Hors du cloître et dans le monde : Des Soeurs catholiques comme actrices transnationales - Brill
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Social Sciences and Missions Sciences sociales et missions Social Sciences and Missions 25 (2012) 195–224 brill.com/ssm Hors du cloître et dans le monde : Des Sœurs catholiques comme actrices transnationales Katrin Langewiesche Institut für Ethnologie und Afrikastudien, Universität Mainz, Germany Résumé Cet article étudie les réseaux missionnaires catholiques entre l’Europe et l’Afrique, en parti- culier deux congrégations africaines basées au Burkina Faso travaillant en Afrique et en Europe. L’analyse de cette forme spécifique de la transnationalisation du religieux permet de saisir certaines tendances du processus de globalisation. Les religieuses africaines sont de plus en plus impliquées dans la pastorale en Europe tout en continuant leurs activités apostoliques dans leur continent d’origine. Les religieuses européennes sont pour leur part de moins en moins présentes en Afrique où elles opèrent au travers de réseaux transfronta- liers. Ce renversement des rôles missionnaires traditionnels contredit l’image stéréotypée d’une Afrique cantonnée dans le rôle du bénéficiaire de l’aide fournie par l’Europe. Abstract This essay examines the networks and activities of Catholic missionaries in Europe and Africa, in particular two African congregations which are based in Burkina Faso and act as missionaries in Africa and Europe. The analysis of this specific form of transnational reli- gion, which arises between Europe and Africa, will make it possible to demonstrate the trends involved in the process of globalisation. African religious sisters are becoming increasingly involved in pastoral work in Europe and continue their apostolic activities in their own continent. By way of contrast, European religious are becoming less prevalent in Africa and are pursuing their involvement in Africa through trans-boundary networks. The reversal of traditional missionary roles contradicts the stereotypical image of Africa as recipient and Europe as provider. Mots-clés missions catholiques, congrégations catholiques, mission en retour, Burkina Faso Keywords Catholic missions, African congregations, reverse mission, Burkina Faso © Koninklijke Brill NV, Leiden, 2012 DOI 10.1163/18748945-02503008 Downloaded from Brill.com09/19/2021 04:39:09AM via free access
196 K. Langewiesche / Social Sciences and Missions 25 (2012) 195–224 Cet article propose d’étudier le rôle des congrégations catholiques dans la transnationalisation du religieux en portant une attention particulière aux congrégations féminines africaines. Il s’agit d’attirer l’attention sur le fait que les sœurs catholiques – que l’on présente parfois comme des communautés attachées à la tradition et au maintien du statu quo – sont tout autant intégrées dans la modernité en participant à la transfor- mation du religieux et de la société civile via des réseaux transnationaux que des mouvements pentecôtistes, des prophètes musulmans ou des catholiques charismatiques qui reçoivent plus d’attention (Fourchard et al. 2005, Corten et al. 2001, Hoeber Rudolph et al. 1997). Elles jouent un rôle important dans le développement de la société civile locale et dans l’émer- gence d’une société civile globale. A partir de l’exemple du Burkina Faso, cet article met en lumière le rôle que peuvent avoir des congrégations religieuses dans l’émancipation des femmes et il montre comment ce féminisme s’insère dans des réseaux transnationaux. L’objectif est donc d’analyser de quelle manière s’effectue la circulation des sœurs, des associations religieuses et des idées. Je m’intéresse en particulier aux mécanismes qui permettent aux sœurs africaines des congrégations inter- nationales et autochtones de se forger des expériences transnationales et un habitus cosmopolite. Ce questionnement est lié à l’analyse des mul- tiples processus de transformations des congrégations féminines dans le passé jusqu’à aujourd’hui. L’augmentation de sœurs non-européennes dans le leadership des congrégations, les facilités de communication, les effets de Vatican II amènent une démocratisation au sein des instituts religieux. Les moyens avec lesquels les sœurs s’impliquent dans les affaires sociales et politiques du monde changent en fonction des rapides transformations de leur entourage. Elles évoluent avec le monde et sont insérées dans la modernité. Le point de départ géographique