FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste

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FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste
N°197 - Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel                       > oct. 2018

                                                                FloriLettres
                                                          Revue littéraire de la Fondation La Poste

                                                                                 Sommaire
                                                                                 Dossier :
                                                                                  Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel
                                                                                        Correspondance 1981-2017

                                                                                 02. Édito
                                                                                 03. Entretien avec Pierre Bergounioux
                                                                                     et Jean-Paul Michel
                                                                                 07. Lettres choisies
                                                                                 08. Portrait croisé

                                                                                 10. Lettres de Mathurin Méheut
Photo et conception graphique N. Jungerman

                                                                                 12. Dernières parutions
                                                                                 14. Agenda octobre-novembre 2018
FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste
Édito
Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel
Correspondance 1981-2017
Nathalie Jungerman

« Un long demi-siècle n’a pu effacer les instants lumineux et brefs de
nos adolescences. » Pierre Bergounioux. Gif, mardi 20 avril 2010.

En septembre 2016, Jean-Paul Michel écrivait à Pierre Bergounioux :
« (...) l’idée m’est venue que le recueil de nos correspondances retrou-
vées, dans leur imprévisibilité et leurs discontinuités vivantes, illustrées
d’images seulement documentaires, pourrait constituer une sorte de petit
film, ou de bande dessinée d’un genre nouveau, qui ne serait pas sans
agrément. » Aujourd’hui, ces correspondances – lettres, cartes postales
et courriels -, écrites entre 1981 et 2017 sont rassemblées en un volume
publié aux éditions Verdier avec une préface de Pierre Bergounioux, des
fac-similés et des photographies. Une amitié de plus de cinquante ans,
qu’aucun revers n’a entamé, les unit depuis leur rencontre en Terminale
au lycée de Brive. Ils sont nés tous les deux en Corrèze, Jean-Paul Michel
en 1948, Pierre Bergounioux en 1949. Le premier est poète (de 1975 à
1992 sous le nom de plume de Jean-Michel Michelena) dont les poèmes et
les Écrits sur la poésie sont réunis en quatre volumes chez Flammarion. Il
est aussi critique d’art, essayiste, et fondateur des éditions William Blake
& Co., lesquelles ont publié Yves Bonnefoy, Louis-René Des Forêts, Jacques
Dupin, Hölderlin, des Entretiens de Pierre Bergounioux, la Correspondan-
ce générale 1774-1824 de Joseph Joubert, des Lettres de Delacroix...
Le second a enseigné le français pendant des années, il est l’auteur de
nombreux livres dont Le matin des origines, Le grand Sylvain, Une cham-
bre en Hollande et trente-cinq années de Carnets de notes édités chez
Verdier (en quatre tomes), qui exposent le quotidien, vécu, éprouvé, sans
analyse ni jugement, sans hiérarchie entre les événements, les faits. À la
lecture des Carnets de son ami, Jean-Paul Michel, dans une lettre, lui dira
être « saisi par ce sentiment continu d’immédiateté et de transparence ».
Ce qui est raconté redonne des souvenirs à chacun, devient la chose de
tous : « Tes lecteurs te savent gré du miroir que tu leur tends ». Pierre
Bergounioux, écrivain, est aussi sculpteur qui privilégie le fer « parce qu’il
est le roi des métaux »... À lire, cette correspondance qui témoigne de
leur admiration réciproque, de leur fraternité intellectuelle, de leur pas-
sion commune pour la littérature, de leur enfance en Corrèze, « âpre et
ingrate région natale », de leur parcours de vie...
                                                                                 02
FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste
N°197 - P. Bergounioux et Jean-Paul Michel > oct. 2018

Entretien avec
Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel
Propos recueillis par Nathalie Jungerman

Votre correspondance échangée               nous ont été prodiguées s’ajoutaient
entre 1981 et 2017 vient de pa-             les aperçus, les lumières dont nous
raître aux éditions Verdier. Dans           avons été, premiers de nos lignées,
une lettre datée de septembre               les bénéficiaires. Nous les avons ap-
2016, en pensant à un éventuel              pliqués à l’univers très ancien – la
« recueil de vos correspondan-              Corrèze pauvrette, simplette, muette
ces retrouvées », vous écrivez,             – que nous avions touché en dotation
Jean-Paul Michel : « Nous rede-             Nous avons formé le projet témérai-
viendrions enfants, avec la col-            re d’échapper aux vieilles fatalités, à
le et les ciseaux, et il passerait          l’emprise du passé. Le monde exis-
là-dedans plus de vie que dans              te par soi mais pour nous, aussi, et      Pierre Bergounioux
                                                                                      ©Marie Monteiro
quelque espèce de docte exposé              l’idée qu’on s’en fait est partie inté-
que ce puisse être, touchant ce             grante de sa réalité. Outre qu’il nous    Pierre Bergounioux est né à Brive-
qu’auront été ces moments. (...)            protège de la confusion, de l’oubli,      la-Gaillarde en 1949. Il a enseigné
Et Daniel [1] renaîtra. » Redon-            l’écrit confère à notre infime aven-       le français en région parisienne, puis
                                                                                      aux Beaux-Arts. Depuis 1984, il est
ner vie aux instants passés, aux            ture cette netteté de contour, cette      l’auteur de récits, écrits sur l’art et la
amis disparus, c’est ce qui vous            précise teneur, cette persistante pré-    littérature, entretiens, journal... Les
a décidé à publier cet ensemble             sence qui ne sont que de lui.             Éditions Verdier ont publié ses quatre
de lettres ?                                                                          Carnets de notes couvrant les années
                                                                                      1980 à 2016. Passionné d’entomologie,
                                            Il est assez rare de publier sa           Pierre Bergounioux pratique également
Jean-Paul Michel Après la publica-          correspondance, elle fait l’objet         la sculpture.
tion de nos lettres de l’année 2012         habituellement d’une entreprise
dans la revue Europe, en mai 2017,          éditoriale posthume... Est-ce que
il nous a été demandé de plusieurs          sa mise au jour procède de la
côtés d’en lire davantage. Et, au fur       même volonté que la publication
et à mesure de la redécouverte de           d’un journal personnel, d’un Car-
ces pages enfouies, nous nous som-          net de notes, c’est-à-dire « sous-
mes piqués au jeu. Pour être par-           traire quelque chose à l’oubli, au
faitement appréhendables par des            temps » ?
tiers, certaines de ces missives ap-
pelaient des images, qu’il se fût agi       P.B. Nous sommes insensiblement
de visages ou d’objets irreprésen-          parvenus à l’autre bout du temps.
tables autrement, si bien qu’assez          C’est Jean-Paul qui a décrété, tôt,
vite, c’est comme une manière de            en payant d’exemple, qu’il impor-
petit film que nous est apparue la           tait d’interpréter le monde et de le
succession de ces écrits d’un instant.      changer au lieu de rester béants,
Avec beaucoup de lacunes, bien sûr,         bras ballants, dans la pénombre du
mais assez de vie néanmoins pour            taillis de châtaigniers. Nous avons
que quelque chose paraisse pouvoir          travaillé à réaliser la première par-
être sauvé de la jeunesse perdue. Du        tie du programme, lui selon les voies
feu sans égal des amitiés premières,        hautes du poème, moi par les che-
quand elles durent une vie entière et       mins creux, tortueux de la prose. La
qu’aucun revers n’a pu les entamer.         deuxième partie s’est soldée, pour
                                            tous les deux, par un échec complet.
Pierre Bergounioux Nos petits-ne-           L’état présent du monde est la né-
                                                                                      Jean-Paul Michel
veux jugeront si le sentiment que           gation des espoirs, des rêves de nos      © Verdier
nous avons eu de vivre un moment            jeunes années. Il y a matière à se
d’exception dans l’histoire longue          demander, à épiloguer avant qu’il ne      Jean-Paul Michel est né en Corrèze
                                                                                      en 1948. Il a enseigné la philosophie. Il
était justifié ou l’illusion dont se         soit trop tard.                           est écrivain, poète et éditeur, fonda-
berce chaque génération pour sim-                                                     teur des éditions William Blake & Co
plement vivre, accepter, continuer.         JP.M. Vous n’aurez pas été sans re-       (en 1976). Il est l’auteur de nombreux
                                                                                      ouvrages de poésie et de critiques
Nous avons débuté juste après que           marquer que cette correspondance          d’art, et notamment, chez Flammarion,
l’abomination de la première moitié         est travaillée par une question cen-      de Défends-toi, Beauté violente ! Il a
du siècle dernier eut pris fin. Aux fa-      trale, primordiale, lancinante, qui       également publié sous le nom de Jean-
cilités, à la sécurité, à la quiétude qui   revient comme une hantise de la           Michel Michelena.

