ier de Russie13. Les premiers daguerréotypes, réalisés en
                                 décembre 1842 par le jeune diplomate russe Nicolai Pavlov, figèrent les traits du chah et
                                 son entourage. Deux ans plus tard, le français Jules Richard réalisa plusieurs portraits de
                                 la famille royale14. Le seul daguerréotype aujourd’hui connu de Richard est conservé au
                                 musée d’Orsay [Fig. 1]. En Indonésie, le daguerréotypiste itinérant suédois Cesar Düben
                                 a relaté dans son récit de voyage ses séances photographiques dans l’enceinte du kraton
                                 (palais) de Yogyakarta en 1857. Le sultan Hamengkubuwono VI (r. 1855-1877) lui aurait
                                 enjoint de former un membre de la cour au nouveau médium15. Le sultanat était alors sous
                                 contrôle néerlandais, et comme beaucoup de souverains autochtones, face à la menace des
                                 visées coloniales, Hamengkubuwono VI perçut le potentiel de la photographie, comme outil
                                 de représentation du pouvoir.
                                             L’engouement des monarques pour le médium s’accompagnait généralement
                                 d’une curiosité intellectuelle pour les nouvelles technologies occidentales, d’un intérêt pour
                                 les sciences et d’une certaine ouverture sur l’Europe. C’est le cas par exemple de Naser al-
                                 Din Chah (r. 1848-1896) en Iran et du roi Mongkut en Thaïlande (Rama IV, r. 1851-1868).
                                 Dès l’origine néanmoins, cet enthousiasme dépassa la simple fascination pour des images
                                 d’un nouveau genre, et se mêla rapidement au désir plus politique d’atteindre une position
                                 d’égalité visuelle avec les dirigeants européens. Les possibilités de produire et de diffuser
                                 une représentation royale allaient sous-tendre les efforts entrepris pour développer l’activité
                                 photographique. Ces souverains s’attachèrent ainsi à réunir les conditions favorables à
                                 l’essor de la pratique en important des matériaux, des équipements, et en nommant des
                                 photographes à leur cour, conscients du profit qu’ils pourraient tirer du médium dans un
                                 contexte sociopolitique caractérisé par la nécessité de réaffirmer leur pouvoir face aux visées
                                 coloniales européennes, aux rébellions internes et aux menaces voisines.

                                              PHOTOGRAPHIE ET MÉCÉNAT ROYAL EN IRAN

                                             La photographie prend un essor exceptionnel en Iran sous le règne de Naser
                                 al-Din Chah. Homme cultivé, défenseur des arts, ouvert sur l’Europe, le monarque
                                 était fasciné par cette nouvelle technologie et les possibilités qu’elle lui offrait comme
13   Sur l’introduction de la
                                 instrument potentiel du pouvoir. Il rassembla sous son règne une collection exceptionnelle,
photographie en Iran, voir       aujourd’hui conservée au palais du Golestan à Téhéran. Devenu progressivement accessible
Adle et Zoka 1983 ; Afshar
1983, p. 7.                      aux chercheurs après la révolution iranienne en 1979, ce fonds témoigne de l’activité
14 Adle et Zoka 1983.
15 Cesar Düben, Reseminnen       photographique intense dans l’Iran Qajar à partir de la fin de la décennie 1850. Les
fran Sodra och Norra Amerika,
Asien och Africa. Stockolm :
                                 historiens iraniens Iraj Afshar, Charyar Adle et Yahya Zoka ont publié dans les années 1980
CE Fritzes, 1886, p. 186. Cité   les travaux fondateurs sur l’histoire de la photographie iranienne au xixe siècle16. Depuis
dans Bennett 2009, p. 25.
16 Afshar 1983 ; Adle et Zoka    une dizaine d’années, les recherches de Mohammad Reza Tahmasbpour mettent plus
1983.
17 Voir notamment
                                 particulièrement en évidence son essor à la cour sous le règne de Naser al-Din17.
Tahmasbpour 2013b ; Pérez                    L’enthousiasme de ce dernier pour le nouveau médium trouve certainement son
González et Sheikh 2015 ;
Tahmasbpour 2018 ; Pérez         origine dans la tradition du portrait royal, principal outil visuel pour dépeindre le pouvoir
González et Tahmasbpour
2019 ; Pérez González 2019.      des monarques18. Dans le domaine de la photographie, Naser al-Din fut un mécène
18 Brusius 2015.
19 L’introduction de la
                                 particulièrement important par la diversité des actions qu’il mena. En 1858, il établit l’Atelier
photographie en Iran est         royal de photographie dans l’enceinte du palais du Golestan, premier studio officiel en Iran,
attestée grâce aux mémoires
et chroniques de cour.           et promut l’enseignement de la technique au sein du Dar ol-Fonoun19. Cet établissement,

76
DES OBJECTIFS ROYAUX ? SOUVERAINS - ET PHOTOGRAPHES DE COUR EN ASIE AU XIXE SIÈCLE - DEVISU
Annabelle Lacour – Des objectifs royaux ?

