MAI 2013 PRISMES ENSEIGNER LA DURABILITÉ ET SES PARADOXES : QUELS DÉFIS POUR L'ÉCOLE ? - HEP Vaud

 
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MAI 2013 PRISMES ENSEIGNER LA DURABILITÉ ET SES PARADOXES : QUELS DÉFIS POUR L'ÉCOLE ? - HEP Vaud
PRISMES
N° 18   REVUE PÉDAGOGIQUE HEP VAUD
        MAI 2013

    1                                ENSEIGNER LA DURABILITÉ ET SES PARADOXES :
                                                    QUELS DÉFIS POUR L’ÉCOLE ?

NAOTO MATSUMURA,
LE DERNIER HABITANT DE FUKUSHIMA
MAI 2013 PRISMES ENSEIGNER LA DURABILITÉ ET SES PARADOXES : QUELS DÉFIS POUR L'ÉCOLE ? - HEP Vaud
ENSEIGNER LA DURABILITÉ ET SES PARADOXES : QUELS DÉFIS POUR L’ÉCOLE ?

ÉDITORIAL Guillaume Vanhulst et Barbara Fournier                                                                                                                        6

GRANDS ENJEUX
Peut-on encore croire au développement durable ? Dominique Bourg                                                                                                        7
Une idée qui ne va pas de soi Philippe Hertig                                                                                                                           9
Le LirEDD, un nouveau laboratoire Philippe Hertig et François Gingins                                                                                                  10
Mais où l’EDD se cache-t-elle dans le PER ? Pierre Varcher                                                                                                             12
Quelle école dans une société en transition ? Daniel Curnier                                                                                                           16

DÉFIS À L’ÉCOLE ET DANS LA FORMATION
Recompositions disciplinaires : des chantiers de recherche, d’action et de transformation François Audigier                                                            18
« Au milieu du Rubicon » : pour une histoire du présent Etienne Honoré                                                                                                 22
Obsolescence et non-finitude : l’argent le beurre et l’argent du beurre Maria Brûlé                                                                                    25
Un regard critique sur la durabilité et son éducation Charles Vullioud                                                                                                 26

MISES EN PRATIQUE ET RÉALISATIONS
Des recommandations intégrées dans la formation des enseignants François Bourqui et François Gingins                                                                   28
Formateurs et enseignants du secondaire 1 collaborent Jean-Christophe Decker, pour l’équipe de recherche                                                               32
Des éoliennes à Sainte-Croix ? Un débat lors d’un camp interdisciplinaire Alain Pache et Alain Melly                                                                   34
Pensée complexe et approche systémique : le plaidoyer d’une géographe Véronique Dreyfuss Pagano                                                                        38
Le jardin scolaire pour découvrir la complexité du monde Claude Zryd Centelighe                                                                                        40
Quelle montagne ? Le projet AlpLab de l’ES Béthusy Ismaël Zosso                                                                                                         41
Aménagement d’un écoquartier : une approche interdisciplinaire au gymnase
Marie-Hélène Weissen et Céline Tauxe                                                                                                                                   42

AUTRES REGARDS
GLOBE, une approche expérimentale pour chaque classe Henri Bossert                                                                                                     43
Une nouvelle fondation, pour vous servir Sabine Muster-Brüschweiler                                                                                                    44
La sortie hors de l’école : un outil dynamique Christophe Mohni                                                                                                        48
Le land art, une piste pour l’Éducation en vue du développement durable
Jérôme Bichsel et Nicole Goetschi Danesi                                                                                                                               52

FORUM
La démarche expérimentale : quelle pertinence pour l’enseignement et l’apprentissage des sciences ? Saïd Khamlichi                                                     56
ACTUALITÉS HEP                                                                                                                                                         58
Valoriser la diversité en éducation : enjeux pour la recherche Serge Ramel, Luc Prud’homme et Valérie Angelucci                                                        60
LES LIVRES ONT LA COTE                                                                                                                                                 62
La bibliothèque scolaire : un outil pédagogique au service des apprentissages Véronique Avellan et Seema Ney                                                           63
LA PAGE DES ÉTABLISSEMENTS                                                                                                                                             64
LA PAGE DES PRAFOS                                                                                                                                                     66
DES SIÈCLES DE DÉBATS                                                                                                                                                  67
ÉCOLE-MUSÉE                                                                                                                                                            68
200e ANNIVERSAIRE DE L’INSTITUT POUR SOURDS                                                                                                                            69
EN BREF                                                                                                                                                                70
IMPRESSUM                                                                                                                                                               71

Le masculin utilisé pour les termes relatifs aux rôles et aux fonctions a un sens générique et non exclusif. Il s’applique donc aussi bien aux femmes qu’aux hommes.
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LE DERNIER HOMME DE FUKUSHIMA

                                             En avril 2011, Antonio Pagnotta, photoreporter, entre dans la zone inter-
                                             dite de Fukushima. Il y retrouve un homme, dernier habitant d’une ré-
                                             gion désertée, Naoto Matsumura. Ce paysan de 51 ans a refusé de quitter
                                             la zone d’évacuation obligatoire de 20 km autour de la centrale nucléaire.
                                             S’il a fait le choix de continuer de vivre dans l’environnement immédiat
                                             de la centrale explosée, c’est pour dire non au lobby nucléaire, à la fi-
                                             nance, à la bureaucratie, mais c’est aussi pour prendre soin des animaux
                                             abandonnés, des plantes et des tombes. Profondément ancré dans les
                                             philosophies ancestrales du Japon, Matsumura veille désormais sur un
                                             monde sans hommes, un monde d’après l’apocalypse et y reconstruit,
                                             jour après jour, le lien brisé entre l’humanité et la nature.

                                             En demeurant volontairement au cœur d’un espace qui le condamne à
                                             mort à plus ou moins brève échéance, ce samouraï modeste et solitaire
                                             qui « pisse le césium, dort et mange dans la radioactivité » fait le choix
                                             sans concession de la liberté et de la dignité humaine. « Vivre ici et aider
                                             les animaux à survivre est ma façon de continuer le combat », dit-il sim-
                                             plement.

                                             Antonio Pagnotta est revenu voir plusieurs fois Naoto Matsumura de-
                                             puis leur première rencontre, bravant lui aussi les interdictions, les ma-
                                             laises et les risques liés aux radiations. Ce printemps 2013, il signe un
                                             livre bouleversant, publié aux éditions Don Quichotte, Le dernier homme
                                             de Fukushima. Il y explore, dans sa nudité crue, la première grande tra-
                                             gédie nucléaire du XXIe siècle sur l’arrière-scène de laquelle se tient le
                                             dernier résistant, Naoto Matsumura.