                                                                                                                            03
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N°197 - P. Bergounioux et Jean-Paul Michel > oct. 2018

                                                        première à la dernière lettre : dans        le constater, notre réserve touchant
Entretien avec Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel

                                                        quelle mesure, et à quelles condi-          de menus faits privés n’aura enlevé
                                                        tions aurons-nous pu donner con-            en rien à ces échanges leur chaleur
                                                        trepartie à l’énigme de ce qui est ?        émotionnelle, d’un côté non moins
                                                        Relever le défi qui nous avait fait pro-     que de l’autre.
                                                        mettre, à seize ans, de ne nous en
                                                        laisser compter par rien ni par per-        Vos lettres disent le présent, les
                                                        sonne tant que nous n’aurions pas           livres lus, écrits, la valeur d’un
                                                        amené à la lumière, par des voies           texte, votre amitié, le passé,
                                                        neuves, à la hauteur voulue, avec           les souvenirs, la Corrèze, votre
                                                        la vérité, la clarté, la force, l’énergie   enfance, adolescence, une ex-
                                                        requises la réponse qu’il nous serait       périence partagée... Quelques
                                                        possible d’apporter à l’inintelligibilité   mots sur votre rencontre ?
                                                        de tout, qui nous avait fait prendre
                                                        la plume. Il n’y a là rien qui procède      P.B. J’ai croisé Jean-Paul dès 1963
                                                        de la seule existence privée des locu-      ou 64 parce que je connaissais son
                                                        teurs et doive en cela être tu. Tenter      frère cadet mais c’est en 1965 que
                                                                                                                                             Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel
                                                        de ne pas se méprendre sur soi, oser        nous nous retrouvons, assis l’un près    Correspondance 1981-2017
                                                        répondre à ce qui, de seulement être,       de l’autre, en Terminale, au lycée de    Avec deux lettres de Daniel Puymèges.
                                                                                                                                             25 fac-similés.
                                                        ne pouvait être laissé sans réponse,        Brive. Les années suivantes auraient     Éditions Verdier, 13 septembre 2018
                                                        nous semble de nature à inquiéter           dû nous séparer. Nous militions dans     Avec le soutien de
                                                        tout un chacun. Si bien qu’il ne nous       des organisations politiques riva-
                                                        a pas semblé illicite de donner à lire      les, en 68 et après. Et puis le vent a
                                                        publiquement des méditations, des           tourné, l’espoir d’une société autre,
                                                        inquiétudes qui nous semblaient re-         égalitaire, réconciliée s’est perdu.
                                                        lever du domaine public, et cela dans       Nous sommes revenus à l’écritoire
                                                        le moment même qui était le nôtre.          puisqu’il n’y avait plus grand-chose
                                                                                                    à faire là où les choses se passent,
                                                        Vous êtes-vous servi de « ci-               dans la rue.
                                                        seaux » ? Avez-vous coupé des
                                                        passages, sélectionné des let-              JP.M. Pierre a dit avec
                                                        tres, ou au contraire, donnez-              assez de vigueur les cir-
                                                        vous à lire, dans la mesure du              constances et la teneur de
                                                        possible, toutes les lettres, car-          notre rencontre, en Ter-
                                                        tes et courriels échangés ?                 minale, au Lycée Cabanis,
                                                                                                    à Brive, à la rentrée de
                                                        P.B. De mon côté, j’ai raccourci une        1965, pour que j’aie à y
                                                        lettre trop longue, filandreuse, fasti-      ajouter. La chose finale-
                                                        dieuse. Le reste est inchangé.              ment la plus surprenante,
                                                                                                    la plus belle, me semble-t-
                                                        JP.M. Lorsque, dans la lettre de sep-       il, est que cinquante trois
                                                        tembre 2016 à Pierre j’évoquais « la        années plus tard, nous
                                                        colle et les ciseaux » pour ajouter à       soyons demeurés tous
                                                        la « bande dessinée » ou au « pe-           les deux, ne varietur, ce-
                                                        tit film » que ferait un recueil illustré    lui que nous étions alors
                                                        des lettres que nous retrouverions,         – à un demi-siècle près
                                                        c’est à cet apport d’images factuelles      d’aventures,      d’études,
                                                        que je pensais, plutôt qu’à des cou-        de travaux sans nombre,
                                                        pes à opérer dans les lettres elles-        d’actions, de dépense
                                                        mêmes. Le très petit nombre de ces          énergique, de joies, sans
                                                        coupes est signalé par des points de        bornes, de quelques dé-
                                                        suspension entre crochets. Les pas-         sillusions, cruelles, aussi.
                                                        sages que nous n’avons pas rendus           Les mêmes. Vraiment. Je
                                                        publics concernent des faits d’ordre        ne puis y voir qu’une ma-                Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel
                                                        privé qui n’avaient aucunement à            nifestation de plus de la « mysticité    Correspondance 1981-2017
                                                                                                                                             Éditions Verdier, page 12.
                                                        paraître dans un recueil tourné vers        » de toute réalité profonde (entre
                                                        des préoccupations intellectuelles,         toutes, de l’amitié), et du caractère
                                                        et dont l’objet était de faire état de      insuffisant de nos manières habituel-
                                                        prises de parti littéraires, politiques,    les de parler du temps.
                                                        artistiques. Comme le lecteur pourra

                                                                                                                                                                                      04
FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste
N°197 - P. Bergounioux et Jean-Paul Michel > oct. 2018

                                                        Un choix de lettres a déjà été publié en mai               l’adéquation du mot à la chose, de l’expression
Entretien avec Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel

                                                        2017 dans un numéro de la revue littérai-                  à l’expérience. Il s’agit d’un trait caractériel
                                                        re Europe qui vous est consacré à tous les                 dont Jean-Paul est exempt, ce qui lui permet
                                                        deux, numéro dont il est précisément ques-                 de prendre et d’accepter des libertés – Hölder-
                                                        tion dans les derniers échanges du présent                 lin en est fertile – qui me laissent réticent. Mais
                                                        volume.                                                    nos divergences ne doivent pas masquer notre
                                                        Le temps de l’écriture et le temps de la vie               accord fondamental sur l’essentiel.
                                                        semblent se rejoindre...
                                                                                                                    JP.M. Pour ce qui est des admirations que
                                                        P.B. Si elle n’agit pas en retour sur la vie, l’écri-       je défends, Hölderlin, Ostinato, quelques
                                                        ture ne vaut pas une heure de peine. Elle mènera            autres..., je ne puis que renvoyer aux lettres
                                                        je ne sais où je ne sais quelle existence abstraite,        concernées. Elles présentent la matière avec le
                                                        autonome, toute formelle tandis que nous reste-             feu qui convient. Plutôt que de nous répéter,
                                                        rons obscurs, étrangers à nous-mêmes, dans no-              il me parait préférable de remarquer combien
                                                        tre coin. Horace a défini, en quatre mots, dès le            des désaccords apparemment aussi radicaux
                                                        premier siècle de notre ère, ce qui en                                   touchant des œuvres qui nous sont
                                                        fait la valeur : De te fabulà narratur.                                   si chères peuvent aller au bout de
                                                        C’est de toi, lecteur, qu’il est question                                 leur exposition franche et ouverte
                                                        dans l’histoire. La page est un miroir                                    sans que le climat de la plus to-
                                                        éclairant. Marx avait songé à glis-                                       tale confiance entre nous en soit
                                                        ser cette formule dans l’introduction                                     entamé. Lorsque Pierre soutient,
                                                        de Das Kapital. Nous nous sommes                                          avec la belle entièreté que j’aime
                                                        conjointement heurtés, Jean-Paul et                                       en lui, un point de vue qui me pa-
                                                        moi, à l’énigme massive, sombre que                                       raît intellectuellement, esthétique-
                                                        constituait un arrière-pays indigent,                                     ment, politiquement mal fondé, je
                                                        ignorant, toujours patoisant et nous                                      le trouve touchant dans son erreur
                                                        avons cherché l’explication, avec nos                                     même, et regarde les objections
                                                        moyens respectifs, par des chemins                                        dans lesquelles je le vois se perdre
                                                        séparés mais convergents.                                                 avec énergie comme une occasion
                                                                                                                                  de plus de le trouver aimable, si ce
                                                        JP.M. Une preuve de plus de ce                                              n’est même, parfois, délicieux. Je
                                                        feuilletage du temps réel qui re-                Jean-Paul Michel
                                                                                                                                    vois confirmée, en de tels faits,
                                                        prend, emporte une autre fois,            Photographe : Baptiste Belcour    car, pour surprenants qu’ils puis-
                                                                                                   « La deuxième fois », Pierre
                                                        sans cesse, ce dont nous avons                Bergounioux sculpteur
                                                                                                                                    sent paraître, ce sont des faits,
                                                        le sentiment superficiel qu’une             Éditions William Blake & Co,     une proposition de Michel Fou-
                                                                                                          décembre 1997
                                                        fois advenu nous l’avons aussitôt                                           cault qui m’avait surprise dans sa
                                                        perdu pour toujours. Le vertige                                             bouche, (c’était après 68, et dans
                                                        actif de l’hélice qui garde à chaque moment du un moment où la moindre divergence politique
                                                        temps, chaque point de l’espace, chaque réalité formait deux partis) : « L’amitié, c’est ce qui
                                                        de la vie vécue sa « profondeur présente », ce suspend les désaccords politiques ». Prenons
                                                        mot de Hegel si souvent cité par Pierre, cette re- acte de ce que touchant l’esthétique, la pensée
                                                        prise du même, autrement, dans ces occurren- ou la politique, notre bonheur n’est pas d’évi-
                                                        ces distinctes, l’une appelant l’autre, l’autre ré- ter de formuler des désaccords, mais, tout à
                                                        pondant à l’heure exacte qu’il fallait n’en est-elle rebours de ces manières biaises, d’exposer ces
                                                        pas une illustration parfaite ? Et maintenant vos désaccords bien à fond, dans leur détail, com-
                                                        questions, réactivant ce passé : pas moins de cin- me il en irait entre deux frères...
                                                        quante-trois années défendant leur être le plus
                                                        réel, de la plus énergique comme aussi de la plus « La force de la poésie, c’est du monde
                                                        tendre façon.                                               qu’elle la tire, de l’expérience directe, galva-
                                                                                                                    nique, inépuisable, périlleuse de ce qui est.
                                                        Ce choix de lettres concerne un désaccord Les mots viennent après. » Pierre Bergou-
                                                        sur Hölderlin, « extrême » pour vous, nioux, pouvez-vous commenter cette phra-
                                                        Jean-Paul Michel et « négligeable » pour se que vous avez écrite dans une lettre du
                                                        vous, Pierre Bergounioux... Il est question 21 août 1996 ?
                                                        également de l’écriture de Louis-René Des
                                                        Forêts... Peut-on revenir sur ces divergen- P.B. Je persiste. Un texte, s’il vaut, c’est à pro-
                                                        ces ?                                                       portion de ce qu’il mord sur le réel ou ce qui
                                                                                                                    passe pour tel et qui est obstacle, empêchement,
                                                        P.B. Elles se déduisent du choix initial, poè- limitation. Il y a plus de sens dans le monde que
                                                        me ou prose. Je suis maladivement attaché à ce qu’on y met ordinairement. La littérature, mais

                                                                                                                                                                         05
FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste
N°197 - P. Bergounioux et Jean-Paul Michel > oct. 2018

                                                        toute réflexion persévérante, et les         Jean-Paul Michel, dans « La
Entretien avec Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel

                                                        Beaux-Arts, dégagent les trésors en-        deuxième fois », Pierre Bergou-
                                                        fouis, illuminent les arrière-plans,        nioux sculpteur (éd. William
                                                        relèvent, accroissent, illuminent « la      Blake & Co, 1997), vous évo-
                                                        forme entière de notre condition »,         quez des « écritures de fer »,
                                                        pour citer notre petit voisin périgour-     des « signes forgés » qui per-
                                                        din.                                        pétuent la mémoire, arrachent
                                                                                                    à l’oubli...
                                                        Le volume est agrémenté de
                                                        photographies, d’« images seu-              JP.M. Cette dimension mémorielle
                                                        lement documentaires » et no-               me paraît flagrante dans les sculp-
                                                        tamment, de quelques reproduc-              tures de Pierre. C’est bien à une «        Pierre Bergounioux
                                                                                                                                               Carnet de notes, 2011-2015
                                                        tions de vos sculptures, Pierre             vie seconde » qu’il élève ces vesti-       Éditions Verdier, février 2016
                                                        Bergounioux, que vous appelez               ges du travail humain (le travail de       1 216 pages

                                                        « bouts de ferraille »... Pourquoi          ceux (fondeurs, lamineurs, forge-          « Comment imaginer, en ouvrant ce
                                                        avoir privilégié le fer ?                   rons), qui ont conçu, créé, forgé ces      carnet, voilà trente-cinq ans, qu’un
                                                                                                                                               jour viendrait où l’extrême droite serait
                                                                                                    outils de fer) et le travail de ceux qui   une menace effective en France, Paris
                                                        P.B. Parce qu’il est le roi des mé-         en ont eu l’usage pratique, second         ensanglanté par des attentats, le socia-
                                                                                                                                               lisme réel, l’avenir, l’espoir, de lointains
                                                        taux, le plus abondant, le plus in-         (artisans, agriculteurs, bûcherons),       souvenirs ? C’est pourtant le paysage
                                                        téressant, du fait de ses propriétés        dans des ateliers, des fermes, tous        qui a émergé du temps irréparable, la
                                                                                                                                               désolante réalité, le présent. »
                                                        mécaniques. Il est l’âme de la civi-        travaux qui rebondissent par l’office       P. B.
                                                        lisation moderne. Les moteurs, les          de son zèle, sa piété, son talentueux      Ce volume est le quatrième Carnet de
                                                                                                                                               notes.
                                                        machines en sont faits. Il arme les         dévouement aux absents et aux
                                                        murs, les sols, supporte les trains,        morts dans l’élément nouveau d’une
                                                        habille les voitures, les navires et        vie troisième, puisqu’il les propose
                                                        jusqu’à l’électroménager. Il colore         à la contemplation esthétique, cela
                                                        même notre sang et fixe l’oxygène            serait-il comme un pur et simple «
                                                        atmosphérique qui nous tient en             ready made », comme il est arrivé
                                                        vie.                                        quelques fois...
                                                        Il a revêtu toutes les formes pos-
                                                        sibles et imaginables et d’autres,
                                                        encore, que nul esprit humain ne
                                                        saurait imaginer et qu’engendre la
                                                        marche infatigable de la presse et                    Jeudi 25 octobre
                                                        de la cisaille hydrauliques, dans les
                                                        entreprises de récupération. Le fait                   Rencontre
                                                        n’a pas échappé à César, le sculp-             avec Pierre Bergounioux et
                                                        teur, qui, dès les années 50, se                    Jean-Paul Michel                   Jean-Paul Michel
                                                                                                                                               Écrits sur la poésie (1981-2012)
                                                        détourne des matériaux bruts, na-                                                      Éditions Flammarion, 2013
                                                        turels – le marbre, le bois, l’argile          autour de leur Correspondance
                                                        – et sollicite les produits élaborés,                   1981-2017
                                                        les chutes et les rebuts de l’indus-
                                                        trie – la culture.                                         à 18h30
                                                        Je ne fais que l’imiter, à temps
                                                        perdu, petitement et récolte, dans                  Librairie Compagnie,
                                                        les casses, des formes engendrées,                    58 rue des Écoles
                                                        aveuglément, par le machinisme.                          75005 Paris
                                                        Il suffit d’une légère retouche pour                 Tél. : 01 43 26 45 36
                                                        exalter leurs qualités plastiques et,
                                                        parfois, elles sont achevées, d’em-
                                                        blée.