Fig. 1   Jules Richard, Portrait d’un dignitaire persan, Téhéran (?) en 1848. Daguerréotype, 6,9 × 8,7 cm. Paris, musée d’Orsay © photo musée d’Orsay / rmn.

                                                                                                                                                               77
DES OBJECTIFS ROYAUX ? SOUVERAINS - ET PHOTOGRAPHES DE COUR EN ASIE AU XIXE SIÈCLE - DEVISU
Photographica no 3 – 2021

                                   inspiré des écoles polytechniques européennes, proposait à ses élèves une solide formation
                                   scientifique et militaire qui comportait la pratique de la photographie au même titre que
                                   d’autres disciplines.
                                               Plusieurs photographes européens enseignèrent à la cour et au Dar ol-Fonoun,
                                   dont le français Francis Carlhian à partir de 1858, qui fut à l’origine de l’introduction
                                   du collodion humide en Iran. D’autres ont opéré au cours de missions à travers le pays
                                   et contribuèrent à nourrir l’appétit royal pour la photographie. Un album conservé au
                                   Musée national des arts asiatiques - Guimet ayant appartenu au colonel Victor François
                                   Brongniart, chef de la mission française en Iran entre 1858 et 1861, réunit un portrait du
                                   chah par Carlhian en 1860, des miniatures persanes [Fig. 2] et des vues de monuments et
                                   sites archéologiques prises par les italiens Luigi Pesce et Antonio Gianuzzi. Des tirages
                                   de Pesce sont également présents dans les collections de la Bibliothèque nationale de
                                   France. Ces photographes européens jouèrent un rôle important dans l’essor précoce du
                                   médium en Iran et l’adoption de codes visuels occidentaux. Toutefois, comme le remarque
                                   Carmen Pérez González, « la majorité des publications en Occident sur la photographie
                                   du xixe siècle en Iran porte sur l’œuvre de photographes occidentaux20 », au détriment de
                                   leurs homologues iraniens pourtant prolifiques, mais dont les témoignages se font plus
                                   rares dans les collections occidentales21. En 2012, Carmen Pérez González note qu’il y avait
                                   en effet environ une centaine de photographes iraniens actifs dans la deuxième moitié du
                                   xixe siècle, contre une trentaine d’occidentaux.
                                               Les photographes européens en Iran n’agissent pas seuls mais profitent d’un
                                   climat favorable à l’égard du médium. Naser al-Din importa ainsi de nouvelles technologies
                                   et encouragea la traduction en persan de nombreux manuels techniques et écrits sur la
                                   photographie, qui furent bientôt suivis de textes d’intellectuels iraniens discutant des
                                   aspects scientifiques, philosophiques, artistiques et religieux associés au médium22.
                                   L’engouement personnel du chah, la publication de traités et la présence de photographes
                                   européens favorisèrent une certaine légitimité de l’image photographique et ouvrirent la
                                   voie à sa propagation, et à son enracinement durable, dans un pays où les considérations
                                   religieuses auraient pu empêcher ou freiner son adoption23.
20 « most of the                               Carlhian forma au procédé du collodion le chah et, à la demande de ce
publications in the West
on nineteenth-century
                                   dernier, le fils d’un courtisan, Aqa Reza Iqbal al-Saltaneh (1843-1889). Tous deux
photography in Iran deal           expérimentèrent avec enthousiasme différentes techniques à la cour et élaborèrent des
with the work of Western
photographers », Pérez             mises en scène, parfois teintées d’humour [Fig. 3]. Aqa Reza fut le premier à recevoir
González 2012, p. 20, nous
traduisons.                        le titre de photographe de cour (Akkasbashi) en 1863 ; il accompagnait le chah au cours
21 Ibid.
22 Tahmasbpour 2018.
                                   de ses expéditions à l’intérieur et en dehors de l’Iran, et forma à son tour la première
Iraj Afshar (1983) et Yahya        génération de photographes iraniens. D’autres après lui reçurent le titre d’Akkasbashi
Zoka (1997) incluent dans
leurs ouvrages certaines           sous le long règne de Naser al-Din puis de son successeur Mozaffaredin Chah (r. 1896-
publications pionnières en
Iran dont deux manuscrits :
                                   1907). La Kimia Foudation à Los Angeles conserve un ensemble remarquable de vues
Qava’ed-e ‘aks va telegraf         stéréoscopiques d’Aqa Reza, dit désormais Reza Akkasbashi, dont une image de la
(Principes de la photographie et
du télégraphe, 1880) et Aksiyeh-   lune photographiée en 1864 [Fig. 4] à Shahrestanak24. À Paris, les fonds de la Société
ye hashriyeh (Photographie
pour tous, 1889).                  de géographie renferment quelques tirages légendés en persan, qui sont sans doute
23 Pérez González et Sheikh
2013, p. 2.
                                   l’œuvre d’un photographe de cour iranien. Mais la grande majorité de la production de
24 Pérez Gonzalez et               la dynastie Qajar se trouve aujourd’hui dans les collections exceptionnelles du palais du
Tahmasbpour 2019, p. 46-65.
25 Nabipour et Sheikh 2018.        Golestan25: 1 040 albums, contenant près de 42 000 photographies.

