HÉBERGEMENT D'URGENCE : COMMENT RÉSOUDRE LA CRISE ? - Secours Catholique
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POUR UN MONDE JUSTE ET FRATERNEL SUPPLÉMENT AU JOURNAL MESSAGES N° 750 MAI 2021 COMPRENDRE HÉBERGEMENT D’URGENCE : COMMENT RÉSOUDRE LA CRISE ? INNOVER INTERNATIONAL : FEMMES AGRICULTRICES, DES SAVOIRS À FAIRE FRUCTIFIER EXPLORER SUR « LE PARCOURS DU COMBATTANT » DES DEMANDEURS D’EMPLOI FÉVRIER 2021 – RÉSOLUTIONS 1
31 06 28 14 Supplément au trimestriel Messages du Secours Catholique-Caritas France : 106, rue du Bac – 75341 Paris CEDEX 07 Tél. : 01 45 49 73 00 • Fax : 01 45 49 94 50 04 RÉAGIR Présidente et directrice de la publication : Véronique Fayet LUTTE CONTRE LE NON-RECOURS : UN COMBAT ENCORE À MENER Directrice de la communication : Agnès Dutour 06 INNOVER Rédacteurs en chef : Emmanuel Maistre (7576) FEMMES AGRICULTRICES, DES SAVOIRS À FAIRE FRUCTIFIER Clarisse Briot (7339) Rédacteur en chef adjoint : Jacques Duffaut (7385) 11 DÉBATTRE Rédacteurs : FAUT-IL RENDRE LES TRANSPORTS EN COMMUN GRATUITS ? Benjamin Sèze (5239) Cécile Leclerc-Laurent (7534) Rédacteur-graphiste : 14 COMPRENDRE Guillaume Seyral (7414) 14 Enquête. HÉBERGEMENT D’URGENCE : COMMENT RÉSOUDRE Rédactrice photo : LA CRISE ? Elodie Perriot (7583) Imprimerie : Imaye Graphic © Messages 22 L’entretien : « IL FAUT SORTIR DE LA DICTATURE DE L’URGENCE » du Secours Catholique – Caritas France, Ici et là-bas. FINLANDE : DE L’HÉBERGEMENT AU LOGEMENT 26 reproduction des textes, des photos et des dessins interdite, sauf accord de la 27 Des outils pour comprendre rédaction. Le présent numéro a été tiré à 58 145 exemplaires. 28 RENCONTRER Dépôt légal : n° 109482 Numéro de commission paritaire : BORIS TAVERNIER. L’ART DE L’ALIMENTAIRE 1122 H 82430 / Édité par le Secours Catholique – Caritas France. 31 EXPLORER Photo de couverture : Vincent Boisot / SCCF SUR « LE PARCOURS DU COMBATTANT » DES DEMANDEURS D’EMPLOI 38 POINT DE VUE OLIVIER JOBARD 39 LE REGARD DE BESSE ET ÉRIC LA BLANCHE Ce produit est imprimé par une usine REPOS SUBVENTIONNÉ PAR L’ADMINISTRATION ? certifiée ISO 14001 dans le respect des règles environnementales. 2 RÉSOLUTIONS – MAI 2021
ÉDITORIAL IL N’Y A PAS DE CRISE ELODIE PERRIOT / SCCF DE L’HÉBERGEMENT D’URGENCE NINON OVERHOFF RESPONSABLE DU DÉPARTEMENT DE LA RUE AU LOGEMENT AU SECOURS CATHOLIQUE CARITAS-FRANCE L UNE CRISE QUI DURE es confinements et les couvre-feux successifs dont nous faisons DEPUIS VINGT ANS l’expérience depuis plus d’un an nous rappellent à quel point ET DONT LES SOLUTIONS « la possession d’un logement est très étroitement liée à la dignité SONT CONNUES des personnes et au développement des familles » et qu’il « [est] une question centrale de l’écologie humaine1 ». Refuge protecteur ET ÉPROUVÉES N’EST pour les plus aisés, il s’est en revanche refermé comme un piège sur les PLUS UN ACCIDENT, ménages confrontés à l’insalubrité, au surpeuplement ou à la précarité MAIS UN CHOIX énergétique. Pour d’autres encore, il fait cruellement défaut. POLITIQUE. Les personnes sans domicile sont environ 300 000 dans la France de 2021 et ce chiffre progresse de 10 % par an depuis 2012 bien que le logement décent soit un droit fondamental, un objectif à valeur constitutionnelle et qu’il soit opposable devant les tribunaux depuis 2007. Cette situation concerne un tiers des personnes et familles rencontrées quotidiennement par le Secours Catholique, qu’elles soient sans abri, vivent en habitat infor- mel ou soient accueillies “temporairement” dans les dispositifs d’héber- gement déployés en réponse aux “crises” sociale, migratoire ou sanitaire. Forts du consensus international qui conclut à l’efficacité sociale et économique de l’accès direct au logement pour mettre fin au “sans- abrisme”, les plans gouvernementaux se succèdent depuis 2009 pour réformer le secteur de l’hébergement d’urgence. L’actuel président de la République s’est même engagé à ce que plus personne ne soit contraint de vivre à la rue grâce au “Plan quinquennal en faveur du Logement d’abord”. Mais s’est-on jamais véritablement donné les moyens de faire autre chose que de parer à l’urgence ? En effet, le nombre de nuitées hôtelières et de places de mise à l’abri a doublé depuis 2013, mais rap- porté à la richesse nationale, l’effort public en faveur du logement est à son niveau le plus bas depuis 1984. Une crise qui dure depuis vingt ans et dont les solutions sont connues et éprouvées n’est plus un accident, mais un choix politique. Sortir durablement de l’urgence implique d’investir massivement pour développer une offre de logements abordables aux ménages à très faibles revenus. Mais aussi de lever les barrières à l’accès au logement. Et ce en s’assurant que l’offre dis- ponible bénéficie prioritairement à ces ménages, en renforçant les services d’accompagnement social et en donnant de réelles perspectives d’intégration aux personnes sans titre de séjour qui ne sont ni régularisées ni éloignées du territoire. Enfin, cela demande d’enrayer la fabrique du “sans-abrisme” en prévenant efficacement les expulsions locatives et en préservant le système de protection sociale lié au logement, dont les aides au logement, réduites 1 Pape François, encyclique Laudato si’, § 152, 2015. de 20 % sous ce quinquennat, sont le pilier. MAI 2021 – RÉSOLUTIONS 3