                                             Pour illustrer l’éducation au développement durable, c’est donc l’extra-
                                             ordinaire histoire de ce veilleur d’humanité que PRISMES a choisi de ra-
                                             conter au travers d’une sélection des photographies qu’Antonio Pagnotta
                                             a ramenées de ses visites à Naoto Matsumura entre 2011 et 2013. Des
                                             images impressionnantes qui nous parviennent d’un monde perdu dont
                                             un seul homme porte désormais la mémoire et l’espérance. Interpeller
                                             la durabilité prend un tout autre sens une fois que l’on a croisé le re-
                                             gard triste, déterminé et lumineux de Naoto Matsumura.

                                             Barbara Fournier

ANTONIO PAGNOTTA, LE DERNIER HOMME DE FUKUSHIMA, ÉDITIONS DON QUICHOTTE, PARIS, 2013
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MAI 2013 PRISMES ENSEIGNER LA DURABILITÉ ET SES PARADOXES : QUELS DÉFIS POUR L'ÉCOLE ? - HEP Vaud
NAOTO MATSUMURA, QUI COMME TOUS LES JAPONAIS RAFFOLE
DES CHAMPIGNONS CUISINÉS, SE CONTENTE AUJOURD’HUI
DE LES REGARDER ET DE HUMER LEURS PARFUMS.
ILS CONCENTRENT LA RADIOACTIVITÉ DE FAÇON DANGEREUSE :
ENTRE 3000 ET 400 000 BECQUERELS PAR KILO SELON LES VARIÉTÉS.
MAI 2013 PRISMES ENSEIGNER LA DURABILITÉ ET SES PARADOXES : QUELS DÉFIS POUR L'ÉCOLE ? - HEP Vaud
ÉDITORIAL

LA DURABILITÉ EST MORTE,
VIVE LA DURABILITÉ !                                                GUILLAUME VANHULST, RECTEUR DE LA HEP VAUD
                                                                    BARBARA FOURNIER, RESPONSABLE DE PUBLICATION

                                    En 1992, au Sommet de la Terre, à Rio, le dévelop-        pensée et notre action. Il ne s’agit donc pas, pour
                                    pement durable entre avec tambours et trompettes          les enseignants, de reproduire une doxa, mais de
                                    dans l’actualité médiatique internationale. Trois ans     reconnaître et d’analyser la construction culturelle
                                    après la chute du mur de Berlin, c’est dans un            attachée au développement durable qui se lit à
                                    monde qui semble avoir enfin dépassé ses fractures        travers le prisme d’une mythologie semblable à
                                    idéologiques qu’un industriel milliardaire suisse, Ste-   celle qu’on a longtemps attribuée à l’histoire.
                                    phan Schmidheiny, publie, chez MIT Press, un best-
                                    seller intitulé : Changing Course. A Global Business      Au chapitre de ses missions, la HEP doit donc doter
                                    Perspective for Development and Environment.              les futurs enseignants d’outils de conceptualisation
                                                                                              pour éviter l’aliénation consistant à se faire les al-
                                    Les experts rédigent des milliers de recomman-            liés objectifs d’un système qui, sous les apparences
                                    dations, les politiciens signent des promesses d’ac-      du durable, ne véhicule que des intérêts immédiats.
                                    cords, les agents marketing s’emparent du label,
                                    assez élastique pour qu’on y accroche à peu près          Quatre ans avant le « prophète » Schmidheiny et
                                    n’importe quoi, et en font un nouvel argument de          le culte du global business érigé en sauveur de
                                    vente. N’a-t-on pas trouvé la panacée? Assurer tout       la planète, Jacques Ellul, qui avait si bien décrit
                                    à la fois la durabilité de la consommation et de la       la sacralisation opérée par transfert de l’environ-
                                    planète tout en répartissant mieux les richesses ?        nement à la technique et la perte d’esprit critique
                                                                                              qu’elle induisait, écrit ces lignes radicales : « Je
                                    Vingt et un ans plus tard, hélas, le bilan n’est pas      voudrais rappeler une thèse qui est bien ancienne,
                                    glorieux. Même si chacun s’accorde à peu près sur         mais qui est toujours oubliée et qu'il faut rénover
                                    les défis globaux – lutte contre la pauvreté, accès       sans cesse, c'est que l’organisation industrielle,
                                    à l’eau, sécurité alimentaire, changement clima-          comme la postindustrielle, comme la société tech-
                                    tique – les mises en application posent problème,         nicienne ou informatisée, ne sont pas des sys-
                                    encore compliquées par le fait que les inégalités,        tèmes destinés à produire ni des biens de
                                    au lieu de se réduire, n’ont cessé de se creuser          consommation, ni du bien-être, ni une améliora-
                                    entre le Nord et le Sud, mais aussi au cœur même          tion de la vie des gens, mais uniquement à pro-
                                    des pays les plus développés.                             duire du profit. Exclusivement. » 1

                                    Cette impasse était pourtant prévisible. En effet,        A l’heure où les réponses globales aux défis glo-
                                    comment générer croissance et durabilité alors            baux ne font qu’accélérer la fuite en avant, c’est
                                    que l’humanité vit, depuis la moitié du XXe siècle,       désormais sur l’ampleur de la prise de conscience
                                    dans l’ère radicalement singulière de la finitude ?       individuelle et sur le nombre croissant d’initiatives
                                    Plaidant pour la décroissance, le Club de Rome            locales que repose l’espoir d’une vraie durabilité.
                                    pose déjà cette question dérangeante en 1972,
                                    mais elle sera largement balayée par le discours          Ce constat ouvre des champs d’expérimentation
                                    positiviste du progrès, alimenté par le marché et         inédits pour l’école, terrain d’apprentissage d’une
                                    la technoscience qui assoient la croyance selon           pensée libre et ferment de l’identité citoyenne, par
                                    laquelle l’innovation technologique palliera, entre       excellence. Au sein des HEP, le défi est aussi concret
                                    autres, les déficiences des écosystèmes de plus           qu’exaltant. Au milieu du XXIe siècle, les étudiants
                                    en plus menacés qui assurent notre survie.                que nous sommes en train de former enseigneront,
Le prix de n’importe quoi                                                                     en fin de carrière, à des élèves qui seront, avec leurs
correspond à la somme de vie        Dans ce contexte, l’éducation en vue du dévelop-          propres enfants, les passeurs du XXIIe siècle…
                                    pement durable tiendrait de la gageure si l’on fai-
que vous échangez pour l’obtenir.
                                    sait l’erreur d’oublier que, comme le passé, le futur     1   Le bluff technologique 1988 ; seconde édition 2004, Hachette,
HENRY DAVID THOREAU                 s’articule sur de grands récits qui structurent notre         coll. Pluriel, p. 571.
MAI 2013 PRISMES ENSEIGNER LA DURABILITÉ ET SES PARADOXES : QUELS DÉFIS POUR L'ÉCOLE ? - HEP Vaud
DOSSIER / GRANDS ENJEUX
PEUT-ON ENCORE CROIRE AU DÉVELOPPEMENT DURABLE ?

