MAI 2013 PRISMES ENSEIGNER LA DURABILITÉ ET SES PARADOXES : QUELS DÉFIS POUR L'ÉCOLE ? - HEP Vaud
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
PRISMES N° 18 REVUE PÉDAGOGIQUE HEP VAUD MAI 2013 1 ENSEIGNER LA DURABILITÉ ET SES PARADOXES : QUELS DÉFIS POUR L’ÉCOLE ? NAOTO MATSUMURA, LE DERNIER HABITANT DE FUKUSHIMA
ENSEIGNER LA DURABILITÉ ET SES PARADOXES : QUELS DÉFIS POUR L’ÉCOLE ? ÉDITORIAL Guillaume Vanhulst et Barbara Fournier 6 GRANDS ENJEUX Peut-on encore croire au développement durable ? Dominique Bourg 7 Une idée qui ne va pas de soi Philippe Hertig 9 Le LirEDD, un nouveau laboratoire Philippe Hertig et François Gingins 10 Mais où l’EDD se cache-t-elle dans le PER ? Pierre Varcher 12 Quelle école dans une société en transition ? Daniel Curnier 16 DÉFIS À L’ÉCOLE ET DANS LA FORMATION Recompositions disciplinaires : des chantiers de recherche, d’action et de transformation François Audigier 18 « Au milieu du Rubicon » : pour une histoire du présent Etienne Honoré 22 Obsolescence et non-finitude : l’argent le beurre et l’argent du beurre Maria Brûlé 25 Un regard critique sur la durabilité et son éducation Charles Vullioud 26 MISES EN PRATIQUE ET RÉALISATIONS Des recommandations intégrées dans la formation des enseignants François Bourqui et François Gingins 28 Formateurs et enseignants du secondaire 1 collaborent Jean-Christophe Decker, pour l’équipe de recherche 32 Des éoliennes à Sainte-Croix ? Un débat lors d’un camp interdisciplinaire Alain Pache et Alain Melly 34 Pensée complexe et approche systémique : le plaidoyer d’une géographe Véronique Dreyfuss Pagano 38 Le jardin scolaire pour découvrir la complexité du monde Claude Zryd Centelighe 40 Quelle montagne ? Le projet AlpLab de l’ES Béthusy Ismaël Zosso 41 Aménagement d’un écoquartier : une approche interdisciplinaire au gymnase Marie-Hélène Weissen et Céline Tauxe 42 AUTRES REGARDS GLOBE, une approche expérimentale pour chaque classe Henri Bossert 43 Une nouvelle fondation, pour vous servir Sabine Muster-Brüschweiler 44 La sortie hors de l’école : un outil dynamique Christophe Mohni 48 Le land art, une piste pour l’Éducation en vue du développement durable Jérôme Bichsel et Nicole Goetschi Danesi 52 FORUM La démarche expérimentale : quelle pertinence pour l’enseignement et l’apprentissage des sciences ? Saïd Khamlichi 56 ACTUALITÉS HEP 58 Valoriser la diversité en éducation : enjeux pour la recherche Serge Ramel, Luc Prud’homme et Valérie Angelucci 60 LES LIVRES ONT LA COTE 62 La bibliothèque scolaire : un outil pédagogique au service des apprentissages Véronique Avellan et Seema Ney 63 LA PAGE DES ÉTABLISSEMENTS 64 LA PAGE DES PRAFOS 66 DES SIÈCLES DE DÉBATS 67 ÉCOLE-MUSÉE 68 200e ANNIVERSAIRE DE L’INSTITUT POUR SOURDS 69 EN BREF 70 IMPRESSUM 71 Le masculin utilisé pour les termes relatifs aux rôles et aux fonctions a un sens générique et non exclusif. Il s’applique donc aussi bien aux femmes qu’aux hommes.
LE DERNIER HOMME DE FUKUSHIMA En avril 2011, Antonio Pagnotta, photoreporter, entre dans la zone inter- dite de Fukushima. Il y retrouve un homme, dernier habitant d’une ré- gion désertée, Naoto Matsumura. Ce paysan de 51 ans a refusé de quitter la zone d’évacuation obligatoire de 20 km autour de la centrale nucléaire. S’il a fait le choix de continuer de vivre dans l’environnement immédiat de la centrale explosée, c’est pour dire non au lobby nucléaire, à la fi- nance, à la bureaucratie, mais c’est aussi pour prendre soin des animaux abandonnés, des plantes et des tombes. Profondément ancré dans les philosophies ancestrales du Japon, Matsumura veille désormais sur un monde sans hommes, un monde d’après l’apocalypse et y reconstruit, jour après jour, le lien brisé entre l’humanité et la nature. En demeurant volontairement au cœur d’un espace qui le condamne à mort à plus ou moins brève échéance, ce samouraï modeste et solitaire qui « pisse le césium, dort et mange dans la radioactivité » fait le choix sans concession de la liberté et de la dignité humaine. « Vivre ici et aider les animaux à survivre est ma façon de continuer le combat », dit-il sim- plement. Antonio Pagnotta est revenu voir plusieurs fois Naoto Matsumura de- puis leur première rencontre, bravant lui aussi les interdictions, les ma- laises et les risques liés aux radiations. Ce printemps 2013, il signe un livre bouleversant, publié aux éditions Don Quichotte, Le dernier homme de Fukushima. Il y explore, dans sa nudité crue, la première grande tra- gédie nucléaire du XXIe siècle sur l’arrière-scène de laquelle se tient le dernier résistant, Naoto Matsumura. Pour illustrer l’éducation au développement durable, c’est donc l’extra- ordinaire histoire de ce veilleur d’humanité que PRISMES a choisi de ra- conter au travers d’une sélection des photographies qu’Antonio Pagnotta a ramenées de ses visites à Naoto Matsumura entre 2011 et 2013. Des images impressionnantes qui nous parviennent d’un monde perdu dont un seul homme porte désormais la mémoire et l’espérance. Interpeller la durabilité prend un tout autre sens une fois que l’on a croisé le re- gard triste, déterminé et lumineux de Naoto Matsumura. Barbara Fournier ANTONIO PAGNOTTA, LE DERNIER HOMME DE FUKUSHIMA, ÉDITIONS DON QUICHOTTE, PARIS, 2013
NAOTO MATSUMURA, QUI COMME TOUS LES JAPONAIS RAFFOLE DES CHAMPIGNONS CUISINÉS, SE CONTENTE AUJOURD’HUI DE LES REGARDER ET DE HUMER LEURS PARFUMS. ILS CONCENTRENT LA RADIOACTIVITÉ DE FAÇON DANGEREUSE : ENTRE 3000 ET 400 000 BECQUERELS PAR KILO SELON LES VARIÉTÉS.