de cette analyse est le Burkina Faso, en Afrique de l’Ouest, et des congrégations catholiques implantées dans ce pays1. Il s’agit en particulier de deux congrégations autochtones formées 1) Ce travail a été possible grâce au soutient de la Fondation Fritz Thyssen. Tous mes remer- ciements vont aux nombreuses sœurs qui m’ont accordé leur confiance et leur temps. Je suis particulièrement reconnaissante à Sr. Hildegunde Schmidt, archiviste des Sœurs Missionnaires de Notre Dame d’Afrique, ainsi qu’aux Sœurs de l’Immaculée Conception de la maison de repos à Ouagadougou et aux Sœurs de l’Annonciation de Bobo de la communauté de St. Camille avec qui j’ai passé beaucoup de temps. Je me suis toujours efforcée – sans être Downloaded from Brill.com09/19/2021 04:39:09AM via free access
K. Langewiesche / Social Sciences and Missions 25 (2012) 195–224 197 par la congrégation internationale des Sœurs Missionnaires de Notre Dame Afrique (SMNDA). Elle est plus connue sous le nom de Sœurs Blanches2, et fait partie des instituts missionnaires des plus influents travaillant depuis de longues années en Afrique3. Cependant, ce que je décris pour des reli- gieuses vivant au Burkina Faso est valable aussi bien dans d’autres contextes géographiques que dans d’autres congrégations4. Dans le monde entier, les religieuses discutent de leur avenir et explorent des nouvelles sûre d’y avoir réussi – de justifier la confiance qu’elles m’ont faite en protégeant leur anony- mat et en respectant l’esprit de leur propos. Je remercie également Dimlawende Joanny Ouedraogo pour son assistance toujours « opérationnelle » ainsi que Ramatou Ouédraogo et Adjara Konkobo pour la transcription des entretiens. Une version plus courte de ce tra- vail a été présentée à la 3e European Conference on African Studies (ECAS 3) à Leipzig, 4-7 juin 2009. 2) Le surnom populaire Sœurs Blanches s’est imposé depuis les débuts de la congrégation et est toujours utilisé aujourd’hui, autant par les intéressées elles-mêmes que par les popu- lations locales en Afrique. Cette appellation fait référence à l’habit blanc et aussi à la peau blanche des premiers missionnaires. En revanche, actuellement on peut rencontrer des sœurs appartenant aux Sœurs Blanches qui ont effectivement la peau noire. C’est pourquoi elles préfèrent alors qu’on les appelle par leur nom complet « Sœurs Missionnaires de Notre Dame d’Afrique ». 3) La tutelle des Pères Blancs et des Sœurs Blanches s’étendait sur d’immenses territoires en Afrique Occidentale et Equatoriale. Pour les territoires ecclésiastiques en 1901 voir : Langewiesche 2003 : 168. En 1938, les territoires évangélisés par les Pères Blancs et Sœurs Blanches s’étendaient à une superficie de 2 150 000 km2 en Afrique Occidentale et de 1 110 000 km2 en Afrique Equatoriale (Missions d’Afrique, revue des PP BB, 1938 : 48-49, 234-235 ; et 1939 : 18-19 cité in Lorin 2000 : 63). Les Sœurs Blanches sont restées durant 26 ans environ la seule congrégation féminine à évangéliser des grandes parties d’Afrique. Dans le terri- toire qui nous intéresse ici, l’ancienne Haute Volta, c’est en 1939 seulement, à la veille de la seconde guerre mondiale qu’arrivèrent des religieuses d’autres congrégations dans des mis- sions des Pères Blancs. Les Franciscaines Missionnaires de Marie s’installèrent à Dissin (Haute Volta) et à Jirpa (Ghana). Elles furent suivies de beaucoup d’autres congrégations surtout après la guerre (Lorin 2000 : 63). 4) A titre indicatif, on peut nommer les études suivantes : Hüwelmeier décrit la vie quoti- dienne contemporaine et les changements d’une congrégation catholique d’origine alle- mande devenue transnationale (Hüwelmeier 2004). Talin propose une comparaison des activités de religieuses en France et au Canada (Talin 2002, 2005). Roth-Haillotte nous livre une ethnographie de la vie consacrée contemplative en France (Roth-Haillotte 2007). Claussen discute le féminisme des religieuses catholiques aux Philippines (Claussen 2001). Koehlinger analyse les influences du mouvement de « justice raciale » aux Etats-Unis des années 1960 sur les religieuses catholiques américaines (Koehlinger 2007). Downloaded from Brill.com09/19/2021 04:39:09AM via free access