PEUT-ON ENCORE CROIRE
AU DÉVELOPPEMENT DURABLE ?                                                                                                           DOMINIQUE BOURG

Dominique Bourg brosse un tableau sombre de la quaran-                                                         générations futures de répondre aux leurs. Deux
                                                                                                               concepts sont inhérents à cette notion : le concept
taine d’années écoulées depuis l’origine du développement                                                      de besoin, et plus particulièrement des besoins
durable, dont les objectifs déclarés ne sont pas atteints. Tou-                                                essentiels des plus démunis, à qui il convient d’ac-
                                                                                                               corder la plus grande priorité, et l’idée des limita-
tefois, le vaste mouvement suscité a permis entre autres                                                       tions que l’état de nos techniques et de notre or-
l’émergence du concept de durabilité. De plus, les grandes                                                     ganisation sociale impose sur la capacité de
                                                                                                               l’environnement à répondre aux besoins actuels
conférences internationales ont suscité un débat et permis                                                     et à venir »4. On peut tirer de cette définition ca-
la participation du public.                                                                                    nonique les deux objectifs cardinaux du dévelop-
                                                                                                               pement durable : la réduction des inégalités quant
                                                                                                               à la répartition de la richesse sur terre ; la réduc-
Peut-on encore parler de développement dura-            finalité sociale, de la prudence écologique et de      tion des problèmes environnementaux globaux.
ble ? La question paraîtra saugrenue à quelques         l’efficacité économique mesurée à l’aune sociale       Force est pourtant de constater que durant les
lecteurs. Et pourtant les défenseurs du concept         et non plus simplement à celle de la rentabilité mi-   trente dernières années les inégalités ont explosé
se font désormais plus rares. Lors du sommet de         croéconomique ».                                       à l’échelle de la planète, en dépit de l’arrachement
Rio+20, l’Organisation des Nations Unies elle-même                                                             à la misère de centaines de millions de Chinois et
n’a-t-elle pas préféré promouvoir la Green Eco-         « Quarante années de tentative                         d’Indiens notamment. De 1971 à 2010, le nombre
nomy1 ? Cette méfiance, voire cette désaffection,                                                              de pays très pauvres a doublé : il est passé de 25
                                                        de conciliation du mode
dispose de raisons solides. Avant de les exposer,                                                              à 49. Dans chaque région les écarts entre les
je rappellerai succinctement la profondeur histo-       de développement occidental                            riches et les pauvres, entre les zones métropoli-
rique de cette notion. Je conclurai sur la part néan-                                                          taines et les zones déshéritées, se sont accrus.
                                                        et de la préservation
moins positive du legs laissé par feu le dévelop-
pement durable.                                         de l’environnement. »                                  « Les principaux indicateurs
                                                                                                               environnementaux globaux sont
On date en général la notion de développement           Nous sommes ainsi en un sens fondés à évaluer,
durable de la publication en 1987 du rapport            deux décennies après le sommet de Rio de juin          tous au rouge. »
Brundtland, Our Common Future2. Un rapport qui          1992, au moins vingt ans de développement du-
conclut les travaux de la Commission mondiale           rable. Nous pourrions dire vingt-cinq ans à comp-      En 2007, les 946 milliardaires de la planète cumu-
pour l’environnement et le développement insti-         ter du rapport Brundtland et, même, quarante an-       laient une fortune de 3500 milliards de dollars, alors
tuée par l’Assemblée générale des Nations Unies         nées de tentatives de conciliation du mode de          que les revenus annuels des 2 milliards de Terriens
en 1983. L’expression même de sustainable deve-         développement occidental et de la préservation         les plus pauvres culminent approximativement à
lopment3 apparaît toutefois plus tôt, en 1980, lors     de l’environnement, si l’on remonte à Stockholm.       1500 milliards. Les principaux indicateurs environ-
d’une conférence internationale conjointement or-                                                              nementaux globaux sont par ailleurs tous au rouge.
ganisée par l’Union internationale pour la conser-                                                             Je ne relèverai ici que la menace la plus impor-
vation de la nature (UICN), le Programme des Na-        Un bilan sans appel eu égard aux                       tante vers laquelle convergent différentes dégra-
tions Unies pour l’environnement (PNUE) et le           objectifs déclarés du développement                    dations écologiques globales : la chute de nos ca-
Fonds mondial pour la nature (WWF). Avant même          durable                                                pacités de production alimentaire à l’échelle
l’apparition de cette expression, c’est le premier                                                             mondiale. Le changement climatique, le taux d’ar-
grand sommet international sur l’environnement,         Or le bilan de ces vingt à quarante années est         tificialisation des terres émergées (plus de 43 %),
celui de Stockholm en juin 1972, qui a préfiguré la     sans appel eu égard aux objectifs déclarés du dé-      la probabilité d’un basculement général des éco-
notion de développement durable avec ses trois          veloppement durable. Le développement durable,         systèmes, l’appauvrissement de la richesse géné-
piliers : social, écologique et économique. La          écrivent les auteurs du rapport Brundtland est le      tique des plantes cultivées, la destruction conti-
conférence prônait en effet un développement            « développement qui répond aux besoins du              nue des sols, l’acidification des océans, les tensions
« respectant simultanément les trois critères de la     présent sans compromettre la capacité des              sur l’eau douce en maintes contrées, l’épuisement

                                                                                                           Prismes / revue pédagogique Hep Vaud / no 18 / mai 2013 / 7
MAI 2013 PRISMES ENSEIGNER LA DURABILITÉ ET SES PARADOXES : QUELS DÉFIS POUR L'ÉCOLE ? - HEP Vaud
DOSSIER / GRANDS ENJEUX
PEUT-ON ENCORE CROIRE AU DÉVELOPPEMENT DURABLE ?