ÉDITORIAL LA DURABILITÉ EST MORTE, VIVE LA DURABILITÉ ! GUILLAUME VANHULST, RECTEUR DE LA HEP VAUD BARBARA FOURNIER, RESPONSABLE DE PUBLICATION En 1992, au Sommet de la Terre, à Rio, le dévelop- pensée et notre action. Il ne s’agit donc pas, pour pement durable entre avec tambours et trompettes les enseignants, de reproduire une doxa, mais de dans l’actualité médiatique internationale. Trois ans reconnaître et d’analyser la construction culturelle après la chute du mur de Berlin, c’est dans un attachée au développement durable qui se lit à monde qui semble avoir enfin dépassé ses fractures travers le prisme d’une mythologie semblable à idéologiques qu’un industriel milliardaire suisse, Ste- celle qu’on a longtemps attribuée à l’histoire. phan Schmidheiny, publie, chez MIT Press, un best- seller intitulé : Changing Course. A Global Business Au chapitre de ses missions, la HEP doit donc doter Perspective for Development and Environment. les futurs enseignants d’outils de conceptualisation pour éviter l’aliénation consistant à se faire les al- Les experts rédigent des milliers de recomman- liés objectifs d’un système qui, sous les apparences dations, les politiciens signent des promesses d’ac- du durable, ne véhicule que des intérêts immédiats. cords, les agents marketing s’emparent du label, assez élastique pour qu’on y accroche à peu près Quatre ans avant le « prophète » Schmidheiny et n’importe quoi, et en font un nouvel argument de le culte du global business érigé en sauveur de vente. N’a-t-on pas trouvé la panacée? Assurer tout la planète, Jacques Ellul, qui avait si bien décrit à la fois la durabilité de la consommation et de la la sacralisation opérée par transfert de l’environ- planète tout en répartissant mieux les richesses ? nement à la technique et la perte d’esprit critique qu’elle induisait, écrit ces lignes radicales : « Je Vingt et un ans plus tard, hélas, le bilan n’est pas voudrais rappeler une thèse qui est bien ancienne, glorieux. Même si chacun s’accorde à peu près sur mais qui est toujours oubliée et qu'il faut rénover les défis globaux – lutte contre la pauvreté, accès sans cesse, c'est que l’organisation industrielle, à l’eau, sécurité alimentaire, changement clima- comme la postindustrielle, comme la société tech- tique – les mises en application posent problème, nicienne ou informatisée, ne sont pas des sys- encore compliquées par le fait que les inégalités, tèmes destinés à produire ni des biens de au lieu de se réduire, n’ont cessé de se creuser consommation, ni du bien-être, ni une améliora- entre le Nord et le Sud, mais aussi au cœur même tion de la vie des gens, mais uniquement à pro- des pays les plus développés. duire du profit. Exclusivement. » 1 Cette impasse était pourtant prévisible. En effet, A l’heure où les réponses globales aux défis glo- comment générer croissance et durabilité alors baux ne font qu’accélérer la fuite en avant, c’est que l’humanité vit, depuis la moitié du XXe siècle, désormais sur l’ampleur de la prise de conscience dans l’ère radicalement singulière de la finitude ? individuelle et sur le nombre croissant d’initiatives Plaidant pour la décroissance, le Club de Rome locales que repose l’espoir d’une vraie durabilité. pose déjà cette question dérangeante en 1972, mais elle sera largement balayée par le discours Ce constat ouvre des champs d’expérimentation positiviste du progrès, alimenté par le marché et inédits pour l’école, terrain d’apprentissage d’une la technoscience qui assoient la croyance selon pensée libre et ferment de l’identité citoyenne, par laquelle l’innovation technologique palliera, entre excellence. Au sein des HEP, le défi est aussi concret autres, les déficiences des écosystèmes de plus qu’exaltant. Au milieu du XXIe siècle, les étudiants en plus menacés qui assurent notre survie. que nous sommes en train de former enseigneront, Le prix de n’importe quoi en fin de carrière, à des élèves qui seront, avec leurs correspond à la somme de vie Dans ce contexte, l’éducation en vue du dévelop- propres enfants, les passeurs du XXIIe siècle… pement durable tiendrait de la gageure si l’on fai- que vous échangez pour l’obtenir. sait l’erreur d’oublier que, comme le passé, le futur 1 Le bluff technologique 1988 ; seconde édition 2004, Hachette, HENRY DAVID THOREAU s’articule sur de grands récits qui structurent notre coll. Pluriel, p. 571.