78
DES OBJECTIFS ROYAUX ? SOUVERAINS - ET PHOTOGRAPHES DE COUR EN ASIE AU XIXE SIÈCLE - DEVISU
Fig. 2 Francis Carlhian, Nâser-ed-din Shah 1860, Le Shah de Perse. Un Autographe de S.M. En Mai 1859 approuvant un ordre me Concernant Comme Chef de la mission militaire.
Carlhian 1860, Perse, 1860. Album de style qajar sur la Perse, tirages sur papier salé et deux miniatures persanes, 26,2 × 31,2 cm. Paris, Musée national des arts asiatiques - Guimet,
AP11186 / rmn.
Fig. 3 Reza Akkasbashi [Aqa Reza Iqbal al-Saltaneh], Naser al-Din Shah et ses courtisans photographiés dans l’Atelier Royal. Tirage sur papier albuminé, album 188, no 1, 1864.
Téhéran, Archives du palais du Golestan.

                                                                                                                                                                                      79
DES OBJECTIFS ROYAUX ? SOUVERAINS - ET PHOTOGRAPHES DE COUR EN ASIE AU XIXE SIÈCLE - DEVISU
Photographica no 3 – 2021

Fig. 4 Reza Akkasbashi [Aqa Reza Iqbal al-Saltaneh], La lune photographiée à Shahrestanak, 1864. Vue stéréoscopique. Los Angeles, Kimia Foundation.

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DES OBJECTIFS ROYAUX ? SOUVERAINS - ET PHOTOGRAPHES DE COUR EN ASIE AU XIXE SIÈCLE - DEVISU
Annabelle Lacour – Des objectifs royaux ?

                                 Si l’intérêt de Naser al-Din fut déterminant dans l’institutionnalisation de la photographie à
                                 la cour, le médium représentait également pour le chah un passe-temps de prédilection26.
                                 Il photographia notamment les femmes de son harem, parmi lesquelles Anis al-Dowleh
                                 (1840-1897) et Amineh Aqdas (?-1893) qui participaient activement à l’élaboration des mises
                                 en scène27 [Fig. 5]. Le monarque réalisa aussi des portraits des enfants de la cour, enregistra
                                 des scènes quotidiennes du palais et réalisa de nombreux autoportraits. Ces images,
                                 réservées à la sphère privée, offrent une facette intime de la vie à la cour et dévoilent dans le
                                 même temps le fait que la photographie n’était pas seulement un instrument politique pour
                                 Naser al-Din mais également un moyen d’expression individuelle28.
                                               Les conditions de l’arrivée du médium en Iran expliquent sans doute le caractère
                                 original et hybride du langage photographique à ses débuts. La production iranienne
                                 entre 1860 et 1880 mêle, parfois dans une même image, éléments de l’iconographie
                                 occidentale et réminiscence de la culture visuelle locale, notamment des miniatures
                                 persanes29. L’analyse conduite par Carmen Pérez González, à partir d’un corpus de cinq
                                 mille portraits provenant majoritairement de collections iraniennes institutionnelles et
                                 privées, a mis en évidence les principales caractéristiques visuelles de la photographie de ce
                                 pays, parmi lesquelles le sens de lecture, son organisation de droite à gauche et l’insertion
                                 de textes poétiques dans l’image30. Le recours à l’album, l’arrangement particulier des
                                 photographies à l’intérieur de celui-ci [voir Fig. 5 ] et l’ornementation des marges décoratives
                                 ont pu être rattachés à la tradition persane des albums muraqqa’, qui compilaient
                                 calligraphies, dessins et peinture31. La mise en scène du corps des modèles oscille quant à
                                 elle entre postures traditionnelles dérivées de l’iconographie persane – comme la position
                                 à genoux – et gestuelle, mais aussi éléments de mobilier ou décor empruntés aux codes
                                 visuels européens, comme c’est le cas dans les portraits de notables réalisés par Reza
                                 Akkasbashi, où le fond peint représente parfois une maison victorienne.
                                               À partir des années 1870, la photographie cesse d’être l’apanage exclusif du
                                 monarque et de la famille royale pour se répandre à travers l’Iran, touchant en premier
26    Voir Tahmasbpour           lieu l’élite sociale, les commerçants fortunés et les hauts fonctionnaires. Pour satisfaire
2013b. La majorité des
photographies dont il est        une attente de la population, le chah ordonna à Reza Akkasbashi d’ouvrir le premier studio
l’auteur – qui comprennent
souvent des commentaires         public à Téhéran en 1868. Ce dernier en confia la gestion à l’un de ses élèves, ‘Abbas-Ali Baik
écrits – furent compilées en     (actif à partir de 1863)32. Témoignant d’une expansion de ces commerces, le secrétaire de
albums, conservés au palais
du Golestan. Voir Nabipour et    cour E’Temâd al-Saltaneh écrit en 1888-1889 qu’il est difficile d’évaluer le nombre d’ateliers
Sheikh 2018.
27 Au sujet des                  photographiques actifs à Téhéran et dans les principales villes du pays : Tabriz, Ispahan,
photographies des femmes
du chah, voir Scheiwiller
                                 Mashad, Shira, Bushahr, Yazd, Kerman et Rasht33. L’Iran n’était toutefois pas sur l’itinéraire
2013 ; Nameghi et Sattari        des steamers et échappa en grande partie à une production commerciale à destination des
2018.
28 Brusius 2015.                 touristes et des Européens de passage34, au profit d’un marché presque exclusivement
29 Pérez-González 2012.
30 Pérez González 2018.          iranien. Ailleurs en Asie, les photographes appelés à la cour alternaient bien souvent
31 Diba 2013, p. 89.
32 Pérez González 2012, p. 35.
                                 commande royale et activité commerciale visant une clientèle à la fois locale et étrangère.
33 E’Temâd al-Saltaneh,
« Propagation de la
science et de la pratique                      ÊTRE PHOTOGRAPHE DE COUR EN ASIE
photographique », 1306/1888-
1889. Cité dans Adle et Zoka                 Le titre honorifique de photographe de cour octroyé par les empires du
1983, p. 251.
34 À l’exception presque
                                 xixe siècle et les cours royales à travers le monde est à la fois révélateur d’une politique
exclusive du photographe         de l’image et d’une reconnaissance du statut et de la profession. Ce titre donnait un
Antoine Sevruguin (c. 1851-
1933).                           nouvel élan à la carrière des photographes, qui pour beaucoup le considéraient comme