des énergies fossiles conventionnelles, etc., obè-       Impérialisme de la raison                               Il contenait l’intuition d’un changement quant à
rent et obéreront plus encore nos capacités de           économique                                              nos relations à la nature, d’une sortie du dualisme
production alimentaire. Tel est le résultat effarant                                                             moderne séparant radicalement nature et société.
de décennies de développement durable.                   Force est encore de constater la naïveté de la doc-     Mais il n’est pas parvenu à y apporter d’autre ré-
                                                         trine des trois piliers. Elle présuppose l’existence    ponse qu’une exacerbation de la raison écono-
                                                         d’une harmonie possible entre les dimensions so-        mique, intrinsèquement moderne et dualiste, dé-
Une notion ambiguë : soutenir une                        ciale, écologique et économique. Or c’est faire peu     négatrice de toute altérité.
chose et sa contradiction                                de cas du caractère impérialiste de la raison éco-
                                                         nomique. Il est dans sa nature même de traduire
Il est difficile dans ces conditions de ne pas re-       toutes les autres dimensions de l’existence dans        Des apports très positifs malgré tout
venir sur les malfaçons de la notion même de dé-         les termes monétaires qui lui sont propres et de
veloppement durable. Où le bât peut-il blesser ?         réduire ainsi toutes les modalités de jugement au       Il convient cependant de ne pas rejeter dans son
La première faiblesse de cette notion n’est autre        seul payer/ne pas payer. On le voit clairement au-      intégralité le développement durable. Le vaste
que son ambiguïté même. Rapidement, d’ailleurs,          jourd’hui avec l’extension universelle de l’analyse     mouvement qu’il a suscité a néanmoins charrié
le développement durable a donné lieu à une dou-         coûts/avantages et l’inscription de la nature dans      des apports très positifs. A commencer d’ailleurs
ble interprétation, celle de la durabilité forte par     le système des prix, inscription dangereuse             par le concept de durabilité lui-même et par la dis-
opposition à la durabilité faible. Selon la première     compte tenu de l’agitation des prix caractéristique     tinction fondamentale entre durabilités forte et fai-
la durabilité oblige à préserver certaines caracté-      des marchés financiers. Il n’est aucune harmonie        ble. L’autre apport majeur est la genèse, au gré
ristiques physiques de l’environnement : celles-ci       spontanée entre les trois piliers, seule une régu-      des grandes conférences internationales, des prin-
doivent rester intactes, tels les services écosys-       lation publique forte peut contrer la raison éco-       cipes d’information et, plus encore, de participa-
témiques, la fertilité des sols, la biodiversité ou la   nomique.                                                tion du public aux processus décisionnels. Sans
stabilité du climat, ce qui n’est pas sans incidences    La plus importante des malfaçons est la stratégie       le développement durable, la démocratie partici-
sur le rythme d’exploitation de l’ensemble des res-      du découplage en quoi consistent pour l’essentiel       pative et délibérative n’aurait pas exercé la même
sources. Selon la seconde, il convient de préser-        le développement durable et les politiques pu-          influence. Le troisième apport majeur est le prin-
ver non pas le capital naturel, mais nos capacités       bliques qui s’en réclament. L’idée est de décou-        cipe de précaution, même si, paradoxalement, il
productives ; ce qui suppose que nous puissions          pler, grâce au progrès technique, la croissance du      n’est guère pertinent à l’échelle des dégradations
indéfiniment substituer au capital naturel que nous      produit intérieur brut (PIB), objectif prioritaire du   environnementales globales. Il trouve plutôt son
détruisons au gré de nos activités économiques           développement durable dans la lettre même du            efficacité face à des difficultés plus directement
du capital reproductible, à savoir des techniques        rapport Brundtland, des flux de matière et d’éner-      gérables par le droit, car plus circonscrites, poli-
et des artefacts.                                        gie sous-jacents. Là encore l’échec est patent, les     tiquement et économiquement.
                                                         flux en question n’ont cessé de croître. Par exem-
« Le développement durable                               ple durant les trois dernières décennies les émis-
                                                                                                                 Dominique Bourg est professeur ordinaire à l’Université de Lau-
                                                                                                                 sanne, Institut de géographie et durabilité (IGD), Faculté des géo-
                                                         sions mondiales de CO2 ont crû de 80 %. L’asso-         sciences et de l’environnement (FGSE).
a donné lieu à une double
                                                         ciation progrès technique/marché conduit en             Notes
                                                                                                                 1 Traduction: l’économie verte (note de la rédaction)
interprétation, celle de la durabilité                   réalité immanquablement à cette augmentation.           2 Traduction: notre futur commun (note de la rédaction)
                                                         Seule l’association dudit progrès à un encadre-         3 Traduction: développement durable (note de la rédaction)
forte par opposition à la                                                                                        4 Rapport Brundtland, Notre avenir à tous, 1987, p. 51
                                                         ment de la consommation pourrait déboucher sur
durabilité faible. »                                     un résultat contraire.

Ces deux conceptions sont contradictoires : la né-       « L’exacerbation de la raison
gation de la possibilité de substituer du capital re-
                                                         économique, intrinsèquement
productible au capital naturel conduit à prescrire
la conservation des caractéristiques physiques de        moderne et dualiste,
l’environnement pour les générations futures. Au-
                                                         dénégatrice
trement dit la notion de développement durable
revient à soutenir une chose et sa contradiction.        de toute altérité. »
A quoi s’ajoute que le même développement du-
rable signifie une chose et son absence : la dura-       Enfin, coïncidence dramatique, l’essor du déve-
bilité faible n’est jamais que le fonctionnement or-     loppement durable a été contemporain de l’avè-
dinaire de l’économie moderne, laquelle a                nement politique du néo-libéralisme et de son ex-
largement précédé l’invention du développement           tension géographique. Pour toutes ces raisons, le
durable.                                                 développement durable était un concept mort-né.
MAI 2013 PRISMES ENSEIGNER LA DURABILITÉ ET SES PARADOXES : QUELS DÉFIS POUR L'ÉCOLE ? - HEP Vaud
DOSSIER / GRANDS ENJEUX
UNE IDÉE QUI NE VA PAS DE SOI

UNE IDÉE QUI NE VA PAS DE SOI                                                                                                             PHILIPPE HERTIG

Dans les années 1990, l’idée de développement durable émerge                                                      différents auteurs (Rist, Strahm), et certains prô-
                                                                                                                  nent la décroissance (Georgescu-Roegen, La-
progressivement pour devenir un horizon programmatique au-                                                        touche).
quel se réfèrent d’abord les collectivités publiques, puis un nom-
                                                                                                                  Et c’est aussi dans l’opposition entre durabilités
bre croissant d’institutions, d’entreprises et de citoyens. Invo-                                                 forte et faible que culminent les controverses éco-
qué tout à la fois comme un objectif politique, un principe                                                       nomiques sur le développement durable.