DOSSIER / GRANDS ENJEUX PEUT-ON ENCORE CROIRE AU DÉVELOPPEMENT DURABLE ? PEUT-ON ENCORE CROIRE AU DÉVELOPPEMENT DURABLE ? DOMINIQUE BOURG Dominique Bourg brosse un tableau sombre de la quaran- générations futures de répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept taine d’années écoulées depuis l’origine du développement de besoin, et plus particulièrement des besoins durable, dont les objectifs déclarés ne sont pas atteints. Tou- essentiels des plus démunis, à qui il convient d’ac- corder la plus grande priorité, et l’idée des limita- tefois, le vaste mouvement suscité a permis entre autres tions que l’état de nos techniques et de notre or- l’émergence du concept de durabilité. De plus, les grandes ganisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels conférences internationales ont suscité un débat et permis et à venir »4. On peut tirer de cette définition ca- la participation du public. nonique les deux objectifs cardinaux du dévelop- pement durable : la réduction des inégalités quant à la répartition de la richesse sur terre ; la réduc- Peut-on encore parler de développement dura- finalité sociale, de la prudence écologique et de tion des problèmes environnementaux globaux. ble ? La question paraîtra saugrenue à quelques l’efficacité économique mesurée à l’aune sociale Force est pourtant de constater que durant les lecteurs. Et pourtant les défenseurs du concept et non plus simplement à celle de la rentabilité mi- trente dernières années les inégalités ont explosé se font désormais plus rares. Lors du sommet de croéconomique ». à l’échelle de la planète, en dépit de l’arrachement Rio+20, l’Organisation des Nations Unies elle-même à la misère de centaines de millions de Chinois et n’a-t-elle pas préféré promouvoir la Green Eco- « Quarante années de tentative d’Indiens notamment. De 1971 à 2010, le nombre nomy1 ? Cette méfiance, voire cette désaffection, de pays très pauvres a doublé : il est passé de 25 de conciliation du mode dispose de raisons solides. Avant de les exposer, à 49. Dans chaque région les écarts entre les je rappellerai succinctement la profondeur histo- de développement occidental riches et les pauvres, entre les zones métropoli- rique de cette notion. Je conclurai sur la part néan- taines et les zones déshéritées, se sont accrus. et de la préservation moins positive du legs laissé par feu le dévelop- pement durable. de l’environnement. » « Les principaux indicateurs environnementaux globaux sont On date en général la notion de développement Nous sommes ainsi en un sens fondés à évaluer, durable de la publication en 1987 du rapport deux décennies après le sommet de Rio de juin tous au rouge. » Brundtland, Our Common Future2. Un rapport qui 1992, au moins vingt ans de développement du- conclut les travaux de la Commission mondiale rable. Nous pourrions dire vingt-cinq ans à comp- En 2007, les 946 milliardaires de la planète cumu- pour l’environnement et le développement insti- ter du rapport Brundtland et, même, quarante an- laient une fortune de 3500 milliards de dollars, alors tuée par l’Assemblée générale des Nations Unies nées de tentatives de conciliation du mode de que les revenus annuels des 2 milliards de Terriens en 1983. L’expression même de sustainable deve- développement occidental et de la préservation les plus pauvres culminent approximativement à lopment3 apparaît toutefois plus tôt, en 1980, lors de l’environnement, si l’on remonte à Stockholm. 1500 milliards. Les principaux indicateurs environ- d’une conférence internationale conjointement or- nementaux globaux sont par ailleurs tous au rouge. ganisée par l’Union internationale pour la conser- Je ne relèverai ici que la menace la plus impor- vation de la nature (UICN), le Programme des Na- Un bilan sans appel eu égard aux tante vers laquelle convergent différentes dégra- tions Unies pour l’environnement (PNUE) et le objectifs déclarés du développement dations écologiques globales : la chute de nos ca- Fonds mondial pour la nature (WWF). Avant même durable pacités de production alimentaire à l’échelle l’apparition de cette expression, c’est le premier mondiale. Le changement climatique, le taux d’ar- grand sommet international sur l’environnement, Or le bilan de ces vingt à quarante années est tificialisation des terres émergées (plus de 43 %), celui de Stockholm en juin 1972, qui a préfiguré la sans appel eu égard aux objectifs déclarés du dé- la probabilité d’un basculement général des éco- notion de développement durable avec ses trois veloppement durable. Le développement durable, systèmes, l’appauvrissement de la richesse géné- piliers : social, écologique et économique. La écrivent les auteurs du rapport Brundtland est le tique des plantes cultivées, la destruction conti- conférence prônait en effet un développement « développement qui répond aux besoins du nue des sols, l’acidification des océans, les tensions « respectant simultanément les trois critères de la présent sans compromettre la capacité des sur l’eau douce en maintes contrées, l’épuisement Prismes / revue pédagogique Hep Vaud / no 18 / mai 2013 / 7
