Des orphelinats sans orphelins? - Réflexions d'anthropologie morale sur les "orphelinats" pour les enfants indiens - Brill

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Des orphelinats sans orphelins ?
Réflexions d’anthropologie morale sur les «orphelinats »
pour les enfants indiens

          Bastien Bosa
          Universidad Del Rosario, Bogotá, Colombia
          bastien.bosa@urosario.edu.co

          Résumé

Dans les premières décennies du vingtième siècle, un groupe de missionnaires capu-
cins espagnols a construit, dans le nord de la Colombie, une série d’ établissements
éducatifs qu’ils appelèrent «orphelinats» (même si la plupart des enfants qui y étaient
éduqués n’étaient pas des orphelins) et qui représentaient la mise en place d’ une
nouvelle stratégie de conversion/ civilisation des groupes indiens de la région après
plusieurs décennies d’échec. Cet article propose d’analyser le processus ayant conduit
les missionnaires à théoriser cette pratique de séparation des enfants de leur famille
comme la plus pertinente pour réaliser leur travail d’ évangélisation. Comment cette
méthode – considérée aujourd’hui comme l’une des plus controversées d’ un point de
vue éthico-moral – a-t-elle été progressivement construite comme la meilleure solu-
tion pour convertir les populations indigènes du nord de la Colombie et les incorporer
à la nation? Et surtout, quels sont les registres argumentatifs que les missionnaires ont
utilisés pour convaincre les pouvoirs publics d’apporter leur soutien à cette entreprise
fondée sur l’enlèvement des enfants indigènes à leurs familles ?

          Abstract

In the first decades of the twentieth century, a group of Spanish Capuchin mission-
aries built a series of educational institutions in northern Colombia that they called
“orphanages” (although most of the children educated there were not orphans) and
that represented the implementation of a new “conversion”/ “civilization” strategy for
the region’s Indian groups after several decades of failure. This article proposes to anal-
yse the process that led the missionaries to theorize this practice of separating children
from their families as the most relevant to their evangelization work. How has this
method – now considered one of the most controversial from an ethical-moral point of

© koninklijke brill nv, leiden, 2019 | doi:10.1163/18748945-03201017
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view – been gradually built as the best solution to convert the indigenous populations
of northern Colombia and incorporate them into the nation ? And above all, what are
the argumentative records that the missionaries used to convince the public authori-
ties to support this enterprise based on the abduction of indigenous children from their
families?

         Mots-clés

Colombie – peuples autochtones – missions – colonialisme – anthropologie morale

         Keywords

Colombia – indigenous people – missions – colonialism – moral anthropology

L’année 1917 marqua un virage profond dans l’histoire des arhuacos, l’ un des
peuples autochtones qui habitent la Sierra Nevada de Santa Marta, dans le
nord de la Colombie. En effet, un événement central – qui allait transformer
d’une manière durable la réalité locale – eut lieu cette année-là : la construc-
tion, par un groupe de missionnaires capucins espagnols, d’ un établissement
éducatif pour les enfants indigènes. Cette institution – que les missionnaires
appelèrent «orphelinat», alors même que la plupart des enfants qui y étaient
éduqués n’étaient pas des orphelins – représentait l’ importation dans la Sierra
Nevada de l’une des plus puissantes technologies de domination missionnaire
qui ait été mise en œuvre pour transformer – pour détruire, diront certains –
les mondes indigènes. Nous voudrions, dans cet article, analyser le processus
ayant conduit les missionnaires à théoriser cette pratique comme la plus per-
tinente pour réaliser leur travail d’évangélisation. Comment cette méthode –
considérée aujourd’hui comme l’une des plus controversées d’ un point de
vue éthico-moral – a-t-elle été progressivement construite comme la meilleure
solution pour convertir les populations indigènes du nord de la Colombie et les
incorporer à la nation? Et surtout, quels sont les registres argumentatifs que les
missionnaires ont utilisés pour convaincre les pouvoirs publics d’ apporter leur
soutien à cette entreprise fondée sur l’enlèvement des enfants indigènes à leurs
familles?
   Ce cas des «orphelinats» indigènes nous semble particulièrement intéres-
sant pour réfléchir aux questions morales, dans la mesure où il s’ agit d’ une pra-
tique qui a fait l’objet d’évaluations éthiques radicalement opposées. L’action

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des missionnaires a pu être interprétée, par certains, comme représentant
le plus haut dans l’échelle des valeurs morales (existe-t-il une action plus
noble que celle de se sacrifier pour sauver des enfants ?) et, par d’ autres,
comme représentant le plus bas du point de vue moral (peut-on imaginer
une action plus vile que celle d’arracher un enfant à ses parents?). Ces diver-
gences interprétatives ne représentent pas pour nous un dilemme qu’ il s’ agirait
de résoudre (i.e. nous n’essaierons pas de convaincre les lecteurs du bien
fondé de ces pratiques – ou au contraire de leur ignominie), mais bien plutôt
un matériel permettant de réfléchir empiriquement au caractère historique-
ment, socialement et culturellement construit des principes moraux1. Si cer-
taines personnes considèrent qu’une situation est « bonne » ou « juste» alors
que d’autres la condamnent comme «mauvaise » ou « indigne », c’ est pro-
bablement que toutes ces personnes ne vivent pas dans le même « monde
moral»2. Cette idée d’un «relativisme moral» (qui peut être pensée comme
une forme particulière du «relativisme culturel» que la discipline anthro-
pologique a placé au cœur de son projet) n’est pas dépourvue d’ ambiguïtés
néanmoins3. Nous pouvons en souligner deux. La première porte sur le refus
explicite des postures normatives: même s’il ne s’ agit pas d’ « évaluer» les
arguments moraux des uns et des autres, cela ne veut pas dire qu’ il soit inter-
dit à l’analyste de formuler ses propres jugements par rapport aux situations