d’action et un argument publicitaire, le développement durable
est aussi l’objet de vives controverses scientifiques et politiques.                                              Le social, le grand oublié
Celles-ci renvoient à plusieurs champs de tensions qui touchent                                                   Pour les auteurs du rapport Brundtland, la « dura-
aux composantes mêmes du développement durable – le social,                                                       bilité sociale » est une nécessité pour assurer le
                                                                                                                  lien social et elle impose de résoudre des pro-
l’économie et l’environnement – et à leurs interactions.                                                          blèmes brûlants : réduction des inégalités, lutte
                                                                                                                  contre l’exclusion, accès aux ressources et à un
                                                                                                                  cadre de vie de qualité, mise en place de la dé-
Même si ses racines sont plus anciennes, le dé-         l’exploitation des ressources naturelles et les pre-      mocratie participative là où elle n’existe pas en-
veloppement durable est défini pour la première         mières pollutions se déclarent, ce qui conduit des        core… Mais le constat est implacable : depuis les
fois dans le rapport Brundtland (1987) comme un         scientifiques et des penseurs à prôner la néces-          années 1990 – qui voient pourtant l’apparition de
projet politique décrivant les conditions d’un dé-      sité de protéger l’environnement. Très vite cepen-        l’idée de développement durable – le triomphe du
veloppement mondial qui articule des exigences          dant, des conceptions antagonistes des rapports           néolibéralisme a pour conséquence l’aggravation
liées à des enjeux fondamentaux, mais partielle-        entre l’homme et la nature se font jour : à une           des inégalités et l’affaiblissement du lien social
ment antagonistes : il s’agit d’assurer une pro-        conception anthropocentrique, selon laquelle la           dans la majeure partie des pays du monde.
duction de richesses permettant de satisfaire les       nature est au service de l’homme et a donc une
besoins de la population, tout en réduisant les iné-    valeur d’usage, s’oppose une conception biocen-
galités sociales et en évitant de dégrader l’envi-      trique, qui veut protéger la nature pour elle-même,       Du développement durable
ronnement. En insistant sur la notion de besoins        en raison de sa valeur existentielle. Dans le             à l’Education en vue
et sur la nécessité de limiter l’impact environne-      contexte du développement durable, cette oppo-            du développement durable
mental du mode de vie actuel, les auteurs du rap-       sition reste vivace et se cristallise notamment dans
port introduisent dans l’idée de développement          l’antagonisme entre durabilité forte et durabilité fai-   Prenant appui sur des référentiels scientifiques
durable une dimension éthique essentielle, celle        ble (cf. D. Bourg pp. 7-8).                               disparates et controversés, le développement du-
de justice intra et intergénérationnelle. Le contexte                                                             rable est un concept idéologique beaucoup plus
dans lequel émerge le développement durable                                                                       que scientifique. Pourtant, le développement du-
est celui où sont remises en cause certaines des        …à celui qui porte sur la notion                          rable peut être vu comme une trame permettant
certitudes socioéconomiques des Trente Glo-             de développement                                          de lire les grands problèmes de société actuels.
rieuses, où l’on prônait un modèle de développe-                                                                  Une éducation en vue du développement durable
ment économique fondé sur l’accroissement de            Dans le champ de l’économie, c’est la notion même         a dès lors sa place à l’école, à condition qu’elle
la consommation.                                        de développement qui est porteuse des principales         soit conçue de manière que les élèves puissent
                                                        controverses. Aux économistes qui font de la crois-       réellement s’approprier des clés de compréhen-
                                                        sance la condition nécessaire du développement            sion du monde.
Du champ de tensions des rapports                       – la consommation étant vue comme le vecteur
                                                                                                                  Philippe Hertig est professeur HEP et responsable de l’UER Di-
entre l’homme et la nature…                             principal du bien-être – s’opposent ceux qui s’in-        dactiques des sciences humaines et sociales à la HEP Vaud ; doc-
                                                        quiètent de l’impact environnemental de la crois-         teur en géosciences et environnement, il est géographe et didac-
                                                                                                                  ticien de la géographie.
L’impact des activités humaines sur l’environne-        sance et ceux qui dénoncent le creusement des
                                                                                                                  Une bibliographie est disponible sur www.hepl.ch/prismes
ment a été peu discuté avant 1950. Pourtant la          inégalités, à l’échelle globale comme à l’échelle
pensée écologique prend forme près d’un siècle          régionale ou locale. Le binôme développement /
plus tôt : la révolution industrielle a intensifié      croissance est fortement remis en cause par

                                                                                                              Prismes / revue pédagogique Hep Vaud / no 18 / mai 2013 / 9
MAI 2013 PRISMES ENSEIGNER LA DURABILITÉ ET SES PARADOXES : QUELS DÉFIS POUR L'ÉCOLE ? - HEP Vaud
DOSSIER / GRANDS ENJEUX
LE LirEDD, UN NOUVEAU LABORATOIRE