                                                                                                                                81
Photographica no 3 – 2021

Fig. 5   Naser al-Din Chah, Autoportrait et portrait de femmes. Page d’album annoté par Naser al-Din Chah, album 289, no 4, 1864-1879. Téhéran, Archives du palais de Golestan.

82
Annabelle Lacour – Des objectifs royaux ?

                                 le sommet de leur trajectoire et prenaient soin d’indiquer cette distinction dans leur
                                 publicité commerciale. Comme la reine Victoria, Dom Pedro II (r. 1831-1889), second
                                 et dernier empereur du Brésil, honore les professionnels les plus talentueux du titre de
                                 « Photographe de la Maison Impériale » à partir de 1851, favorisant considérablement
                                 l’essor de la photographie dans le pays. En France, les frères Mayer, Louis Frédéric
                                 et Ernest Léopold, et Pierre Louis Pierson devinrent photographes de l’empereur
                                 Napoléon III en juillet 1862, réalisant de nombreux portraits de la famille impériale.
                                 Dans l’Empire ottoman, les frères Abdullah – Vichen (1820-1902), Hovsep (1830-1908) et
                                 Kevork (1839-1918) – furent nommés photographes de cour auprès des sultans Abdülaziz
                                 (r. 1861-1876), Mourad V (r. 1876) et Abdülhamid II (r. 1876-1909)35. Ce statut privilégié
                                 les autorisait à imprimer au format carte de visite les portraits du sultan (tugra) et de
                                 la famille impériale, avantage commercial non négligeable. Leur panorama d’Istanbul
                                 pris depuis la tour Beyazit en 1865 suscita par ailleurs l’intérêt du public à l’Exposition
                                 universelle de 1867 à Paris.
                                              En Asie, le cas le plus célèbre est certainement le photographe indien Lala
                                 Deen Dayal (1844-1905), qui alterna toute sa carrière entre mécénat princier et commande
                                 d’officiers coloniaux. Le nizam d’Hyderabad lui décerna le titre de photographe officiel
                                 à partir de 1884, ce qui contribua à sa renommée internationale. Ici comme ailleurs, la
                                 distinction constituait un honneur prestigieux, une reconnaissance de la prouesse de son
                                 récipiendaire qui avait su remporter la confiance du souverain. Il y avait donc sans doute
                                 un avantage à être un photographe autochtone pour être nommé à cette fonction, même
                                 si dans les faits de nombreux Européens reçurent ce titre. Au Siam, le roi Mongkut et son
                                 successeur Chulalongkorn (Rama V, r. 1868-1910) employèrent en effet majoritairement des
                                 étrangers à la cour, à l’exception néanmoins du thaïlandais Francis Chit (1830-1891).
                                              Chit et le javanais Kassian Cephas (1845-1912) sont certainement les deux
                                 photographes de cour autochtones les plus importants en Asie du Sud-Est au xixe siècle.
                                 Le premier reçut ce titre sous Rama IV et Rama V, et le deuxième fut le photographe
                                 officiel du sultanat de Yogyakarta à Java. Leur parcours est révélateur de la manière
                                 dont ils ont su combiner une carrière commerciale avec leurs fonctions à la cour. Chit
                                 Chitrakani (Chitrakhanee), qui avait adopté le nom de Francis Chit après sa conversion au
                                 christianisme36, ouvrit en 1863 son studio dans une « maison flottante » sur le canal dans
                                 le quartier de Kudi à Bangkok, en face de l’église Santa Cruz. Il y recevait une clientèle
                                 européenne et thaïlandaise, et commercialisait des images de la royauté. Pour garantir
                                 le succès de son commerce auprès des étrangers, il choisissait des sujets attractifs aux
                                 yeux des touristes de passage : il se rendit ainsi célèbre en 1864 grâce à la réalisation
                                 spectaculaire d’un panorama de Bangkok composé de six tirages, qui démontrait une
                                 grande prouesse et venait concurrencer les réalisations des plus grands studios européens
                                 contemporains [Fig. 6]. Sans doute la renommée ainsi acquise attira l’attention du roi
                                 Mongkut qui lui décerna en 1866 le titre de Khoon Soondr Sadis Lacks (Officier de la belle
                                 image). Chit s’empressa d’apposer ses nouvelles fonctions prestigieuses de « Photographe
                                 de Sa Majesté le Roi du Siam » au dos de ses cartes de visite. Il conserva ce titre sous le
35   Voir Sheehi 2016.
                                 règne du roi Chulalongkorn dont il documenta le deuxième couronnement en 1873 ainsi
36   Au sujet de Francis Chit,   que des événements officiels du prince héritier Vajirunhis, dont son investiture en 1886 et
voir Newton 2017 et Bautze
2016.                            son neuvième anniversaire en 1887 [Fig. 7].