1 Comme l’indiquait Didier Fassin, de la même manière que les anthropologues de la méde-
  cine n’ont pas la prétention de soigner des patients, les anthropologues de la morale n’ont pas
  vocation à distinguer le bien et le mal, ni à proposer des codes de « bonnes pratiques». Dans
  notre cas particulier d’étude, il ne s’agira ni d’évaluer, ni de poser des jugements moraux
  sur les pratiques missionnaires en elles-mêmes, mais d’ analyser les formes de justification
  qui ont été construites par les promoteurs des «orphelinats » pour défendre leur projet. Pour
  un panorama général sur les approches anthropologiques des questions morales, cf. Fassin
  (2012) et Fassin & Lézé (2014).
2 Cette opposition entre une «morale éternelle» et plusieurs « morales historiques» a déjà été
  soulignée par Durkheim (1893, p. 21): «L’histoire a démontré que ce qui était moral pour un
  peuple pouvait être immoral pour un autre, et non pas seulement en fait, mais en droit».
  Un autre auteur « classique» ayant abordé les questions morales en utilisant une perspective
  propre aux sciences sociales est l’anthropologue B. Malinovski (1926).
3 L’anthropologie morale peut être définie de cette manière: « Une anthropologie qui a des
  morales pour objet – autrement dit, qui explore la manière dont les sociétés établissent idéo-
  logiquement et sur le plan émotionnel des distinctions culturelles entre le bon et le mauvais,
  et la manière concrète dont les agents sociaux réalisent cette séparation dans leurs vies quoti-
  diennes» (Fassin 2008: 334). Son objectif serait de «comprendre les principes et les pratiques
  d’évaluation opérant dans le monde social, les débats qu’ ils soulèvent, les processus à travers
  lesquels ils sont mis en place, les justifications qui sont données pour expliquer les diver-
  gences observées entre ce qui devrait être et ce qui est en réalité » (Fassin 2008 : 334).

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analysées. On pourrait d’ailleurs penser que le fait d’ expliciter nos positions
morales – dans un effort «réflexif» – constitue probablement une étape néces-
saire pour pouvoir porter, dans un deuxième temps, un regard « compréhensif»
sur les différents arguments qui s’affrontent dans une dispute. Précisons éga-
lement que le fait d’adopter une posture «compréhensive» envers les dis-
cours analysés n’implique pas de chercher des « excuses» ou des « justifica-
tions» aux personnes étudiées: il s’agit tout simplement d’ essayer de s’ appro-
cher de la manière la plus fidèle possible du point de vue – inséparable-
ment objectif et subjectif – qu’elles portaient sur le monde dans lequel elles
habitaient4.
   La deuxième ambiguïté porte sur la nature des différences « morales» étu-
diées. Si l’analyse que nous proposons ici conduit, presque nécessairement, à
critiquer l’existence de principes moraux universels, elle ne nous oblige pas
à postuler automatiquement une «altérité morale» radicale. Nous nous trou-
vons ici face à une tension qui, pendant des années, a traversé le champ des
enquêtes anthropologiques en général: tandis que certains chercheurs ont
développé une conception de la discipline qui avait tendance à approfon-
dir les spécificités de chaque culture (dans une logique « ethnologique », les
cultures étaient pensées comme cohérentes dans leur intériorité et incommen-
surables les unes avec les autres), d’autres ont promu une vision qui – sans
nier l’existence des différences entre les groupes humains – refusait de postu-
ler l’existence de formes radicales d’altérité5. Ce débat se retrouve – mutatis
mutandis – dans l’étude des questions morales: alors que certains tendent
à postuler l’existence de «mondes moraux» auto-contenus et homogènes,
d’autres insistent au contraire sur leur porosité et leur hétérogénéité interne.
Or, nous considérons que ces controverses – qui sont parfois présentées comme
révélant des options théoriques différentes – ne devraient pas être résolues
d’une manière abstraite, mais plutôt en se basant sur l’ analyse d’ un maté-
riel empirique concret. C’est précisément ce que nous essaierons de faire à
partir de l’étude de certains documents écrits par ceux qui promouvaient le
système des orphelinats indigènes au nord de la Colombie. Il s’ agira en particu-
lier d’analyser les outils et les procédures rhétoriques utilisés dans deux textes
qui ont été publiés avant l’ouverture de l’orphelinat : d’ une part, une confé-

4 Dans le préambule de La Misère du Monde (1993), Pierre Bourdieu reprenait un célèbre pré-
  cepte de Spinoza pour expliciter l’idée d’une perspective compréhensive dans les sciences
  sociales: «ne pas rire, ne pas déplorer, ne pas détester, mais comprendre ».
5 Pour des réflexions très claires sur cette opposition entre deux conceptions du travail anthro-
  pologique – comme science de «l’altérité» ou science des « différences », cf. Bazin (2002).

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rence prononcée en 1911 par le missionnaire Segismundo Real de Gandía et,
de l’autre, un texte présenté au Sénat de la République en 1914 par le sénateur
Manuel Dávila.