LE LirEDD, UN NOUVEAU
LABORATOIRE                                               PHILIPPE HERTIG ET FRANÇOIS GINGINS

A l’aune de l’histoire des hautes écoles, les HEP sont de très                                                projets dans des établissements scolaires, de veil-
                                                                                                              ler à la prise en compte de l’EDD dans l’ensemble
jeunes institutions. Leur vocation tertiaire se construit progres-                                            des formations à la HEP et d’apporter et échanger
sivement, un des moyens du processus de tertiarisation rési-                                                  des compétences aux niveaux national et interna-
                                                                                                              tional. Les travaux de recherche et de développe-
dant dans l’effort qu’elles consentent pour la recherche. Parmi                                               ment menés au sein du LirEDD portent sur
les outils dont elle se dote, la HEP Vaud a fait le choix de créer                                            quelques-uns des enjeux cruciaux de l’EDD. L’intro-
                                                                                                              duction de l’EDD dans les curriculums durant les an-
des laboratoires de recherche, s’inscrivant dans sa volonté de                                                nées 2000, en réponse à des injonctions du monde
développer des pôles d’excellence scientifique.                                                               politique, soulève en effet des questions qui sont
                                                                                                              loin d’être résolues. A titre d’exemples, on peut citer
                                                                                                              les rapports entre l’EDD et les disciplines scolaires
Le Laboratoire international de recherche sur l’édu-   ticle de F. Gingins et F. Bourqui, pp. 28-29). A di-   constituées ou avec les autres « Education à… », les
cation en vue du développement durable (LirEDD),       vers titres, plusieurs formateurs et chercheurs de     approches didactiques et méthodologiques, les
inauguré en mai 2013, est le troisième laboratoire     la HEP Vaud ont participé aux travaux des équipes      supports d’enseignement, la formation des ensei-
ouvert dans notre institution, après le Laboratoire    susmentionnées et ont voulu les poursuivre dans        gnants, ou encore l’évolution de l’acception de la
international sur l’inclusion scolaire (LISIS, sep-    une voie originale en mettant sur pied le LirEDD.      notion de développement durable dans les débats
tembre 2010) et le Laboratoire sur l’accrochage        Aux équipes des trois pôles susmentionnés, il          scientifiques, politiques et sociaux.
scolaire et les alliances éducatives (LASALÉ, dé-      convient d’ajouter celle du Laboratoire de didac-
cembre 2011).                                          tique et d’épistémologie des sciences (LDES) di-       A ce jour, les membres lausannois du LirEDD sont
                                                       rigé jusqu’en 2011 à Genève par le professeur          engagés dans deux projets de recherche. L’effort
Dans le courant des années 2000, trois pôles uni-      André Giordan, qui a également produit des tra-        principal est consacré au projet intitulé Education
versitaires de recherche sur l’éducation en vue du     vaux importants sur l’éducation à l’environnement,     en vue du développement durable, disciplines sco-
développement durable (ci-après EDD) émergent          sur l’EDD et sur l’élaboration du savoir par les ap-   laires et approches de la complexité : quels outils
en Suisse. A l’Université de Zurich, l’équipe de la    prenants.                                              de pensée ?, projet appelé à se déployer sur plu-
professeure Regula Kyburz-Graber prolonge les                                                                 sieurs années (cf. l’article de J.-C. Decker, pp. 32-
recherches en éducation à l’environnement par          « L’introduction de l’Education en                     33). En outre, deux membres du LirEDD travaillent
une approche socioécologique. A l’Université de                                                               encore sur les données récoltées dans le cadre
                                                       vue du développement durable
Berne, le groupe interfacultaire de coordination                                                              d’un important projet porté par l’ERDESS et qui fut
pour l’écologie générale (IKAOe), dirigé par la pro-   dans les curriculums soulève                           financé par le FNS entre 2007 et 2012 (Les contri-
fesseure Ruth Kaufmann-Hayoz, contribue à clari-                                                              butions des disciplines de sciences sociales à l’édu-
                                                       en effet des questions
fier les objets d’étude de l’EDD par une approche                                                             cation en vue du développement durable. Etude d’un
interdisciplinaire (par exemple biologie, sociolo-     qui sont loin d’être résolues. »                       cas : le débat en situation scolaire). Le LirEDD étant
gie et philosophie). A l’Université de Genève et en                                                           appelé à développer ses activités, plusieurs col-
Romandie, l’équipe ERDESS1 du professeur Fran-         Les questions de société appréhendées à travers la     laborations avec des équipes de recherche sont
çois Audigier mène des projets qui mettent l’ac-       trame du développement durable sont par essence        envisagées, tant sur le plan suisse qu’à l’interna-
cent sur les apports des sciences humaines et so-      multidimensionnelles : elles relèvent d’enjeux so-     tional, et pourraient être à l’origine de nouveaux
ciales à l’EDD.                                        ciaux, économiques, environnementaux, démogra-         projets de recherche.
                                                       phiques, scientifiques, techniques, culturels,
D’abord concurrents, ces trois pôles évoluent vers     éthiques, juridiques, politiques… La prise en compte   Professeur à la HEP Vaud, Philippe Hertig est responsable de l’UER
une connaissance mutuelle pour dessiner une EDD        effective de cette multidimensionnalité est une        Didactiques des sciences humaines et sociales; il est également
                                                                                                              expert du présent numéro de Prismes. François Gingins est biolo-
ouverte aux courants germanophones, anglo-             condition de l’EDD, donc au cœur des préoccupa-        giste, enseignant et didacticien à la HEP Vaud.
phones et francophones et contribuent avec les         tions du LirEDD. Ce dernier a pour missions princi-    Note
HEP à élaborer les fondements de l’intégration de      pales de conduire et de diffuser des travaux de re-    1 Equipe de recherche en didactique et épistémologie des
                                                                                                                 sciences sociales, créée et dirigée par le prof. François Audi-
l’EDD dans la formation des enseignants (cf. l’ar-     cherche et de développement, d’accompagner des            gier (Université de Genève).
LA CHIENNE DE NAOTO, AKI, A DONNÉ NAISSANCE À CINQ CHIOTS.
LEUR DISPARITION MYSTÉRIEUSE, QUELQUE TEMPS PLUS TARD, LAISSERA
LEUR MAÎTRE EN ÉTAT DE CHOC. « CES ANIMAUX, C’ÉTAIT MA FAMILLE.
VEUT-ON ME VOIR QUITTER MA FERME ? » S’INTERROGE ALORS NAOTO.
DOSSIER / GRANDS ENJEUX
MAIS OÙ L’EDD SE CACHE-T-ELLE DANS LE PER ?

MAIS OÙ L’EDD
SE CACHE-T-ELLE DANS LE PER ?                                                                                                         PIERRE VARCHER