RÉAGIR NOS (+) NOS (-) LUTTE CONTRE LE NON-RECOURS : UN COMBAT ENCORE À MENER Le pacte social français attribue des droits sous forme de prestations financières aux citoyens ayant des revenus insuffisants afin qu’ils puissent vivre décemment. Or plus d’un quart des personnes qui y sont éligibles ne parviennent pas à faire valoir leurs droits. Dans la lutte contre le non-recours, on note quelques points positifs et de nombreuses insuffisances. PAR JACQUES DUFFAUT Dans leur stratégie de lutte contre la pauvreté, La loi d’août 2018 pour un “État au service d’une so- les pouvoirs publics encouragent l’émergence ciété de confiance” incite les administrations à de territoires “zéro non-recours” suggérée par le échanger les données des allocataires afin que ces infor- Secours Catholique, et implantent des Maisons France mations, fournies une première fois, n’aient plus à être pré- services sur certains territoires d’où les services so- sentées à nouveau auprès des autres administrations. Cette ciaux avaient disparu. incitation toutefois n’est pas toujours suivie d’effets. Depuis le 1er novembre 2019, la CMU-C (couver- Avec la généralisation de la politique de numé- ture maladie universelle complémentaire) et risation, les démarches en ligne pourraient lais- l’ACS (aide au paiement d’une complémentaire santé) ser espérer un progrès. En réalité, elles sont une ont été remplacées par la complémentaire santé so- entrave supplémentaire pour les plus pauvres, qui ne lidaire, obtenue de façon semi-automatique par les disposent pas toujours d’un équipement informatique allocataires du RSA. Cette mesure a été prise après le (ordinateur, imprimante…) ou qui ne parviennent pas constat que 25 % de la population renonçait à se faire à s’en servir aisément. Le tout-numérique est au final soigner. 670 000 foyers bénéficient désormais de cette une cause importante du non-recours. mesure sans avoir à renouveler chaque année leur demande une fois la prestation obtenue. Au nom de la lutte contre la fraude, un climat de suspicion plane sur les allocataires. Conséquence : nombre d’allocataires potentiels aban- donnent leurs démarches pour ne plus subir des contrôles qui tournent parfois à l’acharnement. La REPÈRES confiance des Caisses d’allocations familiales semble 29% à 39% Entre également érodée puisque, pour réétudier un dossier, des personnes éligibles 42% et 46% elles suspendent les allocations. Une pratique fré- au RSA des personnes éligibles quente et pourtant illégale. ne le perçoivent pas. à la CMUC-C1 ou à l’ACS2 étaient en situation de non-recours. La promesse de simplifier les démarches et les formulaires reste encore à tenir. La réforme du Hors Secours Catholique, le non-recours RUA1 est au point mort. Les dossiers du RSA, par à la CMUC-C se situe entre 34% et 45% exemple, sont toujours aussi compliqués à remplir, Et celui de l’ACS entre 41% et 59% notamment pour les personnes aux revenus irréguliers et pour celles qui occupent un emploi précaire. 1 Couverture maladie universelle complémentaire 2 Aide à la complémentaire santé 1 Revenu universel d’activité 4 RÉSOLUTIONS – MAI 2021
RÉAGIR NOTRE ALTERNATIVE PAR DANIEL VERGER, RESPONSABLE DU PÔLE ÉTUDES-RECHERCHES-OPINION À LA DIRECTION ACTION ET PLAIDOYER FRANCE-EUROPE LE SYSTÈME DOIT SE FONDER SUR LA CONFIANCE ENVERS LES ALLOCATAIRES L a lutte contre le non-recours un pilotage national ambitieux. L’expérimentation “Territoire zéro non- devrait être une priorité poli- Il faut également simplifier les dé- recours aux prestations sociales” tique, ce qu’elle n’est pas au- marches, coupler les prestations, est une piste intéressante qu’il fau- jourd’hui. Or la conséquence du drait développer partout en France. non-recours est que nous, la socié- Le Secours Catholique est prêt à y té, nous laissons une partie d’entre prendre sa part. Pour cela, il faut que NOUS SOUHAITONS UNE nous sombrer dans la misère. Le les services sociaux soient réimplan- POLITIQUE DE LUTTE phénomène est important : un tiers tés au plus près des personnes. CONTRE LE NON-RECOURS des personnes qui peuvent pré- Enfin, tout allocataire devrait avoir AVEC DES OBJECTIFS CLAIRS tendre au RSA ne le perçoivent pas. un référent unique capable d’ana- ET UN PILOTAGE NATIONAL Dans le rapport que nous publions lyser sa situation, diagnostiquer AMBITIEUX. sur le sujet1, nous insistons sur la ses besoins, évaluer ses droits et confiance à accorder aux alloca- assurer un lien de concertation et taires : ne pas les considérer comme de coordination avec les différents des fraudeurs, leur reconnaître le prévenir les ruptures de droits lors organismes. droit à l’erreur. Nous souhaitons une des changements de situation, évi- politique de lutte contre le non-re- ter le basculement vers le non-ac- 1 « Non-recours: une dette sociale qui nous oblige » cours avec des objectifs clairs et cès aux droits. bit.ly/RapportNonRecoursSC DROIT DE SUITE MOBILITÉ SOLIDAIRE : LA BALLE DANS LE CAMP DES COLLECTIVITÉS Promulguée fin 2019, la loi d’orien- communes qui s’en empareront Daphné Chamard-Teirlinck, char- tation des mobilités présente des (ou à défaut les régions) à mettre gée de la thématique au Secours avancées pour les plus précaires : en œuvre des services de mobili- Catholique. « Nous encourageons l’expression d’un droit à la mobi- té à caractère social ou à verser les collectivités à se saisir notam- lité pour tous ; la promesse d’en des aides financières. Au sein du ment du dispositif prévu par l’article finir avec les “zones blanches1” en Laboratoire pour la mobilité in- 18 qui permet l’élaboration de plans permettant aux communautés clusive et avec le ministère de la d’action communs pour la mobilité de communes de se saisir de la Transition écologique, le Secours solidaire, dans les territoires et à par- compétence mobilité, ou encore Catholique a participé à l’élabora- tir des besoins des personnes. » l’introduction de la compétence tion de guides2 pour accompagner Clarisse Briot “mobilité solidaire”. Cette dernière les collectivités. « Maintenant le 1 Dépourvues d’autorité organisatrice de mobilité doit inciter les communautés de temps de l’action est venu », déclare 2 tousmobiles-kit.com MAI 2021 – RÉSOLUTIONS 5