     Les arhuacos au début du 20ème siècle
     Avec les kogis, les wiwas et les kankuamo, les arhuacos sont l’ un des
     quatre peuples autochtones qui habitent aujourd’ hui dans la Sierra
     Nevada de Santa Marta, un vaste massif montagneux situé au bord des
     Caraïbes, au nord-est de la Colombie. Pour la période qui nous inté-
     resse, on estime que la population arhuaca oscillait entre 1500 et 2000
     personnes, dont la plupart vivaient près du village de San Sebastián de
     Rábago (aujourd’hui Nabusimake), sur le versant sud de la Sierra. Grâce à
     la protection des montagnes, les arhuacos ont longtemps réussi à conser-
     ver – aussi bien à l’époque coloniale que républicaine – une autono-
     mie indéniable vis-à-vis de la société colombienne : ils continuaient à
     parler leur langue et à mener un mode de vie singulier, ils disposaient
     d’institutions politiques et culturelles propres et leurs pratiques écono-
     miques étaient relativement indépendantes. Le refuge offert par les mon-
     tagnes n’était pourtant pas absolu. Durant les premières décennies du
     vingtième siècle, la Sierra est devenue une sorte de middle ground (pour
     reprendre l’expression de Richard White (2009)), dans lequel interagis-
     saient divers acteurs: les membres des populations autochtones, bien
     entendu, mais aussi des colons (qui, bien souvent, avaient eux-mêmes
     été déplacés par la violence, du fait de la Guerra de los mil días), des
     représentants de l’État (qui, avec les moyens limités dont ils disposaient,
     essayaient d’imposer sa présence) et des missionnaires (qui, nous y
     reviendrons, avaient été chargés par l’État colombien d’ assurer aussi bien
     la «civilisation» que «l’évangélisation» des groupes autochtones vivant
     dans des zones de «frontière»). D’une certaine façon, cette époque peut
     être décrite, du point de vue arhuaco, comme le commencement d’ une
     «deuxième Conquête».

1       La conférence de Frère Segismundo (1911): une « nouvelle méthode
        de réduction et d’éducation morale et scientifique »

Le premier texte qui offrait une défense détaillée, publique et explicite de la
technique des orphelinats de la part des missionnaires capucins fut publié en
1911 par Frère Segismundo Real de Gandía. Ce document – qui avait d’ abord
pris la forme d’une conférence intitulée Les Orfelinatos et prononcée devant

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l’ Assemblée Départementale du Magdalena6 – avait pour objectif explicite de
convaincre les autorités de la nation du bien-fondé d’ une « nouvelle méthode
de réduction et d’éducation morale et scientifique », inaugurée par l’ « Illus-
trissime monsieur le Vicaire Apostolique de La Goajira». En effet, l’ année pré-
cédente, les missionnaires capucins avaient ouvert à San Antonio de Pancho,
dans la Goajira, un établissement d’un nouveau type, réunissant une tren-
taine d’«enfants goajiros» des deux sexes (le frère joignait une photographie
pour montrer ce bâtiment à son public). Les missionnaires étaient convain-
cus que cette «institution des orphelinats» allait leur permettre d’ avoir un
impact beaucoup plus fort sur les sociétés indigènes à leur charge: le but de
la conférence n’était donc pas seulement de faire connaître les « bons résul-
tats de cette mesure», mais également de solliciter un appui financier de la
part de la nation pour pouvoir développer cette « grande œuvre de fondation
d’Orphelinats pour enfants indigènes»7. Ainsi, Segismundo demandait explici-
tement au Congrès de la République de voter «une somme pour la construction
et le fonctionnement de trois écoles pour des enfants goajiros et arhuacos ».
S’inscrivant dans la continuité de l’alliance qui – depuis la fin du XIXe siècle –
avait été instaurée entre l’État colombien et l’Église catholique et reprenant
une rhétorique qui insistait sur les intérêts partagés des deux parties, Segis-
mundo espérait que le gouvernement donnerait son soutien à cette « œuvre»,
dont il disait qu’elle était «aussi bénéfique que patriotique »8. « Quand l’ heure
de la rédemption des sauvages qui habitent cette péninsule viendra-t-elle ? »,
demandait-il à la fin de son intervention. Ce document est particulièrement
utile pour travailler les questions qui nous intéressent ici, parce qu’ il nous per-
met de réfléchir aux différents registres argumentatifs (dont certains se carac-
térisaient par une forte composante morale) utilisés par les missionnaires pour
défendre cette nouvelle pratique.

6 «La Sierra Nevada y los Orfelinatos de la Goajira – Conferencia ante Asamblea Departamen-
  tal de Santa Marta», Frère Segismundo Real de Gandía, novembre 1911.
7 Ecos de la misión, feuille hebdomadaire, religion, sciences, littérature et variétés, 2 décembre
  1910. Dans le même article, on mentionnait certains prêtres et frères qui s’ étaient rendus sur
  les «flancs fertiles de la Nevada», «en guettant le passage des indigènes arhuacos pour les
  captiver avec les éclats de notre auguste religion». Ce type d’ expéditions représentait typi-
  quement le modèle «d’évangélisation itinérante» qui avait échoué et auquel le modèle des
  orphelinats prétendait se substituer.
8 Sur les alliances entre l’État colombien et les missions à cette époque, cf. Córdoba (2015),
  Pérez (2015) et Bosa (2018). Pour un travail ethnographique réalisé à cette époque dans la
  Sierra Nevada, cf. Bolinder (1966). Pour un récit arhuaco sur ce même moment, cf. Torres
  Márquez (1978).

