Grozny : réinventer une " petite Union soviétique " dans le Caucase
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Grozny : réinventer une « petite Union soviétique » dans le Caucase Walter Sperling Le mouvement social, Numéro 260, juillet-septembre 2017, pp. 71-90 (Article) Published by Association Le Mouvement Social For additional information about this article https://muse.jhu.edu/article/679076 [ This content has been declared free to read by the pubisher during the COVID-19 pandemic. ]
Grozny : réinventer une « petite Union soviétique » dans le Caucase par Walter Sperling* L a violence interethnique qui embrase le Caucase depuis la fin des années 1980 a été l’un des facteurs importants de la dislocation de l’URSS. Toutefois, ces mou- vements nationaux ne se sont pas dirigés en premier lieu contre les Russes. Ce n’est pas la puissance occupante soviétique, ainsi qu’elle était désormais perçue par les mouvements nationaux, qui a été au centre des conflits qui ont éclaté dans l’enclave du Haut-Karabakh, à Bakou ou en Ossétie du Sud, une république autonome située au nord de la Géorgie. La haine s’est bien davantage portée contre les représentants d’autres nations du Caucase dont les revendications en termes de territoire et de conditions de vie étaient refusées avec violence. La glasnost et la perestroïka ont réveillé une association étroite entre revendica- tions nationales et « esprit de liberté », les élites caucasiennes réclamant, chacune pour sa nation propre, la liberté et l’unité territoriale 1. L’un des principaux défis des chefs de file nationalistes du Caucase à cette époque fut de faire adhérer à leur projet politique des populations qui restaient attachées aux conceptions soviétiques distin- guant l’appartenance politique et juridique à l’État (la citoyenneté) et la nationalité, comprise en termes strictement ethniques. Ils ont ainsi défendu le concept moderne d’État-nation, impliquant un principe d’homogénéité ethnique et d’exclusivité ter- ritoriale pour un peuple, sans en discuter la pertinence dans le contexte régional. Les affrontements entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, entre la Géorgie et l’Abkhazie, entre la Géorgie et l’Ossétie du Sud, entre l’Ossétie du Nord et l’Ingouchie, entre la Tchétchénie et la Russie, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, s’expliquent par la volonté d’imposer ce modèle politique dans le Caucase 2. L’Union soviétique était alors présentée comme une prison des peuples, le dernier empire dans son genre 3. L’ethnographie soviétique, fortement marquée par l’idéologie du régime, avait été bien entendu sensible à l’existence d’une identité soviétique dans ces territoires où cohabitaient plusieurs populations 4, mais ce n’était pas le cas de la communauté internationale qui défendit, après 1991, la dislocation de l’URSS Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte * Université de la Ruhr, Bochum. Article traduit de l’allemand par Alban Lefranc. 1. C. King, Ghost of Freedom. A History of the Caucasus, Oxford, Oxford University Press, 2008 ; M. Lehmann, Eine sowjetische Nation. Nationale Sozialismusinterpretationen in Armenien seit 1945, Francfort-sur-le-Main, Campus Verlag, 2012. 2. G. Derluguian, Bourdieu’s Secret Admirer in the Caucasus. A World-System Biography, Chicago, University of Chicago Press, 2005 ; I. Bremmer et R. Taras (dir.), Nation and Politics in the Soviet Successor States, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 ; N. Gelaschwili, « Kaukasus – unser gemeinsames Haus? », in N. Gelaschwili, Georgien. Ein Paradies in Trümmern, Berlin, Aufbau- Taschenbuch-Verlag, 1993. 3. R. Conquest (dir.), The Last Empire: Nationality and the Soviet Future, Stanford, Hoover Institution Press, 1986 ; S. Plokhy, The Last Empire. The Final Days of the Soviet Union, New York, Basic Books, 2014. 4. Z. Wojnowski, « The Soviet People: National and Supranational Identities in the USSR after 1945 », Nationalities Papers, vol. 43, n° 1, 2015, p. 1-7. Walter Sperling, Grozny : réinventer une « petite Union soviétique » dans le Caucase, Le Mouvement social, juillet-septembre 2017.
72 n Walter Sperling en États. Or ceux-ci furent constitués au sein des frontières des républiques sovié- tiques fixées sous Staline 5. Aux yeux des représentants des mouvements nationaux et de figures politiques populistes comme Boris Eltsine, l’identité soviétique n’avait aucune valeur 6. Toutes les tentatives de la perestroïka pour réformer l’État sovié- tique avaient totalement échoué. Ce n’était plus l’Union soviétique, mais la nation propre à chaque groupe ethnique qui incarnait désormais le futur 7. L’Union soviétique a toutefois survécu à sa mort politique. Son spectre a ressurgi après quelques années seulement, au firmament de la culture populaire, bien avant que Vladimir Poutine décide de consolider l’identité de la nouvelle Russie avec des mythes soviétiques 8. La Russie n’était pas seule à regretter l’ancien empire et la nos- talgie du fait soviétique se rencontrait dans toute l’ancienne URSS. Plus les troubles de l’époque postsoviétique duraient, plus la nostalgie de l’URSS devenait socia- lement acceptable. Les communistes qui agitaient des drapeaux rouges au milieu des années 1990 ont été en grand nombre convaincus par Vladimir Poutine qui déclara, en avril 2005, que l’effondrement de l’Union soviétique était la plus grande catastrophe géopolitique du XXe siècle. La revendication de l’identité soviétique est devenue depuis une menace pour la stabilité internationale, comme l’illustrent la guerre de 2008 en Ossétie du Sud et de 2014 dans le Donbass à l’est de l’Ukraine. Pour la plupart des médias, Vladimir Poutine ne désire rien de plus ardemment que le retour de l’URSS. Pour le journaliste et historien Gerd Koenen, Poutine semble prisonnier de l’histoire russo-soviétique 9. Le célèbre historien de l’Europe orientale Timothy Snyder argumente de la même manière 10. On peut ainsi lire un peu partout que la Russie aurait une identité impériale et soviétique qui contredirait les aspirations à la souveraineté nationale de l’Europe moderne. Mais quelle est cette identité soviétique ? Est-ce la volonté d’une domina- tion militaire ou culturelle qui anime Poutine et les masses populaires qui semblent le soutenir largement ? Est-ce la nostalgie d’un temps où l’Union soviétique par- lait d’égal à égal avec l’Europe et les États-Unis ? Comment comprendre que les fantômes de l’Union soviétique ne veulent pas disparaître, alors que beaucoup de gens ont compris que l’histoire soviétique n’était rien d’autre qu’une période de violence surgie avec la menace des bolcheviks, ainsi que Jörg Baberowski l’a écrit il y a quelques années 11 ? À l’inverse, des facteurs rationnels peuvent-ils expliquer cette nostalgie de la population russe ? 