                                                                                                                          83
Photographica no 3 – 2021

Fig. 6 Francis Chit, Panorama de Bangkok, la rivière Chao Phraya et l’île de Rattanakosin, depuis le Prang de Wat Arun, c. 1866-1867. Panorama de six tirages. Tirages albuminés,
d’après négatifs verre, 18,8 × 140 cm. Collection Serge Kakou.
Fig. 7 Francis Chit, Le roi Chulalongkorn (Rama V) et son fils, le prince héritier Maha Vajirunhis lors d’une cérémonie marquant son neuvième anniversaire, Bangkok, 1887. Tirage sur
papier albuminé, 27,5 × 21,5 cm. Canberra, National Gallery of Australia, NGA 2006.662 / Bridgeman Images

84
Annabelle Lacour – Des objectifs royaux ?

Fig. 8   Kassian Cephas, Autoportrait, temple de Mendut, Java. Tirage sur papier albuminé. Université de Leyde, KITLV 40199.

                                                                                                                               85
Photographica no 3 – 2021

                                       Dans les Indes néerlandaises, Cephas, qui occupait un poste administratif au
                          sein du kraton, apprit les rudiments du médium vers 1867 auprès de Wilhelm Camerik,
                          militaire néerlandais et photographe de cour auprès du sultan Hamengkubuwono VI37.
                          Cephas inaugura son studio en 1871 dans le quartier résidentiel européen de Loji Kecil, et
                          succéda à Camerik comme « Photographe du Sultan », titre qu’il fit également figurer dans
                          ses publicités. La réussite de son commerce lui valut une reconnaissance et un certain statut
                          au sein d’une classe moyenne émergente. Converti au christianisme, membre de la loge
                          maçonnique de Mataram à partir de 1892, Cephas parvint à évoluer habilement entre les
                          exigences d’une clientèle javanaise et européenne. Il réalisa des portraits de la famille royale
                          et de l’aristocratie javanaise (priyayi), alors fortement fragilisée par la présence coloniale.
                          Comme photographe officiel du sultanat, Cephas a également immortalisé les interactions
                          des membres de la cour avec les officiers coloniaux et les visiteurs étrangers, rendant ainsi
                          compte des échanges et rencontres diplomatiques. En 1896, il photographia ainsi la visite
                          du roi de Siam Chulalongkorn à Jogjakarta38.
                                       Cephas doit néanmoins l’essentiel de sa notoriété au travail qu’il entreprit sur les
                          sites archéologiques javanais dans les années 1880 et 1890. Il collabora avec le physicien
                          néerlandais au service du sultan, Isaac Groneman, archéologue et ethnographe amateur,
                          fondateur de l’Union archéologique (Archaeologische Vereeniging). À l’instar des autres
                          puissances coloniales européennes, la politique impérialiste néerlandaise encouragea le
                          développement des missions archéologiques dans le centre de Java. La photographie fut
                          associée à cette entreprise en tant qu’outil de description, avec comme objectif sous-jacent
                          d’accroître le rayonnement à l’international de l’image des Pays-Bas. En 1889-1890, Cephas
                          se voit ainsi confier le reportage du temple hindou de Prambanan et, de fin 1890 à mi-1891, il
                          réalisa cent soixante-quatre photographies des vestiges et des bas-reliefs excavés du temple de
                          Borobudur. Ses images furent publiées par le Royal Netherlands Institute of Southeast Asian
                          and Caribbean Studies (KITLV) à Leyde, qui conserve aujourd’hui la plus vaste collection de
                          photographies de Cephas39. Ce dernier, reconnaissable à sa large moustache blanche, se place
                          au milieu des antiquités et monuments javanais dans une trentaine d’images, légendées,
                          datées et commercialisées par son studio40. Il figure ainsi appuyé contre un stupa du temple
                          de Borobudur ou encore aux côtés du Bouddha dans le temple de Mendut [Fig. 8]. Cette
                          présence récurrente et intentionnelle du photographe dans un vaste projet de documentation
                          archéologique est sans équivalent dans les productions contemporaines en Asie et signe une
                          œuvre énigmatique et majeure qui mérite encore d’être étudiée en profondeur.

