Framing et reframing: communiquer autrement sur la maladie d'Alzheimer
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Framing et reframing: communiquer autrement sur la maladie d’Alzheimer Baldwin Van Gorp Tom Vercruysse Centrum voor Mediacultuur en Communicatietechnologie K.U.Leuven
Framing et Reframing: Communiquer autrement sur la maladie d’Alzheimer Deze publicatie bestaat ook in het Nederlands onder de titel: Framing en Reframing: Anders communiceren over dementie Une édition de la Fondation Roi Baudouin, 21 rue Brederode à 1000 Bruxelles AUTEURS Professeur Baldwin Van Gorp et Tom Vercruysse, Centrum voor Mediacultuur en Communicatietechnologie, K.U.Leuven CONTRIBUTIONS Michel Teller, Cyrano RÉDACTIONNELLES Karin Rondia, journaliste scientifique CONTRIBUTION COMMUNICATION Madeleine Leclercq et Marco Calant, Tramway21 STRATEGIQUE COORDINATION POUR Gerrit Rauws, directeur LA FONDATION ROI Saïda Sakali, responsable de projet BAUDOUIN Bénédicte Gombault, responsable de projet Pascale Prête, assistante CONCEPTION GRAPHIQUE PuPiL MISE EN PAGE Tilt Factory PRINT ON DEMAND Manufast-ABP asbl, une entreprise de travail adapté Cette publication peut être téléchargée gratuitement sur notre site www.kbs-frb.be Une version imprimée de cette publication électronique peut être commandée (gratuitement) sur notre site www.kbs-frb.be, par e-mail à l’adresse publi@kbs-frb.be ou auprès de notre centre de contact, tél. + 32-70-233 728, fax + 32-70-233-727 Dépôt légal: D/2848/2011/06 ISBN-13: 978-2-87212-634-7 EAN: 9782872126347 BESTELNUMMER: 2048 Mars 2011 Fondation Roi Baudouin F ra m i n g e t r e fra m i n g : c o m m u n iq u e r au t r e m e n t s u r l a m a l a di e d ’a l z h e i m e r 4
Sommaire Avant-propos de la Fondation Roi Baudouin . . . . . . . . . . . . . 7 1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 Le framing et la construction de la réalité sociale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 Objet et questions de la recherche. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12 2. À la recherche des frames et des counterframes. . . . . . . 15 Méthode . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 Matériel d’analyse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 Procédures d’analyse. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15 Résultats . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 Six frames et six counterframes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16 Frames axés sur la personne malade . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 1.A. Dualisme corps-esprit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 1.B. Unité corps-esprit. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 2. L’envahisseur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22 3. L’étrange compagnon de voyage. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 4.A. La foi dans la science . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24 4.B. Le vieillissement naturel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26 5. La peur de la mort . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28 6. Carpe Diem . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 Frames axés sur la relation entre la personne malade et son entourage. . . . . . . 30 7.A. Rôles inversés. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30 7.B. Chacun son tour. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31 8.A. Sans contrepartie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32 8.B. La Bonne Mère. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33 Combinaisons de frames . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34 Frames et counterframes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35 Les frames et les médias d’information. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 3. Pour une image plus nuancée de la maladie d’Alzheimer – Deux journées d’inspiration. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 Fondation Roi Baudouin F ra m i n g e t r e fra m i n g : c o m m u n iq u e r au t r e m e n t s u r l a m a l a di e d ’a l z h e i m e r 5
4. Un autre frame, un autre regard sur la démence : campagne test en ligne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 Méthode . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 Expérience en ligne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45 Matériel de stimulation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46 Constitution de l’échantillon. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47 Résultats . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48 Contrôle du risque de distorsion dû au choix des photos. . . . . . . . . . . . . . . . . . 48 L’évaluation de la campagne et de ses variantes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48 Différences d’évaluation entre groupes de répondants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 Capacité d’action . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52 5. Conclusions. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 6. Synthèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 7. Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63 Annexe 1: Sélection du materiel d’analyse utilisé . . . . . . . 71 Annexe 2: Frame matrix . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73 Annexe 3: Liste des participants au week-end d’inspiration . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 Fondation Roi Baudouin F ra m i n g e t r e fra m i n g : c o m m u n iq u e r au t r e m e n t s u r l a m a l a di e d ’a l z h e i m e r 6