                                                                                                                                               Europe n°1057, mai 2017 : Pierre
                                                                                                                                               Bergounioux, Jean-Paul Michel,
                                                                                                                                               Raphaëlle George
                                                                                                                                               Jean-Baptiste Para (dir.)
                                                                                                                                               Collectif

                                                                                                                                                                                              06
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                                                            Lettres choisies
                                                                                                                                   dez-vous avait été pris à Brive, où Puymèges est venu. (Vers
Lettres choisies - Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel

                                                                                                                                   la fin de 1965 ?) – À mes yeux, subliminalement, tu es là. Je
                                                                                                                                   t’embrasse,
                                                                                                                                   Jean-Paul
                                                            Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel
                                                            Correspondance 1981-2017                                                      Jean-Paul Michel à Pierre Bergounioux
                                                            © Éditions Verdier
                                                                                                                                   7 janvier 2012
                                                                                                                                   Courriel

                                                                                                                                   Cher Pierre,
                                                                   Pierre Bergounioux à Jean-Paul Michel
                                                                                                                                   Je revois très nettement Brive sur tes images. Pas très diffé-
                                                                                                                                   rente de ce qu’elle était alors. [...]
                                                            Gif, le 2 mars 1993                                                    Aucune objection quant aux mérites de Cervantès, Stendhal,
                                                                                                                                   Michelet, le grand Sam. Mais j’ai du mal à comprendre en quoi
                                                            Mon cher Jean-Paul,                                                    ils entretiennent à la pensée un rapport moins étroit que quel-
                                                                                                                                   que autre auteur que ce soit ( ?). Pour Hölderlin, je proteste
                                                            L’entretien indécis que nous avons eu samedi matin a continué          de toutes mes forces, tu t’en doutes. Ce qui est vrai, c’est qu’il
                                                            à me turlupiner. On ne peut plus, à notre âge, rester irrésolu         n’y a rien dans la poésie française qui lui ressemble. C’est bien
                                                            quand il ne semble pas catégoriquement impossible d’être fixé.          ce en quoi je lui vois un si grand prix, pour nous. Pour le reste,
                                                            La réponse, pour moi limpide, pour toi problématique, serait           je ne vois aucun candidat à une innocence, une tendresse, une
                                                            tombée plus vite si nous avions repris la question en y incluant       délicatesse si profondes, si fines, si touchantes que les siennes
                                                            nos divergences sur la réponse.                                        dans toute l’histoire des Lettres partout, depuis toujours,
                                                            Ce dont il retourne, c’est la valeur d’un texte. Cette valeur, pour    que mon présent interlocuteur, lequel croit bon, qui plus est,
                                                            moi, réside dans la vision dont il est porteur, dans le nombre         de lui chercher noise. À quel point tu ignores ton pareil me
                                                            et l’éclat des objets qu’elle porte en pleine lumière. Le réel s’en    sidère. En 1789, il a dix-neuf ans. El Allemagne, le signale son
                                                            trouve changé, enrichi, augmenté, donc nous, s’il n’est de réa-        enthousiasme en faveur de la France révolutionnaire. Il évolue
                                                            lité que pour des sujets. C’est le premier truc.                       dans l’aile la plus sensible et la plus audacieuse du mouve-
                                                            Le deuxième, c’est que celui qui a produit le texte n’est pas le       ment moderne, en fait de libertés. N’oublie pas l’arbre de la
                                                            plus qualifié pour en juger. Il est dans sa vision. Il lui faudrait     liberté planté avec Hegel et Schelling dans la cour du Stift de
                                                            voir autrement, donc n’être pas lui-même, pour en apprécier            Tübingen. Son tropisme hellénistique est exactement celui de
                                                            l’étendue, la portée. Il peut toutefois, par contraste, pressentir     la Révolution française. Son Dieu s’appelle Jean-Jacques. Ses
                                                            l’importance (ou l’insignifiance) de sa contribution à la clarifi-       grands poèmes de jeunesse sont des hymnes pétris de Rous-
                                                            cation.                                                                seau jusqu’à la moelle. Et voilà qui n’est pas très « Allemand »
                                                            La troisième et dernière chose, qui relève de la sociologie, du        : il refuse de devenir pasteur. Il n’y a jamais eu en France un
                                                            niveau moyen d’instruction, de l’inégalité de la distribution,         amour de l’Allemagne comparable à l’amour de la France qui
                                                            c’est que certains textes, certaines visions vont d’abord passer       fut celui de Kant et de Hölderlin. N’oublie pas sa traversée de
                                                            plus ou moins inaperçus, aujourd’hui, à cause de la longueur           la France à pied, dans les deux sens, la tendresse et le respect
                                                            d’onde où ils sont émis. Il faut avoir l’oreille fine, l’œil exercé     avec lesquels il salue la « Grèce » retrouvée à Bordeaux ! (...)
                                                            pou en déceler exactement l’effet. Quelques centaines de bons-         Tu y découvriras un Hölderlin amoureux de la Raison moderne,
                                                            hommes, probablement, le peuvent parce qu’ils sont eux-mê-             de la Liberté, un supporter de Humboldt, des courses transat-
                                                            mes préoccupés de porter à son plus haut degré d’élaboration           lantiques, de l’action, un héros de l’Amitié des Égaux, dégoûté,
                                                            la forme significative de ce que ç’aura été, rétrospectivement,         certes, vers la fin, mais pas moins que nous, des compromis-
                                                            qu’agir et craindre et vivre à l’heure qui est la nôtre.               sions et des crimes de la bêtise en politique, mais disponible,
                                                            Les visions aux prises, en dernière instance, sont – seraient          jusqu’à la fin, à l’Ouvert dont il a fait son signe.
                                                            – celles des classes en lutte. C’est l’ébranlement qu’elles pro-       En un mot, touchant Hölderlin, tu te fourvoies. Ce n’est pas
                                                            duisent, les révélations dont elles sont porteuses, la libération      un « Allemand », c’est un « Grec ». Ce n’est pas un « Grec
                                                            qu’elles promettent, qui en font le prix. (...)                        », c’est un enfant – des plus touchants, et cet enfant, Pierre,
                                                            Je t’envoie un peu de papier où j’ai cherché à élucider le vieux       c’est toi, exactement.
                                                            goût que j’avis pour le fer. Ça, au moins, c’est facile, intelligi-    Je te serre contre moi,
                                                            ble.                                                                   Jean-Paul
                                                            Je te confectionnerai, en Corrèze, un berger peul ou autre cho-
                                                            se. Cela dépend des occasions que me procurent les chutes et
                                                            le rebut du monde.
                                                            À toi                                                                         Pierre Bergounioux à Jean-Paul Michel
                                                            Pierre

                                                                                                                                   Courriel
                                                                   Jean-Paul Michel à Pierre Bergounioux                           Gif, mardi 7 août 2012

                                                                                                                                   Mon cher Jean-Paul,
                                                            Menjoy, 5. X. 08                                                       J’avais lu tes pages sur Hölderlin. Hopkins, oui, Rimbaud, on
                                                                                                                                   ne peut plus assurément, toi-même, Michelena, dès le premier
                                                            Cette image t’est due, Pierre. Je la reçois de Puymèges, comme         jour, et pas seulement parce que tu es né à La Roche-Canillac.
                                                            un prélèvement délicat opéré dans une autre vie, conservé par          Hölderlin ? Toujours pas, comme si la pente historique de la
                                                            miracle (et par nécessité – de cela je ne puis douter tant on          pensée allemande condamnait les plus sensibles habitants de
                                                            voit qu’elle a longtemps séjourné dans un portefeuille). Tu re-        ce pays à quitter le sol positif de l’existence pour l’abstraction
                                                            connaîtras aisément le lieu, la présence comme fantomatique            à laquelle est vouée une nation sans réalité concrète, sans ins-
                                                            du fronton de l’hôtel de ville, du porche de l’église. Il doit faire   tance centrale ni intégration territoriale. Ils ne pouvaient avoir
                                                            froid. Les passants portent des manteaux. J’ai des gants, une          de Montaigne ni de Descartes ni de Pascal, si prodigieusement
                                                            écharpe. Je dois parler à Daniel qui, lui, a vu le photographe         concis, ni de Rousseau, qui est limpide mais Kant devait être
                                                            de rue qui prend le cliché. Peut-être est-ce un jour de marché         Allemand, Marx aussi, et encore Husserl ainsi que Heidegger,
                                                            ? Nous sommes alors en première à Objat ; ce jour-là, ren-             son mauvais disciple.