Entre l’éducation à la citoyenneté et l’insertion dans les disci-                                              dans les trois champs disciplinaires (même si ce
                                                                                                               n’est pas toujours explicite) que sont les sciences
plines (sciences de la nature, sciences sociales, économie fa-                                                 sociales, les sciences de la nature et l’économie
miliale), l’éducation en vue du développement durable (EDD) ja-                                                familiale.
                                                                                                               Le plus souvent, ces éléments consistent en l’in-
lonne les sentiers du plan d’études romand (PER) : le parcours                                                 sertion d’un thème. Parfois, on peut pointer des
qui lui est proposé est parfois sinueux et les destinations peu                                                attentes fondamentales qui peuvent être catégo-
                                                                                                               risées éducation en vue du développement dura-
claires. Cette éducation a droit à une meilleure reconnaissance                                                ble, ou, comme en géographie, le développement
et à une intégration plus marquée sur le plan des apprentis-                                                   durable est cité comme un horizon programma-
                                                                                                               tique qui oriente la réflexion sur l’avenir, par exem-
sages et de leur progression dans la scolarité, comme sur le                                                   ple à propos du vivre en ville : « Veiller à ce que
plan des valeurs que pourra mettre en œuvre l’élève, futur                                                     l’élève imagine des pistes pour un accès équita-
                                                                                                               ble à l’habitat sans discrimination et en intégrant
citoyen.                                                                                                       un développement durable » (Sciences humaines
                                                                                                               et sociales 31-33, cycle 3, p. 77). Il est toutefois in-
Pour tenter de savoir où l’éducation en vue du dé-     systèmes d’éducation, du préscolaire au tertiaire,      téressant de noter que ces références explicites
veloppement durable se cache dans le PER, deux         à apprendre et à éduquer à trouver une voie pour        ou non au développement durable se trouvent très
stratégies, issues de deux points de vue différents,   échapper à la trajectoire actuelle qui conduit à un     souvent dans les intentions pédagogiques et non
sont possibles :                                       futur insoutenable » (Hopkins, 2008). Comme le          dans la définition des objectifs d’apprentissage
• chercher à repérer des éléments qui, telles des      relèvent en 2009 la Fondation éducation et déve-        proprement dits. Or les indications de cette ru-
    pointes d’iceberg, émergeraient de la grande       loppement (FED) et la Fondation suisse d’éduca-         brique « n’ont aucun caractère contraignant » et
    masse des stratégies d’apprentissage, indica-      tion pour l’environnement (FEE)1, dans une telle        « n’empiètent aucunement sur l’action des ensei-
    tions pédagogiques, attentes, concepts, capa-      perspective, à l’école « l’éducation en vue du dé-      gnants ni sur leur liberté pédagogique » (Présen-
    cités et notions qui constituent le plan           veloppement durable ne doit pas être une nou-           tation générale, cycle 3, p. 34).
    d’études ;                                         velle discipline, mais une orientation thématique
• vérifier que chaque donnée du plan d’études,         et didactique pour toutes les disciplines. Cette        Dans le meilleur des cas, une lecture plus systé-
    à quelque échelle que ce soit, participe bien      orientation influence autant l’école que le système     mique du plan d’études est encouragée par des
    de l’éducation en vue du développement du-         scolaire dans sa globalité. »                           liens à établir avec un même objet ou apprentis-
    rable, le plan d’études y étant considéré                                                                  sage cité dans un autre domaine. Ainsi, il est pos-
    comme complètement immergé.                                                                                sible de tisser un réseau entre des apprentissages
                                                       Les deux lectures possibles du PER                      disciplinaires et ceux visés par les formations gé-
La première stratégie repose principalement sur                                                                nérales relatives à l’environnement et aux interdé-
un point de vue qui considère le développement         La lecture pointilliste montre une conception           pendances. On pourrait donc en conclure qu’un
durable comme un objet d’enseignement. Celui-ci        éclatée du développement durable et de l’édu-           socle solide unit toutes ces contributions éparses,
relève alors soit de disciplines bien précises, géo-   cation en vue du développement durable                  mais une lecture plus attentive de Préservation de
graphie et biologie principalement, soit d’une for-    La première posture conduit à effectuer une lec-        l’environnement et interdépendances (Formation gé-
mation transversale qui cherche à dépasser les         ture pointilliste et, au mieux, systémique du plan      nérale, pp. 36-37) montre une approche épistémo-
clivages disciplinaires.                               d’études. Il s’agit de pointer des éléments semblant    logique du développement durable plutôt confuse:
                                                       relever d’éducation en vue du développement du-         celui-ci y apparaît tantôt comme un outil d’analyse
La deuxième stratégie repose sur une conception        rable qui figurent ici ou là. Ainsi, on postule géné-   de situations sociales, tantôt comme un sous-
de cette éducation qui lui donne une finalité quasi    ralement qu’il est possible de les débusquer du         thème (il est cité comme un des enjeux environ-
révolutionnaire et exige une transformation en pro-    côté de la Formation générale et plus précisément       nementaux) et aussi comme une finalité. Dès lors,
fondeur des systèmes scolaires. Elle est alors         dans la thématique Interdépendances (sociales,          il est difficile d’en déduire le type d’éducation en
considérée comme « un défi d’engager tous les          économiques et environnementales), ainsi que            vue du développement durable qui est préconisé :
DOSSIER / GRANDS ENJEUX
MAIS OÙ L’EDD SE CACHE-T-ELLE DANS LE PER ?

