FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste
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N°197 - Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel > oct. 2018 FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste Sommaire Dossier : Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel Correspondance 1981-2017 02. Édito 03. Entretien avec Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel 07. Lettres choisies 08. Portrait croisé 10. Lettres de Mathurin Méheut Photo et conception graphique N. Jungerman 12. Dernières parutions 14. Agenda octobre-novembre 2018
Édito Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel Correspondance 1981-2017 Nathalie Jungerman « Un long demi-siècle n’a pu effacer les instants lumineux et brefs de nos adolescences. » Pierre Bergounioux. Gif, mardi 20 avril 2010. En septembre 2016, Jean-Paul Michel écrivait à Pierre Bergounioux : « (...) l’idée m’est venue que le recueil de nos correspondances retrou- vées, dans leur imprévisibilité et leurs discontinuités vivantes, illustrées d’images seulement documentaires, pourrait constituer une sorte de petit film, ou de bande dessinée d’un genre nouveau, qui ne serait pas sans agrément. » Aujourd’hui, ces correspondances – lettres, cartes postales et courriels -, écrites entre 1981 et 2017 sont rassemblées en un volume publié aux éditions Verdier avec une préface de Pierre Bergounioux, des fac-similés et des photographies. Une amitié de plus de cinquante ans, qu’aucun revers n’a entamé, les unit depuis leur rencontre en Terminale au lycée de Brive. Ils sont nés tous les deux en Corrèze, Jean-Paul Michel en 1948, Pierre Bergounioux en 1949. Le premier est poète (de 1975 à 1992 sous le nom de plume de Jean-Michel Michelena) dont les poèmes et les Écrits sur la poésie sont réunis en quatre volumes chez Flammarion. Il est aussi critique d’art, essayiste, et fondateur des éditions William Blake & Co., lesquelles ont publié Yves Bonnefoy, Louis-René Des Forêts, Jacques Dupin, Hölderlin, des Entretiens de Pierre Bergounioux, la Correspondan- ce générale 1774-1824 de Joseph Joubert, des Lettres de Delacroix... Le second a enseigné le français pendant des années, il est l’auteur de nombreux livres dont Le matin des origines, Le grand Sylvain, Une cham- bre en Hollande et trente-cinq années de Carnets de notes édités chez Verdier (en quatre tomes), qui exposent le quotidien, vécu, éprouvé, sans analyse ni jugement, sans hiérarchie entre les événements, les faits. À la lecture des Carnets de son ami, Jean-Paul Michel, dans une lettre, lui dira être « saisi par ce sentiment continu d’immédiateté et de transparence ». Ce qui est raconté redonne des souvenirs à chacun, devient la chose de tous : « Tes lecteurs te savent gré du miroir que tu leur tends ». Pierre Bergounioux, écrivain, est aussi sculpteur qui privilégie le fer « parce qu’il est le roi des métaux »... À lire, cette correspondance qui témoigne de leur admiration réciproque, de leur fraternité intellectuelle, de leur pas- sion commune pour la littérature, de leur enfance en Corrèze, « âpre et ingrate région natale », de leur parcours de vie... 02
N°197 - P. Bergounioux et Jean-Paul Michel > oct. 2018 Entretien avec Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel Propos recueillis par Nathalie Jungerman Votre correspondance échangée nous ont été prodiguées s’ajoutaient entre 1981 et 2017 vient de pa- les aperçus, les lumières dont nous raître aux éditions Verdier. Dans avons été, premiers de nos lignées, une lettre datée de septembre les bénéficiaires. Nous les avons ap- 2016, en pensant à un éventuel pliqués à l’univers très ancien – la « recueil de vos correspondan- Corrèze pauvrette, simplette, muette ces retrouvées », vous écrivez, – que nous avions touché en dotation Jean-Paul Michel : « Nous rede- Nous avons formé le projet témérai- viendrions enfants, avec la col- re d’échapper aux vieilles fatalités, à le et les ciseaux, et il passerait l’emprise du passé. Le monde exis- là-dedans plus de vie que dans te par soi mais pour nous, aussi, et Pierre Bergounioux ©Marie Monteiro quelque espèce de docte exposé l’idée qu’on s’en fait est partie inté- que ce puisse être, touchant ce grante de sa réalité. Outre qu’il nous Pierre Bergounioux est né à Brive- qu’auront été ces moments. (...) protège de la confusion, de l’oubli, la-Gaillarde en 1949. Il a enseigné Et Daniel [1] renaîtra. » Redon- l’écrit confère à notre infime aven- le français en région parisienne, puis aux Beaux-Arts. Depuis 1984, il est ner vie aux instants passés, aux ture cette netteté de contour, cette l’auteur de récits, écrits sur l’art et la amis disparus, c’est ce qui vous précise teneur, cette persistante pré- littérature, entretiens, journal... Les a décidé à publier cet ensemble sence qui ne sont que de lui. Éditions Verdier ont publié ses quatre de lettres ? Carnets de notes couvrant les années 1980 à 2016. Passionné d’entomologie, Il est assez rare de publier sa Pierre Bergounioux pratique également Jean-Paul Michel Après la publica- correspondance, elle fait l’objet la sculpture. tion de nos lettres de l’année 2012 habituellement d’une entreprise dans la revue Europe, en mai 2017, éditoriale posthume... Est-ce que il nous a été demandé de plusieurs sa mise au jour procède de la côtés d’en lire davantage. Et, au fur même volonté que la publication et à mesure de la redécouverte de d’un journal personnel, d’un Car- ces pages enfouies, nous nous som- net de notes, c’est-à-dire « sous- mes piqués au jeu. Pour être par- traire quelque chose à l’oubli, au faitement appréhendables par des temps » ? tiers, certaines de ces missives ap- pelaient des images, qu’il se fût agi P.B. Nous sommes insensiblement de visages ou d’objets irreprésen- parvenus à l’autre bout du temps. tables autrement, si bien qu’assez C’est Jean-Paul qui a décrété, tôt, vite, c’est comme une manière de en payant d’exemple, qu’il impor- petit film que nous est apparue la tait d’interpréter le monde et de le succession de ces écrits d’un instant. changer au lieu de rester béants, Avec beaucoup de lacunes, bien sûr, bras ballants, dans la pénombre du mais assez de vie néanmoins pour taillis de châtaigniers. Nous avons que quelque chose paraisse pouvoir travaillé à réaliser la première par- être sauvé de la jeunesse perdue. Du tie du programme, lui selon les voies feu sans égal des amitiés premières, hautes du poème, moi par les che- quand elles durent une vie entière et mins creux, tortueux de la