INNOVER ÉLODIE PERRIOT/ SCCF FEMMES AGRICULTRICES, DES SAVOIRS À FAIRE FRUCTIFIER PAR AURORE CHAILLOU Au Sénégal, des organisations paysannes soutenues par des mari, belle-famille) et vivent dans des partenaires du Secours Catholique valorisent le travail agricole conditions très précaires. Aujourd’hui, grâce aux revenus invisible des femmes, afin qu’elles en tirent des revenus. Cet argent tirés des activités de maraîchage permet d’améliorer l’habitat, la sécurité alimentaire, la santé et développées avec Caritas Thiès1 l’éducation de leur entourage. Des expériences similaires existent au sein de groupements d’entraide, en Inde et au Brésil. les candidates à la migration sont P moins nombreuses. Une vie plus our compléter les maigres digne est désormais possible à ressources de leur mé- Ngoye. Le patient travail mené nage, des femmes de par Caritas au Sénégal, celui de la Ngoye, commune rurale Sempreviva Organização Feminista du Sénégal, migrent à (Sof) au Brésil ou de la Balasore Dakar, à deux heures de route vers Social Service Society1 (BSSS) l’ouest, après les récoltes. Certaines y en Inde en témoignent : lorsque vendent le stock familial d’arachides les femmes développent une Au Sénégal, ou de mil. D’autres accomplissent certaine autonomie économique, Caritas Kaolack les travaux domestiques d’une fa- leur famille en tire des bénéfices forme des groupes de femmes mille mieux lotie. Elles épargnent en termes de sécurité alimentaire, à l’agroécologie. pour ceux restés au village (enfants, de santé et d’éducation. 6 RÉSOLUTIONS – MAI 2021
MODE D’EMPLOI En agriculture, LES BESOINS IDENTIFIÉS place aux femmes 150 millions En milieu rural, les femmes ont moins accès que les hommes aux moyens de production, de personnes qui souffrent de la faim à l’éducation, aux opportunités de travail. Supprimer les inégalités entre les femmes Besoin d’améliorer la sécurité alimentaire et les hommes qui travaillent la terre permettrait des ménages ruraux, menacée par les changements de réduire le nombre de personnes climatiques, les crises alimentaires, l’accaparement souffrant de la faim dans le monde*. des terres. * Source : Programme alimentaire mondial Renforcer l’entrepreneuriat des femmes en milieu rural pour accroître leur production agricole et les revenus des ménages L’IDÉE En les formant aux pratiques agro-écologiques et à la commercialisation des récoltes, via des organisations paysannes QUI ? COMBIEN ? Caritas Kaolack, partenaire sénégalais 750 15 + de 30 000 du Secours Catholique élus locaux communes bénéficiaires directs Des femmes en milieu et agents (famille élargie, élus, rural et leur famille municipaux membres des organisations socio-professionnelles…) LES OBJECTIFS Renforcer Développer Diversifier Lutter contre la cohésion le pouvoir d’agir les ressources les inégalités sociale des femmes Diversifier économiques hommes- l’alimentation des ménages femmes des familles LES LEVIERS LES PARTENAIRES La participation de tous les membres Les communes d’une communauté rurale : femmes, hommes, chefs de village, autorités Popkadifa : plateforme d'organisations paysannes municipales… Biotech Sénégal : fournit biopesticides et biofertilisants La sensibilisation des femmes aux inégalités Tropicasem : pour les semences et le matériel agricole qu’elles subissent Misereor (Allemagne) L’éducation des femmes Caritas Kaolack, Caritas Sénégal, et des jeunes filles Secours Catholique – Caritas France MAI 2021 – RÉSOLUTIONS 7
INNOVER Au Sénégal, avant de cultiver, il Au Brésil, en Inde et ailleurs dans le « Poulets, laitues, épinards, plantes faut « sécuriser la terre », explique monde, en milieu rural, la situation médicinales… Ce qu’elles cultivent Odile Rose Sarr, sociologue anima- des femmes est généralement plus ou les animaux qu’elles élèvent ne trice à Caritas Kaolack. Le groupe précaire que celle des hommes, et sont souvent pas vus comme du s’adresse au chef du village pour plus que celle des femmes et des “vrai” travail », explique Isabelle obtenir le droit d’exploiter un ter- hommes vivant en milieu urbain. Hillenkamp, socio-économiste, qui rain. Une quarantaine de femmes Cela s’explique notamment par mène sur place une recherche-ac- se partagent un hectare. Elles dé- tion depuis 2016. « L’agriculture cident ensemble de ce qu’elles que pratiquaient les femmes était vont semer : aubergines, laitues, invisible, car exclusivement tournée courges, navets, carottes, menthe… vers la consommation familiale. » Puis elles vendent ces produits sur LORSQUE LES FEMMES SONT Pourtant, les cultures vivrières jouent les marchés locaux ou à Dakar. IMPLIQUÉES, LA GESTION un rôle fondamental dans l’alimenta- L’argent gagné leur appartient. DES RESSOURCES DU MÉNAGE tion. Dans le district de Mayurbhanj, Une victoire quand, souvent, le tra- EST MEILLEURE. dans l’État indien d’Odisha, BSSS vail des femmes n’est reconnu ni encourage le développement de socialement, ni économiquement. l’agriculture et de l’entrepreneu- Pendant la saison des pluies, en des « pesanteurs socioculturelles », riat des femmes à travers le projet plus des