198 K. Langewiesche / Social Sciences and Missions 25 (2012) 195–224 conditions d’engagement dans la société5. Elles s’investissent de plus en plus dans des réseaux transnationaux pour défendre leur position ou pour dénoncer une situation politique. Pour comprendre ces nouvelles formes d’implication des religieuses dans le monde et leur volonté de s’investir au sein de la société, il faut les placer dans un contexte plus large. La première partie de cette contribu- tion présente les Sœurs Missionnaires de Notre Dame Afrique et leurs activi- tés transnationales historiques en Haute Volta (l’actuel Burkina Faso). Cette partie historique se termine par la présentation des activités d’une Sœur extraordinaire, mais emblématique pour l’implication de la congré- gation en Afrique et pour la mobilité transnationale des années 1950 à 1960 : Sr. Marie André du Sacré Cœur. La deuxième partie de cette étude présente quelques activités transna- tionales contemporaines des religieuses. L’exemple d’associations qui réunissent des religieuses africaines et européennes illustre que le lob- bying politique constitue aujourd’hui l’un des moyens puissants dont elles disposent. Ces exemples permettent d’éclairer les modalités selon les- quelles ces femmes saisissent collectivement les opportunités de se faire entendre dans la sphère publique. Ils permettent également d’analyser l’affaiblissement de l’appartenance territoriale et institutionnelle des religieuses ainsi que leur intégration dans des réseaux transnatio- naux. Cette partie s’achève par la présentation du parcours d’une sœur contemporaine pour illustrer la mobilité transnationale individuelle actuelle : Sr. Véronique. Pour conclure, je compare les activités transnationales historiques et contemporaines des religieuses. Cette perspective historique permettra de comprendre en quoi l’entrée dans la vie religieuse pouvait et peut toujours être lue comme une émancipation malgré les dépendances vis-à-vis de l’église en tant qu’institution masculine et l’allégeance aux supérieures féminines. La comparaison des activités transnationales histo- riques des religieuses avec celles d’aujourd’hui permet d’éclairer le proces- sus de transnationalisation en argumentant que le recours à des réseaux 5) De tous côtés, l’heure est au bilan du devenir de la vie religieuse consacrée dans le sillon de la politique ecclésiale issue de Vatican II. Voir p.ex. l’article récent du National Catholic Reporter, 1 Aug. 2011, “LCWR begins next step in reexamination of religious life”, http:// ncronline.org/print/25960. Downloaded from Brill.com09/19/2021 04:39:09AM via free access
K. Langewiesche / Social Sciences and Missions 25 (2012) 195–224 199 transnationaux constitue pour elles un moyen de contourner les contraintes de l’espace local et de leur institution. Terrains et concepts Mon intérêt pour les activités des religieuses africaines remonte à une série d’entretiens menés en 2006 auprès de sœurs professes, novices et aspirantes à Ouagadougou, capitale du Burkina Faso (Langewiesche 2008). En Europe, j’ai aussi interviewé des sœurs européennes qui avaient travaillé au Burkina Faso et des sœurs africaines qui étudiaient en Italie ou qui travaillaient dans des paroisses françaises. Entre 2006 et 2011, j’ai ren- contré plus de soixante religieuses de différentes congrégations6. Avec certaines j’ai effectué des entretiens approfondis et répétés sur leur vie, leur vocation et leur travail. J’ai partagé repas, temps libre ou une partie de leurs activités quotidiennes avec d’autres. J’ai approfondi mes recherches dans des archives en Italie7, en France8 et au Burkina Faso9. Les religieuses mènent une vie dont les caractéristiques posent des exigences particulières au chercheur. Ces exigences sont aux frontières de l’anthropologie, de l’histoire et de la théologie. Cette étude combine des méthodes anthropologiques et historiques pour trouver des réponses aux questions posées initialement : Comment les religieuses catho liques africaines sont-elles intégrées dans les réseaux catholiques globaux ? Et quelle est l’influence de la mondialisation sur la religion transna tionale, et la contribution des religieuses dans les processus sociaux de la 6) Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique (SMNDA), Sœurs de l’Immaculée Conception de Ouagadougou (SIC), Sœurs de l’Annonciation de Bobo (SAB), Sœurs Notre Dame du Perpétuel Secours (NDPS), Sœurs Disciples du Divin Maître (SDDM), Sœurs de Notre Dame du Lac (NDL), Sœurs de l’Ordre du Très Saint Rédempteur (OSSR), Sœurs de l’Ordre de Saint Benoit (OSB), Sœurs du Christ Rédempteur (CR), Sœurs Cisterciennes Bernardines d’Esquermes (OCBE). 7) Archives des Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique et des Missionnaires de Notre- Dame d’Afrique, Rome, Italie. 8) Archives des Œuvres Pontificales Missionnaires, Lyon, France. 9) Archives de la Conférence Episcopale, Ouagadougou et les archives privées de certaines congrégations au Burkina Faso. Downloaded from Brill.com09/19/2021 04:39:09AM via free access