5. R. Brubaker, Nationalism Reframed: Nationhood and the National Question in the New Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1996 ; R. Kaiser, The Geography of Nationalism in Russia and Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte the USSR, Princeton, Princeton University Press, 1994 ; F. Hirsch, Empire of Nations: Ethnographic Knowledge and the Making of the Soviet, Ithaca, Cornell University Press, 2005. 6. J. B. Dunlop, The Rise of Russia and the Fall of the Soviet Empire, Princeton, Princeton University Press, 1994 ; B. Fowkes, Disintegration of Soviet Union: A Study in the Rise and Triumph of Nationalism, Basingstoke, Macmillan, 1997 ; M. R. Beissinger, Nationalist Mobilization and the Collapse of the Soviet State, Cambridge, Cambridge University Press, 2002. 7. R. G. Suny, The Revenge of the Past. Nationalism, Revolution and the Collapse of the Soviet Union, Stanford, Stanford University Press, 1993 ; R. Denber (dir.), The Soviet Nationality Reader: the Disintegration in Context, Boulder, Westview, 1992. 8. W. Sperling, « “Erinnerungsorte’’ in Werbung und Marketing. Ein Spiegelbild der Erinnerungskultur im gegenwärtigen Rußland? », Osteuropa, vol. 51, n° 11-12, 2001, p. 1321-1341. 9. G. Koenen, « Was Putin treibt », Die Zeit, 19 mars 2015. 10. T. Snyder, « Russlands neokoloniales Projekt », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 16 mars 2015. 11. J. Baberowski, Verbrannte Erde. Stalins Herrschaft der Gewalt, Munich, Beck, 2012.
Grozny : réinventer une « petite Union soviétique » dans le Caucase n 73 Les souvenirs nostalgiques sont importants pour comprendre les phénomènes d’identification impériale. Dans les décennies qui ont suivi l’effondrement de l’URSS, ils ont constitué un matériau documentaire qui peut être confronté aux archives de l’oppression. La déconstruction de leur puissance interprétative doit donc commencer par une prise en compte de ces archives. On essaiera ici d’examiner ces questions à une échelle locale. Mes recherches portent sur la ville de Grozny, théâtre de la guerre entre la Russie et la Tchétchénie depuis 1994, devenue depuis un sym- bole du nouvel impérialisme russe. Cette micro-histoire des souvenirs de la « petite Union soviétique » dans le Caucase, ainsi qu’elle se désignait souvent elle-même, est une étude de terrain historico-anthropologique. Elle repose avant tout sur des témoignages, une observation participante et cinquante-deux entretiens à caractère biographique de plusieurs heures menés entre 2011 et 2015 avec des habitants de la ville, actuels et anciens. Les interlocuteurs ont été rencontrés à plusieurs reprises et ont permis la consultation de leurs albums de famille et de leur correspondance. Environ un tiers d’entre eux se définissaient explicitement comme Tchétchènes et Ingouches, ce qui correspond à la part de cette population parmi les habitants de Grozny jusqu’à la fin des années 1980 (35,9 % sur environ 400 000 habitants). En outre, j’ai participé comme observateur à des soirées dans les communautés, à des tables rondes et à des soirées familiales. L’âge de mes interlocuteurs variait entre 25 et 80 ans, le groupe des personnes âgées de 40 à 60 ans étant le plus important. Près de 60 % de mes interlocuteurs étaient des femmes, une part équivalente avait fait des études supérieures. À l’époque soviétique, les personnes que j’ai interrogées travaillaient comme fonctionnaires du Parti, professeurs, ingénieurs, économes, médecins, mais aussi comme vendeurs, ouvriers en usine, camionneurs et femmes de ménage. Leurs voix ont été recueillies à Moscou, Saint-Pétersbourg, en Russie du Sud ainsi qu’à Vienne, Berlin, Paris et New York. L’effondrement de l’URSS et les deux guerres russo-tchétchènes ont en effet dispersé les habitants de Grozny dans de nombreux pays. Cette enquête permet ainsi d’étudier une ville qui, jusqu’en 1991, était la capitale de la république autonome des Tchéchènes et des Ingouches, mais aussi d’analyser le phénomène postsoviétique suprarégional. Nations et définitions de soi (inter)nationales à Grozny Grozny, à la différence de Tiflis en Géorgie ou de Derbent au Daghestan, n’est pas une vieille ville du Caucase au passé ancien et prestigieux. Comme Vladikavkaz, la capitale de la république autonome d’Ossétie du Nord, Grozny est une création de l’Empire russe qui, après la victoire sur l’armée napoléonienne, a entrepris de Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte domestiquer le Caucase rebelle 12. Comme Vladikavkaz, Grozny est d’abord une forteresse au pied du Caucase, dont le nom « Groznaïa », la Redoutable, dit beau- coup de sa destination première. Pour les tribus de Tchétchènes et d’Ingouches réfugiées dans les montagnes après avoir été chassées des plaines fertiles par la poli- tique de colonisation de l’empire des tsars, Grozny a toujours été une « ville russe », car on y parlait la lingua franca de l’empire 13. Mais en vérité Grozny était depuis le début une ville impériale qui, comme Bakou depuis la découverte du pétrole dans 12. M. Khodarkovsky, Bitter Choices: Loyalty and Betrayal in the Russian Conquest of the North Caucasus, Ithaca, Cornell University Press, 2011. 13. T. Barret, At the Edge of Empire: The Terek Cossacks and the North Caucasus Frontier, 1700-1860, Boulder, Westview Press, 1999.