tâches domestiques et selon Odile Rose Sarr. En Inde Swaad. « Auparavant, les gens man- de l’entretien du potager destiné à comme au Sénégal, beaucoup de geaient très peu de légumes parce que nourrir la famille, les habitantes de jeunes filles sont à peine allées à c’est une région très aride », explique Ngoye participent aux travaux des l’école et sont mariées tôt. Chakradhar Rout, coordinateur du champs d’arachides, de maïs ou de À Barro de Turvo, au Brésil, l’ONG projet. Désormais, l’appropriation des mil, au côté de leur mari. Mais à la Sof a compris que pour valoriser techniques de l’agriculture biologique fin des récoltes, celui-ci décide seul économiquement la production des permet de tirer parti de ces hauts pla- de l’usage de chaque centime tiré femmes, il fallait leur faire prendre teaux arides et d’améliorer les repas de ce labeur commun. conscience de leurs savoir-faire. avec des légumes frais. Au Sénégal, « Habituellement, à la fin des récoltes, le mari gère à sa guise la REGARD production. Les périmètres maraîchers sont un prétexte pour entrer dans les ISABELLE HILLENKAMP, SOCIO-ÉCONOMISTE, ménages et démocratiser la prise de CHARGÉE DE RECHERCHE À L’INSTITUT DE RECHERCHE décision, explique Odile Rose Sarr. On POUR LE DÉVELOPPEMENT (IRD-CESSMA) a constaté que lorsque les femmes sont impliquées, la gestion des ressources DÉCIDER DE CE QUE L’ON PRODUIT, est meilleure. » Certains villages C’EST CONSIDÉRABLE mettent en place des magasins polyvalents, qui proposent des « On assiste à un processus historique d’exclusion des femmes de la mo- services comme le warrantage : il dernisation agricole, qui réserve aux hommes l’accès à la mécanisation, aux permet d’obtenir un crédit garanti grandes surfaces et aux produits générateurs de revenus. Cette supréma- par le stock céréalier, qui gagne tie masculine s’exprime dans les techniques : les outils sont très lourds. Si en valeur au fil des semaines. l’agroécologie veut être fidèle à sa critique d’un système qui exclut, elle ne Cela permet d’anticiper les crises peut en aucun cas reproduire ces inégalités. Il y a un vrai travail de “resigni- alimentaires et les périodes de fication” du rôle des femmes dans l’agriculture vivrière à mener. Permettre soudure (entre la fin des stocks d’une à des femmes d’avoir une autonomie de décision sur ce qu’elles vont pro- récolte et le début de la suivante). duire, ça n’a l’air de rien, mais c’est considérable. Et le fait qu’elles décident « Avec l’argent gagné, des femmes de l’usage de leurs revenus est fondamental. » améliorent leur habitation en ache- tant un lit pour elles ou leurs enfants. 8 RÉSOLUTIONS – MAI 2021
INNOVER sur elles-mêmes change », observe Isabelle Hillenkamp. Cependant, à Barro do Turvo comme au Sénégal et en Inde, « les femmes manquent de temps : elles ont tou- jours toutes les tâches domestiques à gérer », constate Véronique Ndione. Celle-ci se réjouit pourtant d’assister à « une libération de la parole ». MAINTENANT, LES FEMMES IMPOSENT LEUR PRIX AUX INTERMÉDIAIRES PARCE QU’ELLES SONT EN GROUPE. En Inde, certaines femmes plaident désormais leur cause devant les dé- cideurs locaux : à Badataila (Odisha), elles ont osé demander l’installation d’une canalisation pour amener l’eau jusqu’au village. « Elles devaient couvrir une grande distance pour aller chercher de l’eau », explique Chakradhar Rout. XAVIER SCHWEBEL / SCCF Une tâche qui, traditionnellement, leur revient. « Mais installer une canalisation, c’était une décision qui dépendait des hommes. » Ainsi ces projets ne peuvent se cen- Certaines achètent du matériel sco- Au Brésil, durant la pandémie, la de- trer uniquement sur les femmes. « On laire ou paient des soins », précise mande de produits que les femmes ne peut pas améliorer la condition des Véronique Ndione, chargée de pro- de Barro do Turvo vendent via les femmes sans intégrer les époux. Ce gramme à Caritas Thiès. réseaux militants a triplé. Pour évi- sont eux qui les autorisent à participer D’autres changements dépassent ter la contagion, certains consom- à une réunion, à s’associer à un groupe- le seuil de la maison. En Inde, mateurs préfèrent se fournir chez ment. S’ils refusent, elles ne viendront faire partie d’un groupe d’entraide elles plutôt que dans les supermar- pas. Quand on organise une réunion, on change le rapport de force des chés. La grande variété de produits appelle d’abord le chef de village pour femmes avec les intermédiaires. qu’elles proposent, contrairement avoir son soutien », explique Véronique Dans l’État d’Odisha, elles cousent aux monocultures intensives, leur Ndione. Si dans la lutte contre la pau- des feuilles de sal séchées pour en a permis de mettre en place des vreté les femmes sont premières de faire des assiettes. « Elles vendaient marchés diversifiés. « Cela a une cordée, c’est parce que dans leur as- leurs assiettes chacune dans leur répercussion positive sur leur posi- cension, elles emmènent avec elles coin. Maintenant, elles négocient et tion dans la communauté : elles sont un mari, des enfants, une belle-sœur imposent leur prix parce qu’elles sont vues comme des personnes qui gé- et, bientôt, tout un village. en groupe », témoigne George Lijo, nèrent un revenu dans cette situa- directeur de BSSS en Inde. tion de crise. Et le regard des femmes 1 Partenaires du Secours Catholique-Caritas France. MAI 2021 – RÉSOLUTIONS 9