Avant-propos de la Fondation Roi Baudouin La réalité peut sembler fort différente selon la perspective, le cadre de référence, l’angle d’approche. La maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées constituent un sérieux défi pour notre société: ces pathologies restent incurables à l’heure actuelle tandis que la population ne cesse de vieillir. C’est ce qui explique pourquoi on s’intéresse de plus en plus à la manière d’aborder ces maladies et d’améliorer la qualité de vie des personnes qui en souffrent. La représentation sociale actuelle influence fortement la qualité de vie des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer et de leur proches. Le regard négatif que leur jette le reste de la société devient une partie de leur problème. Pour l’instant, c’est le ‘modèle de la perte’, avec diverses nuances avec toutes les conséquences qui en résultent. La présente étude, réalisée par la K.U. Leuven, examine comment faire émerger une image plus nuancée de ces pathologies grâce au concept de ‘framing’. L’un des enjeux à cet égard est de faire réapparaître l’être humain devant la maladie et de permettre aux malades de participer plus longtemps à la vie sociale. Le framing s’efforce de fournir une description correcte et aisément compréhensible de concepts ou de problèmes difficiles ou délicats. Il se sert pour cela de valeurs, de métaphores et d’images qui ont trait à notre connaissance quotidienne de la manière dont le monde fonctionne. Les chercheurs ont dressé l’inventaire des modèles explicatifs de la maladie d’Alzheimer et se sont demandé quels étaient les ‘frames’ en vigueur dans les médias par rapport à la démence. Ils ont ensuite recherché des ‘counterframes’ qui ouvrent de nouvelles perspectives de communication. Ils ont aussi étudié quelles idées et conceptions se dissimulent derrière ces frames et ‘counterframes’, comment elles sont traduites en mots ou en images, quel est leur fondement moral et quelles en sont les conséquences. Ensuite, lors d’un week-end différents acteurs concernés ont été interrogés sur les ‘counterframes’ et invités à imaginer concrètement de nouvelles images. Finalement, une enquête d’opinion menée auprès d’un échantillon représentatif de 1.000 Belges, a également permis d’étudier quels frames peuvent être utilisés dans la communication afin de rendre le thème plus compréhensible auprès du grand public, mais aussi pour l’amener à jeter un autre regard sur la maladie d’Alzheimer. Fondation Roi Baudouin F ra m i n g e t r e fra m i n g : c o m m u n iq u e r au t r e m e n t s u r l a m a l a di e d ’a l z h e i m e r 7
Avant-propos de la Fondation Roi Baudouin La Fondation Roi Baudouin espère, avec tous les acteurs concernés, avoir fait ainsi un pas dans la direction d’une société ‘Alzheimer admis’. Tout aussi cruciale est la perspective d’action qui est suggérée dans cette étude pour les acteurs concernés. On examinera avec des acteurs qui travaillent sur la maladie d’Alzheimer comment ils peuvent aller plus loin et renforcer ce message par une communication commune et plus harmonisée. La Fondation tient à remercier tous ceux qui ont contribué d’une manière ou d’une autre à cette étude et à cette autre image. Elle remercie en premier lieu les chercheurs, le professeur Baldwin Van Gorp et monsieur Tom Vercruysse, qui, par leurs travaux, ont introduit en Belgique ce concept de framing et lui ont donné une consistance. Nos remerciements particuliers à tous les participants du week-end d’inspiration et à Madeleine Leclercq et Marco Calant de Tramway 21 sans qui la concrétisation de nouveaux concepts de communication n’aurait pu se réaliser. Fondation Roi Baudouin F ra m i n g e t r e fra m i n g : c o m m u n iq u e r au t r e m e n t s u r l a m a l a di e d ’a l z h e i m e r 8
I. Introduction Dans la vie de tous les jours, on parle habituellement de ‘maladie d’Alzheimer’ pour désigner divers troubles neurologiques apparentés. Par souci de commodité, nous utiliserons également ce terme, même s’il ne s’agit en fait que de la forme la plus connue et la plus fréquente d’un ensemble d’affections que les spécialistes regroupent souvent sous l’appellation de ‘démence’1. Bien que ces maladies ne soient pas nécessairement liées au grand âge, leur prévalence augmente fortement à partir de 65 ans. Elles se caractérisent par une dégradation progressive des facultés cognitives, telles que la mémoire et les capacités rationnelles et relationnelles. Il en résulte une perte progressive de certaines fonctions et de l’autonomie, ce qui a pour effet qu’une grande partie de la prise en charge repose sur les épaules de l’entourage proche (Castellani, Rolston & Smith, 2010; Egidi et al. 2005; National Institute on Aging, in Naue & Kroll, 2008). Selon les prévisions de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), le nombre de personnes de plus de 60 ans dans le monde passera, entre 2000 et 2050, de six cents millions à deux milliards, soit une multiplication par trois (OMS, 2008) 2. C’est pourquoi de nombreuses études prédisent une augmentation considérable du nombre de personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer (e.a. Alzheimer Disease International, 2008; Ferri et al., 2005; Knapp et al., 2007; Mura, Dartigues & Berr, 2010; Plassman et al., 2007; Van Audenhove et al., 2009). Cette augmentation, combinée à la baisse de la fécondité de la population, à la lourdeur des soins qui doivent être prodigués et à la durée relativement longue de la maladie, risque d’exercer un impact socio-économique important (Fox, Kohatsu, Max & Arnsberger, 2001; Gaymu, Ekamper & Beets, 2007; Kang et al., 2007; Luengo-Fernandes, Leal & Gray, 2010a; Mura, 2010; Raeymaekers & Rondia, 2009; Wimo, Winblad & Jönsson, 2007; Zhu & Sano, 2006). Outre la pression due à ces prévisions, c’est aussi la perception de ce que représente cette pathologie pour l’individu et pour son entourage qui est à l’origine de l’étude que nous avons réalisée. La maladie 1 Il serait donc plus exact de parler de ‘maladies de types Alzheimer’, ce qui comprend aussi la maladie de Pick, la maladie de Lewy, la maladie de Huntington,… 2 On prévoit que le nombre de personnes dans le monde atteintes d’une maladie de type Alzheimer passera de 25,5 millions en 2000 à 63 millions en 2030 et 114 millions en 2050, le gros de cette hausse se situant ici aussi dans les pays en développement (Wimo, Winblad, Aguero-Terros & Von Strauss, 2003). Les prédictions d’Alzheimer Disease International (2008) donnent des chiffres comparables: de trente millions de malades recensés en 2008 à plus de cent millions en 2050. Aux États-Unis, on s’attend à ce que le nombre de cas soit multiplié par quatre (Brookmeyer, Gray & Kawas 1998; Plassman et al., 2007) alors qu’en Europe on devrait passer de 6 millions de cas en 2010 à 14,5 millions en 2050 (Mura, 2010). Fondation Roi Baudouin F ra m i n g e t r e fra m i n g : c o m m u n iq u e r au t r e m e n t s u r l a m a l a di e d ’a l z h e i m e r 9