prose. La qu’aucun revers n’a pu les entamer. deuxième partie s’est soldée, pour tous les deux, par un échec complet. Pierre Bergounioux Nos petits-ne- L’état présent du monde est la né- Jean-Paul Michel veux jugeront si le sentiment que gation des espoirs, des rêves de nos © Verdier nous avons eu de vivre un moment jeunes années. Il y a matière à se d’exception dans l’histoire longue demander, à épiloguer avant qu’il ne Jean-Paul Michel est né en Corrèze en 1948. Il a enseigné la philosophie. Il était justifié ou l’illusion dont se soit trop tard. est écrivain, poète et éditeur, fonda- berce chaque génération pour sim- teur des éditions William Blake & Co plement vivre, accepter, continuer. JP.M. Vous n’aurez pas été sans re- (en 1976). Il est l’auteur de nombreux ouvrages de poésie et de critiques Nous avons débuté juste après que marquer que cette correspondance d’art, et notamment, chez Flammarion, l’abomination de la première moitié est travaillée par une question cen- de Défends-toi, Beauté violente ! Il a du siècle dernier eut pris fin. Aux fa- trale, primordiale, lancinante, qui également publié sous le nom de Jean- cilités, à la sécurité, à la quiétude qui revient comme une hantise de la Michel Michelena. 03
N°197 - P. Bergounioux et Jean-Paul Michel > oct. 2018 première à la dernière lettre : dans le constater, notre réserve touchant Entretien avec Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel quelle mesure, et à quelles condi- de menus faits privés n’aura enlevé tions aurons-nous pu donner con- en rien à ces échanges leur chaleur trepartie à l’énigme de ce qui est ? émotionnelle, d’un côté non moins Relever le défi qui nous avait fait pro- que de l’autre. mettre, à seize ans, de ne nous en laisser compter par rien ni par per- Vos lettres disent le présent, les sonne tant que nous n’aurions pas livres lus, écrits, la valeur d’un amené à la lumière, par des voies texte, votre amitié, le passé, neuves, à la hauteur voulue, avec les souvenirs, la Corrèze, votre la vérité, la clarté, la force, l’énergie enfance, adolescence, une ex- requises la réponse qu’il nous serait périence partagée... Quelques possible d’apporter à l’inintelligibilité mots sur votre rencontre ? de tout, qui nous avait fait prendre la plume. Il n’y a là rien qui procède P.B. J’ai croisé Jean-Paul dès 1963 de la seule existence privée des locu- ou 64 parce que je connaissais son teurs et doive en cela être tu. Tenter frère cadet mais c’est en 1965 que Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel de ne pas se méprendre sur soi, oser nous nous retrouvons, assis l’un près Correspondance 1981-2017 répondre à ce qui, de seulement être, de l’autre, en Terminale, au lycée de Avec deux lettres de Daniel Puymèges. 25 fac-similés. ne pouvait être laissé sans réponse, Brive. Les années suivantes auraient Éditions Verdier, 13 septembre 2018 nous semble de nature à inquiéter dû nous séparer. Nous militions dans Avec le soutien de tout un chacun. Si bien qu’il ne nous des organisations politiques riva- a pas semblé illicite de donner à lire les, en 68 et après. Et puis le vent a publiquement des méditations, des tourné, l’espoir d’une société autre, inquiétudes qui nous semblaient re- égalitaire, réconciliée s’est perdu. lever du domaine public, et cela dans Nous sommes revenus à l’écritoire le moment même qui était le nôtre. puisqu’il n’y avait plus grand-chose à faire là où les choses se passent, Vous êtes-vous servi de « ci- dans la rue. seaux » ? Avez-vous coupé des passages, sélectionné des let- JP.M. Pierre a dit avec tres, ou au contraire, donnez- assez de vigueur les cir- vous à lire, dans la mesure du constances et la teneur de possible, toutes les lettres, car- notre rencontre, en Ter- tes et courriels échangés ? minale, au Lycée Cabanis, à Brive, à la rentrée de P.B. De mon côté, j’ai raccourci une 1965, pour que j’aie à y lettre trop longue, filandreuse, fasti- ajouter. La chose finale- dieuse. Le reste est inchangé. ment la plus surprenante, la plus belle, me semble-t- JP.M. Lorsque, dans la lettre de sep- il, est que cinquante trois tembre 2016 à Pierre j’évoquais « la années plus tard, nous colle et les ciseaux » pour ajouter à soyons demeurés tous la « bande dessinée » ou au « pe- les deux, ne varietur, ce- tit film » que ferait un recueil illustré lui que nous étions alors des lettres que nous retrouverions, – à un demi-siècle près c’est à cet apport d’images factuelles d’aventures, d’études, que je pensais, plutôt qu’à des cou- de travaux sans nombre, pes à opérer dans les lettres elles- d’actions, de dépense mêmes. Le très petit nombre de ces énergique, de joies, sans coupes est signalé par des points de bornes, de quelques dé- suspension entre crochets. Les pas- sillusions, cruelles, aussi. sages que nous n’avons pas rendus Les mêmes. Vraiment. Je publics concernent des faits d’ordre ne puis y voir qu’une ma- Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel privé qui n’avaient aucunement à nifestation de plus de la « mysticité Correspondance 1981-2017 Éditions Verdier, page 12. paraître dans un recueil tourné vers » de toute réalité profonde (entre des préoccupations intellectuelles, toutes, de l’amitié), et du caractère et dont l’objet était de faire état de insuffisant de nos manières habituel- prises de parti littéraires, politiques, les de parler du temps. artistiques. Comme le lecteur pourra 04
N°197 - P. Bergounioux et Jean-Paul Michel > oct. 2018 Un choix de lettres a déjà été publié en mai l’adéquation du mot à la chose, de l’expression Entretien avec Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel 2017 dans un numéro de la revue littérai- à l’expérience. Il s’agit d’un trait caractériel re Europe qui vous est consacré à tous les dont Jean-Paul est exempt, ce qui lui permet deux, numéro dont il est précisément ques- de prendre et d’accepter des libertés – Hölder- tion dans les derniers échanges du présent lin en est fertile – qui me laissent réticent. Mais volume. nos divergences ne doivent pas masquer notre Le temps de l’écriture et le temps de la vie accord fondamental sur l’essentiel. semblent se rejoindre... JP.M. Pour ce qui est des admirations que P.B. Si elle n’agit pas en retour sur la vie, l’écri- je défends, Hölderlin, Ostinato, quelques ture ne vaut pas une heure de peine. Elle mènera autres..., je ne puis que renvoyer aux lettres je ne sais où je ne sais quelle existence abstraite, concernées. Elles présentent la matière avec le autonome, toute formelle tandis que