INNOVER SAVOIE “LE SAVON ALPIN”, FUTURE ELLES Y PENSENT AUSSI PAR CLARISSE BRIOT COOP’ D’ARTISANES Fortes de leur expérience professionnelle acquise au Secours Catholique de Chambéry, Myriam Goubin et Cléo Finck ont lancé leur projet : créer de l’emploi valorisant, accessible et durable pour des femmes ayant des difficultés d’insertion. « Le premier des freins, c’est leur manque d’estime pour elles-mêmes », observe Myriam. Autour d’une savonnerie éthique, les deux entrepreneuses souhaitent leur offrir un tremplin. L’activité a démarré. Leur objectif : se dé- gager un salaire chacune puis créer une coopérative, où chaque nouvelle embauchée pourra s’épanouir. D.R. Plus d’infos sur : www.le-savon-alpin.com MARSEILLE PARIS “POTENTIELLES”, “DESCODEUSES”, UNE COMMUNAUTÉ COOP’ D’ENTREPRENEUSES L’innovation collaborative au service de l’entrepreneu- DE “DÉVELOPPEUSES” riat féminin est le credo de l’association Potentielles, Alors qu’elle traverse une période de précarité, Souad née en 2007 à Marseille. Dans un tiers-lieu, des entre- Boutegrabet, à l’aise avec le numérique, a l’idée de preneuses issues de secteurs variés font du co-wor- proposer à des femmes de son quartier, du 20e ar- king et participent à des ateliers collectifs. En 2019, rondissement de Paris, de se remobiliser vers l’emploi l’association a donné naissance à une coopérative à travers la formation au code et au développement d’activités et d’emplois afin de franchir un pas sup- web. En 2019, une promotion de 16 femmes est for- plémentaire, à savoir « travailler la gouvernance par les mée. Deux ans plus tard, une vraie « communauté femmes, les amener à faire entendre leur voix et prendre d’apprentissage » est née (1 000 femmes formées des décisions pour elles, et pour les autres », explique ou sensibilisées, 36 bénévoles), avec pour projet la Élisabeth Luc, la fondatrice. La structure réunit à ce transformation de l’association Descodeuses en coo- jour 19 entrepreneuses-coopératrices. pérative et des implantations dans d’autres régions. Plus d’infos sur : www.potentielles.fr Plus d’infos sur : www.descodeuses.org RETOUR SUR… MONTÉE EN CHARGE ET ESSAIMAGE POUR RÉSEAU ÉCO-HABITAT 2 021 sera l’année du 100e Habitat collabore avec les béné- de l’habitat, et ainsi de faire finan- chantier de rénovation pour voles du Secours Catholique, son cer le volet accompagnement so- Réseau Éco-Habitat, né en partenaire privilégié, pour l’identi- cial et technique des rénovations », 2014 dans les Hauts-de-France. fication des ménages et leur ac- explique Franck Billeau, le fon- L’association facilite la rénovation compagnement humain. En 2020, dateur, qui prévoit de doubler le de logements considérés comme la structure a doublé le nombre de nombre de chantiers cette année. des “passoires” thermiques en ac- ses salariés et ouvert une antenne L’association a par ailleurs mis en compagnant des foyers modestes dans le Nord-Pas-de-Calais. Elle a route un programme d’essaimage à toutes les étapes de leur accès également signé un contrat à im- baptisé “Chauffe-toi”, dans l’objec- aux financements publics et aux pact social. « Cela nous permet de tif de développer dix projets simi- solutions techniques. Réseau Éco- devenir opérateur de l’amélioration laires en France. C.B. 10 RÉSOLUTIONS – MAI 2021
DÉBATTRE FAUT-IL RENDRE LES TRANSPORTS EN COMMUN GRATUITS ? CONTEXTE. Comment rendre les transports publics du quotidien accessibles à tous et en particulier aux plus précaires ? Force est de constater que de nombreuses personnes n’arrivent pas à en assumer le coût et que cela les pénalise pour l’accès à leurs droits. La gratuité serait-elle alors la solution ? DAPHNÉ CHAMARD-TEIRLINCK MIREILLE GAZIN, CHARGÉE DE PLAIDOYER MOBILITÉ PRÉSIDENTE DE LA COMMISSION INCLUSIVE ET DURABLE ET MICROCRÉDIT TRANSPORTS ET DÉPLACEMENTS PERSONNEL AU SECOURS CATHOLIQUE DE LA RÉGION GRAND-EST Daphné Chamard-Teirlinck : La pensons que la gratuité des trans- moins de 1 000 euros par élève. On mobilité est l’un des premiers freins ports en commun est une solution a proposé aux familles de payer 94 à l’emploi ou à l’accès aux droits qui permettra à tous, sans condi- euros par an, soit environ 10 % du sociaux. On le voit au Secours tion de ressources, de se déplacer, coût total. La gratuité a un surcoût Catholique, où de nombreuses en prenant en compte les limites qui va forcément pénaliser l’inves- personnes viennent nous voir pour des capacités de notre planète. tissement. Il s’agit d’apporter le des problématiques de mobilité. meilleur service en termes de qua- Récemment, la Lom (loi d’orienta- Mireille Gazin : La question de la lité et de sécurité, de renouveler les tion des mobilités) a instauré dans gratuité des transports doit être vue véhicules en permanence, d’ache- son premier article le droit à la mo- de manière pragmatique et sans ter des véhicules qui roulent au gaz, bilité qui, en pratique, a du mal à idée préconçue. Le choix d’y recou- c’est-à-dire des transports propres, être effectif sur l’ensemble des ter- rir n’est pas anodin. Un exemple : tout cela au meilleur niveau. Sans ritoires. D’autre part, l’urgence en- la région Grand-Est transporte oublier l’accessibilité pour tous par vironnementale et climatique nous 230 000 élèves et cela représente le développement de dessertes impose de proposer des alterna- 250 millions d’euros. Le critère de au plus près des personnes et en tives viables au modèle actuel de la pérennité et d’équilibre financier adaptant les transports aux per- voiture individuelle, les transports se pose : si nous avions rendu ces sonnes à mobilité réduite. Sans étant les premiers émetteurs de transports gratuits, nous aurions rentrées d’argent, vous n’avez gaz à effet de serre. C’est pour cela enregistré une perte de 30 mil- plus de moyens d’investir et vous qu’au Secours Catholique nous lions d’euros. Le coût est d’un peu vous retrouvez dans l’incapaci- MAI 2021 – RÉSOLUTIONS 11