200 K. Langewiesche / Social Sciences and Missions 25 (2012) 195–224 globalisation ? Mobilité et délocalisation, caractéristiques de la globalisa- tion de notre société, ont toujours été pour les missionnaires des expé- riences quotidiennes. Un regard ethnologique posé sur la vie quotidienne de cette mondialisation demande de suivre les missionnaires dans leurs déplacements entre l’Afrique et l’Europe. Cette étude n’est donc pas conçue comme une monographie locale, comme c’est souvent le cas en anthropo- logie, mais comme une ethnographie transnationale, qui suit les réseaux d'acteurs (Marcus 1995). La notion de transnationalisation a été utilisée par des chercheurs s’inté- ressant aux migrations (Glick Schiller et al. 1992, Hannerz 1996, Vertovec 1999) pour analyser les liens complexe entre migrants, société d’accueil et pays d’origine. Faist souligne que les phénomènes transnationaux se déve- loppent non seulement par les migrations, mais aussi par les échanges des biens et des idées p.ex. au sein des ONG, des associations, des groupements féminins et des églises (Faist 2000). Quant à la transnationalisation du reli- gieux, elle s’alimente nécessairement dans les réseaux commerciaux ou migratoires préexistants (Fourchard et al. 2005 : 14). Le terme transnational indique premièrement le dépassement des fron- tières dans le sens où se créent et se perpétuent des liens entre des acteurs à des endroits géographiques différents. Une des conditions préalables pour qu’un espace transnational se crée est la stabilité des réseaux qui le forment. Deuxièmement ce terme laisse entendre que les frontières s’ef- facent en faveur de certaines idées ou de certains intérêts. Il laisse présager que les réseaux transnationaux influencent et modifient la société civile. Tandis que la première caractéristique va de soi – la mobilité des acteurs ou l’échange des biens et des informations créent en eux-mêmes des liens – la deuxième caractéristique est matière à interprétation (Weissköppel 2005 : 35). Même si cette dernière tendance domine dans de nombreux discours sur la transnationalisation, il me semble important d’ouvrir plutôt un champ empirique de recherche que de mettre en avant des effets supposés. Lorsqu’on s’intéresse aux phénomènes transnationaux on est confronté très vite au concept de réseaux et à celui de la société civile transnationale. Colonomos définit le réseau comme « …des mouvements faiblement institutionnalisés, réunissant des individus ou des groupes dans une asso- ciation dont les termes sont variables… » (Colonomos 1995 : 22). Les réseaux transnationaux de religieuses donnent à voir cette hybridation Downloaded from Brill.com09/19/2021 04:39:09AM via free access
K. Langewiesche / Social Sciences and Missions 25 (2012) 195–224 201 dont parle Colonomos entre communautaire et associatif (op.cit : 46). La position des congrégations religieuses se révèle typique des élites intermé- diaires, de ces acteurs sociaux qui se distinguent par un leadership et une identité tout en naviguant entre l’autonomie et la dépendance à l’égard des instances supérieures. Les réseaux dans lesquels les sœurs catholiques sont intégrées se situent notamment entre hiérarchie et auto- gestion, deux termes utilisés par Hoeber Rudolph pour définir le cadre conceptuel qui rassemble la diversité des formations religieuses dans l’es- pace de la société civile transnationale (Hoeber Rudolph et Piscatori, 1997 : 13). Depuis la deuxième moitié du 20e siècle la dimension transnationale du développement des sociétés civiles a pris une importance croissante. Hoeber Rudolph rappelle notamment que les réseaux religieux transnatio- naux peuvent révéler le potentiel aussi bien coopératif ou conflictuel des relations entre société civile et état. Les travaux récents qui analysent la constitution d’une société civile10 dans différents pays africains se limitent souvent à une discussion du rôle des organisations non gouvernementales dans cet espace entre l’état et les populations tout en reconnaissant qu’il y a d’autres acteurs collectifs qui s’insèrent dans cet espace, notamment les mouvements islamiques, les églises chrétiennes et les congrégations religieuses. Les Sœurs Missionnaires de Notre Dame Afrique