nous reste- feu qui convient. Plutôt que de nous répéter, rons obscurs, étrangers à nous-mêmes, dans no- il me parait préférable de remarquer combien tre coin. Horace a défini, en quatre mots, dès le des désaccords apparemment aussi radicaux premier siècle de notre ère, ce qui en touchant des œuvres qui nous sont fait la valeur : De te fabulà narratur. si chères peuvent aller au bout de C’est de toi, lecteur, qu’il est question leur exposition franche et ouverte dans l’histoire. La page est un miroir sans que le climat de la plus to- éclairant. Marx avait songé à glis- tale confiance entre nous en soit ser cette formule dans l’introduction entamé. Lorsque Pierre soutient, de Das Kapital. Nous nous sommes avec la belle entièreté que j’aime conjointement heurtés, Jean-Paul et en lui, un point de vue qui me pa- moi, à l’énigme massive, sombre que raît intellectuellement, esthétique- constituait un arrière-pays indigent, ment, politiquement mal fondé, je ignorant, toujours patoisant et nous le trouve touchant dans son erreur avons cherché l’explication, avec nos même, et regarde les objections moyens respectifs, par des chemins dans lesquelles je le vois se perdre séparés mais convergents. avec énergie comme une occasion de plus de le trouver aimable, si ce JP.M. Une preuve de plus de ce n’est même, parfois, délicieux. Je feuilletage du temps réel qui re- Jean-Paul Michel vois confirmée, en de tels faits, prend, emporte une autre fois, Photographe : Baptiste Belcour car, pour surprenants qu’ils puis- « La deuxième fois », Pierre sans cesse, ce dont nous avons Bergounioux sculpteur sent paraître, ce sont des faits, le sentiment superficiel qu’une Éditions William Blake & Co, une proposition de Michel Fou- décembre 1997 fois advenu nous l’avons aussitôt cault qui m’avait surprise dans sa perdu pour toujours. Le vertige bouche, (c’était après 68, et dans actif de l’hélice qui garde à chaque moment du un moment où la moindre divergence politique temps, chaque point de l’espace, chaque réalité formait deux partis) : « L’amitié, c’est ce qui de la vie vécue sa « profondeur présente », ce suspend les désaccords politiques ». Prenons mot de Hegel si souvent cité par Pierre, cette re- acte de ce que touchant l’esthétique, la pensée prise du même, autrement, dans ces occurren- ou la politique, notre bonheur n’est pas d’évi- ces distinctes, l’une appelant l’autre, l’autre ré- ter de formuler des désaccords, mais, tout à pondant à l’heure exacte qu’il fallait n’en est-elle rebours de ces manières biaises, d’exposer ces pas une illustration parfaite ? Et maintenant vos désaccords bien à fond, dans leur détail, com- questions, réactivant ce passé : pas moins de cin- me il en irait entre deux frères... quante-trois années défendant leur être le plus réel, de la plus énergique comme aussi de la plus « La force de la poésie, c’est du monde tendre façon. qu’elle la tire, de l’expérience directe, galva- nique, inépuisable, périlleuse de ce qui est. Ce choix de lettres concerne un désaccord Les mots viennent après. » Pierre Bergou- sur Hölderlin, « extrême » pour vous, nioux, pouvez-vous commenter cette phra- Jean-Paul Michel et « négligeable » pour se que vous avez écrite dans une lettre du vous, Pierre Bergounioux... Il est question 21 août 1996 ? également de l’écriture de Louis-René Des Forêts... Peut-on revenir sur ces divergen- P.B. Je persiste. Un texte, s’il vaut, c’est à pro- ces ? portion de ce qu’il mord sur le réel ou ce qui passe pour tel et qui est obstacle, empêchement, P.B. Elles se déduisent du choix initial, poè- limitation. Il y a plus de sens dans le monde que me ou prose. Je suis maladivement attaché à ce qu’on y met ordinairement. La littérature, mais 05
N°197 - P. Bergounioux et Jean-Paul Michel > oct. 2018 toute réflexion persévérante, et les Jean-Paul Michel, dans « La Entretien avec Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel Beaux-Arts, dégagent les trésors en- deuxième fois », Pierre Bergou- fouis, illuminent les arrière-plans, nioux sculpteur (éd. William relèvent, accroissent, illuminent « la Blake & Co, 1997), vous évo- forme entière de notre condition », quez des « écritures de fer », pour citer notre petit voisin périgour- des « signes forgés » qui per- din. pétuent la mémoire, arrachent à l’oubli... Le volume est agrémenté de photographies, d’« images seu- JP.M. Cette dimension mémorielle lement documentaires » et no- me paraît flagrante dans les sculp- tamment, de quelques reproduc- tures de Pierre. C’est bien à une « Pierre Bergounioux Carnet de notes, 2011-2015 tions de vos sculptures, Pierre vie seconde » qu’il élève ces vesti- Éditions Verdier, février 2016 Bergounioux, que vous appelez ges du travail humain (le travail de 1 216 pages « bouts de ferraille »... Pourquoi ceux (fondeurs, lamineurs, forge- « Comment imaginer, en ouvrant ce avoir privilégié le fer ? rons), qui ont conçu, créé, forgé ces carnet, voilà trente-cinq ans, qu’un jour viendrait où l’extrême droite serait outils de fer) et le travail de ceux qui une menace effective en France, Paris P.B. Parce qu’il est le roi des mé- en ont eu l’usage pratique, second ensanglanté par des attentats, le socia- lisme réel, l’avenir, l’espoir, de lointains taux, le plus abondant, le plus in- (artisans, agriculteurs, bûcherons), souvenirs ? C’est pourtant le paysage téressant, du fait de ses propriétés dans des ateliers, des fermes, tous qui a émergé du temps irréparable, la désolante réalité, le présent. » mécaniques. Il est l’âme de la civi- travaux qui rebondissent par l’office P. B. lisation moderne. Les moteurs, les de son zèle, sa piété, son talentueux Ce volume est le quatrième Carnet de notes. machines en sont faits. Il arme les dévouement aux absents et aux murs, les sols, supporte les trains, morts dans l’élément nouveau d’une habille les voitures, les navires et vie troisième, puisqu’il les propose jusqu’à l’électroménager. Il colore à la contemplation esthétique, cela même notre sang et fixe l’oxygène serait-il comme un pur et simple « atmosphérique qui nous tient en ready made », comme il est arrivé vie. quelques fois... Il a revêtu toutes les formes pos- sibles et imaginables et d’autres, encore, que nul esprit humain ne saurait imaginer et qu’engendre la marche infatigable de la presse et Jeudi 25 octobre de la cisaille hydrauliques, dans les entreprises de récupération. Le fait Rencontre n’a pas échappé à César, le sculp- avec Pierre Bergounioux et teur, qui, dès les années 50, se Jean-Paul Michel Jean-Paul Michel Écrits sur la poésie (1981-2012) détourne des matériaux bruts, na- Éditions Flammarion, 2013 turels – le marbre, le bois, l’argile autour de leur Correspondance – et sollicite les produits élaborés, 1981-2017 les chutes et les rebuts de l’indus- trie – la culture. à 18h30 Je ne fais que l’imiter, à temps perdu, petitement et récolte, dans Librairie Compagnie, les casses, des formes engendrées, 58 rue des Écoles aveuglément, par le machinisme. 75005 Paris Il suffit d’une légère retouche pour Tél. : 01 43 26 45 36 exalter leurs qualités plastiques et, parfois, elles sont achevées, d’em- blée. Europe n°1057, mai 2017 : Pierre Bergounioux, Jean-Paul Michel, Raphaëlle George Jean-Baptiste Para (dir.) Collectif 06