CHRISTOPHE HARGOUES / SCCF Le risque, avec la gratuité, c’est de perdre La généralisation de la gratuité permet en qualité. Vous n’avez pas de moyens de faciliter l’accès des transports d’investissement parce que vous n’avez aux plus précaires, qui ne profitent pas de rentrée d’argent. La gratuité n’est pas toujours de la tarification sociale. pas la solution pour tous les usagers. Et la gratuité permet une mixité sociale. MIREILLE GAZIN DAPHNÉ CHAMARD-TEIRLINCK té de restructurer votre réseau. M.G. : On pense souvent que la la redynamisation du centre-ville Il faut bien comprendre que les gratuité pourrait être un appel à et la sécurité. Les études menées ressources des collectivités sont modifier les comportements, et à Dunkerque montrent une baisse très limitées. qu’elle inciterait les personnes à des incivilités et surtout une mixité abandonner leurs voitures pour sociale et une convivialité plus D.C.-T. : La gratuité en soi ne suf- prendre le train ou l’autocar. Des grandes. C’est un point important fit pas, il faut aussi penser au dé- études, réalisées notamment par pour nous : comment construire veloppement des infrastructures et le Sénat, démontrent que cette po- une société où il existe une plus du territoire en partant des besoins litique ne fonctionne pas comme grande mixité ? À Dunkerque, la gra- des personnes. En ce qui concerne on le voudrait. Quand on met en tuité a permis à un nombre accru le coût, la voiture est un mode de place la gratuité, ceux qui viennent d’actifs de prendre le bus, mais transport extrêmement coûteux ne sont pas les automobilistes, aussi à des personnes précaires pour la collectivité : en plus des nui- mais les cyclistes et les piétons. En ayant du mal à accéder à la tarifi- sances générées par la voiture en d’autres termes, des personnes qui cation sociale. C’est ce que nous ville (pollution de l’air, pollution so- avaient déjà des politiques de mo- disent nos équipes locales sur le nore, etc.) et de leurs conséquences bilité propre avec peu d’empreinte terrain : les personnes en précarité économiques, 80 % des projets de carbone. ont tendance à acheter des tickets transport sont des infrastructures un à un à cause de leur trésorerie routières. Or en ville, hormis le sta- D.C.-T. : Ce n’est pas le cas par- fragile. Or la tarification sociale est tionnement, les utilisateurs de voi- tout : à Dunkerque, la plus grande prévue sous forme d’abonnement tures ne paient rien. Il faut analyser ville à avoir instauré la gratuité, il y mensuel ou annuel, ce qui repré- l’ensemble du coût des modes de a bien eu un report modal effectif, sente un effort financier qui n’est transport et non se focaliser unique- puisque la part des automobilistes pas toujours possible. ment sur les recettes. a diminué. 48 % des nouveaux utili- Plusieurs collectivités ont tenté la sateurs des bus sont des automo- M.G. : Chaque cas est différent : à gratuité et les retours d’expérience bilistes. On constate en plus des Dunkerque, auparavant, les auto- commencent à arriver. effets favorables induits, comme cars étaient loin de leurs capacités 12 RÉSOLUTIONS – MAI 2021
DÉBATTRE maximales et la gratuité se justifiait réel. C’est une manière de mettre des tickets –, il est parfois com- pleinement, alors qu’à Strasbourg en place une solidarité : celle des plexe d’y avoir accès. les trams sont pleins. On ne peut usagers qui ont plus de moyens pas rajouter des usagers car il y en faveur de ceux qui payent des M.G. : Vous avez raison, il faut aider aurait un risque de saturation du abonnements et qui ont besoin de les personnes les plus fragiles. Si la réseau. Je pense qu’il faut faire en transports tous les matins pour gratuité pour elles est la solution, sorte qu’il y ait des solutions so- aller travailler. alors il faut y réfléchir et les accom- ciales pour que les personnes les pagner, mais la gratuité pour tous plus fragiles accèdent aussi aux D.C.-T. : Au Secours Catholique, est une porte trop grande ouverte, transports. On doit offrir le meil- notre budget consacré à l’aide avec une déperdition de moyens leur service au plus grand nombre. financière est très élevé. Beaucoup non justifiée quand les personnes de personnes viennent nous voir sont en mesure de le payer. Cela D.C.-T. : Il est important qu’on pour qu’on les aide à payer un bil- ne peut que dégrader l’offre de puisse se rendre compte du ser- let de train afin de se rendre, par services – et l’on va redemander vice rendu et de la valeur de l’offre. exemple, dans une ville plus impor- plus aux entreprises qui paient la Mais la mobilité est un droit inscrit tante où se trouvent les services majorité des transports (via le ver- dans la loi : comment le rendre ef- administratifs. Nous recevons sement mobilité dans les intercom- fectif ? On ne se pose pas la ques- aussi des personnes sans emploi munalités), et on risque d’affaiblir tion, par exemple, pour le droit à la stable, comme les intérimaires, qui notre tissu économique. Ce n’est santé et l’accès aux hôpitaux. Je n’ont pas les moyens de s’engager jamais une bonne chose pour les donne un autre exemple : l’action dans un abonnement. Les usagers employés et les publics les moins de nos 66 000 bénévoles a une va- qui achètent leurs billets à l’unité, formés et les plus fragiles. L’emploi, leur