DOSSIER / GRANDS ENJEUX PEUT-ON ENCORE CROIRE AU DÉVELOPPEMENT DURABLE ? des énergies fossiles conventionnelles, etc., obè- Impérialisme de la raison Il contenait l’intuition d’un changement quant à rent et obéreront plus encore nos capacités de économique nos relations à la nature, d’une sortie du dualisme production alimentaire. Tel est le résultat effarant moderne séparant radicalement nature et société. de décennies de développement durable. Force est encore de constater la naïveté de la doc- Mais il n’est pas parvenu à y apporter d’autre ré- trine des trois piliers. Elle présuppose l’existence ponse qu’une exacerbation de la raison écono- d’une harmonie possible entre les dimensions so- mique, intrinsèquement moderne et dualiste, dé- Une notion ambiguë : soutenir une ciale, écologique et économique. Or c’est faire peu négatrice de toute altérité. chose et sa contradiction de cas du caractère impérialiste de la raison éco- nomique. Il est dans sa nature même de traduire Il est difficile dans ces conditions de ne pas re- toutes les autres dimensions de l’existence dans Des apports très positifs malgré tout venir sur les malfaçons de la notion même de dé- les termes monétaires qui lui sont propres et de veloppement durable. Où le bât peut-il blesser ? réduire ainsi toutes les modalités de jugement au Il convient cependant de ne pas rejeter dans son La première faiblesse de cette notion n’est autre seul payer/ne pas payer. On le voit clairement au- intégralité le développement durable. Le vaste que son ambiguïté même. Rapidement, d’ailleurs, jourd’hui avec l’extension universelle de l’analyse mouvement qu’il a suscité a néanmoins charrié le développement durable a donné lieu à une dou- coûts/avantages et l’inscription de la nature dans des apports très positifs. A commencer d’ailleurs ble interprétation, celle de la durabilité forte par le système des prix, inscription dangereuse par le concept de durabilité lui-même et par la dis- opposition à la durabilité faible. Selon la première compte tenu de l’agitation des prix caractéristique tinction fondamentale entre durabilités forte et fai- la durabilité oblige à préserver certaines caracté- des marchés financiers. Il n’est aucune harmonie ble. L’autre apport majeur est la genèse, au gré ristiques physiques de l’environnement : celles-ci spontanée entre les trois piliers, seule une régu- des grandes conférences internationales, des prin- doivent rester intactes, tels les services écosys- lation publique forte peut contrer la raison éco- cipes d’information et, plus encore, de participa- témiques, la fertilité des sols, la biodiversité ou la nomique. tion du public aux processus décisionnels. Sans stabilité du climat, ce qui n’est pas sans incidences La plus importante des malfaçons est la stratégie le développement durable, la démocratie partici- sur le rythme d’exploitation de l’ensemble des res- du découplage en quoi consistent pour l’essentiel pative et délibérative n’aurait pas exercé la même sources. Selon la seconde, il convient de préser- le développement durable et les politiques pu- influence. Le troisième apport majeur est le prin- ver non pas le capital naturel, mais nos capacités bliques qui s’en réclament. L’idée est de décou- cipe de précaution, même si, paradoxalement, il productives ; ce qui suppose que nous puissions pler, grâce au progrès technique, la croissance du n’est guère pertinent à l’échelle des dégradations indéfiniment substituer au capital naturel que nous produit intérieur brut (PIB), objectif prioritaire du environnementales globales. Il trouve plutôt son détruisons au gré de nos activités économiques développement durable dans la lettre même du efficacité face à des difficultés plus directement du capital reproductible, à savoir des techniques rapport Brundtland, des flux de matière et d’éner- gérables par le droit, car plus circonscrites, poli- et des artefacts. gie sous-jacents. Là encore l’échec est patent, les tiquement et économiquement. flux en question n’ont cessé de croître. Par exem- « Le développement durable ple durant les trois dernières décennies les émis- Dominique Bourg est professeur ordinaire à l’Université de Lau- sanne, Institut de géographie et durabilité (IGD), Faculté des géo- sions mondiales de CO2 ont crû de 80 %. L’asso- sciences et de l’environnement (FGSE). a donné lieu à une double ciation progrès technique/marché conduit en Notes 1 Traduction: l’économie verte (note de la rédaction) interprétation, celle de la durabilité réalité immanquablement à cette augmentation. 2 Traduction: notre futur commun (note de la rédaction) Seule l’association dudit progrès à un encadre- 3 Traduction: développement durable (note de la rédaction) forte par opposition à la 4 Rapport Brundtland, Notre avenir à tous, 1987, p. 51 ment de la consommation pourrait déboucher sur durabilité faible. » un résultat contraire. Ces deux conceptions sont contradictoires : la né- « L’exacerbation de la raison gation de la possibilité de substituer du capital re- économique, intrinsèquement productible au capital naturel conduit à prescrire la conservation des caractéristiques physiques de moderne et dualiste, l’environnement pour les générations futures. Au- dénégatrice trement dit la notion de développement durable revient à soutenir une chose et sa contradiction. de toute altérité. » A quoi s’ajoute que le même développement du- rable signifie une chose et son absence : la dura- Enfin, coïncidence dramatique, l’essor du déve- bilité faible n’est jamais que le fonctionnement or- loppement durable a été contemporain de l’avè- dinaire de l’économie moderne, laquelle a nement politique du néo-libéralisme et de son ex- largement précédé l’invention du développement tension géographique. Pour toutes ces raisons, le durable. développement durable était un concept mort-né.