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     Le renouveau missionnaire de la fin du XIXème siècle
     Les formes de collaboration entre les missionnaires et l’ État colombien
     ont commencé bien avant la construction de la mission à San Sebastián
     de Rabago. C’est en effet en 1887, 30 ans auparavant, que les missionnaires
     capucins espagnols ont débarqué sur la côte nord de la Colombie, avec
     le mandat explicite d’évangéliser les territoires de Guajira, Sierra Nevada
     et Motilones. Le retour de ces missionnaires – 60 ans après leur expul-
     sion au moment de l’indépendance – n’avait rien d’ un événement isolé :
     il s’inscrivait dans le nouveau contexte de la Constitution conservatrice
     de 1886, laquelle avait mis fin à la séparation de l’ État et de l’ Église et
     consacré la reconnaissance du catholicisme romain comme religion offi-
     cielle. L’année suivante, en 1887, la signature d’ un concordat avec le Vati-
     can confirmait cette régénération du pouvoir de l’ Église et elle jetait les
     bases pour un retour des missions dans l’ensemble des territoires occupés
     par des populations autochtones. On notera que ces territoires étaient
     bien souvent situés dans des zones frontalières que l’ État colombien avait
     parfois du mal à contrôler (en témoigne la proximité avec le Venezuela
     dans le cas qui nous intéresse). Il y avait donc pour lui un intérêt évident
     à déléguer sa souveraineté: le travail des missionnaires (à qui avait été
     confiée la responsabilité de l’éducation de tous les enfants dans ces ter-
     ritoires) n’était pas simplement pensé comme un effort d’ évangélisation,
     mais bien comme un travail «patriotique» de civilisation. Leur mission
     consistait inséparablement à produire des Catholiques et des Colom-
     biens.

1.1      Deux arguments «indirects»
De façon intéressante, les deux premiers arguments utilisés par Segismundo
pour défendre les orphelinats ont une dimension « indirecte ». Au lieu de sou-
ligner les mérites du système, le premier point développé par Segismundo
consistait à dénoncer l’échec des autres modes d’ évangélisation utilisés jus-
que-là par les missionnaires dans cette partie de la Colombie. Malgré toute
« l’abnégation» et tous les «sacrifices» réalisés – écrivait Segismundo – les
Révérendes mères franciscaines et les Révérends prêtres capucins avaient
échoué dans leur «travail ingrat et difficile d’instruction et de moralisation des
indiens»:

     Les goajiros sont aussi sauvages aujourd’hui qu’ au temps de Federmann;
     ils vivent libres de toute tutelle et sont aussi réfractaires à la religion
     qu’autrefois. Le contact avec les civilisés n’ a pas humanisé leurs cou-
     tumes; au contraire, il les a amenés à perdre la belle simplicité sylvestre

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      qui caractérise l’indien sauvage et qui est tellement attirante pour le mis-
      sionnaire catholique qui les rencontre pour la première fois. Ainsi, les
      vices et les mauvaises pratiques que leur ont apportés des commerçants
      sans scrupule rendent leur christianisation extraordinairement difficile9.

Son bilan était particulièrement pessimiste, reprenant les deux répertoires
les plus classiques de représentation des indigènes comme des « bons » et
des «mauvais» sauvages. D’un côté, Segismundo soulignait que les mission-
naires n’avaient eu qu’un impact très limité sur les indigènes de la région
(représentés dans cette logique comme des «êtres malheureux» qu’ il fallait
« civiliser» et «évangéliser»). D’un autre côté, il insistait sur le fait que d’ autres
personnes (les soi-disant «civilisés») avaient, elles, affecté de manière pro-
fonde les mondes indigènes, les amenant à perdre leur pureté originale (selon
l’ image du «bon sauvage» corrompu par la «civilisation »). Ce récit n’était pas
seulement une construction rhétorique (la plupart des archives disponibles
confirment cet échec des missionnaires à transformer les sociétés indigènes de
la région10), mais il avait aussi une dimension stratégique11. Le fait de critiquer
les modes d’évangélisation antérieurs permettait en effet de donner plus de
force à l’idée selon laquelle «l’œuvre rédemptrice des orphelinats » constituait
le seul moyen de «régler le grand problème de la civilisation des aborigènes de
cette région». Son argument se basait sur une opposition – construite de façon
rhétorique – entre deux options possibles: comme la première méthode mis-
sionnaire (fondée sur l’«évangélisation itinérante») avait échoué, il ne restait
que la deuxième (bien que son contenu comme tel n’ait toujours pas été dis-
cuté).
    Le deuxième argument «indirect» utilisé par Segismundo était presque
symétrique au premier. Il ne s’agissait plus de défendre l’ institution des orphe-
linats en argumentant que les autres stratégies utilisées localement avaient
échoué, mais en expliquant que – dans d’autres contextes – les orphelinats
avait constitué un succès (sans pour autant mentionner les raisons de ce suc-
cès). Il s’agissait, en ce sens, de rendre légitime cette nouvelle pratique en

9     «La Sierra Nevada y los Orfelinatos…», p. 78.
10    Pour plus de détails sur les premières décennies de la mission dans le nord de la Colombie,
      cf. Bosa (2015) et Valencia (1924). En 1924, le prêtre Eugenio de Valencia (p. 77) remarquait
      d’une manière très similaire que les wayúu s’étaient opposés « excessivement» à la caté-
      chisation catholique, au point que les capucins «ne voulaient plus être à La Guajira parce
      que leurs travaux apostoliques incessants ne donnaient aucun résultat pouvant justifier a
      minima leur sacrifice». Cité dans Daza (2001).
11    Comme dit le proverbe: «Qui veut tuer son chien, l’ accuse de la rage ».