N°197 - P. Bergounioux et Jean-Paul Michel > oct. 2018 Lettres choisies dez-vous avait été pris à Brive, où Puymèges est venu. (Vers Lettres choisies - Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel la fin de 1965 ?) – À mes yeux, subliminalement, tu es là. Je t’embrasse, Jean-Paul Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel Correspondance 1981-2017 Jean-Paul Michel à Pierre Bergounioux © Éditions Verdier 7 janvier 2012 Courriel Cher Pierre, Pierre Bergounioux à Jean-Paul Michel Je revois très nettement Brive sur tes images. Pas très diffé- rente de ce qu’elle était alors. [...] Gif, le 2 mars 1993 Aucune objection quant aux mérites de Cervantès, Stendhal, Michelet, le grand Sam. Mais j’ai du mal à comprendre en quoi Mon cher Jean-Paul, ils entretiennent à la pensée un rapport moins étroit que quel- que autre auteur que ce soit ( ?). Pour Hölderlin, je proteste L’entretien indécis que nous avons eu samedi matin a continué de toutes mes forces, tu t’en doutes. Ce qui est vrai, c’est qu’il à me turlupiner. On ne peut plus, à notre âge, rester irrésolu n’y a rien dans la poésie française qui lui ressemble. C’est bien quand il ne semble pas catégoriquement impossible d’être fixé. ce en quoi je lui vois un si grand prix, pour nous. Pour le reste, La réponse, pour moi limpide, pour toi problématique, serait je ne vois aucun candidat à une innocence, une tendresse, une tombée plus vite si nous avions repris la question en y incluant délicatesse si profondes, si fines, si touchantes que les siennes nos divergences sur la réponse. dans toute l’histoire des Lettres partout, depuis toujours, Ce dont il retourne, c’est la valeur d’un texte. Cette valeur, pour que mon présent interlocuteur, lequel croit bon, qui plus est, moi, réside dans la vision dont il est porteur, dans le nombre de lui chercher noise. À quel point tu ignores ton pareil me et l’éclat des objets qu’elle porte en pleine lumière. Le réel s’en sidère. En 1789, il a dix-neuf ans. El Allemagne, le signale son trouve changé, enrichi, augmenté, donc nous, s’il n’est de réa- enthousiasme en faveur de la France révolutionnaire. Il évolue lité que pour des sujets. C’est le premier truc. dans l’aile la plus sensible et la plus audacieuse du mouve- Le deuxième, c’est que celui qui a produit le texte n’est pas le ment moderne, en fait de libertés. N’oublie pas l’arbre de la plus qualifié pour en juger. Il est dans sa vision. Il lui faudrait liberté planté avec Hegel et Schelling dans la cour du Stift de voir autrement, donc n’être pas lui-même, pour en apprécier Tübingen. Son tropisme hellénistique est exactement celui de l’étendue, la portée. Il peut toutefois, par contraste, pressentir la Révolution française. Son Dieu s’appelle Jean-Jacques. Ses l’importance (ou l’insignifiance) de sa contribution à la clarifi- grands poèmes de jeunesse sont des hymnes pétris de Rous- cation. seau jusqu’à la moelle. Et voilà qui n’est pas très « Allemand » La troisième et dernière chose, qui relève de la sociologie, du : il refuse de devenir pasteur. Il n’y a jamais eu en France un niveau moyen d’instruction, de l’inégalité de la distribution, amour de l’Allemagne comparable à l’amour de la France qui c’est que certains textes, certaines visions vont d’abord passer fut celui de Kant et de Hölderlin. N’oublie pas sa traversée de plus ou moins inaperçus, aujourd’hui, à cause de la longueur la France à pied, dans les deux sens, la tendresse et le respect d’onde où ils sont émis. Il faut avoir l’oreille fine, l’œil exercé avec lesquels il salue la « Grèce » retrouvée à Bordeaux ! (...) pou en déceler exactement l’effet. Quelques centaines de bons- Tu y découvriras un Hölderlin amoureux de la Raison moderne, hommes, probablement, le peuvent parce qu’ils sont eux-mê- de la Liberté, un supporter de Humboldt, des courses transat- mes préoccupés de porter à son plus haut degré d’élaboration lantiques, de l’action, un héros de l’Amitié des Égaux, dégoûté, la forme significative de ce que ç’aura été, rétrospectivement, certes, vers la fin, mais pas moins que nous, des compromis- qu’agir et craindre et vivre à l’heure qui est la nôtre. sions et des crimes de la bêtise en politique, mais disponible, Les visions aux prises, en dernière instance, sont – seraient jusqu’à la fin, à l’Ouvert dont il a fait son signe. – celles des classes en lutte. C’est l’ébranlement qu’elles pro- En un mot, touchant Hölderlin, tu te fourvoies. Ce n’est pas duisent, les révélations dont elles sont porteuses, la libération un « Allemand », c’est un « Grec ». Ce n’est pas un « Grec qu’elles promettent, qui en font le prix. (...) », c’est un enfant – des plus touchants, et cet enfant, Pierre, Je t’envoie un peu de papier où j’ai cherché à élucider le vieux c’est toi, exactement. goût que j’avis pour le fer. Ça, au moins, c’est facile, intelligi- Je te serre contre moi, ble. Jean-Paul Je te confectionnerai, en Corrèze, un berger peul ou autre cho- se. Cela dépend des occasions que me procurent les chutes et le rebut du monde. À toi Pierre Bergounioux à Jean-Paul Michel Pierre Courriel Jean-Paul Michel à Pierre Bergounioux Gif, mardi 7 août 2012 Mon cher Jean-Paul, Menjoy, 5. X. 08 J’avais lu tes pages sur Hölderlin. Hopkins, oui, Rimbaud, on ne peut plus assurément, toi-même, Michelena, dès le premier Cette image t’est due, Pierre. Je la reçois de Puymèges, comme jour, et pas seulement parce que tu es né à La Roche-Canillac. un prélèvement délicat opéré dans une autre vie, conservé par Hölderlin ? Toujours pas, comme si la pente historique de la miracle (et par nécessité – de cela je ne puis douter tant on pensée allemande condamnait les plus sensibles habitants de voit qu’elle a longtemps séjourné dans un portefeuille). Tu re- ce pays à quitter le sol positif de l’existence pour l’abstraction connaîtras aisément le lieu, la présence comme fantomatique à laquelle est vouée une nation sans réalité concrète, sans ins- du fronton de l’hôtel de ville, du porche de l’église. Il doit faire tance centrale ni intégration territoriale. Ils ne pouvaient avoir froid. Les passants portent des manteaux. J’ai des gants, une de Montaigne ni de Descartes ni de Pascal, si prodigieusement écharpe. Je dois parler à Daniel qui, lui, a vu le photographe concis, ni de Rousseau, qui est limpide mais Kant devait être de rue qui prend le cliché. Peut-être est-ce un jour de marché Allemand, Marx aussi, et encore Husserl ainsi que Heidegger, ? Nous sommes alors en première à Objat ; ce jour-là, ren- son mauvais disciple. 07