I. Introduction d’Alzheimer est de celles que l’on redoute le plus, à côté du cancer, du sida et des affections cardiaques. Dans l’esprit des gens, il s’agit d’une maladie agressive et impitoyable dont certains ont dit qu’elle était ‘un enterrement sans fin’, ‘une lente mort de l’esprit’ ou encore ‘une perte de soi’.3 Les médias renforcent encore cette perception extrêmement négative (Clarke, 2006; Kirkman, 2006). Les études sur l’image de la maladie d’Alzheimer mettent en évidence trois aspects importants : • Tout d’abord, les médias se focalisent nettement sur la phase terminale de la maladie, qui semble ainsi devenir représentative de tout le processus dégénératif. On dirait que, dès le moment où un diagnostic d’Alzheimer est posé, la personne en question devient automatiquement incapable de prendre des décisions de manière autonome, perd sa personnalité et son identité et a immédiatement besoin d’une prise en charge (Carbonnelle, Casini & Klein, 2009; Clarke, 2006; Fontana & Smith,, 1989; INPES, 2008; Naue & Kroll, 2008). • D’autre part, on donne rarement la parole à la personne malade elle-même: en règle générale, on parle à sa place (Carbonnelle & Klein, 2009; Clarke, 2006; Kirkwood, 2006). • Enfin, l’accent est fortement mis sur le poids que cette maladie exerce sur l’entourage immédiat et qui crée donc une image négative (INPES, 2009; Pin le Corre, et al., 2009). Cette image négative va de pair avec le tabou qui s’attache à la démence et à la stigmatisation de la vieillesse (OMS, 2002). On peut raisonnablement penser que la maladie d’Alzheimer est envisagée avec davantage de crainte en Occident, où la mort et la vieillesse font l’objet d’un important tabou et où on ne s’occupe plus toujours de ses parents vieillissants, que dans d’autres cultures. Cette stigmatisation et les tabous qui en résultent affectent également les proches de la personne malade (Werner 2010; Werner & Heinik, 2008). Les uns et les autres perdent leur réseau social, courent un risque d’isolement et de solitude (ou de ‘mort sociale’; Sweeting & Gilhooly, 1997), ont plus difficilement accès aux services d’aide, souffrent d’une mauvaise image d’eux-mêmes et peuvent même être discriminés (Naue, 2008). Qui plus est, le diagnostic de la maladie d’Alzheimer est aussi un tabou pour les médecins généralistes (Werner, 2008). Ils se sentent désemparés parce qu’ils s’imaginent qu’ils ne peuvent plus rien proposer à leur patient, ni une guérison, ni même un appui ou une perspective d’avenir 4. Des études récentes démontrent que le thème de la maladie d’Alzheimer a été découvert ces dernières années par les médias les plus divers (Ngatcha-Ribert, 2008; Segers, 2007), ce qui est déjà un indicateur de l’impact social de la maladie (Adelman & Verbrugge, 2000). Mais bien qu’elle ait été tirée de l’oubli, celle-ci continue à faire l’objet d’une image extrêmement négative et stigmatisante. Or, à certains égards, cette image n’est pas conforme avec la réalité, comme lorsque l’on suggère que tout malade Alzheimer est incapable de prendre lui-même des décisions. De plus, de nombreuses conséquences, comme la stigmatisation, les tabous, l’isolement ou les frustrations dues au sentiment d’incompréhension, ne sont pas des symptômes physiques de la maladie d’Alzheimer, mais bien de la perception que la société en a. Il s’agit en partie d’une prophétie autoréalisatrice: l’ignorance et les réactions négatives de la société ont pour effet d’insécuriser et d’angoisser les personnes malades, ce 3 Blay & Peluso, 2010; Corrigan et al., 2003; Downs, 2000; Fox, 1989; Girard & Ross, 2005; Goffman, 1963; Jolley, 2000; Katz, Joiner & Kwon, 2002; Ross, 2005; Sayce, 1998; Vittoria, 1999; Werner, 2005; WHO, 2002; Wright, Gronfein & Owens, 2000. 4 Beard et al., 2009; Cantegreil-Kallen, Turbelin, Olaya, et al., 2005; Carbonelle, 2009; Clafferty, Brown & McCabe, 1998; Clarke, 2006; De Lepeleire, Buntinx & Aertgeerts, 2004; Keighlty, 2004; Kirkman, 2006; McColgan, Valentine & Downs, 2000; Ngatcha- Ribert, 2004, 2008; Rice, Warner, Tye, et al. 1997; Segers, 2007; Vassilas & Donaldson, 1998; Vernooij-Dassen et al. 2005; OMS, 2002. Fondation Roi Baudouin F ra m i n g e t r e fra m i n g : c o m m u n iq u e r au t r e m e n t s u r l a m a l a di e d ’a l z h e i m e r 10
I. Introduction qui peut les amener à des réactions maladroites, qui ne font à leur tour que susciter encore plus d’incompréhension à leur égard. Le fardeau de la maladie devient ainsi plus lourd à porter qu’il ne l’est en réalité. Le but de cette recherche est d’étudier comment cette image stigmatisante peut être nuancée, ce qui peut être un premier pas pour améliorer la qualité de vie de ces personnes (Clare, 2010) et pour dédramatiser l’image générale de la maladie d’Alzheimer (Clément & Rolland, 2008). Le raisonnement est que, si on parle avec plus de respect des malades Alzheimer, ceux-ci pourraient davantage se percevoir et être perçus par d’autres comme des personnes à part entière et réintégrer le champ social (Girard & Ross, 2005; Raeymaekers & Rondia, 2009; Sabat, 1998). Certes, la recherche scientifique et médicale reste cruciale pour permettre des avancées thérapeutiques. Mais la qualité de vie des malades