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mettant en avant sa dimension internationale: c’ était une technique – expli-
quait Segismundo – qui avait été utilisée dans une grande variété de contextes
(aussi bien passés que contemporains, et sur différents continents) et qui, de
ce fait, pouvait être extrêmement utile dans le cas colombien. Comme nous
le savons, les ordres missionnaires constituent des organisations transnatio-
nales (traversées néanmoins par des logiques profondément nationales) et les
capucins n’y faisaient pas exception. Leur insertion dans des réseaux globaux
facilitait évidemment la circulation des technologies de conversion et les dif-
férents contextes mentionnés par Segismundo reflétaient indéniablement la
géographie de la présence capucine:

     Si l’on arrivait à les réduire [les indigènes] à une vie plus stable et fixe,
     l’activité éducative du missionnaire catholique donnerait tout le résultat
     souhaité, comme cela a été le cas en Patagonie, en Araucanie, parmi les
     indiens du Pérou, des Philippines et des Îles Carolines, et comme cela a
     été le cas chez les peuples du Caraconí aux XVIIIe et XIXe siècles12.

1.2     Qu’est-ce qu’un orphelinat?
Après avoir présenté ces deux arguments «indirects», Segismundo discuta
d’une manière plus explicite le fonctionnement de cette nouvelle institution
de manière à obtenir le soutien des pouvoirs publics. À cette fin, il formula
une définition apparemment simple et claire de ce qu’ il fallait comprendre par
« orphelinat»:

     Cette méthode consiste à réunir des filles et des garçons en bas âge dans
     des écoles appelées «orphelinats» – même si tous ne sont pas orphelins –
     où ils sont élevés, nourris et habillés tant que leurs parents le désirent13.

Nous pouvons souligner trois éléments principaux de cette définition, tous
essentiels dans le cadre de la «discussion morale». Le premier point concerne
la contradiction assumée d’une institution appelée « orphelinat », mais qui
n’était pas nécessairement pensée pour des «orphelins » (ce point fera l’ objet
de débats incessants au fil des années). En deuxième lieu, nous pouvons sou-
ligner le fait que Segismundo présentait les intentions de l’ institution comme

12   «La Sierra Nevada y los Orfelinatos…», p. 78. Plusieurs missionnaires envoyés au nord de
     la Colombie avaient été transférés depuis les Îles Carolines, dans l’ Océan Pacifique (dont
     Segismundo lui-même) dans les dernières années du XIXe siècle, après que ces Îles avaient
     passé sous le mandat de l’Allemagne du fait de la guerre hispano-américaine.
13   «La Sierra Nevada y los Orfelinatos…», p. 78.

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purement «caritatives» (nourrir, élever et habiller les enfants), sans aucune
mention de l’idée de «civilisation» ou d’«évangélisation » (même si, comme
nous le verrons, cette dimension apparaissait dans la suite du document). Fina-
lement, la dernière caractéristique concernait le caractère « volontaire » avec
lequel les parents confiaient leurs enfants aux missionnaires: les enfants ne
seraient reçus qu’avec l’accord préalable de leurs parents et ceux-ci pourraient
les reprendre lorsqu’ils le souhaiteraient.
   Cette première tentative de définition est révélatrice de la volonté des mis-
sionnaires de présenter leurs pratiques comme vertueuses. Espérant obtenir
le soutien des autorités, Segismundo faisait appel aux meilleurs sentiments de
son audience, ainsi qu’à une sorte de bon sens universel. Qui s’ opposerait à
une institution qui prétendait venir en aide à des enfants ayant été volontaire-
ment confiés aux missionnaires par leur famille ? Pour autant, le fait de situer
explicitement le débat à un niveau «moral» n’était pas sans risque : l’ idée d’ un
« orphelinat sans orphelins» soulevait une série de difficultés éthiques qui sont
évidentes dans le reste du texte.

1.3      Compassion pour les enfants, mépris pour leurs parents
La première difficulté portait sur la question des objectifs de l’ institution.
Comme nous l’avons vu, Segismundo utilisait une rhétorique de compassion
pour défendre le travail des missionnaires: ceux-ci, disait-il, avaient pour
unique ambition «d’éduquer, nourrir et habiller », « avec une sollicitude singu-
lière», des filles et des garçons. Comment justifier, cependant, la nécessité de
protéger des enfants ayant déjà une famille s’occupant d’ eux ? Si les orphelinats
peuvent être pensés comme des entreprises «charitables », visant à recueillir
des enfants sans défense, l’ambiguïté portait ici sur le fait que les enfants indi-
gènes avaient déjà des familles pour les éduquer, les nourrir et les vêtir. Pour
résoudre ce paradoxe, Segismundo combinait cette rhétorique de la charité
envers les enfants avec un discours très violent contre leurs familles. Il dressait
donc un portrait extrêmement négatif des mondes indigènes, comme incarna-
tion absolue de la «sauvagerie»:

     L’action continue et civilisatrice des Prêtres Capucins s’ est heurtée en
     tout temps au caractère des indiens, qui, du fait de l’ état rudimentaire et
     sauvage dans lequel ils vivent, se limitent au maintien de la vie purement
     animale. C’ est pourquoi ils ne font aucun effort pour que leurs enfants
     ne s’ éduquent et se civilisent. Ils cherchent plutôt à les éloigner de tout
     élément formateur14.

14   «La Sierra Nevada y los Orfelinatos…», p. 81. Cette rhétorique présentant les mondes

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des orphelinats sans orphelins ?                                                                    13

   Une première façon de justifier moralement l’ idée d’ un « orphelinat sans
orphelins» passait par l’articulation de deux arguments symétriques : l’ un
fondé sur la sollicitude, l’autre sur le mépris. De cette façon, l’ argument de
« protection» des enfants ne fonctionnait – dans le discours de Segismundo –
que parce qu’il se superposait à un autre qui représentait les familles indigènes
comme un «danger» dont les enfants devaient être protégés. En ce sens, si
les attaques violentes contre les mondes indigènes – qui étaient récurrentes
dans les discours missionnaires de l’époque – révélaient sans aucun doute la
conviction qu’avaient les missionnaires qu’il était nécessaire de transformer
profondément ces mondes, elles avaient peut-être aussi une dimension stra-
tégique. Le fait de mettre l’accent sur certains aspects des sociétés indigènes
considérés comme intolérables ou de «noircir» volontairement le panorama
permettait de rendre légitimes certaines mesures qui – autrement – n’auraient
pas eu de justification.