N°197 - P. Bergounioux et Jean-Paul Michel > oct. 2018 Pierre Bergounioux et Je suis rentré hier de Corrèze haute, du désert vert qu’elle est Portrait croisé - Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel devenue. J’ai bien soudé une demi-tonne de ferraille. Ne t’in- quiète pas de ce qui te reste. Je ne t’embête pas plus. Tu dois être aux prises avec quelque tâche dont tu as le secret, écrire, éditer, (re)bâtir, méditer... Jean-Paul Michel Portrait croisé T’embrasse Pierre Sites Internet Par Corinne Amar Éditions Verdier https://editions-verdier.fr/ https://editions-verdier.fr/auteur/pierre-bergounioux-2/ On dit du premier, né à Brive-la-Gaillarde, en Éditions William Blake & co Corrèze, en 1949, que c’est un homme de ter- http://www.editions-william-blake-and-co.com/ roir que le monde paysan de l’enfance a mué en homme de lettres, attentif depuis son jeune âge Jean-Paul Michel : La surprise de ce qui est au « naturel désir de connaître », à l’urgence d’un Colloque de Cerisy (juillet 2016) http://www.ccic-cerisy.asso.fr/michel16.html éclaircissement intérieur, qu’il a d’abord mais en vain tenté de demander aux livres sur place ; ro- mancier, écrivain du carnet de notes, du journal, Pierre Bergounioux habité par le réel, hanté par le ravage du temps Aux éditions Verdier qu’il consigne – soit quatre volumes d’un Journal qu’il tient depuis plus de trente-sept ans où il note Back in the sixties Carnet de notes, 1980-1990 (habitude de père en fils) les faits quotidiens, es- Carnet de notes, 1991-2000 sentiels, anodins, soucieux de vouloir follement Carnet de notes, 2001-2010 conserver la mémoire de ce qui va disparaître. Carnet de notes, 2011-2015 Correspondance « Je suis par mon enfance, par mon ascendance, La Capture d’un canton verdoyant, sylvestre, lacustre de la La Ligne Terre. Le temps d’après m’a fait citadin, studieux Le Chevron et casanier. Structurellement, je suis voué à la Le Grand Sylvain Le Matin des origines nostalgie, ce mal du retour. Je sais bien que le Les Forges de Syam (Verdier/poche) changement était inéluctable », confiait-il à An- Simples, magistraux et autres antidotes toine Spire, dans un entretien au Monde de l’Édu- Un peu de bleu dans le paysage Une chambre en Hollande cation, en avril 2002. Ensuite, quoiqu’absorbé par les études savantes, après avoir adopté les let- tres, s’être familiarisé avec les livres élus, il lais- sera d’autres passions nourrir sa vie ; la sculp- Jean-Paul Michel ture, l’entomologie, les masques africains... On dit du second, d’un an son aîné, éditeur qui fon- « La deuxième fois », Pierre Bergounioux sculpteur, éd. William da les éditions William Blake & Co, à Bordeaux, Blake & Co Extrait : « Je regarde les sculptures de Pierre Bergounioux en 1976, poète qui offrit des titres et des tex- comme des « écritures » de fer. Des signes forgés, assemblés, tes somptueux – Difficile conquête du calme, Le soudés par le feu, polis et défendus de l’oxydation – qui, ma- plus réel est ce hasard, et ce feu : vingt années tériellement, perpétuent la mémoire des choses par leur con- de poèmes, 1976-1996, Écrits sur la poésie, Je servation même et les arc’boute, les arme d’un sens, les lance dans le monde second comme autant de signes d’art, afin qu’ils ne voudrais rien qui mente, dans un livre – qu’il y perpétuent la mémoire du monde premier et, une deuxième est autant habité de la passion des mots que de fois, l’arrachent à l’oubli. C’est le travail même de l’écriture de- celle des beaux livres, qu’il s’est engagé corps venue lisible, aggravé ici de la résistance des matériaux, de l’inertie des choses, du passage tragique du temps réel – celui et âme dans l’une comme dans l’autre pour faire des existences perdues. » entendre l’éthique et l’esthétique, la lumière et l’énigme ; né en Corrèze lui aussi, comme Pierre Difficile conquête du calme, éd. Joseph K., 1996 Bergounioux, mais ce n’est ni leur première ni leur seule affinité. « De la poésie, des arts de la Le plus réel est ce hasard, et ce feu, Cérémonies et Sacrifices, Poèmes 1976-1996, éd. Flammarion, 1997 pensée, je n’ai jamais attendu moins que ceci : un monde nouveau (...). Toujours ces puissances Je ne voudrais rien qui mente, dans un livre, Flammarion, ont eu pour moi, dans des œuvres, les prestiges 2010 de l’action la plus durable, la moins soumise à Écrits sur la poésie, 1981-2012, éd. Flammarion, 2013 la simple reconduction de l’état des choses, la mieux capable de résister à l’entropie, à la dé- composition, à la mort. »[1] Nourri des classiques et pourtant, résolu à boire le monde réel jusqu’à la lie, c’est ainsi que Jean-Paul Michel s’adresse à son lecteur, dans Écrits sur la poésie, 1981-2012. 08
N°197 - P. Bergounioux et Jean-Paul Michel > oct. 2018 Il lit Hölderlin comme on reçoit des coups, rend laissé distraire, se reproche de n’avoir été occupé Portrait croisé - Pierre Bergounioux et Jean-Paul Michel hommage au poète André du Bouchet, donne en que de lui-même, veut mourir, veut reconquérir... vingt-six leçons d’affectueux conseils aux jeunes Dans Le Grand Sylvain, son deuxième texte, pu- écrivains, veut rendre à la poésie des pouvoirs, la blié neuf ans plus tard, en 1993, il y est aussi vivifier, il lui demande d’oser, imposant l’intensité question de ce monde fragile de l’enfance, son de la vie, son ambition, son engagement, sa foi, prolongement dans la vie adulte, le temps tou- sa fièvre – il faut vivre comme un feu – en cela, jours ; dans un jardin public, le fantôme d’un ga- avec Pierre Bergounioux, tel un presque jumeau. min de cinq, sept ans découvre ébloui une cétoi- « Mon cher Jean-Paul, Je n’ai pas eu ta belle té- ne, papillon à la cuirasse émeraude ; il la relâche mérité, je n’ai pas rompu comme tu as fait, pris parce qu’il ne sait pas comment la