et de leurs proches s’en trouverait déjà améliorée si on parvenait à modifier l’image de la maladie et à lutter contre la stigmatisation dont ils font l’objet. Dans ce rapport, nous commencerons par répertorier, au moyen d’une analyse systématique et inductive du framing, les différentes manières dont les médias définissent la maladie d’Alzheimer. Nous nous intéresserons tout particulièrement aux possibilités offertes par des alternatives plus positives. Il ne s’agit pas des expériences subjectives des malade eux-mêmes, de leurs proches (famille, amis ou aidants professionnels) ou du monde médical, mais d’une analyse de la représentation de la maladie d’Alzheimer telle qu’elle apparaît dans la culture populaire au sens large. Nous présupposons en effet que l’image que beaucoup de gens se font de la maladie d’Alzheimer ne provient pas de leur expérience personnelle de la maladie, mais d’une expérience indirecte, notamment en tant que téléspectateurs, lecteurs de romans ou internautes. Après cette analyse, nous utiliserons une campagne de sensibilisation fictive pour voir dans quelle mesure le grand public est ouvert à d’autres conceptions de la maladie. Le framing et la construction de la réalité sociale Le framing est un concept qui est en plein développement, aussi bien dans les sciences de la communication que dans d’autres disciplines. C’est dû en partie au fait qu’il s’agit d’un concept assez vague et qui se prête à de multiples applications. Dès qu’il est question de savoir comment un sujet est présenté, par exemple dans les médias, un lien est immédiatement fait avec le framing. Cela a pour effet de vider ce concept d’une grande partie de son sens. C’est pourquoi nous lui donnerons une signification bien précise dans ce rapport d’étude, où le framing ne se réduit pas à ‘la représentation de la maladie d’Alzheimer’ : notre objectif est de nommer clairement des frames concrets. Les frames sont des ‘principes organisateurs’ socialement partagés. Ils sont utilisés de manière symbolique pour structurer la réalité sociale et lui donner un sens, ce qu’ils font parfois avec obstination et pendant longtemps (Reese, 2001). Les frames offrent une perspective, un regard sur la réalité, mais aux dépens d’autres angles possibles, qui disparaissent du champ de vision. Ceux qui diffusent des messages, surtout des textes destinés à convaincre, peuvent délibérément choisir un frame dont on suppose que le destinataire le captera et se l’appropriera pour regarder désormais la réalité de cette manière. Comme les frames font partie de la culture, beaucoup d’entre eux Fondation Roi Baudouin F ra m i n g e t r e fra m i n g : c o m m u n iq u e r au t r e m e n t s u r l a m a l a di e d ’a l z h e i m e r 11
I. Introduction sont communs aussi bien à l’émetteur du message qu’au destinataire. C’est pourquoi le processus de framing passe généralement inaperçu, même si l’impact de ces frames culturels et partagés n’en est que plus grand puisqu’ils semblent trop familiers et évidents pour être remis en question. Toute analyse des frames doit donc être effectuée de manière systématique, sinon le risque est grand de passer à côté de certains d’entre eux. Autrement dit, l’objectif d’une telle analyse est de reconstruire tous les frames qui sont utilisés dans un contexte culturel donné. Contrairement à un grand nombre d’analyses du framing qui sont décrites dans la littérature spécialisée, il est essentiel pour nous que les frames puissent être dissociés du thème auquel on peut les appliquer. C’est ce qui explique pourquoi ils agissent de manière symbolique: un sujet puise sa signification dans le fait qu’il est mis en relation avec un certain frame, sans que cette relation soit pour autant indissoluble. Les frames fonctionnent comme des métaphores: deux éléments différents sont réunis pour donner naissance à une nouvelle signification. Ainsi, le lobby qui s’oppose aux organismes génétiquement modifiés est parvenu à associer ce thème à l’histoire de Frankenstein, ce qui permet d’insinuer que les OGM sont l’œuvre de scientifiques irresponsables et d’ingénieurs atteints de la folie des grandeurs: en modifiant le matériel génétique de plantes et d’animaux, ils se prennent pratiquement pour Dieu et créent des monstres susceptibles de se retourner contre l’humanité. Mais il est aussi possible d’envisager les OGM sous un autre angle, par exemple celui du mythe du progrès scientifique. La multinationale Monsanto prétend entre autres que les OGM apportent une réponse durable au problème de la faim dans le monde étant donné que les cultures génétiquement modifiées résistent mieux à la sécheresse et aux parasites sans qu’il soit nécessaire d’utiliser des pesticides (Van Gorp & Van der Goot, 2009). La foi dans une science capable de réaliser des miracles présente donc la modification génétique comme une nouvelle étape vers un monde meilleur. Ces exemples démontrent que chaque sujet ou chaque question peuvent être envisagés selon différents frames et que chacun d’entre eux peut être utilisé pour donner une signification aux sujets les plus divers. La question de savoir si le framing est un processus conscient reste ouverte à la discussion: dans quelle mesure le producteur d’un texte choisit-il délibérément un frame qui sert ses propres intérêts? Sous cet angle, le framing semble avoir un côté manipulateur que l’on cherche toujours à éviter. Cependant, les recherches donnent à penser que le framing n’est qu’un processus partiellement conscient de la part du producteur d’un message. C’est dû au fait que les frames font intimement partie de la culture: chacun a pu se familiariser avec eux durant son éducation, depuis les premières histoires que l’on raconte avant d’aller dormir. Il est donc possible que les communicateurs qui véhiculent l’image dominante de la maladie d’Alzheimer ne soient pas pleinement conscients de l’effet à long terme qu’ils produisent en recourant chaque fois aux mêmes images mentales. En recensant et en rendant visibles ces frames si courants, on peut sans doute les aider à évaluer, voire à modifier, leur stratégie de communication. Le framing implique en effet l’existence de frames alternatifs et d’autres angles de vue qui peuvent donner lieu à une perspective surprenante sur une donnée identique. Objet et questions de la recherche L’objectif final de cette recherche est de nuancer l’image dominante de la maladie d’Alzheimer auprès de la population afin que le diagnostic soit moins lourdement ressenti et qu’il soit possible de briser les tabous et les stigmatisations qui en résultent dans la société. Pour y parvenir, nous voulons pénétrer à Fondation Roi Baudouin F ra m i n g e t r e fra m i n g : c o m m u n iq u e r au t r e m e n t s u r l a m a l a di e d ’a l z h e i m e r 12