                                       CIRCULATION DES ÉLITES ET DES IMAGES

                                      L’attrait qu’exerça le médium sur les souverains fut rapidement associé
                          à sa possible circulation. Objet transportable et échangeable, bientôt reproductible,
                          l’image photographique s’insérait parfaitement dans ce nouveau monde caractérisé par
                          l’accélération des rencontres, des interactions transnationales. Les échanges, à travers les
                          déplacements de personnes officielles, d’équipements, d’albums et de clichés, se faisaient
37  Au sujet de Kassian
Cephas, voir Newton       dans différentes directions et pas seulement depuis l’Europe. Les élites autochtones
2017 ; Cox 2014 ; Knapp
1999 ; Gillot 1981.
                          circulaient aussi, lors de déplacements diplomatiques ou pour se former, et jouèrent un
38 Knapp 1999, p. 18.     rôle majeur dans la construction de nouveaux imaginaires. Le roi de Siam Chulalongkorn
39 Voir Knapp 1999.
40 Voir Newton 2017.      voyagea ainsi dans les Indes néerlandaises, mais également en Birmanie, en Inde, à

86
Annabelle Lacour – Des objectifs royaux ?

                                   Singapour, accompagné de son photographe de cour. Il fut photographié à Calcutta en 1872
                                   par le studio W. F. Westfield aux côtés du vice-roi d’Inde, Richard Southwell Bourke, et à
                                   Bombay en février 1872 par le célèbre studio Bourne & Shepherd.
                                                Dans les collections françaises, de nombreux témoignages attestent de la
                                   présence de visiteurs étrangers à Paris. Depuis l’Iran, des élèves du Dar ol-Fonoum furent
                                   envoyés en Europe par Naser-al Din. Les photographes de cour Reza Akkasbashi et Abdollah
                                   Mirza Qajar (1850-1912) se formèrent ainsi en Europe aux nouvelles techniques et procédés
                                   les plus récents41. Le chah effectua lui-même trois voyages en Europe en 1873, 1878 et 1889,
                                   accompagné par Reza Akkasbashi pour les deux premiers. En 1873, il se fit portraiturer par
                                   Nadar à Paris et diffuse l’une de ces images au format carte de visite [Fig. 9 et 10]. La posture
                                   est confiante, le regard sévère et les regalia – le costume sophistiqué, l’épée richement
                                   décorée – représentent symboliquement la grandeur du monarque42. Cette rencontre
                                   avec Nadar, relatée dans le journal de voyage du chah, ne laissa pas ce dernier indifférent :
                                   « J’ai reçu Nadar, qui est un remarquable photographe parisien. Il a fait ma photographie.
                                   Précédemment il est très souvent monté en ballon, mais à présent il ne se livre plus à cette
                                   fantaisie et s’occupe de photographies. C’est un homme sympathique et corpulent43. »
                                   Pour sa part, Jacques Philippe Potteau photographia au sein du Muséum national d’histoire
                                   naturelle dans les années 1860 l’architecte du chah, Mohammad Taqui44 [Fig. 11]. Parmi
                                   les nombreux modèles étrangers passés devant son objectif, on compte également des
                                   membres de l’ambassade siamoise.
                                                Le roi de Siam Mongkut avait envoyé en effet une délégation à Napoléon III
                                   en 1861, qui défila également devant l’objectif de Nadar. Sur l’une des photographies figure