faire mourir. Et le large. Je ne pouvais pas, pas seulement par l’adulte devenu cherchera toute sa vie à retrouver timidité mais parce qu’il me semblait – parce le papillon envolé, à moins que ce ne soit les heu- qu’en fait, j’étais sûr – que mon père n’y eût pas res de l’enfance envolée ou ses renoncements à résisté, qu’il avait besoin de moi pour lui fournir réparer. En résonance avec l’exigence de la tâche la certitude, négative, qu’il était. Ainsi l’ont voulu qui incombe avec l’écriture, la vérité à vouloir, le sort, les puissances occultes, l’ombre épaisse Jean-Paul Michel dit ce pouvoir-là du livre. « D’un tenace monstrueuse où nos enfances, pour lumi- livre seul on peut tout attendre. Il vaut à propor- neuses qu’elles furent, aussi, plongeaient. »[2] tion du pari désespéré qui le porte, des riches- C’est ce que Pierre Bergounioux écrit à Jean- ses qu’il jette, avec joie dans son feu, pour qu’il Paul Michel dans une lettre datant du 17 mars flambe. / Rien ne l’excuse, puisqu’on y doit tout 1994. Un échange de lettres entre l’un et l’autre choisir. Que l’on y doive répondre de tout, fait paraît aujourd’hui aux éditions Verdier ; Pierre devoir, pousse à devenir meilleur. »[5] Indépen- Bergounioux, Jean-Paul Michel, Correspondance damment de la correspondance qui les lie, passer 1981-2017, laquelle vient saluer trente-six ans du texte de l’un au texte de l’autre, des Écrits sur d’amitié, d’admiration réciproque, de fraternité la poésie au Carnet de notes, le rapport quotidien intellectuelle, et de reconnaissance pour l’instant au temps (la température, les saisons, les jar- qui les lia à vie : leur rencontre, dans la même dins, le temps qui passe, la poésie creusée, l’être classe de terminale au lycée de Brive, en Corrèze, creusé, l’horizon, la présence à l’immédiat, les cette année déterminante du baccalauréat, des sommets, le sacrifice, la fragilité de tout... Com- cours de philosophie et de tous les possibles ; le ment ne pas la sentir évidente cette fraternité- souvenir prégnant de ce que cette amitié entraîna là en écriture, cette reconnaissance réciproque, avec elle, le besoin d’y revenir... En 1984, Pierre cette connivence ? « Sa 24.8.85. Il pleut du ciel Bergounioux fait paraître un premier roman, bas, chargé de lourdes nuées violacées, comme si Catherine. Un texte court, empreint de beauté nous avions déjà dévalé les pentes de l’automne. bucolique, de mélancolie, traversé de solitude, J’aurais aimé sortir un peu, échapper un instant d’espoir et de désespoir, de grandeur, de secret, à la vie claquemurée, au rongeant et stérile souci thèmes chers qui d’emblée donneront le ton de d’écrire. Je lis. Les petits se chamaillent. (...) Sa l’œuvre à venir. « C’était cette campagne transie 31.8.85. (...) Descriptions maladroites, pensées mais grosse encore du mystère de sa feuillée in- imprécises, suggestions nulles. J’ai peiné comme tacte, les vacances, et ce n’était plus les vacan- tout sans résultat aucun et le vieux désir de mort ces. (...) » [3] Le narrateur, tantôt il, tantôt je, qui ne dort que d’un œil, roulé en boule, dans son vient d’être quitté par la femme qu’il aime, qu’il a coin comme un chien, montre soudain les dents épousée dix ans plus tôt, Catherine. Il est profes- et me saute à la gorge. »[6] seur de français dans un petit bourg de Corrèze ............ où il vient d’hériter d’une maison. Il court s’y ré- fugier, expérimentant la solitude, l’arrachement, [1] Jean-Paul Michel, Écrits sur la poésie, 1981-2012, éd. Flam- marion, 2013, p. 9 la culpabilité. « Les vapeurs se clairsemaient. J’y [2] Pierre Bergounioux, Jean-Paul Michel, Correspondance ai quand même ma part. On a la tête qu’on mé- 1981-2017, éd. Verdier 2018, p. 53 rite. Il ne supportait plus celle que lui renvoyait [3] Pierre Bergounioux, Catherine, éd. Gallimard, Folio, p. 21 [4] Pierre Bergounioux, Catherine, op. cité p. 11 le miroir. À dix ans de distance, c’était un double [5] Jean-Paul Michel, Écrits sur la poésie, op. cité, p.81. étonnement : infiniment tendre, émerveillé, irré- [6] Pierre Bergounioux, Carnet de notes 1980-1990, éd. Verdier vocable, que contre toute espérance elle ait con- 2006, pp. 417, 419. senti à devenir sa femme, sans effroi ni calcul ; et sombre, insupportable que dix ans aient passé de la sorte, dans ce parfait apaisement, pendant lesquels, chaque jour, sans s’en rendre compte, il avait commis la faute infime, impardonnable, de n’être plus sur le qui-vive pour se tenir à sa hau- teur, près d’elle qui l’avait accepté. »[4] Il se traite de gosse, n’a pas été suffisamment aimant, s’est 09
Florilettres > 197, oct. 2018 « Je vous le dessine par Il envoie ses lettres illustrées à Yvonne Jean- Haffen qui est elle-même artiste peintre, des- La Poste » - Trente ans de sinatrice, graveuse et céramiste. Ils ont à peu près le même âge, se sont connus en 1925. lettres illustrées à Yvonne Elle est devenue son élève puis cette relation a évolué vers une amitié attentive. Ils ont aussi Jean-Haffen travaillé ensemble, notamment à la décoration d’un paquebot. C’est Mathurin Méheut qui a fait Mathurin Méheut découvrir la Bretagne à Yvonne Jean-Haffen et c’est d’ailleurs de ce pays de terre et mer qu’il l’entretient, du moins visuellement, dans ses lettres. Elle finira par s’y installer. Mais avant Par Gaëlle Obiégly cela, elle s’est souvent rendu en Bretagne avec son mari pour peindre sur le motif. La correspondance d’Yvonne Jean-Haffen et Mathurin Méheut durera jusqu’en 1954, quatre ans avant la mort du peintre. C’est une lon- gue correspondance, donc. Dans cet ouvrage, on n’en voit qu’un versant. Les réponses aux envois de Mathurin Méheut ne sont pas repro- duites ici. Toutes les lettres sont ornées de cro- quis. Les dessins occupent plus de place que l’écriture. Du reste, l’agencement des deux mo- des d’expression donne à l’ensemble son carac- tère. Les peintures, par leur éclat, déplacent le texte en arrière-plan. La matière principale de cette relation épistolaire c’est l’image. Malgré leur rapidité d’exécution ces dessins sont des œuvres à part entière. On perçoit au premier coup d’œil le double intérêt de ces lettres, il est autant documentaire qu’artistique. Quant Peintre, décorateur, illustrateur, céramiste, Ma- au texte, même s’il se retire face aux dessins, thurin Méheut, dans cet ouvrage, est surtout il nous renseigne sur la vie de l’artiste et sa un dessinateur au trait et à la palette écono- manière de travailler. Certaines des lettres mes. Il représente principalement la Bretagne comportent