I. Introduction l’intérieur de ces images dominantes et proposer des alternatives, ce qui suppose que nous soyons d’abord capables de comprendre les unes et les autres. C’est pourquoi la première question de la recherche est la suivante: Quels sont les frames dominants qui sont utilisés dans la représentation de la maladie d’Alzheimer et quels sont les frames alternatifs (ou ‘counterframes’) qui peuvent être mis en regard? La réponse à cette question doit nous amener à sélectionner un ou plusieurs frames alternatifs qui pourront ensuite être utilisés pour faire contrepoids à l’image dominante. Bien qu’il soit difficile de modifier une perception, et d’autant plus qu’il s’agit d’un long processus qui implique que les counterframes deviennent également dominants, nous aimerions tout de même que ce processus ait quelques chances de succès. Ceci suppose entre autres que les messages inspirés par le counterframe soient crédibles, qu’ils interpellent le public et que celui-ci les interprète correctement. La deuxième question de la recherche peut dès lors être formulée de la manière suivante: Un message relatif à la maladie d’Alzheimer inspiré d’un frame alternatif apparaît-il comme crédible, compréhensible et accrocheur aux yeux du public? Pour répondre à la première question, nous avons analysé le contenu de toutes sortes de messages délivrés par les médias en recourant à une analyse de framing inductive. En ce qui concerne la question relative à la perception du public, nous avons réalisé une expérience en faisant évaluer une campagne- test par un échantillon représentatif de la population belge. Ces deux aspects sont traités séparément dans les deux parties qui suivent. Fondation Roi Baudouin F ra m i n g e t r e fra m i n g : c o m m u n iq u e r au t r e m e n t s u r l a m a l a di e d ’a l z h e i m e r 13
2. À la recherche des frames et des counterframes Méthode Matériel d’analyse Pour mener cette recherche, nous avons rassemblé un matériel d’analyse aussi diversifié que possible sur le sujet de la maladie d’Alzheimer et des maladies apparentées. Concrètement, cela va de romans (photos) à des articles dans des quotidiens et des magazines en passant par des brochures, des films, des documentaires, des reportages télévisés, des extraits vidéo en ligne et des sites internet (voir l’annexe 1 pour une sélection du matériel d’analyse). Le principal critère de sélection a été que la source soit aisément accessible pour le grand public en Belgique (par exemple en vente dans les librairies classiques ou diffusion à la télévision), sans pour autant qu’il s’agisse forcément d’une production locale: le matériel comprenait donc aussi un grand nombre de livres, de contenus en ligne et de films étrangers (traduits). Nous avons moins cherché la représentativité du matériel que sa diversité. En effet, l’objectif étant de faire apparaître tout l’éventail des frames et counterframes, nous avons délibérément recherché des alternatives plutôt que d’analyser la énième source qui utilisait l’un des frames dominants. À la suite de cela, nous avons opéré une sélection systématique d’articles consacrés à la maladie d’Alzheimer parus ces trois dernières années dans la presse belge (2008-2010). Procédures d’analyse Plusieurs phases d’analyse ont été menées en parallèle. Tout d’abord, nous avons régulièrement recherché de nouvelles sources afin d’affiner les frames que nous avions trouvés et, surtout, de trouver des counterframes capables de ‘contredire’ les frames dominants. Cela a été le cas entre autres pour les ouvrages Een vreemde kostganger in mijn hoofd: Mijn leven met Alzheimer de E. van Rossum (2009) et The myth of Alzheimer’s de P. J. Whitehouse et D. George (2008). La deuxième phase a consisté en une codification ouverte, ce qui veut dire que nous avons passé en revue le matériel avec un ‘regard ouvert’ et que nous avons mis dans une banque de données toutes les citations et les illustrations possibles. Chacune d’entre elles s’est vu attribuer un code. Dans un premier temps, il s’agissait de ‘codes in vivo’: des termes clés qui provenaient du matériel lui-même, notamment les métaphores Fondation Roi Baudouin F ra m i n g e t r e fra m i n g : c o m m u n iq u e r au t r e m e n t s u r l a m a l a di e d ’a l z h e i m e r 15