                                                                                                                                                                                                        07
FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste
N°197 - P. Bergounioux et Jean-Paul Michel > oct. 2018

                                                                                                                                  Pierre Bergounioux et
                                                           Je suis rentré hier de Corrèze haute, du désert vert qu’elle est
Portrait croisé - Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel

                                                           devenue. J’ai bien soudé une demi-tonne de ferraille. Ne t’in-
                                                           quiète pas de ce qui te reste. Je ne t’embête pas plus. Tu dois
                                                           être aux prises avec quelque tâche dont tu as le secret, écrire,
                                                           éditer, (re)bâtir, méditer...
                                                                                                                                  Jean-Paul Michel
                                                                                                                                  Portrait croisé
                                                           T’embrasse
                                                           Pierre

                                                           Sites Internet                                                         Par Corinne Amar

                                                           Éditions Verdier
                                                           https://editions-verdier.fr/
                                                           https://editions-verdier.fr/auteur/pierre-bergounioux-2/               On dit du premier, né à Brive-la-Gaillarde, en
                                                           Éditions William Blake & co
                                                                                                                                  Corrèze, en 1949, que c’est un homme de ter-
                                                           http://www.editions-william-blake-and-co.com/                          roir que le monde paysan de l’enfance a mué en
                                                                                                                                  homme de lettres, attentif depuis son jeune âge
                                                           Jean-Paul Michel : La surprise de ce qui est                           au « naturel désir de connaître », à l’urgence d’un
                                                           Colloque de Cerisy (juillet 2016)
                                                           http://www.ccic-cerisy.asso.fr/michel16.html                           éclaircissement intérieur, qu’il a d’abord mais en
                                                                                                                                  vain tenté de demander aux livres sur place ; ro-
                                                                                                                                  mancier, écrivain du carnet de notes, du journal,
                                                           Pierre Bergounioux                                                     habité par le réel, hanté par le ravage du temps
                                                           Aux éditions Verdier                                                   qu’il consigne – soit quatre volumes d’un Journal
                                                                                                                                  qu’il tient depuis plus de trente-sept ans où il note
                                                           Back in the sixties
                                                           Carnet de notes, 1980-1990                                             (habitude de père en fils) les faits quotidiens, es-
                                                           Carnet de notes, 1991-2000                                             sentiels, anodins, soucieux de vouloir follement
                                                           Carnet de notes, 2001-2010                                             conserver la mémoire de ce qui va disparaître.
                                                           Carnet de notes, 2011-2015
                                                           Correspondance
                                                                                                                                  « Je suis par mon enfance, par mon ascendance,
                                                           La Capture                                                             d’un canton verdoyant, sylvestre, lacustre de la
                                                           La Ligne                                                               Terre. Le temps d’après m’a fait citadin, studieux
                                                           Le Chevron                                                             et casanier. Structurellement, je suis voué à la
                                                           Le Grand Sylvain
                                                           Le Matin des origines                                                  nostalgie, ce mal du retour. Je sais bien que le
                                                           Les Forges de Syam (Verdier/poche)                                     changement était inéluctable », confiait-il à An-
                                                           Simples, magistraux et autres antidotes                                toine Spire, dans un entretien au Monde de l’Édu-
                                                           Un peu de bleu dans le paysage
                                                           Une chambre en Hollande
                                                                                                                                  cation, en avril 2002. Ensuite, quoiqu’absorbé par
                                                                                                                                  les études savantes, après avoir adopté les let-
                                                                                                                                  tres, s’être familiarisé avec les livres élus, il lais-
                                                                                                                                  sera d’autres passions nourrir sa vie ; la sculp-
                                                           Jean-Paul Michel                                                       ture, l’entomologie, les masques africains... On
                                                                                                                                  dit du second, d’un an son aîné, éditeur qui fon-
                                                           « La deuxième fois », Pierre Bergounioux sculpteur, éd. William        da les éditions William Blake & Co, à Bordeaux,
                                                           Blake & Co
                                                           Extrait : « Je regarde les sculptures de Pierre Bergounioux
                                                                                                                                  en 1976, poète qui offrit des titres et des tex-
                                                           comme des « écritures » de fer. Des signes forgés, assemblés,          tes somptueux – Difficile conquête du calme, Le
                                                           soudés par le feu, polis et défendus de l’oxydation – qui, ma-         plus réel est ce hasard, et ce feu : vingt années
                                                           tériellement, perpétuent la mémoire des choses par leur con-           de poèmes, 1976-1996, Écrits sur la poésie, Je
                                                           servation même et les arc’boute, les arme d’un sens, les lance
                                                           dans le monde second comme autant de signes d’art, afin qu’ils          ne voudrais rien qui mente, dans un livre – qu’il
                                                           y perpétuent la mémoire du monde premier et, une deuxième              est autant habité de la passion des mots que de
                                                           fois, l’arrachent à l’oubli. C’est le travail même de l’écriture de-   celle des beaux livres, qu’il s’est engagé corps
                                                           venue lisible, aggravé ici de la résistance des matériaux, de
                                                           l’inertie des choses, du passage tragique du temps réel – celui
                                                                                                                                  et âme dans l’une comme dans l’autre pour faire
                                                           des existences perdues. »                                              entendre l’éthique et l’esthétique, la lumière et
                                                                                                                                  l’énigme ; né en Corrèze lui aussi, comme Pierre
                                                           Difficile conquête du calme, éd. Joseph K., 1996                        Bergounioux, mais ce n’est ni leur première ni
                                                                                                                                  leur seule affinité. « De la poésie, des arts de la
                                                           Le plus réel est ce hasard, et ce feu, Cérémonies et Sacrifices,
                                                           Poèmes 1976-1996, éd. Flammarion, 1997                                 pensée, je n’ai jamais attendu moins que ceci :
                                                                                                                                  un monde nouveau (...). Toujours ces puissances
                                                           Je ne voudrais rien qui mente, dans un livre, Flammarion,              ont eu pour moi, dans des œuvres, les prestiges
                                                           2010
                                                                                                                                  de l’action la plus durable, la moins soumise à
                                                           Écrits sur la poésie, 1981-2012, éd. Flammarion, 2013                  la simple reconduction de l’état des choses, la
                                                                                                                                  mieux capable de résister à l’entropie, à la dé-
                                                                                                                                  composition, à la mort. »[1] Nourri des classiques
                                                                                                                                  et pourtant, résolu à boire le monde réel jusqu’à
                                                                                                                                  la lie, c’est ainsi que Jean-Paul Michel s’adresse à
                                                                                                                                  son lecteur, dans Écrits sur la poésie, 1981-2012.
                                                                                                                                                                                            08
FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste
N°197 - P. Bergounioux et Jean-Paul Michel > oct. 2018

                                                           Il lit Hölderlin comme on reçoit des coups, rend           laissé distraire, se reproche de n’avoir été occupé
Portrait croisé - Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel

                                                           hommage au poète André du Bouchet, donne en                que de lui-même, veut mourir, veut reconquérir...
                                                           vingt-six leçons d’affectueux conseils aux jeunes          Dans Le Grand Sylvain, son deuxième texte, pu-
                                                           écrivains, veut rendre à la poésie des pouvoirs, la        blié neuf ans plus tard, en 1993, il y est aussi
                                                           vivifier, il lui demande d’oser, imposant l’intensité       question de ce monde fragile de l’enfance, son
                                                           de la vie, son ambition, son engagement, sa foi,           prolongement dans la vie adulte, le temps tou-
                                                           sa fièvre – il faut vivre comme un feu – en cela,           jours ; dans un jardin public, le fantôme d’un ga-
                                                           avec Pierre Bergounioux, tel un presque jumeau.            min de cinq, sept ans découvre ébloui une cétoi-
                                                           « Mon cher Jean-Paul, Je n’ai pas eu ta belle té-          ne, papillon à la cuirasse émeraude ; il la relâche
                                                           mérité, je n’ai pas rompu comme tu as fait, pris           parce qu’il ne sait pas comment la faire mourir. Et
                                                           le large. Je ne pouvais pas, pas seulement par             l’adulte devenu cherchera toute sa vie à retrouver
                                                           timidité mais parce qu’il me semblait – parce              le papillon envolé, à moins que ce ne soit les heu-
                                                           qu’en fait, j’étais sûr – que mon père n’y eût pas         res de l’enfance envolée ou ses renoncements à
                                                           résisté, qu’il avait besoin de moi pour lui fournir        réparer. En résonance avec l’exigence de la tâche
                                                           la certitude, négative, qu’il était. Ainsi l’ont voulu     qui incombe avec l’écriture, la vérité à vouloir,
                                                           le sort, les puissances occultes, l’ombre épaisse          Jean-Paul Michel dit ce pouvoir-là du livre. « D’un
                                                           tenace monstrueuse où nos enfances, pour lumi-             livre seul on peut tout attendre. Il vaut à propor-
                                                           neuses qu’elles furent, aussi, plongeaient. »[2]           tion du pari désespéré qui le porte, des riches-
                                                           C’est ce que Pierre Bergounioux écrit à Jean-              ses qu’il jette, avec joie dans son feu, pour qu’il
                                                           Paul Michel dans une lettre datant du 17 mars              flambe. / Rien ne l’excuse, puisqu’on y doit tout
                                                           1994. Un échange de lettres entre l’un et l’autre          choisir. Que l’on y doive répondre de tout, fait
                                                           paraît aujourd’hui aux éditions Verdier ; Pierre           devoir, pousse à devenir meilleur. »[5] Indépen-
                                                           Bergounioux, Jean-Paul Michel, Correspondance              damment de la correspondance qui les lie, passer
                                                           1981-2017, laquelle vient saluer trente-six ans            du texte de l’un au texte de l’autre, des Écrits sur
                                                           d’amitié, d’admiration réciproque, de fraternité           la poésie au Carnet de notes, le rapport quotidien
                                                           intellectuelle, et de reconnaissance pour l’instant        au temps (la température, les saisons, les jar-
                                                           qui les lia à vie : leur rencontre, dans la même           dins, le temps qui passe, la poésie creusée, l’être
                                                           classe de terminale au lycée de Brive, en Corrèze,         creusé, l’horizon, la présence à l’immédiat, les
                                                           cette année déterminante du baccalauréat, des              sommets, le sacrifice, la fragilité de tout... Com-
                                                           cours de philosophie et de tous les possibles ; le         ment ne pas la sentir évidente cette fraternité-
                                                           souvenir prégnant de ce que cette amitié entraîna          là en écriture, cette reconnaissance réciproque,
                                                           avec elle, le besoin d’y revenir... En 1984, Pierre        cette connivence ? « Sa 24.8.85. Il pleut du ciel
                                                           Bergounioux fait paraître un premier roman,                bas, chargé de lourdes nuées violacées, comme si
                                                           Catherine. Un texte court, empreint de beauté              nous avions déjà dévalé les pentes de l’automne.
                                                           bucolique, de mélancolie, traversé de solitude,            J’aurais aimé sortir un peu, échapper un instant
                                                           d’espoir et de désespoir, de grandeur, de secret,          à la vie claquemurée, au rongeant et stérile souci
                                                           thèmes chers qui d’emblée donneront le ton de              d’écrire. Je lis. Les petits se chamaillent. (...) Sa
                                                           l’œuvre à venir. « C’était cette campagne transie          31.8.85. (...) Descriptions maladroites, pensées
                                                           mais grosse encore du mystère de sa feuillée in-           imprécises, suggestions nulles. J’ai peiné comme
                                                           tacte, les vacances, et ce n’était plus les vacan-         tout sans résultat aucun et le vieux désir de mort
                                                           ces. (...) » [3] Le narrateur, tantôt il, tantôt je,       qui ne dort que d’un œil, roulé en boule, dans son
                                                           vient d’être quitté par la femme qu’il aime, qu’il a       coin comme un chien, montre soudain les dents
                                                           épousée dix ans plus tôt, Catherine. Il est profes-        et me saute à la gorge. »[6]
                                                           seur de français dans un petit bourg de Corrèze            ............
                                                           où il vient d’hériter d’une maison. Il court s’y ré-
                                                           fugier, expérimentant la solitude, l’arrachement,          [1] Jean-Paul Michel, Écrits sur la poésie, 1981-2012, éd. Flam-
                                                                                                                      marion, 2013, p. 9
                                                           la culpabilité. « Les vapeurs se clairsemaient. J’y        [2] Pierre Bergounioux, Jean-Paul Michel, Correspondance
                                                           ai quand même ma part. On a la tête qu’on mé-              1981-2017, éd. Verdier 2018, p. 53
                                                           rite. Il ne supportait plus celle que lui renvoyait        [3] Pierre Bergounioux, Catherine, éd. Gallimard, Folio, p. 21
                                                                                                                      [4] Pierre Bergounioux, Catherine, op. cité p. 11
                                                           le miroir. À dix ans de distance, c’était un double
                                                                                                                      [5] Jean-Paul Michel, Écrits sur la poésie, op. cité, p.81.
                                                           étonnement : infiniment tendre, émerveillé, irré-           [6] Pierre Bergounioux, Carnet de notes 1980-1990, éd. Verdier
                                                           vocable, que contre toute espérance elle ait con-          2006, pp. 417, 419.
                                                           senti à devenir sa femme, sans effroi ni calcul ;
                                                           et sombre, insupportable que dix ans aient passé
                                                           de la sorte, dans ce parfait apaisement, pendant
                                                           lesquels, chaque jour, sans s’en rendre compte, il
                                                           avait commis la faute infime, impardonnable, de
                                                           n’être plus sur le qui-vive pour se tenir à sa hau-
                                                           teur, près d’elle qui l’avait accepté. »[4] Il se traite
                                                           de gosse, n’a pas été suffisamment aimant, s’est

                                                                                                                                                                                         09
FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste
Florilettres >                  197, oct. 2018

« Je vous le dessine par                              Il envoie ses lettres illustrées à Yvonne Jean-
                                                      Haffen qui est elle-même artiste peintre, des-
La Poste » - Trente ans de                            sinatrice, graveuse et céramiste. Ils ont à peu
                                                      près le même âge, se sont connus en 1925.
lettres illustrées à Yvonne                           Elle est devenue son élève puis cette relation a
                                                      évolué vers une amitié attentive. Ils ont aussi
Jean-Haffen                                           travaillé ensemble, notamment à la décoration
                                                      d’un paquebot. C’est Mathurin Méheut qui a fait

Mathurin Méheut                                       découvrir la Bretagne à Yvonne Jean-Haffen et
                                                      c’est d’ailleurs de ce pays de terre et mer qu’il
                                                      l’entretient, du moins visuellement, dans ses
                                                      lettres. Elle finira par s’y installer. Mais avant
Par Gaëlle Obiégly                                    cela, elle s’est souvent rendu en Bretagne avec
                                                      son mari pour peindre sur le motif.