DOSSIER / GRANDS ENJEUX UNE IDÉE QUI NE VA PAS DE SOI UNE IDÉE QUI NE VA PAS DE SOI PHILIPPE HERTIG Dans les années 1990, l’idée de développement durable émerge différents auteurs (Rist, Strahm), et certains prô- nent la décroissance (Georgescu-Roegen, La- progressivement pour devenir un horizon programmatique au- touche). quel se réfèrent d’abord les collectivités publiques, puis un nom- Et c’est aussi dans l’opposition entre durabilités bre croissant d’institutions, d’entreprises et de citoyens. Invo- forte et faible que culminent les controverses éco- qué tout à la fois comme un objectif politique, un principe nomiques sur le développement durable. d’action et un argument publicitaire, le développement durable est aussi l’objet de vives controverses scientifiques et politiques. Le social, le grand oublié Celles-ci renvoient à plusieurs champs de tensions qui touchent Pour les auteurs du rapport Brundtland, la « dura- aux composantes mêmes du développement durable – le social, bilité sociale » est une nécessité pour assurer le lien social et elle impose de résoudre des pro- l’économie et l’environnement – et à leurs interactions. blèmes brûlants : réduction des inégalités, lutte contre l’exclusion, accès aux ressources et à un cadre de vie de qualité, mise en place de la dé- Même si ses racines sont plus anciennes, le dé- l’exploitation des ressources naturelles et les pre- mocratie participative là où elle n’existe pas en- veloppement durable est défini pour la première mières pollutions se déclarent, ce qui conduit des core… Mais le constat est implacable : depuis les fois dans le rapport Brundtland (1987) comme un scientifiques et des penseurs à prôner la néces- années 1990 – qui voient pourtant l’apparition de projet politique décrivant les conditions d’un dé- sité de protéger l’environnement. Très vite cepen- l’idée de développement durable – le triomphe du veloppement mondial qui articule des exigences dant, des conceptions antagonistes des rapports néolibéralisme a pour conséquence l’aggravation liées à des enjeux fondamentaux, mais partielle- entre l’homme et la nature se font jour : à une des inégalités et l’affaiblissement du lien social ment antagonistes : il s’agit d’assurer une pro- conception anthropocentrique, selon laquelle la dans la majeure partie des pays du monde. duction de richesses permettant de satisfaire les nature est au service de l’homme et a donc une besoins de la population, tout en réduisant les iné- valeur d’usage, s’oppose une conception biocen- galités sociales et en évitant de dégrader l’envi- trique, qui veut protéger la nature pour elle-même, Du développement durable ronnement. En insistant sur la notion de besoins en raison de sa valeur existentielle. Dans le à l’Education en vue et sur la nécessité de limiter l’impact environne- contexte du développement durable, cette oppo- du développement durable mental du mode de vie actuel, les auteurs du rap- sition reste vivace et se cristallise notamment dans port introduisent dans l’idée de développement l’antagonisme entre durabilité forte et durabilité fai- Prenant appui sur des référentiels scientifiques durable une dimension éthique essentielle, celle ble (cf. D. Bourg pp. 7-8). disparates et controversés, le développement du- de justice intra et intergénérationnelle. Le contexte rable est un concept idéologique beaucoup plus dans lequel émerge le développement durable que scientifique. Pourtant, le développement du- est celui où sont remises en cause certaines des …à celui qui porte sur la notion rable peut être vu comme une trame permettant certitudes socioéconomiques des Trente Glo- de développement de lire les grands problèmes de société actuels. rieuses, où l’on prônait un modèle de développe- Une éducation en vue du développement durable ment économique fondé sur l’accroissement de Dans le champ de l’économie, c’est la notion même a dès lors sa place à l’école, à condition qu’elle la consommation. de développement qui est porteuse des principales soit conçue de manière que les élèves puissent controverses. Aux économistes qui font de la crois- réellement s’approprier des clés de compréhen- sance la condition nécessaire du développement sion du monde. Du champ de tensions des rapports – la consommation étant vue comme le vecteur Philippe Hertig est professeur HEP et responsable de l’UER Di- entre l’homme et la nature… principal du bien-être – s’opposent ceux qui s’in- dactiques des sciences humaines et sociales à la HEP Vaud ; doc- quiètent de l’impact environnemental de la crois- teur en géosciences et environnement, il est géographe et didac- ticien de la géographie. L’impact des activités humaines sur l’environne- sance et ceux qui dénoncent le creusement des Une bibliographie est disponible sur www.hepl.ch/prismes ment a été peu discuté avant 1950. Pourtant la inégalités, à l’échelle globale comme à l’échelle pensée écologique prend forme près d’un siècle régionale ou locale. Le binôme développement / plus tôt : la révolution industrielle a intensifié croissance est fortement remis en cause par Prismes / revue pédagogique Hep Vaud / no 18 / mai 2013 / 9
DOSSIER / GRANDS ENJEUX LE LirEDD, UN NOUVEAU LABORATOIRE LE LirEDD, UN NOUVEAU LABORATOIRE PHILIPPE HERTIG ET FRANÇOIS GINGINS A l’aune de l’histoire des hautes écoles, les HEP sont de très projets dans des établissements scolaires, de veil- ler à la prise en compte de l’EDD dans l’ensemble jeunes institutions. Leur vocation tertiaire se construit progres- des formations à la HEP et d’apporter et échanger sivement, un des moyens du processus de tertiarisation rési- des compétences aux niveaux national et interna- tional. Les travaux de recherche et de développe- dant dans l’effort qu’elles consentent pour la recherche. Parmi ment menés au sein du LirEDD portent sur les outils dont elle se dote, la HEP Vaud a fait le choix de créer quelques-uns des enjeux cruciaux de l’EDD. L’intro- duction de l’EDD dans les curriculums durant les an- des laboratoires de recherche, s’inscrivant dans sa volonté de nées 2000, en réponse à des injonctions du monde développer des pôles d’excellence scientifique. politique, soulève en effet des questions qui sont loin d’être résolues. A titre d’exemples, on peut citer les rapports entre l’EDD et les disciplines scolaires Le Laboratoire