2. À la recherche des frames et des counterframes utilisées, les images, les arguments récurrents et les paires antinomiques. Chacun de ces éléments est un framing device potentiel: un élément textuel ou visuel concret capable de susciter auprès du récepteur, au niveau cognitif, un cadre de pensée qui correspond au frame tel qu’il apparaît dans le texte. Tous les éléments qui s’intègrent dans un certain raisonnement, surtout par rapport aux causes, aux conséquences et aux responsabilités, sont appelés des reasoning devices. Cette deuxième phase s’est prolongée jusqu’à ce que certains modèles commencent à se dessiner. Durant la troisième phase, appelée ‘codification axiale’, les codes sont listés et ramenés à un petit nombre de codes significatifs. Cette liste restreinte est utilisée pour passer une nouvelle fois en revue le matériel d’analyse et ordonner ces codes. Autrement dit, nous nous sommes efforcés de faire rentrer les ‘framing devices’ et les ‘reasoning devices’ dans un seul et même frame. L’inventaire contenait par exemple les énoncés suivants: ‘En fait, ce sont de pauvres malheureux qui n’arrivent pas à mourir’; ‘Quand la maladie se déclenche, on est fichu’; ‘Quand quelqu’un a Alzheimer, on est déjà en deuil alors qu’il est toujours là’ et ‘Mon mari vit encore, mais je suis déjà veuve’. Il ressort de ces extraits que la maladie d’Alzheimer est pratiquement perçue comme un arrêt de mort. Dans une autre source, on disait: ‘Le verdict est: Alzheimer’. Nous avons conclu, à partir de toutes ces citations, que la peur de la mort jouait un rôle dans la perception de la maladie. Enfin, des frame packages ont été constitués dans la quatrième et dernière phase, avec chaque fois une chaîne logique de ‘reasoning devices’ et de ‘framing devices’ concrets. L’idée globale, qui créé un ensemble logique et cohérent à partir de tous les ‘devices’, est le frame proprement dit. Il est issu d’éléments culturels comme des valeurs, des normes et des archétypes. Les ‘frame packages’ ont été regroupés dans une frame matrix, qui est le produit fini de l’analyse de framing (voir annexe 2). À l’issue du processus, le fichier comportait plus de 3000 citations qui se rattachaient toutes à un ou plusieurs des ‘frame packages’ de la frame matrix. Il n’est pas possible, en se basant sur ces données, de déterminer la fréquence d’utilisation d’un frame ou de faire d’autres calculs de ce genre. En effet, le niveau d’analyse a évolué au cours de la recherche. Au début, les textes ont été encodés au niveau des mots et des parties de phrase ont été isolées. Dès que les frames ont commencé à se dessiner plus clairement, on a progressivement pu passer au niveau du paragraphe. En fin de compte, c’est au niveau du texte que nous avons attribué des codes qui se rapportent aux douze frames (voir matrice en annexe). Résultats Six frames et six counterframes L’analyse a mis en lumière six frames dominants. Par ailleurs, nous avons recherché de manière très ciblée six counterframes. Il y a deux possibilités: soit il s’agit de frames alternatifs qui utilisent les mêmes formulations (ou ‘framing devices’), mais qui se servent de ce jargon pour infirmer l’idée dominante, pour inverser le raisonnement et pour remettre en cause sa pertinence (ils sont indiqués dans le tableau 1 par les lettres A et B); soit il s’agit de frames tout à fait nouveaux et autonomes qui sont utilisés en tant que tels, sans reprendre les formulations et les raisonnements du frame dominant. La grande différence entre ces deux types de counterframes est que, dans le premier cas, le frame Fondation Roi Baudouin F ra m i n g e t r e fra m i n g : c o m m u n iq u e r au t r e m e n t s u r l a m a l a di e d ’a l z h e i m e r 16
2. À la recherche des frames et des counterframes dominant est activé au niveau cognitif du récepteur et que c’est donc la force de conviction du contre- argument qui est importante, alors que dans l’autre cas le frame dominant est stratégiquement maintenu en dehors du champ de vision du récepteur. Le tableau 1 présente les douze frames que nous avons reconstitués et que nous allons développer dans la suite du texte. Huit d’entre eux sont exclusivement centrés sur la personne malade elle-même (de 1A à 6). Dans les quatre autres cas (de 7A à 8B), l’entourage fait lui aussi explicitement partie du raisonnement. Nous reproduirons un grand nombre de citations et de paraphrases afin d’illustrer les expressions concrètes prises par les frames dans le matériel d’analyse utilisé. Pour ne pas alourdir inutilement la présentation, nous avons choisi de ne pas indiquer chaque fois la source de ces citations. La liste des sources les plus souvent citées figure à l’annexe 1. Tableau 1: Liste des frames et des counterframes relatifs à la maladie d’Alzheimer Frames Counterframes 1A Dualisme corps-esprit 1B Unité corps-esprit 2 L’envahisseur 3 L’étrange compagnon de voyage 4A La foi dans la science 4B Le vieillissement naturel 5 La peur de la mort 6 Carpe diem 7A Rôles inversés 7B Chacun son tour 8A Sans contrepartie 8B La Bonne Mère Frames axés sur la personne malade 1.A. Dualisme corps-esprit Le premier frame, et de loin le plus dominant, repose sur une image fondamentale de l’homme dans la culture occidentale, à savoir le dualisme. Cette vision postule qu’un être humain se compose de deux parties distinctes, un corps matériel et un esprit immatériel. Ce dernier est le principe actif, contrôlant et rationnel alors que le corps n’est qu’une enveloppe passive ou un simple instrument de la raison. Cette distinction peut également être conçue de manière normative étant donné qu’un corps sans esprit n’est plus considéré comme un être humain. La conception dualiste de l’homme remonte au platonisme grec et a culminé au dix-septième siècle avec le cartésianisme. Elle est aussi ancrée dans le christianisme, qui s’enracine en partie dans le platonisme: l’âme (qui a pris la place de l’esprit) est l’élément divin et immortel qui doit contrôler le corps et qui, après la mort de celui-ci, connaît la vie éternelle dans l’au-delà. Si cette image dualiste de l’homme est utilisée comme frame pour définir la maladie d’Alzheimer, celle-ci est assimilée à une pathologie qui prive peu à peu un être humain de son esprit (cf. étymologie: ‘dé-mence’ signifie ‘privé d’esprit’). Beard et al. (2009) parle à cet égard d’un ‘discours de la perte’. L’élément majeur dans ce frame est la perte de capacités mentales, comme la mémoire, les facultés linguistiques ou l’intelligence. Dès lors, la personne malade est capable de faire de moins en moins de choses et finit par perdre tout contrôle sur elle-même et sur sa vie. Comme, dans cette conception, c’est l’esprit qui définit la personnalité et l’identité humaine, le malade en arrive à ne plus savoir qui il est. Tout ce qui lui était familier devient étranger et il souffre d’une désorientation spatiale et temporelle Fondation Roi Baudouin F ra m i n g e t r e fra m i n g : c o m m u n iq u e r au t r e m e n t s u r l a m a l a di e d ’a l z h e i m e r 17