                                                      La correspondance d’Yvonne Jean-Haffen et
                                                      Mathurin Méheut durera jusqu’en 1954, quatre
                                                      ans avant la mort du peintre. C’est une lon-
                                                      gue correspondance, donc. Dans cet ouvrage,
                                                      on n’en voit qu’un versant. Les réponses aux
                                                      envois de Mathurin Méheut ne sont pas repro-
                                                      duites ici. Toutes les lettres sont ornées de cro-
                                                      quis. Les dessins occupent plus de place que
                                                      l’écriture. Du reste, l’agencement des deux mo-
                                                      des d’expression donne à l’ensemble son carac-
                                                      tère. Les peintures, par leur éclat, déplacent le
                                                      texte en arrière-plan. La matière principale de
                                                      cette relation épistolaire c’est l’image. Malgré
                                                      leur rapidité d’exécution ces dessins sont des
                                                      œuvres à part entière. On perçoit au premier
                                                      coup d’œil le double intérêt de ces lettres, il
                                                      est autant documentaire qu’artistique. Quant
Peintre, décorateur, illustrateur, céramiste, Ma-     au texte, même s’il se retire face aux dessins,
thurin Méheut, dans cet ouvrage, est surtout          il nous renseigne sur la vie de l’artiste et sa
un dessinateur au trait et à la palette écono-        manière de travailler. Certaines des lettres
mes. Il représente principalement la Bretagne         comportent des parties écrites aux côtés de
dont il est le peintre le plus populaire bien qu’il   dessins et d’autres, non. Mais le dessin ne sert
n’y ait presque pas résidé. Il est né à Lam-          jamais à l’illustration de ce qu’expose la lettre.
balle, ville des côtes-d’Armor, en 1882. Il s’est     La plupart du temps, le rapport entre l’image
installé définitivement à Paris en 1902. Mais il       et le mot est inexistant. Bien qu’il ne s’agisse
retournera tous les étés en Bretagne pour dé-         pas à proprement parler de cartes postales, ces
velopper sa documentation. Les dessins ornant         courriers de Mathurin Méheut s’y apparentent
les lettres qui font l’objet du présent ouvrage       dans le principe de dissociation de l’image et
proposent des sortes de relevés ethnologiques.        du texte. L’aquarelle n’est pas commentée, le
On y voit, en effet, une population, ses activi-      dessin est autonome par rapport au discours
tés, ses outils, ses rites, ses costumes. Il s’agit   de la lettre.
de la Bretagne mais aussi du Japon qu’il a vi-        Envoyées du lieu de vacances, elles sont l’occa-
sité en 1914, grâce à la bourse « Autour du           sion pour Mathurin Méheut de donner des nou-
monde » financée par la fondation Albert Kahn.         velles à son amie mais aussi de lui faire part
Sa correspondance avec Yvonne Jean-Haffen             de ses découvertes : activités portuaires, céré-
commencera après ce voyage stylistiquement            monies religieuses, notamment. On voit aussi
décisif dont elle porte la trace. Cette manière       des scènes de rues, des adieux sur un quai
économe de représenter des scènes quotidien-          de gare qui, ont capté son attention. Banales,
nes et sacrées vise à souligner un art de vivre.      peut-être, mais il sait en transmettre l’origina-
A l’instar des peintres, ou même des écrivains        lité. Par exemple, le transport des vaches sur
japonais, il montre l’essentiel avec un minimum       un bateau ou bien les vaches nageant auprès
de moyens.                                            de la barque. Il a sans doute à cœur d’amuser
                                                      Yvonne. Il lui épargne les dessins austères qui

                                                                                                           10
Florilettres >                      197, oct. 2018

                                                 accompagnent ses enquêtes sur le travail des Est-ce pour l’influencer, pour stimuler son re-
Mathurin Méheut - Lettres à Yvonne Jean-Haffen

                                                 artisans. Ici, dans ces lettres ornées, les sujets gard, qu’il orne ses courriers d’aquarelles, de
                                                 portent sur la vie collective en majeure partie, dessins tout aussi précis qu’enchanteurs ? Et
                                                 qu’elle soit quotidienne ou, au contraire, sacra- parfois amusants. Ainsi ces croquis où cohabi-
                                                 lisée. Les figures apparaissent presque toujours tent des styles vestimentaires très contrastés.
                                                 de dos, croquées à leur insu,                                               Femmes en longues robes noires
                                                 rapidement. Les thèmes ne                                                   et capes de deuil à côté d’autres
                                                 sont pas d’une grande di-                                                   femmes, plus jeunes, en socquet-
                                                 versité. On en retrouve un                                                  tes, tennis et jupes courtes. Che-
                                                 nombre restreint au fil des                                                  veux au vent, ces dernières quand
                                                 lettres, qui sont parfois de                                                les autres portent une coiffe. L’ar-
                                                 grandes     cartes    postales.                                             tiste rend compte de la Bretagne
                                                 Ainsi, en 1927, se remémo-                                                  traditionnelle, de ses métiers, de
                                                 rant le Japon, il adresse à                                                 ses cérémonies, notamment des
                                                 sa correspondante une page                                                  pardons, mais aussi de l’évolution
                                                 utilisée dans sa longueur où                                                des mœurs. Il la traduit dans des
                                                 il loge une image encadrée                                                  dessins qui montrent l’étrange
                                                 par des mots. Cette dispo-                                                  contemporanéité, au pays bigou-
                                                 sition manifeste clairement                                                 den, de femmes aux coiffes de
                                                 la primauté du dessin sur le                                                plus en plus hautes et, à l’inverse,
                                                 texte qui vient remplir les                                                  de celles qui portent des jupes
                                                 espaces blancs. Cette lettre Lettre de Mathurin Méheut à Yvonne Jean-Haffen courtes. Cette juxtaposition des
                                                                                  Détail, vues de St Malo (1926), page 12.
                                                 fait partie d’une série japo-                                                différentes tenues et de postu-
                                                 naise qu’il exécute en 1927,                                                 res corporelles contrastées sou-
                                                 soit treize ans après son voyage au Japon. L’été ligne l’originalité vestimentaire qui perdure en
                                                 1927, Mathurin Méheut, une jambe dans le plâ- Bretagne à cette époque où il l’arpente. C’est
                                                 tre se trouve immobilisé dans l’atelier. Il s’em- même cela qu’il capte, cette modernité sur fond
                                                 pare de quelques croquis réalisés au Japon et de tradition en lien, peut-être, avec ce qu’il a
                                                 conservés dans un meuble. C’est donc un tiroir observé au Japon qui, justement, lui revient à
                                                 et ses souvenirs qu’il va explorer cet été-là plu- l’esprit un été en Bretagne.
                                                 tôt que la Bretagne comme il en a l’habitude.
                                                 Avec la même fluidité qu’il représente sur l’île
                                                 d’Ouessant les vaches nageant près d’une bar-
                                                 que, l’artiste saisit la biche et son faon dans Lettres de Mathurin Méheut à Yvonne Jean-Haffen
                                                 un paysage japonais. Affrontant la marée mon- « Je vous le dessine par La Poste »
                                                 tante sur l’île sacrée de Myajama, ces animaux Éditions Ouest France, 15 septembre 2018
                                                 regagnent la forêt. Le crépuscule, autant que
                                                 le déplacement obstiné des biches, sont mon-
                                                 trés avec une superbe économie qui renforce
                                                 la tension du moment. Efficacement, la lumière
                                                 décroissante sur l’eau est réduite au blanc du
                                                 papier.

                                                 Mathurin Méheut ne tient pas seulement à faire
                                                 découvrir la Bretagne à Yvonne Jean-Haffen,
                                                 son ambition est de la lui faire aimer. Lui-même
                                                 est très attaché à la Basse-Bretagne qu’il a par-
                                                 courue depuis le Léon jusqu’au pays bigouden.
                                                 Il y revient très souvent et noue à Quimper des
                                                 relations de travail avec les faïenciers Henriot
                                                 tandis qu’il a des amis parmi les pêcheurs de
                                                 Douarnenez. Yvonne s’y rend pour la première
                                                 fois en 1927 et fait connaissance alors avec le
                                                 Finistère. Mathurin Méheut est soucieux du ju-
                                                 gement qu’elle portera sur sa province. Va-t-
                                                 elle l’aimer ?, se demande-t-il dans les lettres.