41    Tahmasbpour 2013a,           le père missionnaire Larnaudie cité précédemment, l’introducteur du daguerréotype à
p. 7-13.
42 Sur les portraits de Naser
                                   la cour de Bangkok en 1845, devenu depuis proche du souverain et interprète officiel45
al-Din Chah, voir Behdad           [Fig. 12]. C’est lui qui forma à la technique du daguerréotype de jeunes Thaïlandais,
2016, p. 133-141.
43 Journal de voyage en Europe     dont Khun Mot (1819-1896), ingénieur et métallurgiste, considéré comme le premier
(1873) du shâh de Perse, traduit
du persan, Arles, Actes Sud,
                                   photographe du Siam46. Plusieurs historiens ont rattaché l’intérêt du roi et de l’élite
2000, p. 195.                      pour le médium à la notion de Siwilai, qui désigne l’interprétation par la cour des idées
44 Je remercie Mohammad
Reza Tahmasbpour et                occidentales associées à la « civilisation »47. La signature du traité Bowring en 1855
Carmen Pérez González
dont les recherches nous           avec la Grande-Bretagne marqua le début de l’ouverture du pays au commerce avec les
ont permis d’identifier qu’il
s’agissait de l’architecte
                                   puissances occidentales, suivie de l’adoption par l’élite des idées, technologies et codes
du roi.                            vestimentaires européens. Dans la continuité, Mongkut accéléra la production d’images
45 Sur Jean-Baptiste
Larnaudie, voir Bautze 2016,       à la cour et commanda des portraits royaux pour en faire des cadeaux diplomatiques. De
p. 15-25.
46 Newton 2017, p. 84. Le          façon significative, lorsqu’il fut photographié en 1865 par John Thomson, le roi choisit de
célèbre photographe suisse
Pierre Rossier l’aurait quant à
                                   se présenter en dirigeant moderne, vêtu de l’uniforme militaire à la française48 [Fig. 13].
lui instruit au procédé papier     Mongkut reçut et échangea des portraits du pape Pie IX, de l’empereur Napoléon III, de la
d’après une lettre de Fredor
Jagor, dont un extrait est         reine Victoria et du président américain James Buchanan49. L’abbé Larnaudie est l’auteur
publié dans Bautze 2019.
47 Voir Woodhouse 2017 ;
                                   des daguerréotypes représentant le roi, la reine et leurs enfants envoyés à Victoria, conservés
Veal 2013.                         au château de Windsor et à la Smithsonian Institution à Washington50, ainsi que d’un
48 Séance de prise de vue
relatée par John Thomson :         tirage rehaussé de couleur envoyé à Napoléon III, aujourd’hui présent dans les collections
Thomson 1875, p. 93-94.
49 Newton 2017, p. 85.             du musée national du château de Fontainebleau [Fig. 14].
50 Sur l’attribution à l’abbé
Larnaudie des daguerréotypes
                                                Dans leurs portraits, les souverains conçoivent la mise en scène et s’entourent
envoyés aux dirigeants             d’objets symboliques du pouvoir. Ces images incarnent ainsi la puissance politique, et
étrangers, voir Bautze 2016,
p. 15-16.                          donnent à voir l’autorité de personnalités éloignées géographiquement. La photographie

                                                                                                                                  87
Photographica no 3 – 2021

Fig. 9 Atelier Nadar, Sa Majesté le shah de Perse. Tirage albuminé 14,5 × 10,5 cm. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des estampes et de la photographie.
Fig. 10 Atelier Nadar, Sa Majesté le shah de Perse. Tirage albuminé imprimé au format carte de visite. Paris, Bibliothèque nationale de France, département des estampes et de la
photographie.

88
Fig. 11 Jacques Philippe Potteau, Mohamed, âgé de 28 ans, né à Téhéran, en grand costume, Paris, années 1860. Tirage sur papier albuminé. Paris, musée du quai Branly-Jacques-
Chirac, PP0024972 / rmn.