2. À la recherche des frames et des counterframes de plus en plus grave, ce qui se traduit entre autres par une perte de contrôle, des frustrations et des angoisses. Les récits ou les citations les plus caractéristiques de ce frame sont ceux qui soulignent la différence entre la personne malade hier et aujourd’hui, depuis ‘elle n’était pas comme ça avant’ jusqu’à ‘ce n’est plus ma mère’. Au niveau du langage figuré, les images qui expriment la perte de l’esprit comprennent des variantes sur le thème de l’obscurité – opposée à la lumière de la raison – ou toutes les formes possibles de confusion, de désintégration ou de vide, accompagnées ou non d’une allusion à la tête ou au cerveau. Par exemple: ‘tomber dans un trou noir’, ‘Alzheimer éteint la lumière’, ‘aller dans le noir’, ‘se liquéfier’, ‘le crâne qui se vide de sa substance’, ‘calme plat’, avoir de la ‘neige’ ou du ‘brouillard’ dans la tête, ‘une mémoire comme une passoire’, la ‘vacuité de l’esprit’, ‘les sables mouvantes et arides du désert d’Alzheimer’, ‘un court-circuit dans la tête’, ‘une cervelle transformée en meule de gruyère’. Parmi les objets servant de métaphores, citons entre autres une passoire ou un tamis (Figure 1), des feuilles vierges ou encore des pièces de puzzle. Figure 1: La passoire est l’une des images utilisées dans le contexte de la maladie d’Alzheimer, comme dans cette campagne de recrutement pour la K.U.Leuven © K.U.Leuven Dans les médias visuels, comme Iris, Away from her et Pandora’s Box, cette confusion croissante est souvent illustrée par le thème de l’errance. Ce n’est sans doute pas un hasard si les recherches montrent que c’est l’un des symptômes les plus reconnaissables de la maladie d’Alzheimer auprès du grand public (Segers, 2007; Werner, 2003). D’autres événements symboliques illustrent également ce frame: par exemple quand on voit la personne malade contrainte de remettre son permis de conduire, avec la perte d’autonomie qui en découle, écrire d’innombrables post-its pour ne rien oublier ou encore ouvrir un album photo qui retrace son parcours de vie. Cela inspire souvent les artistes, comme le montre la figure 2 Fondation Roi Baudouin F ra m i n g e t r e fra m i n g : c o m m u n iq u e r au t r e m e n t s u r l a m a l a di e d ’a l z h e i m e r 18
2. À la recherche des frames et des counterframes Figure 2: Dessin de Sarah Yu Zeebroek © www.sarayuzeebroek.web-log.nl Qualifier la maladie d’Alzheimer de maladie mentale est une variante du thème de la perte des capacités intellectuelles. On parle alors de ‘folie’, ‘être un peu gaga’, ‘être malade dans sa tête’, ‘être folle’, ‘perdre la boule’, ‘de vieux fous’ ou ‘être dans la lune’. L’utilisation du terme de ‘démence’ – quoique médicalement correct, comme nous l’avons dit – peut également s’inscrire dans ce frame car il est pour beaucoup synonyme de folie. À lui seul, le choix d’un terme peut donc suffire pour évoquer certaines connotations négatives. C’est aussi le cas dans le monde arabe, où le mot kharaf, qui sert à désigner la maladie d’Alzheimer, signifie également ‘obsession’ (Alzheimer’s Australia Vic, 2008). Une alternative moins fréquente consiste à décrire un retour à des formes de vie primitives: ‘animal’, ‘trop d’animalité’, ‘hagard’, ‘se comporter comme un animal pris au piège’. On en trouve un écho dans cette description faite par Ngatcha-Ribert (2004), pour qui la maladie d’Alzheimer met à nu la vérité élémentaire de l’être humain et le ramène ‘à ses désirs primitifs, à ses mécanismes simples, aux déterminations les plus pressantes de son corps. Elle fait surgir un monde intérieur de mauvais instincts, de perversité, de souffrances et de violence, qui était resté jusqu’alors en sommeil’ (cité dans Carbonnelle, Casini & Klein, 2009, p. 21). Lorsque toutes les capacités mentales ont finalement disparu, il ne reste, dans cette conception dualiste, que l’enveloppe matérielle du corps. On qualifie dès lors les personnes malades ‘d’objets’ ou de ‘plantes’, qui ne sont plus que ‘l’ombre d’elle-même’. Plus aucun contact n’est possible avec elles. L’un des romans que nous avons étudiés (Piel, 2009) résume cela en quelques mots: ‘Alzheimer est une maladie de la communication’. Le malade a ‘perdu ‘le code pour communiquer’, ‘est passé dans un monde parallèle’, ‘n’est plus un occupant du monde’, ‘végète dans un monde parallèle’, ‘se retrouve dans une impasse’ devient ‘impénétrable’ ou ‘mentalement inaccessible’. Une variante extrême mais fréquente tient ces corps sans esprit pour morts, bien qu’ils soient encore en vie. Cela se reflète dans l’usage de l’imparfait à propos d’une personne qui est pourtant encore vivante. On appelle cela ‘une mort progressive de l’esprit dans un corps qui reste intact’, ‘un mort sans cadavre’, ‘un mort vivant’, ‘un esprit qui ne vit plus’, ‘une existence réduite à sa plus simple expression’, ‘la mort qui laisse le corps Fondation Roi Baudouin F ra m i n g e t r e fra m i n g : c o m m u n iq u e r au t r e m e n t s u r l a m a l a di e d ’a l z h e i m e r 19