des parties écrites aux côtés de dont il est le peintre le plus populaire bien qu’il dessins et d’autres, non. Mais le dessin ne sert n’y ait presque pas résidé. Il est né à Lam- jamais à l’illustration de ce qu’expose la lettre. balle, ville des côtes-d’Armor, en 1882. Il s’est La plupart du temps, le rapport entre l’image installé définitivement à Paris en 1902. Mais il et le mot est inexistant. Bien qu’il ne s’agisse retournera tous les étés en Bretagne pour dé- pas à proprement parler de cartes postales, ces velopper sa documentation. Les dessins ornant courriers de Mathurin Méheut s’y apparentent les lettres qui font l’objet du présent ouvrage dans le principe de dissociation de l’image et proposent des sortes de relevés ethnologiques. du texte. L’aquarelle n’est pas commentée, le On y voit, en effet, une population, ses activi- dessin est autonome par rapport au discours tés, ses outils, ses rites, ses costumes. Il s’agit de la lettre. de la Bretagne mais aussi du Japon qu’il a vi- Envoyées du lieu de vacances, elles sont l’occa- sité en 1914, grâce à la bourse « Autour du sion pour Mathurin Méheut de donner des nou- monde » financée par la fondation Albert Kahn. velles à son amie mais aussi de lui faire part Sa correspondance avec Yvonne Jean-Haffen de ses découvertes : activités portuaires, céré- commencera après ce voyage stylistiquement monies religieuses, notamment. On voit aussi décisif dont elle porte la trace. Cette manière des scènes de rues, des adieux sur un quai économe de représenter des scènes quotidien- de gare qui, ont capté son attention. Banales, nes et sacrées vise à souligner un art de vivre. peut-être, mais il sait en transmettre l’origina- A l’instar des peintres, ou même des écrivains lité. Par exemple, le transport des vaches sur japonais, il montre l’essentiel avec un minimum un bateau ou bien les vaches nageant auprès de moyens. de la barque. Il a sans doute à cœur d’amuser Yvonne. Il lui épargne les dessins austères qui 10
Florilettres > 197, oct. 2018 accompagnent ses enquêtes sur le travail des Est-ce pour l’influencer, pour stimuler son re- Mathurin Méheut - Lettres à Yvonne Jean-Haffen artisans. Ici, dans ces lettres ornées, les sujets gard, qu’il orne ses courriers d’aquarelles, de portent sur la vie collective en majeure partie, dessins tout aussi précis qu’enchanteurs ? Et qu’elle soit quotidienne ou, au contraire, sacra- parfois amusants. Ainsi ces croquis où cohabi- lisée. Les figures apparaissent presque toujours tent des styles vestimentaires très contrastés. de dos, croquées à leur insu, Femmes en longues robes noires rapidement. Les thèmes ne et capes de deuil à côté d’autres sont pas d’une grande di- femmes, plus jeunes, en socquet- versité. On en retrouve un tes, tennis et jupes courtes. Che- nombre restreint au fil des veux au vent, ces dernières quand lettres, qui sont parfois de les autres portent une coiffe. L’ar- grandes cartes postales. tiste rend compte de la Bretagne Ainsi, en 1927, se remémo- traditionnelle, de ses métiers, de rant le Japon, il adresse à ses cérémonies, notamment des sa correspondante une page pardons, mais aussi de l’évolution utilisée dans sa longueur où des mœurs. Il la traduit dans des il loge une image encadrée dessins qui montrent l’étrange par des mots. Cette dispo- contemporanéité, au pays bigou- sition manifeste clairement den, de femmes aux coiffes de la primauté du dessin sur le plus en plus hautes et, à l’inverse, texte qui vient remplir les de celles qui portent des jupes espaces blancs. Cette lettre Lettre de Mathurin Méheut à Yvonne Jean-Haffen courtes. Cette juxtaposition des Détail, vues de St Malo (1926), page 12. fait partie d’une série japo- différentes tenues et de postu- naise qu’il exécute en 1927, res corporelles contrastées sou- soit treize ans après son voyage au Japon. L’été ligne l’originalité vestimentaire qui perdure en 1927, Mathurin Méheut, une jambe dans le plâ- Bretagne à cette époque où il l’arpente. C’est tre se trouve immobilisé dans l’atelier. Il s’em- même cela qu’il capte, cette modernité sur fond pare de quelques croquis réalisés au Japon et de tradition en lien, peut-être, avec ce qu’il a conservés dans un meuble. C’est donc un tiroir observé au Japon qui, justement, lui revient à et ses souvenirs qu’il va explorer cet été-là plu- l’esprit un été en Bretagne. tôt que la Bretagne comme il en a l’habitude. Avec la même fluidité qu’il représente sur l’île d’Ouessant les vaches nageant près d’une bar- que, l’artiste saisit la biche et son faon dans Lettres de Mathurin Méheut à Yvonne Jean-Haffen un paysage japonais. Affrontant la marée mon- « Je vous le dessine par La Poste » tante sur l’île sacrée de Myajama, ces animaux Éditions Ouest France, 15 septembre 2018 regagnent la forêt. Le crépuscule, autant que le déplacement obstiné des biches, sont mon- trés avec une superbe économie qui renforce la tension du moment. Efficacement, la lumière décroissante sur l’eau est réduite au blanc du papier. Mathurin Méheut ne tient pas seulement à faire découvrir la Bretagne à Yvonne Jean-Haffen, son ambition est de la lui faire aimer. Lui-même est très attaché à la Basse-Bretagne qu’il a par- courue depuis le Léon jusqu’au pays bigouden. Il y revient très souvent et noue à Quimper des relations de travail avec les faïenciers Henriot tandis qu’il a des amis parmi les pêcheurs de Douarnenez. Yvonne s’y rend pour la première fois en 1927 et fait connaissance alors avec le Finistère. Mathurin Méheut est soucieux du ju- gement qu’elle portera sur sa province. Va-t- elle l’aimer ?, se demande-t-il dans les lettres. 11