international de recherche sur l’édu- ticle de F. Gingins et F. Bourqui, pp. 28-29). A di- constituées ou avec les autres « Education à… », les cation en vue du développement durable (LirEDD), vers titres, plusieurs formateurs et chercheurs de approches didactiques et méthodologiques, les inauguré en mai 2013, est le troisième laboratoire la HEP Vaud ont participé aux travaux des équipes supports d’enseignement, la formation des ensei- ouvert dans notre institution, après le Laboratoire susmentionnées et ont voulu les poursuivre dans gnants, ou encore l’évolution de l’acception de la international sur l’inclusion scolaire (LISIS, sep- une voie originale en mettant sur pied le LirEDD. notion de développement durable dans les débats tembre 2010) et le Laboratoire sur l’accrochage Aux équipes des trois pôles susmentionnés, il scientifiques, politiques et sociaux. scolaire et les alliances éducatives (LASALÉ, dé- convient d’ajouter celle du Laboratoire de didac- cembre 2011). tique et d’épistémologie des sciences (LDES) di- A ce jour, les membres lausannois du LirEDD sont rigé jusqu’en 2011 à Genève par le professeur engagés dans deux projets de recherche. L’effort Dans le courant des années 2000, trois pôles uni- André Giordan, qui a également produit des tra- principal est consacré au projet intitulé Education versitaires de recherche sur l’éducation en vue du vaux importants sur l’éducation à l’environnement, en vue du développement durable, disciplines sco- développement durable (ci-après EDD) émergent sur l’EDD et sur l’élaboration du savoir par les ap- laires et approches de la complexité : quels outils en Suisse. A l’Université de Zurich, l’équipe de la prenants. de pensée ?, projet appelé à se déployer sur plu- professeure Regula Kyburz-Graber prolonge les sieurs années (cf. l’article de J.-C. Decker, pp. 32- recherches en éducation à l’environnement par « L’introduction de l’Education en 33). En outre, deux membres du LirEDD travaillent une approche socioécologique. A l’Université de encore sur les données récoltées dans le cadre vue du développement durable Berne, le groupe interfacultaire de coordination d’un important projet porté par l’ERDESS et qui fut pour l’écologie générale (IKAOe), dirigé par la pro- dans les curriculums soulève financé par le FNS entre 2007 et 2012 (Les contri- fesseure Ruth Kaufmann-Hayoz, contribue à clari- butions des disciplines de sciences sociales à l’édu- en effet des questions fier les objets d’étude de l’EDD par une approche cation en vue du développement durable. Etude d’un interdisciplinaire (par exemple biologie, sociolo- qui sont loin d’être résolues. » cas : le débat en situation scolaire). Le LirEDD étant gie et philosophie). A l’Université de Genève et en appelé à développer ses activités, plusieurs col- Romandie, l’équipe ERDESS1 du professeur Fran- Les questions de société appréhendées à travers la laborations avec des équipes de recherche sont çois Audigier mène des projets qui mettent l’ac- trame du développement durable sont par essence envisagées, tant sur le plan suisse qu’à l’interna- cent sur les apports des sciences humaines et so- multidimensionnelles : elles relèvent d’enjeux so- tional, et pourraient être à l’origine de nouveaux ciales à l’EDD. ciaux, économiques, environnementaux, démogra- projets de recherche. phiques, scientifiques, techniques, culturels, D’abord concurrents, ces trois pôles évoluent vers éthiques, juridiques, politiques… La prise en compte Professeur à la HEP Vaud, Philippe Hertig est responsable de l’UER une connaissance mutuelle pour dessiner une EDD effective de cette multidimensionnalité est une Didactiques des sciences humaines et sociales; il est également expert du présent numéro de Prismes. François Gingins est biolo- ouverte aux courants germanophones, anglo- condition de l’EDD, donc au cœur des préoccupa- giste, enseignant et didacticien à la HEP Vaud. phones et francophones et contribuent avec les tions du LirEDD. Ce dernier a pour missions princi- Note HEP à élaborer les fondements de l’intégration de pales de conduire et de diffuser des travaux de re- 1 Equipe de recherche en didactique et épistémologie des sciences sociales, créée et dirigée par le prof. François Audi- l’EDD dans la formation des enseignants (cf. l’ar- cherche et de développement, d’accompagner des gier (Université de Genève).
LA CHIENNE DE NAOTO, AKI, A DONNÉ NAISSANCE À CINQ CHIOTS. LEUR DISPARITION MYSTÉRIEUSE, QUELQUE TEMPS PLUS TARD, LAISSERA LEUR MAÎTRE EN ÉTAT DE CHOC. « CES ANIMAUX, C’ÉTAIT MA FAMILLE. VEUT-ON ME VOIR QUITTER MA FERME ? » S’INTERROGE ALORS NAOTO.
DOSSIER / GRANDS ENJEUX MAIS OÙ L’EDD SE CACHE-T-ELLE DANS LE PER ? MAIS OÙ L’EDD SE CACHE-T-ELLE DANS LE PER ? PIERRE VARCHER Entre l’éducation à la citoyenneté et l’insertion dans les disci- dans les trois champs disciplinaires (même si ce n’est pas toujours explicite) que sont les sciences plines (sciences de la nature, sciences sociales, économie fa- sociales, les sciences de la nature et l’économie miliale), l’éducation en vue du développement durable (EDD) ja- familiale. Le plus souvent, ces éléments consistent en l’in- lonne les sentiers du plan d’études romand (PER) : le parcours sertion d’un thème. Parfois, on peut pointer des qui lui est proposé est parfois sinueux et les destinations peu attentes fondamentales qui peuvent être catégo- risées éducation en vue du développement dura- claires. Cette éducation a droit à une meilleure reconnaissance ble, ou, comme en géographie, le développement et à une intégration plus marquée sur le plan des apprentis- durable est cité comme un horizon programma- tique qui oriente la réflexion sur l’avenir, par exem- sages et de leur progression dans la scolarité, comme sur le ple à propos du vivre en ville : « Veiller à ce que plan des valeurs que pourra mettre en œuvre l’élève, futur l’élève imagine des pistes pour un accès équita- ble à l’habitat sans discrimination et en intégrant citoyen. un développement durable » (Sciences humaines et sociales 31-33, cycle 3, p. 77). Il est toutefois in- Pour tenter de savoir où l’éducation en vue du dé- systèmes d’éducation, du préscolaire au tertiaire, téressant de noter que ces références explicites veloppement durable se cache dans le PER, deux à apprendre et à éduquer à trouver une voie pour ou