et leurs activités transnationales historiques Dès leur arrivée en Afrique les Sœurs Missionnaires de Notre Dame Afrique ont activement soutenu la constitution de congrégations africaines. En tout, elles ne formèrent pas moins de vingt-deux congrégations africaines, dont trois en Haute Volta, l’actuel Burkina Faso : les Sœurs de l’Immaculée Conception, les Sœurs de l’Annonciation de Bobo et les Sœurs de Notre Dame du Lac. 10) Pour une discussion critique du concept analytique de société civile dans un contexte non-européen on peut se rapporter aux analyses du groupe de recherche “Civil society, citizenship and political mobilisation in Europe dirigé par Hinnerk Bruhns et Dieter Gosewinkel (voir Bruhns et Gosewinkel 2005). Downloaded from Brill.com09/19/2021 04:39:09AM via free access
202 K. Langewiesche / Social Sciences and Missions 25 (2012) 195–224 Carte. Instituts religieux africains formés par les Sœurs Blanches jusqu’en 1959. Source : Trait d’union, n°5, 1959 : 24. Downloaded from Brill.com09/19/2021 04:39:09AM via free access
K. Langewiesche / Social Sciences and Missions 25 (2012) 195–224 203 Fondations locales, internationalisation et interculturalité : prémisses pour une transnationalisation accélérée A peine arrivées en Haute Volta, les Sœurs Blanches suscitèrent des voca- tions parmi les jeunes filles et, vingt ans plus tard (en 1930), elles fondèrent la première congrégation locale : les Sœurs de l’Immaculée Conception (SIC). La Congrégation des SIC acquit son autonomie en 1955 avec l’élection de la première Supérieure générale africaine et accéda au droit pontifical le 11 février 1993. Depuis, la congrégation relève directement du Saint-Siège et sa Supérieure a le pouvoir de juridiction ordinaire sur tous les membres. La deuxième congrégation autochtone importante est celle des Sœurs de l’An- nonciation de Bobo (SAB) fondées en 1948 par un évêque, Mgr. André Dupont. Les SAB sont devenues indépendantes en 1968 avec l’élection de leur première Supérieure générale africaine. Leur maison généralice se trouve à Bobo-Dioulasso. Jusque dans les années 1980, les jeunes filles burkinabées qui souhai- taient embrasser la vie religieuse étaient incitées à entrer dans une des congrégations locales malgré la présence de nombreuses congrégations féminines internationales sur le territoire voltaïque. Les témoignages de plusieurs sœurs confirment que les évêques locaux insistaient fortement pour l’entrée des jeunes filles dans les congrégations locales11. Leur influence et leur autorité sur les instituts religieux locaux étaient certaine- ment plus importantes que leurs possibilités de prendre des décisions pour des congrégations internationales. Mais la raison officiellement invoquée pour justifier l’opposition à l’entrée d’africaines dans des congrégations internationales fut le souci de renforcer l’église locale et d’éviter des échecs traumatisants12. Ce seulement face au constat du manque de vocations en Europe et au vieillissement des sœurs européennes que les congrégations internationales ouvrirent finalement leurs portes aux aspirantes africaines. Bien que les Sœurs Missionnaires de Notre Dame Afrique aient accepté depuis la fin des années 1950 des postulantes africaines, l’insistance des évêques à diriger les aspirantes vers les congrégations autochtones a eu 11) Entretiens Sr. R 15/03/08 ; Sr. A 12/03/08 ; Sr. C 30/04/08. 12) Sur les recrutements des congrégations internationales et diocésaines en Afrique voir Semporé 1991 : 39. Downloaded from Brill.com09/19/2021 04:39:09AM via free access
204 K. Langewiesche / Social Sciences and Missions 25 (2012) 195–224 comme conséquence que le recrutement parmi les africaines s’est généra- lisé tardivement au Burkina Faso13. En revanche, depuis la deuxième guerre mondiale, les Sœurs Blanches ont essayé d’accroître l’internationalisation européenne de tous leurs postes de mission et aussi de leurs cadres dirigeants. Le chapitre de 1947 émit ainsi expressément le souhait de mélanger des sœurs de diverses natio nalités européennes14. L’internationalisation s’accentua après la seconde guerre mondiale pour éviter que l’on ne puisse reprocher à la congrégation de faire le jeu du nationalisme. La codirection de la congrégation par des sœurs de différentes nationalités devint à cette époque une stratégie pour se prémunir autant que possible contre le reproche de poursuivre les mêmes intérêts nationaux que les pouvoirs coloniaux (Somé 2006). Les Sœurs Missionnaires de Notre Dame