74 n Walter Sperling la région, attirait les différents peuples de l’empire 14 (figure 1). À la veille de la révo- lution d’Octobre, Grozny abritait des diasporas arménienne, juive, tatare et même « persane ». Au centre de la ville, en pleine expansion grâce à l’essor des sociétés par actions, on trouvait une cathédrale russe orthodoxe, une église arménienne ainsi qu’une synagogue jouxtant une mosquée 15. Figure 1 – Détail de la carte topographique de Grozny à l’échelle 1/100 000 (1988). Les champs pétrolifères dans le nord-ouest et dans le sud de Grozny, avec les cités ouvrières, ont largement déterminé le paysage de la ville. Les quatre raffineries de pétrole qui pouvaient traiter jusqu’à vingt millions de tonnes de pétrole brut étaient situées dans le sud-ouest. Leurs émissions gazeuses ont imprégné le microclimat de toute la ville. La politique des nationalités initiée par les bolcheviks a élevé Grozny au rang de capitale d’une république nationale, la république autonome de Tchétchénie et d’Ingouchie. La ville servait de base militaire à l’Armée rouge pour débusquer les nids de résistants, comme dans de nombreuses marges de l’Union soviétique 16. C’est également à Grozny qu’ont débuté les campagnes du Parti destinées à trans- Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte mettre aux tribus, aux Tchétchènes et aux Ingouches, une conscience nationale en 14. A. Altstadt-Mirhadi, « Bakou. Transformation of a Muslim Town », in M. F. Hamm (dir.), The City in Late Imperial Russia, Bloomington, Indiana University Press, 1986, p. 282-318 ; B. V. Tuaeva, Goroda Severnogo Kavkaza. Obŝestvenno-kul’turnaâ sreda vo vtoroj polovine XIX. načale XX vv., Vladikavkaz, Severo-Osetinskij institut gumanitarnyh i social’nyh issledovanij, 2008. 15. W. Sperling, Über Leben in Grosny: Eine Geschichte der sowjetischen Zivilisation, Berlin, Matthes und Seitz, 2018, à paraître, chap. 2. 16. J. Perović, « Highland Rebels. The North Caucasus During the Stalinist Collectivization Campaign », Journal of Contemporary History, n° 2, 2016, p. 234-260 ; T. K. Blauvelt, « Resistance and Accommodation in the Stalinist Periphery: A Peasant Uprising in Abkhazia », Ab Imperio, n° 3, 2012, p. 78-108 ; B. Grant, « An Average Azeri Village (1930). Remembering Rebellion in the Caucasus Mountains », Slavic Review, n° 4, 2004, p. 705-731.
Grozny : réinventer une « petite Union soviétique » dans le Caucase n 75 s’appuyant sur des institutions culturelles et éducatives 17. Dans les montagnes du Caucase, dans les steppes d’Asie centrale ou dans les marais de Biélorussie, les bol- cheviks ont mené la même politique d’intégration par l’identification territoriale et l’indigénisation des cadres 18. Les bolcheviks ont cherché, à leur manière, à tirer profit de la diversité ethnique de l’empire. Sous l’influence du concept d’internationalisme révolutionnaire, la métaphore de l’amitié entre les peuples leur a permis de s’adresser à une commu- nauté multiethnique dans une époque de nations en s’appuyant sur des concepts naturalistes 19. L’Union soviétique, aux yeux de Lénine comme de Staline, n’était pas une colocation involontaire, un « appartement communautaire », pour reprendre l’expression utilisée par l’historien Yuri Slezkine pour décrire l’ensemble multinatio- nal formé par l’URSS 20. La société soviétique était plutôt imaginée par les dirigeants communistes comme une communauté de destin, une « famille de nations » dirigée par Staline, puis par le bureau politique du Parti 21. L’amitié entre les peuples, l’ami- tié post-impériale des nations socialistes, était une identité complémentaire pour les citoyens soviétiques, que l’appareil du Parti et le système éducatif avaient réussi à implanter dans la société, comme le montrent des projets de recherches récents 22. L’enracinement territorial assumé publiquement par les habitants du Nord- Caucase oscillait entre ces deux pôles, la nation et l’amitié entre les peuples, sans exclure pour autant d’autres formes d’identification sociale. Pour les porte-parole de 17. V. A. Tiškov, Obŝestvo v vooružennom konflikte: ėtnografiâ čečenskoj vojny, Moscou, Nauka, 2001, p. 72 sq. ; Z. K. Džambulatova, Kul’turnoe stroitel’stvo v Sovetskoj Čečeno-Ingušetii (1920-1940 gg.), Groznyj, Čečensko-inguškoe knižnoe izdatel’stvo, 1973 ; pour la résistance à la soviétisation : J. Perović, Der Nordkaukasus unter russischer Herrschaft. Geschichte einer Vielvölkerregion zwischen Rebellion und Anpassung, Cologne, Böhlau Verlag, 2015. 18. T. Martin, The Affirmative Action Empire: Nations and Nationalism in the Soviet Union, 1923- 1939, Ithaca, Cornell University Press, 2001 ; A. L. Edgar, Tribal Nation. The Making of Soviet Turkmenistan, Princeton, Princeton University Press, 2004 ; F. Hirsch, Empire of Nations…, op. cit. ; K. Brown, A Biography of No Place: From Ethnic Borderland to Soviet Heartland, Cambridge, Harvard University Press, 2004. Pour un exemple de carrière de cadre soviétique indigène en Tchétchénie : M. David-Fox, « Memory, Archives, Politics: The Rise of Stalin in Avtorkhanov’s Technology of Power », Slavic Review, vol. 54, n° 4, 1995, p. 988-1003. 19. T. Martin, The Affirmative Action Empire, op. cit., p. 435. 20. Y. Slezkine, « The USSR as a Communal Apartment, or How a Socialist State Promoted Ethnic Particularism », Slavic Review, vol. 53, n° 2, 1994, p. 414-452. Sur le concept stalinien de la commu- nauté multiethnique, voir A. J. Rieber, Stalin and the Struggle for Supremacy in Eurasia, Cambridge, Cambridge University Press, 2015, p. 200 sq. 21. K. Petrone, Life Has Become More Joyous, Comrades. Celebrations in the Time of Stalin, Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte Bloomington, Indiana University Press, 2000, p. 34-39 ; T. Martin, The Affirmative Action Empire…, op. cit., p. 451-460 ; H. Günther, « Wise Father Stalin and His Family in Soviet Cinema », in T. Lahusen et E. Dobrenko (dir.), Socialist Realism Without Shores, Durham, Duke University Press, 1997, p. 178-190 ; M. R. Beissinger, « Soviet Empire as “Family Resemblance” », Slavic Review, vol. 65, n° 2, 2006, p. 294-303. 22. S. V. Lur’e, « “Družba narodov” v SSSR. Nacional’nyj proekt ili primer spontannoj mežètničeskoj samoorganizacii? », Obŝestvennye nauki i sovremennost’, n° 4, 2011, p. 145-156 ; J. Sahadeo, « Druzhba Narodov or second class citizenship? Soviet-Asian migrants in a post-colonial world », Central Asian Survey, vol. 26, n° 4, 2007, p. 559-579. Les travaux de recherche antérieurs sur les solidarités inter- nationales sont plus sceptiques, comme G. Simon, Nationalismus und Nationalitätenpolitik in der Sowjetunion. Von der totalitären Diktatur zur nachstalinschen Gesellschaft, Baden-Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 1986, p. 366-369. Pour ma part, je ne considère pas l’amitié entre les peuples comme une identité mais, au sens de Reinhart Koselleck, comme un « concept politique et social » de l’Union soviétique, qui après la mort de Staline a été quotidiennement l’objet de processus de négocia- tion dans la sphère publique. Voir W. Sperling, Über Leben in Grosny..., op. cit., chap. 7.