non au développement durable se trouvent très stratégies, issues de deux points de vue différents, échapper à la trajectoire actuelle qui conduit à un souvent dans les intentions pédagogiques et non sont possibles : futur insoutenable » (Hopkins, 2008). Comme le dans la définition des objectifs d’apprentissage • chercher à repérer des éléments qui, telles des relèvent en 2009 la Fondation éducation et déve- proprement dits. Or les indications de cette ru- pointes d’iceberg, émergeraient de la grande loppement (FED) et la Fondation suisse d’éduca- brique « n’ont aucun caractère contraignant » et masse des stratégies d’apprentissage, indica- tion pour l’environnement (FEE)1, dans une telle « n’empiètent aucunement sur l’action des ensei- tions pédagogiques, attentes, concepts, capa- perspective, à l’école « l’éducation en vue du dé- gnants ni sur leur liberté pédagogique » (Présen- cités et notions qui constituent le plan veloppement durable ne doit pas être une nou- tation générale, cycle 3, p. 34). d’études ; velle discipline, mais une orientation thématique • vérifier que chaque donnée du plan d’études, et didactique pour toutes les disciplines. Cette Dans le meilleur des cas, une lecture plus systé- à quelque échelle que ce soit, participe bien orientation influence autant l’école que le système mique du plan d’études est encouragée par des de l’éducation en vue du développement du- scolaire dans sa globalité. » liens à établir avec un même objet ou apprentis- rable, le plan d’études y étant considéré sage cité dans un autre domaine. Ainsi, il est pos- comme complètement immergé. sible de tisser un réseau entre des apprentissages Les deux lectures possibles du PER disciplinaires et ceux visés par les formations gé- La première stratégie repose principalement sur nérales relatives à l’environnement et aux interdé- un point de vue qui considère le développement La lecture pointilliste montre une conception pendances. On pourrait donc en conclure qu’un durable comme un objet d’enseignement. Celui-ci éclatée du développement durable et de l’édu- socle solide unit toutes ces contributions éparses, relève alors soit de disciplines bien précises, géo- cation en vue du développement durable mais une lecture plus attentive de Préservation de graphie et biologie principalement, soit d’une for- La première posture conduit à effectuer une lec- l’environnement et interdépendances (Formation gé- mation transversale qui cherche à dépasser les ture pointilliste et, au mieux, systémique du plan nérale, pp. 36-37) montre une approche épistémo- clivages disciplinaires. d’études. Il s’agit de pointer des éléments semblant logique du développement durable plutôt confuse: relever d’éducation en vue du développement du- celui-ci y apparaît tantôt comme un outil d’analyse La deuxième stratégie repose sur une conception rable qui figurent ici ou là. Ainsi, on postule géné- de situations sociales, tantôt comme un sous- de cette éducation qui lui donne une finalité quasi ralement qu’il est possible de les débusquer du thème (il est cité comme un des enjeux environ- révolutionnaire et exige une transformation en pro- côté de la Formation générale et plus précisément nementaux) et aussi comme une finalité. Dès lors, fondeur des systèmes scolaires. Elle est alors dans la thématique Interdépendances (sociales, il est difficile d’en déduire le type d’éducation en considérée comme « un défi d’engager tous les économiques et environnementales), ainsi que vue du développement durable qui est préconisé :
DOSSIER / GRANDS ENJEUX MAIS OÙ L’EDD SE CACHE-T-ELLE DANS LE PER ? étude de l’objet développement durable ? étude diverses conceptions du développement durable le travail en groupes de disciplines sans référence d’objets épars relevant des défis du développe- qui s’y juxtaposent. De plus, on ne trouve nulle d’ensemble précise explique très certainement ment durable ? apprentissage d’une méthode de trace de cet horizon programmatique pour justi- pourquoi on ne constate quasiment pas de « per- pensée ? apprentissage de petits gestes ? fier le choix des capacités transversales. Et le colation » de l’éducation en vue du développement constat devient vraiment affligeant lorsqu’on voit durable au niveau des disciplines. Une telle lecture aboutit incontestablement à des que cette éducation est le plus souvent absente visions éclatées du développement durable et de des domaines disciplinaires. Un projet politique nécessitant l’éducation en vue du développement durable. des compromis Même s’il s’agit d’une doxa (ensemble d’opinions) Une lecture fondée sur la pensée complexe mon- Une intention générale claire, molle, le développement durable n’en reste pas tre un projet d’éducation en vue du développe- mais un projet inabouti moins un projet politique qui est attaqué à la fois ment durable inabouti par les conservateurs adeptes du business as La logique de l’ensemble du PER est déclinée dans Dans le plan d’études, l’intention générale est donc usual (les affaires sont les affaires) et par des cou- une brochure qui doit être celle que les utilisateurs claire : la citoyenneté en vue d’un développement rants progressistes préoccupés par les défis en- lisent le moins, intitulée Présentation générale. C’est durable est au centre des finalités. Mais le projet vironnementaux qui le considèrent comme une là que sont dévoilées les finalités du projet édu- est inabouti, au sens où ces intentions ne se re- inefficace réforme de surface du capitalisme. catif. Or, c’est en tête de ces finalités qu’on trouve trouvent pratiquement pas au niveau des appren- le développement durable et l’éducation en vue tissages et de leur progression. En Suisse, ce sont assurément les conservateurs du développement durable : « Enjeux majeurs du qui sont le plus opposés à un plan d’études XXIe siècle, les problématiques liées au dévelop- « teinté » d’éducation au développement durable, pement durable impliquent d’appréhender de ma- Deux points importants à relever puisque non seulement ils n’adhèrent pas aux nière systémique la complexité du monde dans à titre d’hypothèse conceptions du développement durable, mais ses dimensions sociales, économiques, environ- qu’en plus ils estiment que l’école n’a pas à s’oc- nementales, scientifiques, éthiques et civiques. De même que nous n’en avons