Afrique sont un institut religieux qui a recruté au niveau international depuis sa fondation en 1869. Cependant, historiquement la plupart des sœurs missionnaires venaient de France15. Celles qui furent envoyées en Haute Volta et dans l’Afrique Occidentale Française en général étaient essentiellement de nationalité française, ce qui leur valut la suspicion d’agir pour le compte du pouvoir colonial16. Alors que le brassage de nationalités au sein des communautés locales s’ef- fectua rapidement après la deuxième guerre mondiale, c’est seulement à partir du chapitre de 1959, marqué par l’élection d’une sœur allemande comme première Supérieure générale non-française, que fut entériné le mélange des nationalités européennes, canadiennes et américaines au sein des responsables de la congrégation. L’entrée d’africaines parmi les respon- sables de la congrégation se fit encore plus tardivement, puisque c’est en 1999 seulement que fut nommée la première Africaine au Conseil général. Les difficultés de cohabitation entre religieuses de différentes cultures sont anciennes chez les Sœurs Blanches, congrégation internationale dès sa fondation. Elles sont régulièrement abordées durant les sessions de 13) Ceci est valable non seulement pour les Sœurs Blanches mais aussi pour d’autres congré- gations internationales présentes au Burkina Faso. Phyllis Martin décrit par exemple le lien entre la nationalisation de l’église catholique congolaise et le ralentissement du recrute- ment de soeurs africaines au sein d’instituts religieux internationaux à la fin des années 1960 (Martin 2009 : 137ff). 14) Lettres Circulaires de Mère Marie-Louise n°15 avril 1952 : 7 cité in Lorin 2000 : 90. 15) Suivi par le Canada, l’Allemagne, la Hollande et la Belgique. 16) On trouve le même cas de figure chez leurs homologues masculins les Pères Blancs. Downloaded from Brill.com09/19/2021 04:39:09AM via free access
K. Langewiesche / Social Sciences and Missions 25 (2012) 195–224 205 formation ou de travail et durant les chapitres généraux. La nature de ces difficultés reflète les préoccupations de chaque époque. Les premières sœurs africaines qui sont entrées dans la vie religieuses durant la colonisation ont souffert de l’attitude méprisante de la part de certain(ne)s missionnaires à l’égard des religieuses autochtones17. Celles-ci étaient obligées par les constitutions de se contenter d’un style de vie plus modeste que leurs homologues blanches. « Pour tout ce qui concerne la nourriture, le vêtement, l’ameublement et le logement, la vie des Sœurs [africaines] sera autant que possible conforme à celle du commun des femmes indigènes » (anciennes constitutions citées in Sondo 1998 : 183)18. De surcroît, on leur interdisait de parler le français alors qu’elles devaient apprendre à lire et à écrire en mooré, une des langues majoritaire en Haute- Volta. Mêmes les filles instruites à l’école française devaient se soumettre à cet interdit. C’est seulement dans les années 1940 et surtout à partir de la Conférence de Brazzaville en 1944 que la formation des sœurs afri caines intégra des cours de français. Ces différences entre sœurs blanches et noires furent toutefois atténuées dans les nouvelles constitutions qui furent établies suite aux demandes de correction faites par Rome en 1945. Des tensions entre sœurs étrangères et sœurs africaines à l’intérieur des différentes communautés ne s’estompèrent évidemment pas après l’indé- pendance. Elles changèrent de nature et tournèrent désormais autour d’autres sujets tels que l’acceptation ou le refus de postulantes. Les sœurs africaines et européennes n’avaient pas les mêmes critères pour accepter ou refuser de nouveaux membres19. D’autres problèmes de travail en com- mun apparurent à partir du moment où les Africaines furent intégrées non seulement dans la mise en œuvre des différentes tâches de la mission mais aussi dans leur conception et planification. Une lettre anonyme écrit par une Sœur « SIC » autour de 1965 illustre ces malaises entre religieuses afri- caines et missionnaires étrangères, ici au sein d’un dispensaire : …ces micro-conflits sont liés essentiellement aux différences profondes qui nous séparent. […] Notre passé, nos coutumes, nos habitudes de vie, nos manière de penser 17) La lettre circulaire du 15 août 1943 de Mgr. Thévenoud, citée par Sondo (1998 : 179), illustre ce point. 18) Concernant la formation des premières sœurs on peut aussi consulter Baudu (1956). 19) Sr. A., entretien, janvier 2006. Downloaded from Brill.com09/19/2021 04:39:09AM via free access