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                                  permet dès lors aux souverains d’accéder au même régime représentationnel que les
                                  puissances coloniales et de véhiculer l’image de dirigeants modernes.
                                               Le médium s’insère dans des réseaux d’échanges transnationaux : les portraits
                                  royaux sont offerts aux gouverneurs locaux et internationaux. Ce phénomène était aussi
                                  visible dans les cours princières indiennes où les photographies de souverains étaient
                                  adressées aux autorités britanniques dans le but de consolider les relations avec ces dernières,
                                  face à la présence coloniale grandissante. En témoigne par exemple le daguerréotype du
                                  raja de Dhar, offert par ce dernier à la Compagnie anglaise des Indes orientales, conservé
                                  à la British Library51. En Chine, l’impératrice douairière Cixi (r. 1861-1908), de la dynastie
                                  Qing, s’intéressa à la photographie pour réhabiliter son image sévèrement entachée après
                                  les défaites militaires face aux puissances occidentales et au Japon, et surtout à l’issue de la
                                  révolte des Boxers, l’insurrection nationaliste chinoise de 190052. Réalisés pour l’essentiel
                                  entre 1903 et 1904, les clichés pris par un photographe amateur, Yu Xunling (1874-1943),
                                  sous le contrôle de l’impératrice, seront offerts comme cadeaux diplomatiques et diffusés à la
                                  population par le biais des studios implantés en Chine.
                                               La politique photographique des puissances extra-européennes ne se limitait
                                  toutefois pas au portrait. Les souverains étaient à l’origine de commandes visant à
                                  rassembler une documentation visuelle et à cerner l’étendue de leur territoire. Naser al-Din
                                  en Iran et le sultan ottoman Abdülhamid II, également défenseur enthousiaste du nouveau
                                  médium, commandèrent des expéditions photographiques et accumulèrent dans l’enceinte
                                  de leur palais des collections exceptionnelles constituant une véritable mémoire visuelle
                                  de leur empire. Des albums permettaient par exemple de cartographier visuellement leurs
                                  territoires, et ce faisant, de les relier au pouvoir central, réaffirmant leur autorité53. Certains
                                  albums furent également adressés comme cadeau diplomatique à l’étranger. L’historien
                                  turc Edhem Eldem note d’ailleurs que les recherches sur la collection photographique
                                  d’Abdhülamid II se sont souvent concentrées sur les cinquante et un volumes envoyés à
                                  Washington et Londres, numérisés et accessibles sur les catalogues en ligne de la Library
                                  of Congress et de la British Library54, et ce au détriment des collections restées sur place,
                                  conservées à la Bibliothèque centrale de l’université d’Istanbul. Or, en se cantonnant à
                                  l’analyse d’images pensées, choisies et compilées pour l’étranger, ces travaux ont pu donner
                                  une perception biaisée de cette immense production de quelque 33 000 photographies55.
                                               Les collections amassées par les souverains en Iran et dans l’Empire ottoman,
51    Pinney 2008, p. 31.         aujourd’hui conservées au palais de Golestan à Téhéran et à la Bibliothèque centrale
52    Voir Cabos-Brullé 2020,
p. 47 ; Hogge 2011. Voir aussi    de l’université d’Istanbul, invitent à considérer ce que fut la politique photographique
dans ce numéro, la rubrique
« un numéro, une image ».
                                  à l’échelle locale. Les travaux menés sur ces fonds exhument de nouveaux corpus et
53 Catalogue en ligne de la       renouvellent la connaissance de la production photographique dans ces régions, en mettant
Library of Congress  ; présentation de
la collection sur le site de la               Les figures régnantes dans les cours d’Asie ont été des moteurs de l’engouement
British Library 
54 Voir Eldem 2018.               du monde, portés par des desseins autant idéologiques que politiques. Ces images
55 Voir notamment pour
l’Iran Nabipour et Sheikh
                                  commanditées, offertes, collectionnées, offrent une documentation visuelle de ces pays vus
2018 et Helbig 2018 ; et pour     à travers un objectif royal, et expriment les ambitions de pouvoir de dirigeants autochtones
l’Empire ottoman Çelik et
Eldem (eds) 2015.                 face à la domination croissante des puissances coloniales européennes. Ces exemples de

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Annabelle Lacour – Des objectifs royaux ?

Fig. 12 Atelier Nadar, Ambassade Siamoise. Sujets : Narong, Phra (1836?-18..), Navaï, Phra (1828?-18..) Rajikosa Thipusi (1818?-18..?), Sarb Vijisy, Xai, Pho (1849?-19..?), et l’abbé
Larnaudie (1819-1899), 1861. Paris, Bibliothèque nationale de France.

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     politiques photographiques nous ont permis de croiser des dynamiques et des trajectoires
     particulières. La circulation des élites et des images au xixe siècle nous autorise ici à
     reconnecter des espaces géographiques et des récits transnationaux.
                 À l’échelle locale, le phénomène mis en lumière dans cet article soulève une autre
     question : si l’appropriation des souverains a pu favoriser l’essor de l’activité photographique
     et une certaine familiarisation des élites avec l’appareil, quel impact a-t-elle eu sur les
     usages et pratiques vernaculaires, lorsque les équipements deviennent plus accessibles et
     moins coûteux au tournant du siècle ? Les collections royales, souvent motivées dès l’origine
     par un désir de préservation, et les images réalisées par les élites locales, soucieuses de
     leur postérité, constituent aujourd’hui des corpus identifiables et accessibles à la recherche.
     Les productions plus ordinaires en revanche ont rarement fait l’objet d’une politique de
     préservation et n’ont pas toujours survécu au passage du temps. Elles suscitent néanmoins
     un intérêt nouveau depuis une dizaine d’années chez les chercheurs, historiens, historiens
     de la photographie et anthropologues, qui exhument régulièrement des ensembles et
     rassemblent des collections. Objets interculturels, transportables, archivables mais aussi
     fragiles, les photographies peuvent émerger de manière inattendue et alimenter une
     histoire du médium toujours mouvante, et nécessairement en voie de décentrement.

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