76 n Walter Sperling la nation tchétchène, Grozny restait toutefois une ville « russe » où, même à la fin des années 1980, la part de la population slave dépassait les 50 %. L’augmentation lente mais constante de la part des Tchétchènes et des Ingouches dans la population, ainsi que dans le système éducatif et les institutions de l’État et du Parti, était indéniable. Mais le processus de soviétisation avait été interrompu en février 1944 par leur dépor- tation vers l’Asie centrale. Près de 493 000 Tchétchènes et Ingouches furent touchés, dont près du quart mourut dans les steppes du Kazakhstan, de faim et de maladie 23. Avec la déstalinisation entamée par le XXe congrès du PCUS, l’ordre de déportation des populations fut annulé et l’intégration soviétique dans le Caucase du Nord reprit. En janvier 1957, le rétablissement de la république autonome, avec Grozny pour capitale, insuffla aux élites nationales une nouvelle confiance dans le projet sovié- tique 24. Lors de leur retour, ils furent toutefois confrontés à des résistances, parfois violentes, de la part du Parti et de la population. En août 1958, des habitants russes de Grozny protestèrent dans la rue pendant deux jours contre le retour des Caucasiens déportés. Moscou continua pourtant de miser sur la réinstallation des Tchétchènes et des Ingouches et sur leur intégration dans les institutions de l’Union soviétique 25. Le chauvinisme russe qui pouvait s’exprimer à Grozny n’avait pas l’appui de l’appareil de l’État ou du Parti, tandis que les courants nationalistes tchétchènes et ingouches faisaient l’objet d’une surveillance étroite du KGB, comme partout ailleurs en Union soviétique 26. Cette situation explique l’absence de déclarations publiques ou de discussions dont les archives auraient pu conserver la trace. Seuls les discours de l’amitié entre les peuples, de l’internationalisme et de la célébration des héros tchétchènes et ingouches intégrés au panthéon soviétique se retrouvent dans les jour- naux, les procès-verbaux des réunions du Parti et des syndicats des dernières décen- nies de la période soviétique 27. Même les représentants du mouvement nationaliste ingouche, lorsqu’ils organisèrent en janvier 1973, sur la place Lénine de Grozny, une manifestation de trois jours pour réclamer le rattachement d’un secteur anciennement ingouche de l’Ossétie du Nord voisine de la république autonome des Tchétchènes et des Ingouches, en appelaient à la « véritable amitié entre les peuples 28 » (figure 2). 23. P. M. Pol’ân, « Operaciâ “Čečevica”: nemcy na Kavkaze i deportacija vajnahov v marte 1944 g. », in Vajnahi i imperskaâ vlast’: problema Čečni i Ingušetii vo vnutrennej politike Rossii i SSSR, Moscou, Rosspèn, 2011, p. 638-649 ; S. Alieva (dir.), Tak ėto bylo: nacional’nye repressii v SSSR, 1919-1952 gody , vol. 2, Moscou, Insan, 1993, p. 77 ; W. Sperling, Über Leben in Grosny…, op. cit., chap. 5. 24. V. A. Tiškov, Obŝestvo v vooružennom konflikte, op. cit., p. 97-103 ; L. D. Inurkaeva et al. (dir.), Vosstanovlenie Čečeno-Ingušskoj ASSR (1953-1962): sbornik dokumentov i materialov, Pečatnyj dvor, Nal’čik, 2013 ; Â. S. Patiev (dir.), Inguši: deportaciâ, vozvraŝenie, reabilitaciâ, 1944-2004: Dokumenty, Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte materialy, kommentarii, Magas, Serdalo, 2004, p. 395-405. 25. V. A. Kozlov et E. McClarnand MacKinnon, Mass Uprisings in the USSR: Protest and Rebellion in the Post-Stalin Years, Armonk, M.E. Sharpe, 2002, p. 87-111 ; V. A. Kozlov, M. E. Kozlova et F. Benvenuti, Paradoksy ėtničeskogo vyživaniâ. Stalinskaâ ssylka i repatriaciâ čečencev i ingušej posle Vtoroj mirovoj vojny, Saint-Pétersbourg, Nestor-Istoriâ, 2016 ; W. Sperling, Über Leben in Grosny…, op. cit., chap. 7. 26. D. D. Gakaev, « Nationale Bewegungen in Tschetschenien. Quellen, Bilanzen und Perspektiven der Entwicklung », in E. Jahn (dir.), Nationalismus im spät- und postkommunistischen Europa, Baden- Baden, Nomos-Verlag, 2008, p. 163-187. 27. A. I. Tacitov (dir.), V družnoj sem’e ravnopravnyh narodov, Groznyj, Čečeno-Ingušskoe knižnoe izdatel’stvo, 1984. 28. M. D. Ândieva, Obŝegraždanskij miting ingušej 1973 goda, Moscou, Nazran’, Ingušskij « Memorial », 2008 ; lettre de Bazorkin, Kartoev, Pliev, Gazdiev et Kuštov au Comité central de Moscou du 28 décembre 1972, publiée dans I. Bazorkin, Sobranie sočinenij, vol. 6, Pis’ma, zaâvleniâ, Magas, Serdalo 2002, p. 205-220.