206 K. Langewiesche / Social Sciences and Missions 25 (2012) 195–224 même sont différents. Aussi avons-nous de la peine à nous comprendre. […] Issus d’une civilisation profondément matérialisée les Européens ont trop tendance à juger l’Afrique selon des critères de technique et d’efficacité ; négligeant trop souvent les valeurs sociales et spirituelles qui sont la véritable marque d’une civilisation et d’une culture. […] Si dans le dispensaire, il n’y avait que des Sœurs Africaines ou que des Sœurs Blanches, ou que des laïques, les difficultés existeraient, mais il y en auraient tellement moins… 20 Plus récemment, après l’entrée massive d’Africaines dans les congrégations internationales, des antagonismes générationnels entre les jeunes sœurs africaines et les sœurs étrangères âgées se sont ajoutés aux différences culturelles. Dans des congrégations internationales qui ont des membres européens et africains, comme par exemple les Sœurs Notre Dame du Perpétuel Secours, des visions différentes à propos de l’habit religieux ont amené des discussions animées entre religieuses canadiennes âgées et des jeunes sœurs burkinabées. Tandis que les Canadiennes avaient opté pour l’abandon de la robe religieuse, les Africaines souhaitaient le maintien de l’habit religieux. Elles évoquèrent le contexte social pour argumenter en faveur de l’habit religieux qui leur procurait respect, protection et visibilité. Les jeunes africaines ont négocié, avec succès, que le Conseil général auto- rise les deux versions : les habits civils et la robe religieuse en fonction des goûts de chacune et des occasions. Tandis que les congrégations interna- tionales ont opté pour des vêtements civils ou ont laissé le choix entre les deux en fonction des situations, les trois congrégations burkinabées pres- crivent toujours l’habit religieux pour leurs membres. Le port de vêtements civils (pagne, blouse et foulard) est autorisé uniquement pour les étu- diantes et les sœurs en voyage par la maison mère. Cette discussion entre religieuses canadiennes et africaines illustre le caractère transformatif des échanges transnationaux suggéré dans la première partie de cet article. Une tentative faite sous la supérieure générale Marie-Josée Dor (1969-1981) offre une autre expression des difficultés de cohabitation entre plusieurs cultures. Les Sœurs Missionnaires de Notre Dame Afrique inaugu- rèrent dans les années 1970 l’expérience d’une communauté locale compo- sée uniquement d’Africaines en espérant éviter certains problèmes de 20) Lettre anonyme d’une certaine « SIC », Archives des Missionnaires de Notre Dames d’Afrique, H39, Rome. Je remercie Jean-Marie Bouron d’avoir attiré mon attention sur cette lettre et de me l’avoir transmise. Downloaded from Brill.com09/19/2021 04:39:09AM via free access
K. Langewiesche / Social Sciences and Missions 25 (2012) 195–224 207 cohabitation et de frictions entre religieuses africaines et européennes ou canadiennes. Mais l’expérience ne fut pas renouvelée. Son échec conso- lida probablement l’idée de l’importance du dialogue entre les cultures non seulement pour la mission mais à l’intérieur de la congrégation21. L’initiation des candidates et la formation continue des sœurs sont aujourd’hui axées sur l’apprentissage du dialogue culturel et de l’intercultu- ralité. Un terme volontairement employé dans les publications des Sœurs Missionnaires de Notre-Dame d’Afrique qui n’hésite pas de faire de leur fondateur, Mgr. Lavigerie, un « prophète en matière d’intercultura- lité »22. Aujourd’hui, toutes les communautés locales de Sœurs Blanches, surtout en Afrique, vivent une vie quotidienne multinationale où les diffé- rentes nationalités africaines, européennes, américaines et canadiennes se côtoient. En 2009, dans la maison mère à Rome, une communauté de quinze sœurs de neuf nationalités différentes dirigeait et administrait la Congrégation. Les langues officielles de la congrégation sont le français et l’anglais, auxquelles s’ajoute l’italien en ce qui concerne la maison mère, la langue maternelle de chacune et les différentes langues africaines pour le travail quotidien des religieuses en Afrique. Les congrégations burkinabées ne sont certes pas internationales dans la composition de leurs membres. La plupart des religieuses vivant dans ces instituts religieux sont des Burkinabés. Néanmoins, ces sœurs récla- ment également leur compétence en matière d’interculturalité puisqu’elles sont habituées à cohabiter avec des sœurs d’origine ethnique, de langue et de coutumes différentes. Parmi les religieuses rencontrées nombreuses sont celles qui relatent leurs difficultés initiales dans la vie en communauté avec d’autres cultures23. Une fois ces tensions surmontées, elles les inter- prètent comme un défi pour être intégré dans l’église globale, comme une préparation indispensable à des missions à l’étranger ou à une interaction avec l’Autre. à mon arrivée au noviciat, j’ai souvent pleuré. Tout était différent pour moi la langue, la nourriture, la manière d’être. Je dois beaucoup à mes camardes et à nos formatrices. 