Florilettres > 197, oct. 2018 nomène de brouillard en Romagne, frag- Dernières ments d’un voyage à Londres et à Cam- Dernières parutions bridge, histoire familiale, la diversité de leurs échanges illustre bien leur curiosité respective. Le grand-père se remémore parutions ses rêves d’adolescent, son idée de de- venir médecin de campagne, ses étés en Angleterre. Il évoque le parcours de cet aïeul hongrois émigré à Venise, son père représentant de commerce, pilote d’hy- Par Élisabeth Miso, Corinne Amar, dravion bombardier pendant la Première Guerre mondiale, resté une énigme pour Gaëlle Obiégly lui. Il s’interroge sur notre rapport aux li- vres, compare la bibliothèque remplie d’éditions reliées de son père qu’il n’a jamais vu lire à celle de sa fille Charlotte dont « chaque livre marque sa présence, parce qu’il a été là à un mo- Récits ment où il a signifié quelque chose pour elle. Ses livres étaient là pour le temps présent, tous ensemble : ils lui ressemblent. » Arrigo Lessana s’est juré de ne pas donner de conseils à Angelo, il veut simplement être là pour lui, l’entourer de sa tendresse Vivian Gornick, La femme à part. et lui souffler un peu de l’esprit et de la présence de sa mère Traduction de l’anglais (États-Unis) Lae- défunte. Éd. Christian Bourgois, 96 p., 12 €. Élisabeth Miso titia Devaux. Dans Attachement féroce paru aux États-Unis en 1987 et traduit Gabrielle Lazure, Maman...Cet océan en français par les éditions Rivages en entre nous. « C’est le début d’une sen- 2017, Vivian Gornick et sa mère sep- sation (...) celle de vivre avec une femme tuagénaire arpentaient Manhattan et les qui appartient à un autre monde, d’avoir souvenirs de leur passé dans le Bronx. Le une mère originale, marginale, différente livre dévoilait leur relation complexe et des autres mamans. (...) Je n’ai jamais la quête d’émancipation de la fille. Dans ressenti de ta part un amour absolu. ce deuxième ouvrage autobiographique, Les termes affectueux que tu emploies l’écrivaine et critique littéraire, qui se à mon égard sonnent faux. Pourtant, je définit comme « une marcheuse de la t’aime comme chaque enfant aime sa ville qui nourrit le courant perpétuel de maman. » C’est un récit autobiographi- cette foule perpétuelle imprégnant la créativité. », poursuit ses que en forme de lettre d’amour et de déambulations new-yorkaises. Adolescente déjà, elle sillonnait pardon à une mère indifférente et fan- Manhattan de long en large, rêvant de s’installer sur West End tasque, psychologue new-age. C’est une Avenue, fief des intellectuels et des artistes. « Je ne me suis écriture qui se livre sans filet, raconte jamais sentie moins seule que seule dans une rue bondée. Là, je les premières années au Québec, les parents séparés, l’instal- parvenais à me représenter ce que j’étais. » Le fourmillement, lation à Paris, et puis, les années de mannequinat pour vivre, l’énergie propre à une grande ville lui sont indispensables. Elle le cinéma comme actrice, le besoin profond de reconnaissance sait qu’à tout moment, elle peut se reconnaître dans cette foule, maternelle, la consommation de drogue, beaucoup de drogues, capturer mille indices d’humanité dans ces visages, ces voix. le premier amour, le besoin d’amour, les rencontres, une épo- Comme un fil conducteur, ses rendez-vous hebdomadaires tout que... Le récit commence au moment où la mère malade d’un à la fois stimulants et déprimants de lucidité avec son ami gay cancer, en train de mourir, demande à sa fille de lui pardonner, Léonard, un autre marcheur solitaire à l’esprit aussi incisif que de lui raconter ce qu’elle n’a pas su voir. Elle lui écrit cette let- le sien, ponctuent son récit et soulignent l’importance de leurs tre, remonte le fil, mère à son tour elle a une fille, Emma qui affinités. « L’image de soi que chacun projette sur l’autre est grandit, différemment. Elle se souvient de sa propre naissance, l’image mentale que nous avons de nous – celle qui nous per- de l’origine de son prénom, de ses années de travail à l’hôpital met de nous sentir complet. » Ses déplacements dans la ville comme aide-soignante, de ses expériences bonnes, mauvaises, épousent les mouvements de sa conscience, tracent des lignes sa mère, distante fréquente un ashram. Elle éprouve la difficulté entre passé et présent, dessinant une véritable cartographie de d’être élevée sans interdits. Actrice, elle décroche des rôles pour ses questionnements et de ses conflits intérieurs. Vivian Gornick le cinéma, la télévision, tout en multipliant les contrats pour des convoque ainsi pêle-mêle sa mère au désespoir envahissant, sa marques de produits de beauté. Elle a des amants. Ils vont, peur de l’échec, son exigence intellectuelle, son engagement ils viennent, il arrive que le téléphone ne sonne plus, que les féministe, les écrivains qui ont compté, ses amours contrariés contrats se fassent rares... Son père est mort, sa mère meurt, par cette « membrane invisible » séparant les hommes et les elle est, dit-elle une rescapée du non-amour. Pourtant c’est écrit femmes « assez fine pour être traversée par le désir, suffisam- tel un hymne à l’amour, empli de ce que sa mère à son insu lui ment opaque pour entraver la communion humaine. », l’amitié a appris : transformer l’ombre en lumière. C’est abrupt et c’est ou la vieillesse. Infatigablement, elle sonde notre étonnement émouvant, intelligent de clarté, de lucidité. Éd. l’Archipel, 20 p., face à l’existence. « Qu’est-ce que soi ? Où est-ce ? Comment 18 €. Corinne Amar poursuit-on ça, y renonce-t-on, le trahit-on ? » Éd. Rivages, 200 p., 17,80 €. Élisabeth Miso Marc Dugain, Intérieur jour. Il y a la petite histoire et il y a la grande – celle Arrigo Lessana, Nos conversations du mercredi. « Dis à qui fascine l’auteur, romancier, essayiste, Angelo que je lui fais confiance, il trouvera sa voie. Dis-lui qu’il scénariste, cinéaste – il y a le roman et il faut partir de ce qui est présent dans la vie. Dis-lui de s’appuyer y a le film, il y a l’écriture et il y a le ciné- sur les choses qu’il a à faire, et sur celles qu’il a envie de faire, ma. Et puis, il y a cette installation dans aussi. Dis-lui de dire oui à ce dont il a envie. Tu lui diras, n’est- l’imaginaire, grandement développé dans ce pas ? », a demandé Charlotte à Arrigo Lessana, son père, la tête d’un enfant dont le grand-père est avant de mourir. Chaque mercredi Arrigo Lessana a à cœur d’ho- revenu atrocement défiguré de la Grande norer cette requête. Chaque mercredi, il accueille son petit-fils guerre, dont le père, lui-même, à la fin Angelo, âgé de 13 ans et son nouveau livre, délicate réflexion des années quarante, avait contracté la sur la transmission, sur les récits et les mystères qui façonnent polio, foudroyé par la maladie, longue- l’héritage familial, est né de leurs conversations. Tous deux ont ment immobilisé, meurtri, qui, longeait en commun de s’intéresser aux mécanismes, Angelo veut être péniblement les trottoirs, deux béquilles codeur et concevoir des algorithmes, le romancier a été chirur- sous les aisselles, dans une période déjà gien du coeur sans doute pour le « plaisir de faire, d’accom- foudroyée par les circonstances ; il y a plir, de remettre en ordre, de reconstruire, et que ça marche.» un enfant devenu adulte qui n’aura de cesse de fouiller le souve- Décryptage des hiéroglyphes par Champollion, littérature, phé- 12
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