1.4      La question du consentement
La deuxième difficulté «morale» portait sur la dimension « volontaire», pré-
sentée par Segismundo comme essentielle pour le fonctionnement de l’ orphe-
linat. Segismundo était convaincu – ou, pour le moins, c’ est ce qu’ il expliquait à
son audience – que la remise des enfants de la part des parents pourrait se faire
« sans violence d’aucune sorte». Dans son exposé, ce n’ était pas seulement
l’ admission à l’orphelinat qui devait avoir un caractère libre et volontaire, mais
aussi la possibilité d’en sortir («lorsque [les parents] veulent les emmener, ils
les en retirent»)15. Segismundo présentait cette question du consentement des
familles de deux manières. Il récusait tout d’abord l’ usage de la force pour des
raisons essentiellement stratégiques: «[La charité et la tendresse] sont le seul
moyen – même si cela peut paraitre étrange – de recueillir quelques enfants,
puisque l’on n’obtiendra rien en utilisant la violence»16. Indépendamment de
toute considération éthique, arracher violemment les enfants à leurs familles
conduirait à un échec. Cependant, son argument avait aussi une dimension
morale. Segismundo reconnaissait d’abord que la séparation de leurs enfants
pouvait provoquer une grande douleur chez les mères indigènes: « L’indienne

     indigènes comme extrêmement «ténébreux» était très commune dans les discours capu-
     cins de l’époque. Dans leur publication hebdomadaire, les missionnaires expliquaient par
     exemple que leur tâche était la suivante: «[Illuminer] avec les splendides rayons de la
     vraie civilisation ceux qui aujourd’hui, privés de toute lumière et enveloppés dans les ombres
     du paganisme le plus grossier, peuplent les parties les plus belles et fertiles de notre Terri-
     toire National». « Ecos de la misión », 2 décembre 1910 (c’ est moi qui souligne).
15   «La Sierra Nevada y los Orfelinatos…», p. 83.
16   C’est moi qui souligne.

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devient aussi furieuse qu’une lionne, lorsqu’on veut violemment arracher son
enfant à son sein». Mais il insistait juste après sur le fait qu’ elles pouvaient
se laisser convaincre par «la charité et la tendresse avec lesquelles les sœurs
prennent soin des enfants»: «Mais elle est aussi douce que l’ agneau lorsque
l’ on gagne son cœur – pourtant toujours méfiant – par la tendresse et l’ amour,
de façon à ce qu’elle se détache de ce qu’elle a de plus cher – son enfant – et
le dépose à l’orphelinat aux bons soins des sœurs ». Ce portrait des mères indi-
gènes est intéressant parce qu’il rompt avec le registre du mépris qui dominait
dans les paragraphes antérieurs. Même si la double métaphore de la « lionne »
et de «l’agneau» pourrait être interprétée comme une continuation du dis-
cours déshumanisant qui situait les familles indigènes au niveau de la « vie
purement animale», il semble plus juste d’y voir, au contraire, une recon-
naissance des femmes indigènes comme des mères « légitimes » : leurs enfants
constituaient leur bien le plus précieux et, par conséquent, elles étaient dispo-
sées à les défendre à tout prix. De cette façon, le discours de Segismundo finis-
sait par reconnaitre explicitement le caractère profondément injuste d’ agir
sans le consentement de femmes qui – puisqu’ elles avaient les mêmes senti-
ments que les autres mères – méritaient également les mêmes droits. Segis-
mundo semblait donc confiant dans les capacités de persuasion des mission-
naires.
    Il est évident, cependant, que cette question du « consentement» consti-
tuait un problème épineux. On comprend mal, en effet, pourquoi des familles
indigènes décideraient de confier volontairement leurs enfants à une institu-
tion s’étant donné pour objectif principal de les remplacer (pour ne pas dire
de les supprimer). Il est difficile de savoir si le ton optimiste de Segismundo
était lié au caractère récent de l’expérience ou s’ il reflétait des considéra-
tions stratégiques. Certains passages du document semblent toutefois indiquer
que – même au cours de ces premières années – la question du consente-
ment n’était pas du tout simple17. D’une part, l’ usage de l’ expression « même
si cela peut paraitre étrange» (en lien avec le fait que l’ on « n’ obtiendra rien en
utilisant la violence») révèle que Segismundo reconnaissait, au moins impli-
citement, que la réponse la plus attendue (ou la plus logique), de la part des
familles indigènes, était la résistance (et, du même coup, que l’ usage de la

17   Rappelons que cet article ne prétend pas décrire la réalité des pratiques d’ enlèvement
     des enfants indiens. Il ne s’agit pas pour nous de déterminer si les missionnaires ont res-
     pecté – ou non – le consentement des parents, mais de réfléchir à comment la question du
     consentement a été – ou non – incluse dans les discours de légitimation des orphelinats.
     Notons néanmoins que le rejet de ces institutions de la part des familles indigènes semble
     confirmé par la plupart des sources dont nous disposons.