et pourtant il s’agit de don et ne sont donc pas tous les « occa- c’est la dignité. La gratuité n’est pas de gratuité. Il ne faut pas ramener sionnels » que vous évoquez. C’est la solution pour tous, en revanche la valeur uniquement à la valeur ce que j’entendais dire concernant elle est une réponse qui mérite économique. la tarification sociale qui ne suffit d’être prise en considération pour pas. Les plus précaires qui ne sont des personnes qui en ont besoin. M.G. : Je n’ai pas parlé de valeur pas dans le schéma classique ont économique, d’ailleurs il est réduc- le coût de trajet le plus élevé. La Propos recueillis teur de ne raisonner qu’en termes généralisation de la gratuité per- par Cécile Leclerc-Laurent économiques, et ce que vous avez met de faciliter leur accès aux dit sur le bénévolat en est le meil- transports. Car notre crainte est leur exemple. Mais il faut aussi de constater des taux plus élevés réfléchir en termes de confort, de non-recours. Même s’il existe de sécurité, d’accessibilité, et sur des solutions – Pôle emploi peut l’image que l’on se fait du service aussi participer au financement public. L’usager en bénéficie avec une participation minime pour re- connaître l’effort permanent qui REPÈRES est réalisé pour que ce service se modernise et apporte le confort, la Niort, Châteauroux, Dunkerque, Aubagne : voici quelques villes qualité et la sécurité. Les services françaises qui ont instauré la gratuité des transports en commun. publics ne recherchent pas le ren- À l’étranger c’est également le cas de Tallinn, capitale de l’Estonie, dement, mais l’équilibre (une col- et du Luxembourg, premier pays à l’avoir généralisée. lectivité territoriale ne peut pas être La Lom (loi d’orientation des mobilités) stipule le droit à la mobilité en déficit). Cet équilibre, nous pou- pour tous. Elle incite les communautés de communes à se saisir vons le trouver avec les usagers de cette compétence, à défaut celle-ci reviendra à la région. (Lire occasionnels qui peuvent payer à ce sujet le “droit de suite”, page 5.) un tarif approchant 50 % du coût MAI 2021 – RÉSOLUTIONS 13
COMPRENDRE ENQUÊTE HÉBERGEMENT D’URGENCE : COMMENT RÉSOUDRE LA CRISE ? PAR CÉCILE LECLERC-LAURENT Force est de constater que l’hébergement d’urgence est aujourd’hui obstrué en France. Censé être provisoire à l’origine, il devient dans les faits pérenne. Hôtels, centres d’hébergement d’urgence ou gymnases : les personnes sont contraintes de vivre des années durant dans des conditions parfois indignes. En cause : les difficultés d’accès à un logement, seul à même d’apporter stabilité et sécurité aux personnes et condition préalable à la réinsertion. Même le logement social est désormais inaccessible aux plus précaires, dans l’incapacité de loger des personnes vivant sous le seuil de pauvreté. Comment expliquer la saturation VINCENT BOISSOT / SCCF de l’hébergement d’urgence aujourd’hui ? Quelles solutions faut-il mettre en place pour développer des logements décents et pérennes ? Enquête. 14 RÉSOLUTIONS – MAI 2021
COMPRENDRE MAI 2021 - RÉSOLUTIONS 15
mon fils, c’est gênant. Et l’hôtelier entre dans la chambre comme il veut. On n’est pas chez soi, ici. » Comme Khali, Franck et Hélène, ce sont quelque 260 000 personnes qui sont abritées dans ce qui est appelé l’hébergement d’ur- gence. Nuitées hôtelières, places en CHU, en Cada (Centre d’accueil pour demandeurs d’asile), ou encore dans des places ouvertes l’hiver, par exemple dans des gymnases : ces hébergements d’urgence sont en effet cen- sés être provisoires pour mettre à l’abri rapi- dement les personnes. « Est-ce que je vais être remise à la rue avec mon bébé à la fin de l’hi- ver ? » s’inquiète Fatoumata, hébergée dans des places “hiver” d’un CHU de Cités Caritas à Bures-sur-Yvette. « Il faudrait pérenniser les places ouvertes en hiver ou du moins éviter les sorties sèches sans solution de logement ou d’hébergement », estime Dominique Manière, directeur général de l’association Cités Caritas qui dénonce, en tant qu’opérateur de l’État, une tendance à la baisse des finan- cements. Outre ces places hivernales, l’hé- VINCENT BOISSOT / SCCF bergement d’urgence qui dure toute l’année est lui aussi saturé. En témoigne ce chiffre : en Île-de-France, seule une personne sur J’ quatre arrive à joindre le 115 pour être mise ai échoué dans cette enclave il y a à l’abri, sachant qu’environ les deux tiers des trois ans. Comme je n’ai pas de pa- sans-abri n’appellent plus. Les places sont piers, je suis reclus ici », explique toutes occupées et quand l’une d’elles se li- Khali, venu d’Algérie pour soigner bère, elle est prise d’assaut. « On assiste à sa bronchopneumopathie chro- un flot continu de personnes en demande », nique obstructive. Il est actuellement logé constate Dominique Manière. dans un Centre d’hébergement d’urgence (CHU) au Fort d’Aubervilliers, géré par l’as- “Embolie” sociation Cités Caritas, membre du réseau L’augmentation de la précarité (les per- Caritas France. Comme lui, Franck vit ici de- sonnes à la rue seraient désormais 143 000) La durée moyenne d’un puis quatre ans. Lui est français mais ne peut mais aussi des mouvements migratoires en séjour en Centre trouver de logement faute de moyens : « Le est la cause. Les trois quarts des chambres d’hébergement privé coûte trop cher. Et ma demande de lo- d’hôtel en Île-de-France et la moitié des lits d’urgence (CHU) gement social n’aboutit pas. Résultat : je suis en CHU sont occupés par un public ni ex- est de 14 mois. coincé ici, dans du “temporaire