étude de l’objet développement durable ? étude            diverses conceptions du développement durable           le travail en groupes de disciplines sans référence
d’objets épars relevant des défis du développe-           qui s’y juxtaposent. De plus, on ne trouve nulle        d’ensemble précise explique très certainement
ment durable ? apprentissage d’une méthode de             trace de cet horizon programmatique pour justi-         pourquoi on ne constate quasiment pas de « per-
pensée ? apprentissage de petits gestes ?                 fier le choix des capacités transversales. Et le        colation » de l’éducation en vue du développement
                                                          constat devient vraiment affligeant lorsqu’on voit      durable au niveau des disciplines.
Une telle lecture aboutit incontestablement à des         que cette éducation est le plus souvent absente
visions éclatées du développement durable et de           des domaines disciplinaires.                            Un projet politique nécessitant
l’éducation en vue du développement durable.                                                                      des compromis
                                                                                                                  Même s’il s’agit d’une doxa (ensemble d’opinions)
Une lecture fondée sur la pensée complexe mon-            Une intention générale claire,                          molle, le développement durable n’en reste pas
tre un projet d’éducation en vue du développe-            mais un projet inabouti                                 moins un projet politique qui est attaqué à la fois
ment durable inabouti                                                                                             par les conservateurs adeptes du business as
La logique de l’ensemble du PER est déclinée dans         Dans le plan d’études, l’intention générale est donc    usual (les affaires sont les affaires) et par des cou-
une brochure qui doit être celle que les utilisateurs     claire : la citoyenneté en vue d’un développement       rants progressistes préoccupés par les défis en-
lisent le moins, intitulée Présentation générale. C’est   durable est au centre des finalités. Mais le projet     vironnementaux qui le considèrent comme une
là que sont dévoilées les finalités du projet édu-        est inabouti, au sens où ces intentions ne se re-       inefficace réforme de surface du capitalisme.
catif. Or, c’est en tête de ces finalités qu’on trouve    trouvent pratiquement pas au niveau des appren-
le développement durable et l’éducation en vue            tissages et de leur progression.                        En Suisse, ce sont assurément les conservateurs
du développement durable : « Enjeux majeurs du                                                                    qui sont le plus opposés à un plan d’études
XXIe siècle, les problématiques liées au dévelop-                                                                 « teinté » d’éducation au développement durable,
pement durable impliquent d’appréhender de ma-            Deux points importants à relever                        puisque non seulement ils n’adhèrent pas aux
nière systémique la complexité du monde dans              à titre d’hypothèse                                     conceptions du développement durable, mais
ses dimensions sociales, économiques, environ-                                                                    qu’en plus ils estiment que l’école n’a pas à s’oc-
nementales, scientifiques, éthiques et civiques.          De même que nous n’en avons pas effectué une            cuper d’éducation, fût-elle citoyenne.
Une éducation en vue du développement durable             lecture exhaustive, nous n’allons pas ici déve-
poursuit avant tout une finalité citoyenne et intel-      lopper l’analyse pour essayer de comprendre             Par ailleurs, toute conception humaniste et éman-
lectuelle : elle contribue à la formation de l’esprit     pourquoi l’éducation en vue du développement            cipatrice de l’éducation entre en conflit avec la
critique en développant la compétence à penser            durable est insérée à doses éparses dans le             perspective économiste qui s’est imposée partout
et à comprendre la complexité. L’éducation en vue         PER et pourquoi elle n’oriente pas l’ensemble           avec le Programme international pour le suivi des
du développement durable teinte l’ensemble du             du plan d’études alors que cette intention est          acquis des élèves (PISA) et les standards, comme
projet de formation. » Le PER a donc pour finalité        explicite dans l’introduction. Il est quand même        ceux d’HarmoS. Dans celle-ci, le savoir est dé-
première de former à la citoyenneté dans une              important de soulever deux points, au moins à           coupé en unités évaluables, mesurables, et les
perspective de soutenabilité. Et cette intention,         titre d’hypothèse.                                      préoccupations d’ensemble portent davantage sur
qui doit « teinter l’ensemble du projet », devrait                                                                les compétences pouvant garantir la compétitivité
donc trouver une concrétisation tant dans les do-         Une genèse compliquée                                   de la main-d’œuvre que sur les compétences ci-
maines disciplinaires, la formation générale que          Le Plan d’études cadre pour la Suisse romande           toyennes. De plus, en Suisse romande, le retour à
dans les capacités transversales.                         (PECARO) et le Plan d’études romand ont été éla-        une conception méritocratique de la transmis-
                                                          borés dans une perspective qui se réclamait de          sion/acquisition des savoirs est devenu puissant
« Dans le PER, la citoyenneté                             la participation d’acteurs divers et provenant de       politiquement. Or les valeurs de cette conception
                                                          tous les cantons concernés. Dès lors, il a fallu met-   sont, sur bien des points, aux antipodes de celles
en vue d’un développement
                                                          tre sur pied une « stratégie de construction            de l’éducation en vue du développement durable
durable est au centre des                                 conceptuelle progressive » (Marc et al., 2007, p. 20)   qui prône l’élévation générale des savoirs sans sé-
                                                          qui, notons-le bien, ne pouvait pas s’appuyer sur       lection précoce, dans la perspective d’une parti-
finalités. Mais ces intentions
                                                          une idée d’éducation en vue du développement            cipation citoyenne collective à la résolution des
ne se retrouvent pas au niveau                            durable très stabilisée : celle-ci émerge surtout       défis posés à nos sociétés.
                                                          avec l’entrée dans la décennie de cette éducation
des apprentissages et de leur
                                                          qui ne débute qu’en 2005, alors que la phase ré-        Dans ce contexte, faire valoir un projet politique
progression. »                                            dactionnelle du PECARO a été bouclée en 2003.           aux contours flous et susceptible d’attiser les op-
                                                          On voit bien que la formation générale est orien-       positions était tâche risquée. Dès lors, le choix de
Or, nous avons vu que, même dans la Formation             tée encore sur des divisions issues des « éduca-        présentation du PER n’est pas anodin : la division
générale (pp. 36-37), l’éducation en vue du déve-         tions à...»: éducation à la santé, à l’environnement,   en 3 coffrets (un par cycle) juxtaposant chacun 5
loppement durable perd de sa cohérence par les            à la citoyenneté, au développement, etc. De plus,       brochures ne donne pas à voir une conception

                                                                                                             Prismes / revue pédagogique Hep Vaud / no 18 / mai 2013 / 13
DOSSIER / GRANDS ENJEUX
MAIS OÙ L’EDD SE CACHE-T-ELLE DANS LE PER ?

d’ensemble forte et permet toutes les interpréta-         elle pas du reste d’enlever l’éducation en vue du
tions. L’éducation en vue du développement du-            développement durable de ses axes de dévelop-
rable a été volontairement noyée.                         pement 2008-2014 ?

                                                          Alors que faire ? C’est en agissant à tous les ni-
Pour infléchir les systèmes éducatifs                     veaux, dans leur classe, leur établissement et au
romands                                                   niveau de la mise en œuvre du PER que les parti-
                                                          sans d’une école citoyenne pourront avoir une
Certains partisans d’une éducation en vue du dé-          chance d’infléchir les systèmes éducatifs romands.
veloppement durable se saisissent des éléments            C’est une affaire de militance. Pour l’instant, au ni-
épars pour justifier leurs pratiques de classe et,        veau de la mise en œuvre du plan d’études, l’im-
au mieux, leurs projets d’établissement. Mais œu-         portant est surtout d’être vigilant et d’agir sur la
vrer ainsi revient à accepter de laisser l’éducation      lecture du PER que font les concepteurs des
en vue du développement durable dans la margi-            moyens d’enseignement et sur la question sensi-
nalité et contribue à ce qu’elle soit réservée aux        ble de l’adoption ou non d’épreuves communes
enseignants militants. Du coup, sur le plan géné-         romandes en plus de l’évaluation prévue dès 2015
ral, ce sera le triomphe d’une approche de l’édu-         des standards HarmoS. Car l’éducation en vue du
cation économiste et méritocratique fondée sur            développement durable est aussi une question
une lecture pointilliste du plan d’études s’attachant     d’évaluation…
à diviser les savoirs en petites unités.
                                                          Pierre Varcher est membre du « Monitoring and Evaluation Expert
                                                          Group » pour la décennie de l’EDD, Unesco (MEEG). Il est égale-
« En agissant à tous les niveaux –                        ment l’expert externe de ce Prismes 18.

                                                          Bibliographie et article plus détaillé sur www.hepl.ch
classe, établissement,
                                                          Notes
mise en œuvre du PER – les                                1 Ces deux fondations ont fusionné au 1er janvier 2013 pour
                                                             constituer le nouveau Centre national de compétence en Edu-
                                                             cation en vue d’un développement durable, éducation 21. Voir
partisans d’une école                                        l’article pp. 44-45. (note de la rédaction)

citoyenne pourront infléchir
les systèmes
éducatifs romands. »

D’autres, mais de moins en moins nombreux,
s’échinent à faire comprendre les enjeux d’une re-
configuration des objectifs d’apprentissage et des
pratiques en classe dans une perspective ci-
toyenne en vue du développement durable. Mais
le courant général contraire risque bien de les em-
porter. La Conférence suisse des directeurs can-
tonaux de l’instruction publique (CDIP), ne vient-

Prismes / revue pédagogique Hep Vaud / no 18 / mai 2013 / 14
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