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force constituait l’issue la plus probable pour les missionnaires). Cette vision
était renforcée par le portrait déjà mentionné des femmes indigènes en tant
que mères aussi affectueuses (douces comme des « agneaux ») que protec-
trices (féroces comme des «lionnes»). D’autre part, Segismundo incluait dans
son récit ce qu’il appelait des «épisodes curieux », qui nous permettent de
nuancer l’accent mis sur le respect du consentement. Il expliquait ainsi que
« certaines indiennes» qui s’étaient initialement montrées « ravies d’ éduquer
leurs enfants à l’orphelinat» n’avaient, dans un deuxième temps, pas pu
« résister à la douleur que leur causait la séparation». Après quelques mois,
expliquait-il, elles étaient revenues chercher leurs enfants (confirmant l’ image
de mères gardiennes et protectrices). Or, la réponse de l’ institution ne corres-
pondait pas à ce qu’avaient laissé entendre les paragraphes antérieurs :

     Ce qui se passe généralement, lorsque leurs mères vont les chercher, c’ est
     que les enfants ne veulent pas s’en aller. Ils se cachent pour ne pas se trou-
     ver privés de la tendresse la plus pure que les Sœurs leur donnent18.

Cette histoire nous aide à comprendre comment la question du « consente-
ment» se déplaçait depuis les parents jusqu’aux enfants. En effet, Segismundo
reconnaissait que les missionnaires ne respectaient pas toujours le consen-
tement des mères, mais il justifiait moralement cette situation en expliquant
que la décision devait revenir aux enfants eux-mêmes. Inversant radicalement
l’ image des enfants indigènes se cachant pour échapper aux agents de l’ État ou
de l’Église voulant les enlever à leur famille, Segismundo ajoutait même que la
possibilité de les «renvoyer chez eux» était utilisée par l’ institution comme
une menace disciplinaire efficace:

     Les Sœurs utilisent souvent, comme moyen de correction, la menace de
     livrer les enfants à leurs mères lorsqu’elles viennent leur rendre visite;
     tel est le bien-être que les goajiros ressentent dans ce milieu chrétien et
     civilisateur.

Ces exemples (transformés, par la logique inductive, en arguments), permet-
tait à Segismundo de réaliser un étonnant tour de force symbolique et de se
situer du côté de la justice et de la supériorité morale. Si les enfants refusaient
de retourner chez les «pitoyables personnes» qui constituaient leurs familles –
expliquait Segismundo – le devoir était de les écouter, indépendamment de la

18   «La Sierra Nevada y los Orfelinatos…», p. 84.

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douleur que pourraient ressentir leurs parents. Segismundo présentait donc
l’ institution des orphelinats non pas comme un « bien absolu », mais comme
un «moindre mal». Il reconnaissait que l’enlèvement des enfants serait proba-
blement la cause de souffrances pour les membres de leurs familles, mais cette
douleur était considérée comme plus acceptable que celle que ressentiraient
les enfants si on les obligeait à retourner chez leurs parents19.
    Finalement, si les arguments de Segismundo reposaient sur un portrait très
négatif des mondes indigènes, ainsi que sur la reconnaissance d’ une nécessaire
violence, ils ne cessaient pourtant jamais de présenter le « consentement» et
la «compassion» comme des «principes supérieurs ».

1.5     Après la conférence
Les arguments utilisés par Segismundo visaient donc à présenter « l’ œuvre
rédemptrice des orphelinats» comme la seule solution possible du « pro-
blème» indigène en Colombie:

     Le travail du gouvernement doit prendre cette direction exclusive; toute
     autre mesure ne conduira qu’à une déplorable perte de temps et d’ ar-
     gent20.

Mais si la conférence constituait le premier effort important de la part des
missionnaires pour défendre leur projet dans l’espace public, ce n’ était pas le
dernier. Au cours des années suivantes, les missionnaires consacrèrent une par-
tie importante de leur énergie à la défense du «besoin péremptoire de protéger
l’ institution des Orphelinats»21. À cette fin, ils construisirent ce que nous pour-
rions appeler un «message simplifié», centrant la réflexion exclusivement sur
les «bienfaits des orphelinats» (et passant généralement sous silence les moda-
lités pratiques de leur mise en place, ainsi que les questions éthiques liées à

19   Le fait de hiérarchiser les formes de souffrance ou de les considérer comme plus ou moins
     acceptables – en se basant généralement sur la «valeur sociale » accordée aux différents
     groupes sociaux – constitue possiblement l’un des mécanismes les plus communs pour
     justifier les formes de violence existant contre les secteurs les plus vulnérables d’ une
     société donnée. Tout se passe comme si la souffrance ressentie par les personnes appar-
     tenant aux groupes au plus bas de l’échelle sociale n’était pas prise au sérieux au même
     titre que celle que peuvent ressentir les personnes appartenant aux secteurs les plus pri-
     vilégiés. Pour un travail analysant explicitement l’influence des rapports de domination
     sur la perception de la souffrance, cf. Farge (2013).
20   «La Sierra Nevada y los Orfelinatos…», p. 78.
21   15/5/1912, Rapport de l’Inspecteur de l’Instruction Publique (IP) de la Goajira y Sierra
     Nevada (GSN) au Sous-secrétaire du Ministère de l’Instruction Publique (IP).