Grozny : réinventer une « petite Union soviétique » dans le Caucase n 77 Figure 2 – De la place de l’Amitié entre les peuples à la place d’Octobre : Grozny, telle que les touristes pouvaient la découvrir (détail d’une carte touristique de 1987). Le centre du secteur Lénine n’affichait pas seulement des rues de parades soviétiques, mais aussi des grands magasins, des commerces et des cafés le jour, des théâtres, des salles de concert et des cinémas le soir. Dans une récente synthèse historiographique, Ronald Suny a souligné les cir- constances très particulières dans lesquelles l’identité soviétique a été abandonnée 29. Ainsi, à Grozny, c’est avec la perestroïka, à la fin des années 1980, que la conception soviétique de la nation a laissé la place au concept politique que nous connaissons aujourd’hui. Des komsomols fidèles à la ligne du Parti et des apparatchiks se sont alors transformés en nationalistes ardents. Ainsi, un répondant raconte qu’au milieu des années 1980 il avait failli être expulsé du komsomol pour propos nationalistes à la demande de Movladi Udugov ; en 1991, ce dernier devint pourtant une figure de proue de la révolution tchétchène, fervent nationaliste puis islamiste 30. Le discours de l’amitié entre les peuples a alors été balayé par le rejet massif de la présence soviétique dans le Caucase, assimilée à un prolongement de l’impérialisme tsariste. Le projet de civilisation soviétique était désormais tourné en ridicule et Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte accusé d’avoir privé les Tchétchènes et les Ingouches de leur autonomie culturelle. Un retour à la tradition authentique des peuples montagnards était défendu, au nom d’une identité traditionnelle musulmane 31. Ce discours romantique, présent même chez les réformateurs les plus modérés, était toutefois en contradiction avec 29. R. G. Suny, « The Contradictions of Identity: Being Soviet and National in the USSR and After », in M. Bassin et C. Kelly (dir.), Soviet and Post-Soviet Identities, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, p. 33. 30. Entretien avec S. A., mars 2013, Grozny. 31. M. Katyševa, Uroki čečenskogo… (Sbornik materialov), t. 1, 1988-1991 gg. Son razuma roždaet čudoviŝ, Mičurinsk, sans éditeur connu, 2006 ; A. Kelimatov, Čečnâ v kogtâh d’âvola ili Na puti k samouničtoženiû (istoriâ, argumenty i fakty glazami očevidca), Moscou, Èkoprint, 2003.
78 n Walter Sperling le mode de vie d’une population sécularisée 32. En outre, ce discours nationaliste entrait désormais en résonance avec les défis posés par un islam mondialisé. Face à ces difficultés, le rejet du passé russe et soviétique constituait un socle commun pour les défenseurs de la révolution nationaliste 33. Le discours anticolonial, qui a gagné en puissance dans le Caucase autour de 1990, a eu des effets inattendus pour la plupart des intellectuels qui critiquaient le fait sovié- tique 34. L’inclusion, comme le souligne le sociologue Niklas Luhmann, va toujours de pair avec une exclusion ; l’identité ne fonde pas seulement de l’unité, elle crée aussi de la négation 35. La négation de la communauté existante dans l’Union soviétique tardive a ouvert la voie à la violence, d’abord limitée à l’Azerbaïdjan et à l’Arménie, avant de déborder sur d’autres régions du Caucase 36. Des déplacements de popula- tions et des mouvements de réfugiés ont touché l’Ossétie du Sud, l’Ossétie du Nord, l’Ingouchie, la Géorgie et l’Abkhazie 37. Grozny, devenue en octobre 1991 la capitale d’une république de Tchétchénie non reconnue à l’échelle internationale, fut touchée par ce mouvement, d’abord avec l’émigration massive des Juifs et des Arméniens, rapi- dement imités par d’autres minorités qui cherchaient à fuir les violences et les menaces de conflits. Ils ont grossi le flux de la « grande migration » de millions de personnes, mise en branle par la chute du Rideau de fer et la dislocation de l’Union soviétique 38. Face à l’extension de la tension interethnique, des intellectuels influents du Caucase ont invoqué l’internationalisme et l’amitié entre les peuples, en défendant l’idée que la coexistence entre les peuples et les confessions existait de longue date dans cette région, ayant même précédé la période soviétique qui en avait fait sa devise 39. Dans les rues, toutefois, c’était le droit du plus fort qui s’imposait militai- rement. En Tchétchénie, 40 000 armes de poing furent pillées dans les arsenaux de l’armée soviétique, sans compter les stocks d’armes qui circulaient dans les années 1990 40. Dans ce contexte, parler d’amitié entre les peuples n’avait plus aucun sens, même si voisins et collègues s’entraidaient le plus souvent, parfois au péril de leur vie. La première guerre russo-tchétchène éclata fin 1994, répandant la ruine et la mort dans Grozny et sa région. La paix conclue en août 1996 s’avéra vite très 32. D. D. Mežidov, Mudrost’ obyčaâ (Obyčai, tradicii vajnahov), Groznyj, Čečeno-Ingušskoe knižnoe izdatel’stvo, 1989 ; I. Û. Aliroev, Âzyk, istoriâ i kul’tura vajnahov, Grozny, Čečeno-Ingušskoe knižnoe izdatel’stvo, 1990 ; Z. A. Madaeva, Narodnye kalendarnye prazdniki vajnahov, Groznyj, Čečeno-Ingušskoe knižnoe izdatel’stvo, 1990. 33. D. Gakaev, « Chechnya in Russia and Russia in Chechnya », in R. Sakwa (dir.), Chechnya. From Past to Future, Londres, Anthem Press, 2005, p. 21-42. Voir aussi W. Sperling, Über Leben in Grosny…, op. cit., chap. 10. 34. G. Derluguian, Bourdieu’s Secret Admirer in the Caucasus…, op. cit. Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte 35. N. Luhmann, « Inklusion und Exklusion », in H. Berding (dir.), Nationales Bewusstsein und Kollektive Identität. Studien zur Entwicklung des kollektiven Bewusstseins in der Neuzeit, vol. 2, Francfort- sur-le-Main, Suhrkamp, 1994, p. 15-45. 36. T. de Waal, Black Garden. Armenia and Azerbaijan Through Peace and War, New York, New York University Press, 2003. 37. E. O’Ballance, Wars in the Caucasus, 1990-1995, New York, Macmillan, 1997 ; C. Zürcher, The post-Soviet Wars. Rebellion, Ethnic Conflict, and Nationhood in the Caucasus, New York, New York University Press, 2007. 38. A. de Tinguy, La grande migration. La Russie et les Russes depuis l’ouverture du Rideau de fer, Paris, Plon, 2004. 39. A. Sadulaev, « “Son razuma poroždaet čudoviŝ”: mnogo nacij – odin mir », Ičkeriâ, 2 juillet1992 ; N. A. Gusejnova, Severokavkazskij region: 90-e gody. Social’no-političeskaâ situaciâ i mežnacional’nye otnošeniâ, Moscou, RCI ISPI RAN, 2001. 40. V. A. Tiškov, Obŝestvo v vooružennom konflikte, op. cit., p. 215.