pas effectué une cuper d’éducation, fût-elle citoyenne. Une éducation en vue du développement durable lecture exhaustive, nous n’allons pas ici déve- poursuit avant tout une finalité citoyenne et intel- lopper l’analyse pour essayer de comprendre Par ailleurs, toute conception humaniste et éman- lectuelle : elle contribue à la formation de l’esprit pourquoi l’éducation en vue du développement cipatrice de l’éducation entre en conflit avec la critique en développant la compétence à penser durable est insérée à doses éparses dans le perspective économiste qui s’est imposée partout et à comprendre la complexité. L’éducation en vue PER et pourquoi elle n’oriente pas l’ensemble avec le Programme international pour le suivi des du développement durable teinte l’ensemble du du plan d’études alors que cette intention est acquis des élèves (PISA) et les standards, comme projet de formation. » Le PER a donc pour finalité explicite dans l’introduction. Il est quand même ceux d’HarmoS. Dans celle-ci, le savoir est dé- première de former à la citoyenneté dans une important de soulever deux points, au moins à coupé en unités évaluables, mesurables, et les perspective de soutenabilité. Et cette intention, titre d’hypothèse. préoccupations d’ensemble portent davantage sur qui doit « teinter l’ensemble du projet », devrait les compétences pouvant garantir la compétitivité donc trouver une concrétisation tant dans les do- Une genèse compliquée de la main-d’œuvre que sur les compétences ci- maines disciplinaires, la formation générale que Le Plan d’études cadre pour la Suisse romande toyennes. De plus, en Suisse romande, le retour à dans les capacités transversales. (PECARO) et le Plan d’études romand ont été éla- une conception méritocratique de la transmis- borés dans une perspective qui se réclamait de sion/acquisition des savoirs est devenu puissant « Dans le PER, la citoyenneté la participation d’acteurs divers et provenant de politiquement. Or les valeurs de cette conception tous les cantons concernés. Dès lors, il a fallu met- sont, sur bien des points, aux antipodes de celles en vue d’un développement tre sur pied une « stratégie de construction de l’éducation en vue du développement durable durable est au centre des conceptuelle progressive » (Marc et al., 2007, p. 20) qui prône l’élévation générale des savoirs sans sé- qui, notons-le bien, ne pouvait pas s’appuyer sur lection précoce, dans la perspective d’une parti- finalités. Mais ces intentions une idée d’éducation en vue du développement cipation citoyenne collective à la résolution des ne se retrouvent pas au niveau durable très stabilisée : celle-ci émerge surtout défis posés à nos sociétés. avec l’entrée dans la décennie de cette éducation des apprentissages et de leur qui ne débute qu’en 2005, alors que la phase ré- Dans ce contexte, faire valoir un projet politique progression. » dactionnelle du PECARO a été bouclée en 2003. aux contours flous et susceptible d’attiser les op- On voit bien que la formation générale est orien- positions était tâche risquée. Dès lors, le choix de Or, nous avons vu que, même dans la Formation tée encore sur des divisions issues des « éduca- présentation du PER n’est pas anodin : la division générale (pp. 36-37), l’éducation en vue du déve- tions à...»: éducation à la santé, à l’environnement, en 3 coffrets (un par cycle) juxtaposant chacun 5 loppement durable perd de sa cohérence par les à la citoyenneté, au développement, etc. De plus, brochures ne donne pas à voir une conception Prismes / revue pédagogique Hep Vaud / no 18 / mai 2013 / 13
DOSSIER / GRANDS ENJEUX MAIS OÙ L’EDD SE CACHE-T-ELLE DANS LE PER ? d’ensemble forte et permet toutes les interpréta- elle pas du reste d’enlever l’éducation en vue du tions. L’éducation en vue du développement du- développement durable de ses axes de dévelop- rable a été volontairement noyée. pement 2008-2014 ? Alors que faire ? C’est en agissant à tous les ni- Pour infléchir les systèmes éducatifs veaux, dans leur classe, leur établissement et au romands niveau de la mise en œuvre du PER que les parti- sans d’une école citoyenne pourront avoir une Certains partisans d’une éducation en vue du dé- chance d’infléchir les systèmes éducatifs romands. veloppement durable se saisissent des éléments C’est une affaire de militance. Pour l’instant, au ni- épars pour justifier leurs pratiques de classe et, veau de la mise en œuvre du plan d’études, l’im- au mieux, leurs projets d’établissement. Mais œu- portant est surtout d’être vigilant et d’agir sur la vrer ainsi revient à accepter de laisser l’éducation lecture du PER que font les concepteurs des en vue du développement durable dans la margi- moyens d’enseignement et sur la question sensi- nalité et contribue à ce qu’elle soit réservée aux ble de l’adoption ou non d’épreuves communes enseignants militants. Du coup, sur le plan géné- romandes en plus de l’évaluation prévue dès 2015 ral, ce sera le triomphe d’une approche de l’édu- des standards HarmoS. Car l’éducation en vue du cation économiste et méritocratique fondée sur développement durable est aussi une question une lecture pointilliste du plan d’études s’attachant d’évaluation… à diviser les savoirs en petites unités. Pierre Varcher est membre du « Monitoring and Evaluation Expert Group » pour la décennie de l’EDD, Unesco (MEEG). Il est égale- « En agissant à tous les niveaux – ment l’expert externe de ce Prismes 18. Bibliographie et article plus détaillé sur www.hepl.ch classe, établissement, Notes mise en œuvre du PER – les 1 Ces deux fondations ont fusionné au 1er janvier 2013 pour constituer le nouveau Centre national de compétence en Edu- cation en vue d’un développement durable, éducation 21. Voir partisans d’une école l’article pp. 44-45. (note de la rédaction) citoyenne pourront infléchir les systèmes éducatifs romands. » D’autres, mais de moins en moins nombreux, s’échinent à faire comprendre les enjeux d’une re- configuration des objectifs d’apprentissage et des pratiques en classe dans une perspective ci- toyenne en vue du développement durable. Mais le courant général contraire risque bien de les em- porter. La Conférence suisse des directeurs can- tonaux de l’instruction publique (CDIP), ne vient- Prismes / revue pédagogique Hep Vaud / no 18 / mai 2013 / 14
Vous pouvez aussi lire