définitif”. » À pulsé ni régularisé. Pour René Dutrey, secré- « Il serait plus logique de quelques kilomètres de distance, dans le 11e taire général du Haut Comité au logement me donner arrondissement de Paris, Hélène vit avec son des personnes défavorisées, « l’hébergement un logement fils de 5 ans dans un hôtel. Cela fait six ans est le réceptacle du dysfonctionnement des et de laisser que cette Congolaise est condamnée à vivre politiques publiques sous-dotées en moyens ma place en CHU ici : « Tant que je n’ai pas de titre de séjour, je financiers : la crise de l’accueil des migrants, à quelqu’un à la rue. », suis bloquée à l’hôtel. Le plus dur est le manque les sorties sèches de l’aide sociale à l’enfance, témoigne Ruddy. d’espace, je suis obligée de m’habiller devant les fermetures de lits en psychiatrie, les sorties 16 RÉSOLUTIONS – MAI 2021
COMPRENDRE sans solution de réinsertion après la détention, ÉCLAIRAGE etc. ». Résultat : tout un public sans toit ap- pelle le 115 pour être mis à l’abri. Une fois dans le système d’hébergement d’urgence, GLOSSAIRE DES HÉBERGEMENTS la durée moyenne d’un séjour est de 14 mois. Ainsi, en Ile-de-France où 60 000 personnes CHU : Centre d’hébergement d’urgence sont hébergées à l’hôtel, plus de 12 000 s’y Le CHU est un établissement qui accueille les personnes trouvent depuis plus de deux ans. « On assiste sans-abri et sans domicile fixe, quels que soient leur profil, à un problème de flux entrants vers le 115 qui leurs ressources ou leur statut administratif, selon le prin- est le miroir de l’échec des politiques publiques cipe du caractère inconditionnel de l’accueil. L’hébergement (politique de psychiatrie, politique migratoire d’urgence est censé avoir une durée courte, dans la mesure ou encore politique d’aide à l’enfance), mais où il a pour objectif d’orienter la personne vers un mode aussi un problème de flux sortants vers le lo- de prise en charge adapté à ses besoins. gement », analyse Manuel Domergue, direc- Hébergement hôtelier teur des études à la fondation Abbé-Pierre1. Le recours à l’hôtel s’est imposé comme une solution à dé- « En conséquence, le secteur de l’hébergement faut de places disponibles en CHU. Il permet de répondre en d’urgence gonfle et est “embolisé” au détriment urgence à la croissance des demandes de familles qui repré- du relogement. » Vanessa Benoit, directrice sentent plus de la moitié des appels au 115. Près de 60 000 générale du Samu social de Paris, note pour personnes sont ainsi hébergées aujourd’hui en Île-de-France. sa part : « L’hébergement d’urgence est saturé parce que les personnes n’accèdent pas à du Dispositif d’accueil des demandeurs d’asile et des réfugiés logement pérenne. On répond à l’urgence, mais Il regroupe les Centres d’accueil de demandeurs d’asile (Cada), l’hébergement d’urgence pour demandeurs d’asile on n’arrive pas à en sortir ensuite. » C’est éga- (Huda) et les Centres provisoires d’hébergement (CPH). lement l’avis de Florent Gueguen, directeur Les Cada et les Huda sont des centres d’hébergement général de la Fédération des acteurs de la des demandeurs d’asile durant le temps d’examen de leur solidarité, dont le Secours Catholique et Cités demande. La durée du séjour est limitée à celle de la pro- Caritas sont membres : « Les gens restent cédure devant l’Ofpra (Office français de protection des coincés dans l’hébergement d’urgence car il réfugiés et apatrides) et, le cas échéant, devant la CNDA n’y a pas de fluidité vers le logement. » Il pré- (Cour nationale du droit d’asile). Les CPH sont destinés à cise qu’environ 30 % des personnes en héber- ceux qui ont obtenu le statut de réfugiés et nécessitent gement d’urgence ont un emploi, mais sont un accompagnement en vue de préparer leur réinsertion. des travailleurs pauvres qui n’arrivent pas à accéder au logement. C’est le cas de Ruddy, CHRS : Centre d’hébergement et de réinsertion sociale originaire de RDC, qui a obtenu l’asile et dé- Leur mission est d’accueillir, héberger et réinsérer sur le plan croché un travail en tant qu’agent de qualité social et professionnel les personnes en situation d’exclu- en intérim, mais qui est coincé depuis un an sion. Par rapport aux autres dispositifs d’aide aux sans-abri, au CHU de Cités Caritas à Bures-sur-Yvette, les CHRS ont une mission de soutien et d’accompagnement où il doit partager une chambre avec un in- social approfondi des personnes. Le but est d’aider celles-ci connu. « Je réunis tous les critères, témoigne- à accéder à leur autonomie personnelle et sociale. t-il, mais je n’ai rien trouvé jusqu’ici. Pourtant il Pension de famille (ex-“maison relais”) serait plus logique de me donner un logement Résidence sociale d’insertion destinée à stabiliser des et de laisser ma place en CHU à quelqu’un à personnes ayant connu un long parcours de rue, la pension la rue. » « Certains de nos hébergés sont au- de famille s’inscrit dans une logique d’habitation durable tonomes et n’ont plus besoin d’accompagne- et offre un cadre semi-collectif. Les résidents sont loca- ment social », observe Audrey Celot, chef de taires de leur studio et bénéficient d’un accompagnement service au CHU de Bures-sur-Yvette, « mais adapté à leur situation. ils n’accèdent pas au logement pour autant. Le privé est de toute façon devenu inaccessible. » Source : DRIHL (Direction régionale et interdépartementale de l’hébergement et du logement) Île-de-France, 2018. Les CHRS (Centres d’hébergement et de MAI 2021 – RÉSOLUTIONS 17
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