Grozny : réinventer une « petite Union soviétique » dans le Caucase n 79 fragile. La guerre provoquée en 1999 par Chamil Salmanovitch Bassaïev se solda par la reconquête complète de la région par la Russie et la destruction totale de l’ancienne capitale tchétchène, sans parler des innombrables crimes de guerre liés aux opérations de nettoyage de l’armée russe et à la lutte antiterroriste des services de sécurité russes, le FSB 41. Figure 3 – « Un toast à la ville natale Grozny », carte postale numérique, auteur inconnu Aujourd’hui, après la terreur et la violence qui ont ravagé cette ville, on peut s’étonner que des voix s’élèvent encore pour invoquer l’amitié soviétique entre les peuples. On les rencontre par exemple sur les réseaux sociaux, comme l’illustre une carte postale numérique mise en circulation sur la plateforme Odnoklassniki – variante russophone de Copains d’avant, qui est le réseau social le plus populaire dans l’espace postsoviétique avec plus de 200 millions d’utilisateurs. Un poème d’hommage à la ville natale, dans la tradition des toasts qui sont portés au cours Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte des repas au Caucase, figure en surimpression devant une vue d’avant-guerre de l’avenue Lénine qui porte la signature architecturale des années 1970, celle de l’âge d’or de l’Union soviétique (figure 3) 42. On fait ainsi revivre l’ancienne Grozny, en ayant pleinement conscience que si la ville qu’on a connue a disparu, les gens qu’on a côtoyés sont encore en vie et perpétuent une attitude qui doit désormais être 41. A. Lieven, Chechnya. Tombstone of Russian Power, New Haven, Yale University Press, 1998 ; O. P. Orlov et A. V. Čerkasov (dir.), Rossiâ – Čečnâ: cep’ ošibok i prestuplenij, 1994-1996, 2e éd., Moscou, Prava čeloveka, 2010. 42. B. Belge et M. Deuerlein (dir.), Goldenes Zeitalter der Stagnation? Perspektiven auf die sowje- tische Ordnung der Brežnev-Ära, Tübingen, Mohr Siebeck, 2014 ; D. Fainberg et A. M. Kalinovsky (dir.), Reconsidering Stagnation in the Brezhnev Era: Ideology and Exchange, New York, Lexington Books, 2016.
80 n Walter Sperling expliquée. « La vie nous a dispersés à travers la planète », est-il écrit sur la carte, qui passe sous silence les origines de la cassure, de l’exode et de la destruction, « mais Grozny est la seule vraie ville sur Terre où nous avons étudié, vécu, et été amis. Oui, comment le dire autrement, nous y avons été heureux !!! 43 ». Le sujet collectif au nom duquel s’exprime l’auteur de ces vers est détaillé : « Que nous soyons Juifs, Géorgiens, Arméniens, Tatars ou Grecs, Ukrainiens, Russes. Tout ceci n’a aucune importance, tout ceci n’est qu’une formalité 44. Car nous sommes tous “de type national caucasien” 45. » À la fin des années 1990 et dans les années 2000, cette dernière expression était utilisée dans le discours médiatique comme une périphrase pour désigner les Tchétchènes dans un contexte où ils étaient associés au terrorisme et au crime. Dans cette période de bouleversements, les Tchétchènes étaient des boucs émis- saires pour tous les maux qui frappaient la Russie 46. Ici, le toast s’approprie cette expression et retourne le stigmate pour associer tous les anciens habitants de la ville sous le concept d’une identité supra-ethnique, liée au lieu. Après les haines, les épreuves et les divisions de la guerre, c’est le commun et l’entente entre nationalités qui sont mis en avant et convoqués. Le toast n’invoque pas seulement le passé : « Et où que nous ayons bourlingué, nous allons nous revoir, trinquer à Grozny et vivre bien ! 47 » Ces formules rendent hommage à la normalité soviétique, multiethnique, en même temps qu’elles expriment une identité impériale qui n’est ni nationale ni postcoloniale. Le terme de « Caucasiens » était également utilisé au XIXe siècle par les officiers de l’empire des tsars qui ne retrouvaient plus leur place dans la métropole à leur retour en « terre russe », après avoir participé à la conquête de la région 48. Le web 2.0 permet d’observer ces communautés de discours en temps réel. Chaque prise de position, textuelle ou visuelle, est encouragée, réfutée ou com- mentée. Le toast à Grozny, diffusé dans un groupe virtuel intitulé « Nous les gens de Grozny » comptant près de 10 000 membres, a reçu en quelques jours plusieurs centaines d’appréciations et trois dizaines de commentaires qui relayaient cette aspiration nostalgique. Ce type de déclaration n’est pas rare, il participe à une représentation de soi qui s’est élaborée pendant de nombreuses années. Chez les anciens habitants de Grozny, la nostalgie du fait soviétique est ainsi devenue un « lieu commun », un mythe du quotidien au sens que lui donne Roland Barthes 49. Sur les forums internet, on ne cesse de la retrouver dans les thèmes qui évoquent le passé avec des images de la Grozny soviétique. Des voix se mêlent à ce chœur nostalgique dans différentes régions de Russie ainsi qu’à l’étranger, en Ukraine, en Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte 43. Publication de Natal’â Korobova du 8 avril 2015 sur la page du groupe « My iz Groznogo », sur la plateforme Odnoklassniki : http://ok.ru/myizgrozno/topic/63714254577856. 44. Allusion au fait qu’à l’époque soviétique, la nationalité, au sens de l’appartenance ethnique, figurait sur les papiers d’identité. [NDLR] 45. Publication citée de Natal’â Korobova du 8 avril 2015 sur la page du groupe « My iz Groznogo ». 46. M. Ryklin, « Das Bild der Tschetschenen in der russischen Kultur », in F. Hassel (dir.), Der Krieg im Schatten: Russland und Tschetschenien, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2003, p. 204-221. 47. Publication citée de Natal’â Korobova du 8 avril 2015 sur la page du groupe « My iz Groznogo ». 48. S. Layton, Russian Literature and Empire. Conquest of the Caucasus from Pushkin to Tolstoy, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 213 sq. ; M. Mamedov, « “Going Native” in the Caucasus: Problems of Russian Identity, 1801-64 », The Russian Review, vol. 67, n° 2, 2008, p. 275-295. 49. Roland Barthes, Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957, p. 191 sq.