2. À la recherche des frames et des counterframes derrière elle’, ‘une ombre sans paroles’, ‘un temps complètement oublié’ ou ‘retomber dans le néant’. Si on considère que c’est l’esprit qui fait notre humanité, sa perte ne peut être ressentie que très négativement. Les personnes malades n’ont plus leur place dans une société qui célèbre les valeurs de l’esprit (Downs, 2000). Elles n’ont plus de mémoire, de raison ou d’intelligence, ce ne sont plus des consommateurs autonomes, mobiles et efficaces. Elles ne sont donc plus rentables dans une société qui porte haut des valeurs telles que le développement et l’épanouissement personnel. Aux yeux des malades eux-mêmes, leur situation est un échec puisqu’ils échouent chaque fois à répondre aux attentes de la société. C’est pourquoi la maladie d’Alzheimer est perçue comme la pire et la plus effroyable des choses qui puissent arriver à quelqu’un. C’est une perte de soi, une maladie qui touche au cœur de l’existence même. Les personnes qui en souffrent se sentent atteintes dans leur dignité, se sentent frustrées et ont souvent du mal à admettre qu’elles ne sont plus capables de faire certains gestes banals. La maladie d’Alzheimer devient ainsi un tabou, aussi bien pour le malade lui-même, qui voudrait se cacher de tous, que pour son entourage, qui souhaiterait le placer quelque part (cf. Naue & Kroll, 2008). On se sent humilié et frappé de ‘déshonneur’ à devoir ‘porter le fardeau du label Alzheimer’. Dans la logique de ce frame, la seule issue qui reste pour un malade Alzheimer est d’opter pour l’euthanasie, qui est en quelque sorte l’ultime triomphe de l’esprit. L’euthanasie est présentée comme ‘mon acte ultime d’être humain’ parce que vivre avec Alzheimer est ‘absurde’ et ‘indigne d’une existence humaine’. C’est pourquoi il est ‘temps de partir’ et de ‘prendre son sort en main’. 1.B. Unité corps-esprit Le frame qui s’oppose à cette conception dominante d’une séparation entre le corps et l’esprit a pour caractéristique essentielle de renoncer à l’aspect normatif du dualisme et de mettre le corps et l’esprit sur le même pied. Un malade Alzheimer peut dès lors perdre progressivement ses fonctions rationnelles, il lui reste toute la dimension physique et notamment la vie émotionnelle qui s’y rattache. Autrement dit, l’accent n’est pas mis sur ce qui est perdu, mais sur ce qui reste : une riche vie émotionnelle grâce à laquelle ‘la maladie ne devient jamais plus grande que l’homme’ (cf. Fazio, 2009; Vittoria, 1999). Ce qui revient à dire que les malades ne deviennent jamais des objets : ils restent en permanence des êtres humains, avec leur identité, leur personnalité et leur passé. À ce frame correspond également le choix de certains termes qui mettent fortement l’accent sur les émotions, le contact physique (‘câlins’, ‘chaleur’, ‘tendresse’) ou les messages non verbaux capables de briser les barrières de la maladie. Dans cette perspective, le malade Alzheimer répond avec des ‘yeux brillants et reconnaissants’ ou un ‘sourire’ (voir par exemple figure 3). Fondation Roi Baudouin F ra m i n g e t r e fra m i n g : c o m m u n iq u e r au t r e m e n t s u r l a m a l a di e d ’a l z h e i m e r 20
2. À la recherche des frames et des counterframes Figure 3: Le sourire que l’on parvient à déclencher chez un malade Alzheimer est la preuve qu’il vaut la peine de communiquer avec eux © www.susansermoneta.com, New York Pour peu que l’on accepte d’entrer dans son vécu et d’apprendre ‘sa langue’, le contact redevient possible, ce qui n’était pas le cas dans la conception d’une séparation entre le corps et l’esprit (Figure 4). On peut citer comme exemple le livre Learning to speak Alzheimer’s 5 de J. Koenig Costes (2003) ou encore le ‘dictionnaire de traduction Alzheimer’ de S. Braams dans Het verhaal van mijn vader (2008). Sur le plan scientifique aussi, des études démontrent que les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer conservent leur conscience sensorielle et perceptive même à des stades avancés de la maladie (Clare, 2010). Elles continuent à ressentir positivement la musique (Simmons-Stern, Budson & Ally, 2010) et les stimulations sensorielles dites ‘snoezelen’ (Van Weert et al, 2005), par exemple. 5 Koenig Coste, J. (2003). Learning to speak Alzheimer’s: A groundbreaking approach for everyone dealing with the disease. New York: Houghton Miflin Harcourt Fondation Roi Baudouin F ra m i n g e t r e fra m i n g : c o m m u n iq u e r au t r e m e n t s u r l a m a l a di e d ’a l z h e i m e r 21
2. À la recherche des frames et des counterframes Figure 4: Communiquer avec des malades Alzheimer demande une attention particulière © Editions Saint- Augustin, Suisse www.staugustin.ch 2. L’envahisseur Le deuxième frame dominant exploite l’idée que la maladie est un personnage extérieur auquel on se trouve tout à coup confronté. Cet intrus prend alors par exemple la forme d’un démon ou d’un diable qui prend possession de quelqu’un. Parmi les variantes de cette personnification, il y a entre autres l’image du meurtrier, du voleur ou du monstre toujours aux aguets et dont n’importe qui peut être victime, quel que soit son âge ou son statut. Ce frame reflète davantage le processus dégénératif que son aboutissement (cf. ci-dessous frame 5), même s’il est clair que la maladie finira par avoir le dernier mot. L’accent est souvent mis sur la vie heureuse et harmonieuse que quelqu’un menait et qui a été tout à coup bouleversée par un envahisseur extérieur. Les exemples sont légion: la maladie d’Alzheimer est présentée comme ‘une énorme force qui dirige désormais tout à l’intérieur’, ‘quelque chose qui pense en moi et qui s’arrête à mi-chemin’, un ‘monstre qui dévore le cerveau’, ‘le tueur de cerveau’, ‘une grignoteuse de souvenirs’, ‘une visiteuse chargée de moins en moins de bagages’, un ‘démon’, ‘être poussé par le démon’ ou ‘un petit rat agile’. Étant donné que la maladie empire graduellement, on parle aussi d’une maladie ‘insidieuse et perfide’, ‘qui se diffuse subrepticement’, ‘qui vous trompe’, ‘[qui entre] sans frapper dans nos souvenirs et les grignote, en silence’. Des recherches précédentes ont déjà démontré que les métaphores militaires sont souvent utilisées dans le contexte de la maladie (Annas, 1995; cf. sida et cancer, voir Sontag, 1978, 1989; ‘hospital Fondation Roi Baudouin F ra m i n g e t r e fra m i n g : c o m m u n iq u e r au t r e m e n t s u r l a m a l a di e d ’a l z h e i m e r 22
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