                                                                                                                                                                    11
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                                                                                                                     leurs échanges illustre bien leur curiosité
                                                                                                                     respective. Le grand-père se remémore

                      parutions                                                                                      ses rêves d’adolescent, son idée de de-
                                                                                                                     venir médecin de campagne, ses étés en
                                                                                                                     Angleterre. Il évoque le parcours de cet
                                                                                                                     aïeul hongrois émigré à Venise, son père
                                                                                                                     représentant de commerce, pilote d’hy-
                      Par Élisabeth Miso, Corinne Amar,                                                              dravion bombardier pendant la Première
                                                                                                                     Guerre mondiale, resté une énigme pour
                      Gaëlle Obiégly                                                                                 lui. Il s’interroge sur notre rapport aux li-
                                                                                              vres, compare la bibliothèque remplie d’éditions reliées de son
                                                                                              père qu’il n’a jamais vu lire à celle de sa fille Charlotte dont «
                                                                                              chaque livre marque sa présence, parce qu’il a été là à un mo-
                      Récits                                                                  ment où il a signifié quelque chose pour elle. Ses livres étaient
                                                                                              là pour le temps présent, tous ensemble : ils lui ressemblent. »
                                                                                              Arrigo Lessana s’est juré de ne pas donner de conseils à Angelo,
                                                                                              il veut simplement être là pour lui, l’entourer de sa tendresse
                                               Vivian Gornick, La femme à part.               et lui souffler un peu de l’esprit et de la présence de sa mère
                                               Traduction de l’anglais (États-Unis) Lae-      défunte. Éd. Christian Bourgois, 96 p., 12 €. Élisabeth Miso
                                               titia Devaux. Dans Attachement féroce
                                               paru aux États-Unis en 1987 et traduit                                   Gabrielle Lazure, Maman...Cet océan
                                               en français par les éditions Rivages en                                  entre nous. « C’est le début d’une sen-
                                               2017, Vivian Gornick et sa mère sep-                                     sation (...) celle de vivre avec une femme
                                               tuagénaire arpentaient Manhattan et les                                  qui appartient à un autre monde, d’avoir
                                               souvenirs de leur passé dans le Bronx. Le                                une mère originale, marginale, différente
                                               livre dévoilait leur relation complexe et                                des autres mamans. (...) Je n’ai jamais
                                               la quête d’émancipation de la fille. Dans                                 ressenti de ta part un amour absolu.
                                               ce deuxième ouvrage autobiographique,                                    Les termes affectueux que tu emploies
                                               l’écrivaine et critique littéraire, qui se                               à mon égard sonnent faux. Pourtant, je
                                               définit comme « une marcheuse de la                                       t’aime comme chaque enfant aime sa
                                               ville qui nourrit le courant perpétuel de                                maman. » C’est un récit autobiographi-
                      cette foule perpétuelle imprégnant la créativité. », poursuit ses                                 que en forme de lettre d’amour et de
                      déambulations new-yorkaises. Adolescente déjà, elle sillonnait                                    pardon à une mère indifférente et fan-
                      Manhattan de long en large, rêvant de s’installer sur West End                                    tasque, psychologue new-age. C’est une
                      Avenue, fief des intellectuels et des artistes. « Je ne me suis                                    écriture qui se livre sans filet, raconte
                      jamais sentie moins seule que seule dans une rue bondée. Là, je         les premières années au Québec, les parents séparés, l’instal-
                      parvenais à me représenter ce que j’étais. » Le fourmillement,          lation à Paris, et puis, les années de mannequinat pour vivre,
                      l’énergie propre à une grande ville lui sont indispensables. Elle       le cinéma comme actrice, le besoin profond de reconnaissance
                      sait qu’à tout moment, elle peut se reconnaître dans cette foule,       maternelle, la consommation de drogue, beaucoup de drogues,
                      capturer mille indices d’humanité dans ces visages, ces voix.           le premier amour, le besoin d’amour, les rencontres, une épo-
                      Comme un fil conducteur, ses rendez-vous hebdomadaires tout              que... Le récit commence au moment où la mère malade d’un
                      à la fois stimulants et déprimants de lucidité avec son ami gay         cancer, en train de mourir, demande à sa fille de lui pardonner,
                      Léonard, un autre marcheur solitaire à l’esprit aussi incisif que       de lui raconter ce qu’elle n’a pas su voir. Elle lui écrit cette let-
                      le sien, ponctuent son récit et soulignent l’importance de leurs        tre, remonte le fil, mère à son tour elle a une fille, Emma qui
                      affinités. « L’image de soi que chacun projette sur l’autre est          grandit, différemment. Elle se souvient de sa propre naissance,
                      l’image mentale que nous avons de nous – celle qui nous per-            de l’origine de son prénom, de ses années de travail à l’hôpital
                      met de nous sentir complet. » Ses déplacements dans la ville            comme aide-soignante, de ses expériences bonnes, mauvaises,
                      épousent les mouvements de sa conscience, tracent des lignes            sa mère, distante fréquente un ashram. Elle éprouve la difficulté
                      entre passé et présent, dessinant une véritable cartographie de         d’être élevée sans interdits. Actrice, elle décroche des rôles pour
                      ses questionnements et de ses conflits intérieurs. Vivian Gornick        le cinéma, la télévision, tout en multipliant les contrats pour des
                      convoque ainsi pêle-mêle sa mère au désespoir envahissant, sa           marques de produits de beauté. Elle a des amants. Ils vont,
                      peur de l’échec, son exigence intellectuelle, son engagement            ils viennent, il arrive que le téléphone ne sonne plus, que les
                      féministe, les écrivains qui ont compté, ses amours contrariés          contrats se fassent rares... Son père est mort, sa mère meurt,
                      par cette « membrane invisible » séparant les hommes et les             elle est, dit-elle une rescapée du non-amour. Pourtant c’est écrit
                      femmes « assez fine pour être traversée par le désir, suffisam-           tel un hymne à l’amour, empli de ce que sa mère à son insu lui
                      ment opaque pour entraver la communion humaine. », l’amitié             a appris : transformer l’ombre en lumière. C’est abrupt et c’est
                      ou la vieillesse. Infatigablement, elle sonde notre étonnement          émouvant, intelligent de clarté, de lucidité. Éd. l’Archipel, 20 p.,
                      face à l’existence. « Qu’est-ce que soi ? Où est-ce ? Comment           18 €. Corinne Amar
                      poursuit-on ça, y renonce-t-on, le trahit-on ? » Éd. Rivages, 200
                      p., 17,80 €. Élisabeth Miso                                                                   Marc Dugain, Intérieur jour. Il y a la
                                                                                                                    petite histoire et il y a la grande – celle
                      Arrigo Lessana, Nos conversations du mercredi. « Dis à                                        qui fascine l’auteur, romancier, essayiste,
                      Angelo que je lui fais confiance, il trouvera sa voie. Dis-lui qu’il                           scénariste, cinéaste – il y a le roman et il
                      faut partir de ce qui est présent dans la vie. Dis-lui de s’appuyer                           y a le film, il y a l’écriture et il y a le ciné-
                      sur les choses qu’il a à faire, et sur celles qu’il a envie de faire,                         ma. Et puis, il y a cette installation dans
                      aussi. Dis-lui de dire oui à ce dont il a envie. Tu lui diras, n’est-                         l’imaginaire, grandement développé dans
                      ce pas ? », a demandé Charlotte à Arrigo Lessana, son père,                                   la tête d’un enfant dont le grand-père est
                      avant de mourir. Chaque mercredi Arrigo Lessana a à cœur d’ho-                                revenu atrocement défiguré de la Grande
                      norer cette requête. Chaque mercredi, il accueille son petit-fils                              guerre, dont le père, lui-même, à la fin
                      Angelo, âgé de 13 ans et son nouveau livre, délicate réflexion                                 des années quarante, avait contracté la
                      sur la transmission, sur les récits et les mystères qui façonnent                             polio, foudroyé par la maladie, longue-
                      l’héritage familial, est né de leurs conversations. Tous deux ont                             ment immobilisé, meurtri, qui, longeait
                      en commun de s’intéresser aux mécanismes, Angelo veut être                                    péniblement les trottoirs, deux béquilles
                      codeur et concevoir des algorithmes, le romancier a été chirur-                               sous les aisselles, dans une période déjà
                      gien du coeur sans doute pour le « plaisir de faire, d’accom-                                 foudroyée par les circonstances ; il y a
                      plir, de remettre en ordre, de reconstruire, et que ça marche.»         un enfant devenu adulte qui n’aura de cesse de fouiller le souve-
                      Décryptage des hiéroglyphes par Champollion, littérature, phé-

                                                                                                                                                                       12
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