Grozny : réinventer une « petite Union soviétique » dans le Caucase n 81 France ou en Autriche, où Asa Z., une Tchétchène réfugiée de guerre, écrit, en russe translittéré en alphabet latin, qu’elle pleure Grozny, la ville dans laquelle elle a vécu, appris, aimé et mis ses enfants au monde 50. Un compatriote, Magomed D., qui ne cache pas sa colère contre ceux « qui nous ont pris tout cela », participe aussi à cette reconstruction nostalgique : Nous étions des gens heureux. Quand nous vivions dans cette ville, nous savions ce que cela signifiait d’avoir des amis et un voisinage agréable. Nous partagions la joie et la douleur. Souvenons-nous de comment nous nous rendions visite les uns aux autres, comme ça, spontanément !! Quand il y avait une noce, tout le monde faisait la fête, quand il y avait un mort, tout le monde était en deuil 51 !! J’ai recueilli ce type de déclarations nostalgiques sur Internet et lors de mes entretiens et discussions avec d’anciens habitants de Grozny ; la politologue Aude Merlin, qui travailla pendant la guerre comme interprète humanitaire, en a relevé dès 1995, au moment même des combats. Dans les caves où les habitants cherchaient abri ou dans les camps de réfugiés en Ingouchie, on lui racontait qu’avant la guerre, on vivait les uns avec les autres en « harmonie et amitié » – družno. Pour montrer à leur interlocutrice étrangère, mais aussi à eux-mêmes, combien ils avaient vécu en paix tous ensemble, on dansait au milieu des ruines la lezginka, la danse enflammée du Caucase 52. Cette mise en opposition des combats qui font rage et d’un passé pacifique se retrouve dans tous les journaux personnels rédigés pendant la guerre 53. De même que, sous les obus, les habitants de Sarajevo assiégée entre 1992 et 1996 assuraient que leur passé ne se laissait pas réduire au combat séculaire des nations et des religions, les habitants de Grozny construisaient une identité conforme à leurs souvenirs. La guerre et l’effondrement de l’URSS étaient ainsi l’occasion de réinventer l’amitié soviétique entre les peuples, de la reconstruire. Cette reconstruction a d’abord eu lieu dans les communautés du quotidien. Mais c’est Internet qui leur donna la possibilité d’offrir une publicité à ces liens qui existaient entre les anciens habitants vivant en Russie et ceux qui étaient dispersés dans le monde entier. Grozny hébergeait autrefois un Institut du pétrole, une uni- versité technique qui jouissait d’une excellente réputation dans tout le pays. Ce sont les membres de cette élite d’ingénieurs qui, en 2001, consacrèrent une page internet à leur Alma Mater, rassemblant les souvenirs de la « ville des roses et du pétrole 54 ». Ce réseau informel de diplômés qui avaient fait carrière dans l’économie du pétrole et du gaz, ainsi que dans les branches de la construction et de l’immobilier, était Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte 50. Message sur le forum du groupe « My iz Groznogo » de la plateforme Odnoklassniki: http:// ok.ru/myizgrozno/topic/63721325519040. 51. Ibid. 52. Entretien avec Aude Merlin, 6 janvier 2015, Paris. Sur le rôle de la danse dans le Caucase : S. Zhemukov, Ch. King, « Dancing the Nation in the North Caucasus », Slavic Review, vol. 72, n° 2, 2013, p. 287-305. 53. S. Jaschurkaew, Auf Splittern gekratzt. Grosny 1995. Tagebuch aus Tschetschenien, Klagenfurt, Vienne, KITAB, 2008 ; M. Azovskaâ, Reportaži iz podvala. Gorod Groznyj (1994-1996 gg., Moscou, Sputnik+, 2010 ; V. Hangel’diev, Čečnâ glazami očevidca, 2009 (publication en ligne : http://gro- zny-vh.moy.su) ; P. Jerebtsova, Le Journal de Polina Jerebtsova : dédié aux dirigeants de la Russie d’au- jourd’hui, Paris, Books Éditions, 2013 (traduction française). 54. Site internet Naš Groznjy : http://grozny.vrcal.com.