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la construction d’un «orphelinat sans orphelins »). Ainsi, l’ année suivante, en
1912, le Vicaire apostolique envoyait un rapport au Ministère de l’ éducation (en
tant qu’inspecteur chargé de l’Instruction publique dans sa juridiction), dans
lequel il défendait à nouveau «l’expérience de l’ Orphelinat que nous avons
mis en place»22. Il affirmait catégoriquement: « un orphelinat dans ce terri-
toire vaut plus que dix écoles»23. Il n’expliquait pas, cependant, ce qui faisait
la supériorité les orphelinats et il ne mentionnait pas non plus les questions
morales. Quelques jours auparavant, un autre missionnaire – le Révérend Père
Eloy de Orihuela – avait déjà écrit au gouvernement, en expliquant: « Il n’y a
pas de moyen plus efficace pour le développement complet de l’ enseignement
à la Goajira et à la Sierra Nevada que la fondation d’ Orphelinats »24. L’année
suivante, un nouveau rapport insistait sur le rôle de ces institutions pour sur-
monter le «difficile problème de la lente réduction des tribus barbares à la vie
civilisée», proposant la création de nouveaux orphelinats25.
    Or, tous ces efforts commençaient à porter leurs fruits. Une annotation sur le
rapport de 1912 indiquait: «Le Ministre, convaincu de l’ importance des orphe-
linats, s’emploiera activement, lors du prochain Congrès, à mobiliser des res-
sources pour agrandir celui de San Antonio et pour en créer d’ autres»26. Et
effectivement, une première norme – la loi 32 de 1912 – décréta la création de
« trois orphelinats à la Goajira», qui avaient pour fonction – grâce au soutien du
gouvernement national – «de recevoir des enfants indigènes, ainsi que de les
nourrir, les habiller et de leur offrir un enseignement gratuit »27. Deux ans plus
tard, en 1914, une deuxième loi garantissait aux missionnaires capucins un sou-
tien financier non seulement pour subvenir aux besoins des orphelinats déjà

22   En vertu des accords existants entre les missionnaires et l’ État colombien, le Vicaire
     apostolique était aussi inspecteur des écoles. Les missionnaires étaient donc chargés de
     l’éducation dans le territoire du vicariat.
23   15/5/1912, Rapport de l’Inspecteur d’ IP de la GSN au Sous-secrétaire du Ministère d’IP.
24   8/05/1912, Rapport de l’Inspecteur d’ IP de la GSN (Le Révérend Père Eloy de Orihuela,
     Représentant de cette Mission face au gouvernement)].
25   20/2/1913, Lettre du Commissaire Spécial de la Goajira – Général F.D. Pichón – au Minis-
     tère du Gouvernement. Pour lui, les orphelinats constituaient la solution la plus pragma-
     tique pour contrôler et réduire les indigènes wayúu, « une tribu hautaine qui continue
     à garder ses coutumes primitives et qui croit toujours posséder une absolue indépen-
     dance». Cité dans Daza (2001).
26   15/5/1912: Rapport de l’Inspecteur d’ IP de la GSN au Sous-secrétaire du Ministère d’IP.
27   Loi 32 de 1912, «Sur la création d’Orphelinats dans la Goajira», Journal Officiel, N. 14727.25,
     p. 4. On remarquera que cette loi n’abordait pas la question du consentement. La seule
     «condition» mentionnée était d’ordre linguistique: « Les responsables de la direction des
     orphelinats sont tenus d’étudier la langue des goajiros pour se faire comprendre des indi-
     gènes et pour les traduire en espagnol» (article six).

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existants à la Goajira, mais aussi pour en construire deux nouveaux à la Sierra28.
Pour que cette loi (initialement intitulée, «Loi qui fixe une somme pour la
réduction de sauvages») soit approuvée, ses promoteurs avait dû présenter un
rapport dans lequel ils défendaient leur projet. Nous voudrions maintenant
analyser les arguments moraux utilisés dans ce rapport, qui visait, une nou-
velle fois, à convaincre les sénateurs d’officialiser l’ appui de la nation au projet
des orphelinats.

2       Le rapport de M. Dávila (1914): «pour la réduction des sauvages»

Le sénateur chargé de présenter le projet était Manuel Dávila. Il invita ses col-
lègues à «seconder efficacement tous les efforts héroïques des dignes fils et
filles de San Francisco, pour la civilisation définitive des goajiros»29. Comme la
conférence de Segismundo, son texte est particulièrement utile pour analyser
les formes publiques de justification utilisées à cette époque en lien avec le pro-
jet d’«orphelinats indigènes» et ses implications morales. Comme l’ on pouvait
s’ y attendre, le texte est imprégné par le discours des missionnaires capucins.
Le début du document – fondé sur un argument d’ autorité – n’aurait pas pu
être plus clair:

     L’expérience missionnaire a permis d’établir la vérité suivante: le moyen
     le plus efficace pour civiliser les indigènes […] consiste à construire des
     orphelinats, ou asiles, où les enfants des tribus sont recueillis, éduqués
     pour la vie de la civilisation et préparés pour une vie sédentaire et com-
     mune avec les colombiens civilisés30.

28   Loi 64 de 1914, «qui énonce les mesures pour la réduction et civilisation des tribus indi-
     gènes», Journal Officiel, N. 15339, p. 1.
29   Manuel Dávila Flórez, «Rapport sur le projet de loi relatif à la réduction et civilisation
     des indiens motilones, goajiros et arhuacos». Bogotá, le 3 octobre 1914. M. Dávila (1851-
     1924), membre du parti conservateur, fut sénateur de la République (et président du Sénat)
     de 1912 à 1915. Il était spécialiste des questions éducatives, ayant été à la fois directeur
     de plusieurs établissements importants (notamment l’ Université de Carthagène) et en
     charge des questions éducatives au niveau politique (en particulier comme directeur de
     l’Instruction Publique de l’État Souverain de Bolívar puis comme Ministre de l’ Instruction
     Publique).
30   On remarquera la tentative d’introduction d’une nouvelle catégorie – celle d’ « asiles » –
     qui aurait pu remplacer celle d’«orphelinats». Cependant, cette proposition de change-
     ment sémantique fut un échec et les missionnaires capucins continuèrent à utiliser la
     catégorie «d’orphelinats» pendant plusieurs décennies.

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