82 n Walter Sperling transnational : l’amitié entre les peuples allait de soi à leurs yeux, comme plusieurs d’entre eux me l’ont assuré 55. Autour de 2005, grâce à une coopération entre diplômés de l’Institut partis en Israël et d’autres installés en Russie, une page internet interactive fut créée, qui prenait au mot l’idée d’une « Grozny virtuelle » et la reconstitution de la ville et de sa communauté d’habitants. Peu de temps après, Surab A. lança à Moscou avec ses anciens condisciples un contre-projet qui ambitionnait d’être plus abouti techniquement. Outre un forum permettant une communication directe, le site GroznyCity.ru mit à disposition du public une archive systématique de la ville et de la région. Animées par le désir nostalgique de « reconstruire » ensemble la ville de leur enfance et de leur jeunesse, les archives visuelles réunissent des livres, des brochures, des extraits de journaux, des documents officiels, des cartes, des photo- graphies, des films documentaires et des enregistrements sonores. Surab A. en a lui- même rassemblé et numérisé un certain nombre dans les bibliothèques de Moscou, mais la majorité des 5 500 documents ont été réunis par les milliers d’utilisateurs qui se rencontrent tous les jours sur le site pour se retrouver autour de leur ville, de leurs amis et de leurs anciens camarades d’écoles et collègues 56. Pour de nombreux habitants de Grozny que j’ai interrogés, le développement de ce site a été un événement. Malgré l’intensité des échanges, du travail de deuil et de reconstruction, les activités se sont bientôt déplacées vers des réseaux sociaux comme Odnoklassniki, où les groupes d’anciens de Grozny se sont rapidement multipliés. Aujourd’hui, le plus ancien et le plus important de ces groupes compte 38 000 membres. Le groupe évoqué plus haut, avec près de 10 000 participants, est au cœur d’une douzaine de groupes. Animés par un désir nostalgique, les participants reconstruisent leur Grozny soviétique, rassemblent des souvenirs, des photos et des cartes postales qui les relient à leur ancienne vie. Il existe entre eux une évidence quant à ce qu’ils sont et pourquoi ils ne se perçoivent pas comme une communauté de Russes, mais comme une communauté pluriethnique, avec une identité, selon leurs propres mots, internationale. Ce ne sont pas seulement les anciennes ruines de la ville, mais aussi les expériences qu’ils ont faites en fréquentant des gens sur leurs nouveaux lieux de vie, qui les ont aidés à comprendre qu’ils ont grandi dans une ville pluriethnique ; ils peuvent ainsi partager quelque chose qu’ils ne peuvent pas trouver ailleurs. Ces archives virtuelles cimentent cette communauté partagée, et l’objectivent au même titre que des traités internationaux ou des statistiques constituent une histoire avérée pour des historiens des relations internationales ou de l’économie. Douter aujourd’hui de l’amitié entre les peuples qui a régné entre les habitants de Grozny, ce n’est pas douter d’opinions et d’identifications fluctuantes, Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte mais remettre en cause un savoir partagé qui revendique une véracité historique. « Petite » et « grande » patrie dans les souvenirs de l’Union soviétique Ces archives virtuelles réunies par les anciens habitants de Grozny n’ont rien d’unique. Dans la « blogosphère » de la nostalgie soviétique, on trouve des modèles 55. Entretiens avec Igor’ H., 2 octobre 2012 et Samvel G., 17 septembre 2012, Moscou. 56. W. Sperling, « Grozny as it was before the war: remembrance and reconciliation in “virtual” and “real” post-Soviet communities », in A. Merlin et al. (dir.), Chechnya at War and Beyond, Londres, Routledge, 2014, p. 19-36 ; W. Sperling, « Die Ruinen von Grosny. Nostalgie, Imperium und Geschichte im postsowjetischen Russland », Historische Anthropologie, vol 23, n° 2, 2015, p. 132-157.
Grozny : réinventer une « petite Union soviétique » dans le Caucase n 83 d’archives virtuelles dont Surab A. et d’autres habitants de Grozny ont retenu la logique. L’ancienne Moscou est reconstituée, comme la vieille Tachkent ou Bakou, la métropole de la mer Caspienne qui, après les « pogroms » de 1990, a presque com- plètement perdu son caractère multiethnique 57. Ces sites internet prennent souvent pour thème les ruptures chronologiques que ces villes ont traversées : l’urbanisation tardive de la Russie au XIXe siècle, les révolutions de 1917, la guerre civile et les bolcheviks. On y voit les grands travaux menés sous Staline et l’industrialisation, les destructions de la Seconde Guerre mondiale suivies de la reconstruction et, enfin, le retour de l’avant-garde architecturale après la mort de Staline ainsi que la construction en masse de logements sous Khrouchtchev et Brejnev, accompagnée de la disparition de nombreux anciens quartiers 58. La plupart du temps, la petite patrie n’est pas isolée dans ces souvenirs, on se souvient d’elle comme d’une partie de l’Union soviétique, de la grande patrie. La violence bolchevique et la modernité socialiste ne sont plus critiquées, comme cela était le cas à la fin des années 1980 et au début des années 1990 59. Les dernières décennies de la période soviétique servent de point de référence aux personnes âgées de 40 à 70 ans. Pour la génération précédente, c’est le thème de la construction de l’Union soviétique à la fin de la période stalinienne qui domine. Ces récits ne sont pas construits autour des décisions du Comité central et des mots d’ordre du Parti, mais construisent une narration qui mêle l’histoire politique et la mémoire fami- liale. Comme de nombreuses autres villes d’Union soviétique, Grozny était après la guerre un lieu de refoulement, d’oubli et de recommencement. La plupart des habitants venaient de la périphérie rurale, du sud de la Russie, ou bien de régions encore plus éloignées en Union soviétique. Leur venue s’expliquait parce que la ville pétrolière avait besoin d’ouvriers et de main-d’œuvre spécialisée et parce que les besoins de main-d’œuvre des « grands chantiers du socialisme » ne prenaient pas en compte le passé ou l’origine sociale. Des fils et des filles d’« ennemis du peuple », d’anciens koulaks et prisonniers du goulag, des réfugiés qui avaient fui la guerre ou des déportés trouvaient à Grozny une deuxième chance inespérée dans la période de l’après-guerre. Les récits des archives virtuelles et les entretiens recueillis ne sont donc pas dominés par la surveillance du KGB et les contraintes du régime postso- viétique, mais par les possibilités nouvelles d’ascension sociale et d’épanouissement personnel qui étaient ainsi offertes. Les souvenirs d’Irina et Aleksandr T. l’illustrent de façon exemplaire. Ils se sont rencontrés à la fin des années 1960 à Grozny et se sont mariés au début des années 1970. Les grands-parents d’Irina venaient de la Volga inférieure. Après la révolution Le Mouvement social, juillet-septembre 2017 © La Découverte de 1917, le grand-père a rejoint les bolcheviks, mais il fut arrêté comme koulak au début des années 1930 et déporté avec sa famille dans le Grand Nord russe. Après 57. Sur Tachkent, voir le répertoire de partage de photographies anciennes du site Nostal’giâ po Taškentu (http://www.uzcapital.info/2011-01-21-23-37-21/retro) ; sur Bakou, le groupe « Sovetskij Baku Moego Detstva i Ûnosti » de la plateforme Moj Mir@mail.ru (http://my.mail.ru/community/ baku_nostalgie) et le site NašBaku: istoriâ Baku i bakincev (www.ourbaku.com). 58. M. Rüthers, Moskau bauen von Lenin bis Chruščev. Öffentliche Räume zwischen Utopie, Terror und Alltag, Vienne, Böhlau, 2007 ; S. Harris, Communism on Tomorrow Street: Mass Housing and Everyday Life after Stalin, Washington, Woodrow Wilson Center Press, 2013 ; P. Stronski, Tashkent. Forging a Soviet City, 1930-1966, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 2010. 59. N. Ries, Russian Talk. Culture and Conversation during Perestroika, Ithaca, Cornell University Press, 1997, p. 91.
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