21) Entretiens avec Sr. A. (Paris, Mai, 2007), Sr. H. (Rome, Mai, 2009). 22) Pruvost, Lucie, « Lavigerie, un prophète en matière d’interculturalité ? », Partage Trentaprile, n°2, 2009 : 41-42. 23) Pour une discussion des problèmes de formation au sein des congrégations africaines voir Onyejekwe (2001). Downloaded from Brill.com09/19/2021 04:39:09AM via free access
208 K. Langewiesche / Social Sciences and Missions 25 (2012) 195–224 Elles m’ont aidé à surmonter les difficultés et enfin j’ai compris que sans efforts, sans compromis on ne peut pas vivre avec des gens différents…aujourd’hui ces petits pro- blèmes entre africaines me font rire ! Heureusement que j’ai eu cette préparation avant d’arriver ici [France]. (Entretien, mars 2008). Les exemples précédents illustrent le processus qui a amené les Sœurs Blanches (comme d’autres congrégations féminines) à accentuer l’interna- tionalisation de leurs communautés et à stimuler l’apprentissage de l’inter- culturalité par leurs membres. En fonction des évolutions historiques, en tant que femmes de leur temps, elles se sont adaptées aux transformations de leur entourage. L’internationalisation des fondations locales et l’appren- tissage de l’interculturalité se présentent comme les prémisses pour une transnationalisation accélérée des congrégations féminines que l’on peut observer à partir des années 1990 à nos jours. Les activités de Sr. Marie André du Sacré Cœur, une Sœur Blanche, dans les années 1940 à 1960 annonçaient déjà un nouveau style d’activités trans- nationales marqué par des va-et-vient fréquents, un réseau de relations sociales hors de la communauté catholique important et un activisme poli- tique affiché. Mobilité individuelle de certaines religieuses dans le passé : Sr. Marie André du Sacré Cœur Sœur Marie André du Sacré Cœur est née en 1899 sous le nom civil de Jeanne Dorge dans une famille de la bourgeoisie modeste. Elle soutient une thèse de droit en 1924 avant d’entrer chez les Sœurs Missionnaires de Notre Dame d’Afrique. Après une formation d’infirmière, elle travaille dans des dispensaires en Algérie. En 1932, elle est envoyée par sa congrégation en voyage d’étude pour réaliser une enquête sur les conditions des femmes en Afrique occidentale. Elle s’appuie sur de vastes investigations par ques- tionnaire, sur des entretiens approfondis avec des personnalités dans les milieux ecclésiastiques et coloniaux ainsi que sur l’observation partici- pante dans les différentes stations de mission qu’elle visite24. Au bout de quatre années de voyage d’étude en Afrique de l’Ouest, elle publie des 24) Archives SMNDA, Rome, Cahiers de notes de Sr. MAdSC de ses voyages au Sénégal-Mali- Haute-Volta-Ghana de 1948-1964 ; Journal du 9 juin au 19 juillet 1940 qui relate la fuite de Paris ; photographies faites par Sr. MAdSC 1934 en Haute Volta. Downloaded from Brill.com09/19/2021 04:39:09AM via free access
K. Langewiesche / Social Sciences and Missions 25 (2012) 195–224 209 articles et un livre sur « La femme noire en Afrique Occidentale Française » (1939) qu’elle présente à la Chambre des Députés. Son plaidoyer entraîne un projet de loi qui est voté en 1939 – le décret Mandel – qui stipule le libre consentement des futurs époux (Sanon, 1993). Elle écrit un nouveau livre sur « la condition humaine en Afrique » en 1953 et mène de multiples acti- vités au nom de la « promotion de la femme ». Elle devient en 1949 chargée de mission pour l’ORSTOM, en 1952 correspondante de l’Académie des Sciences d‘Outre-mer25 et entretient une relation épistolaire de 1959 à 1966 avec le Ministre de la Coopération pour lui livrer ses impressions sur la situation en Afrique Noire26. L’appui politique du député Louis Marin, ren- contré à l’époque où elle rédigea sa thèse, et les recommandations des Pères Blancs dans les milieux parlementaires et juridiques permettent à Sœur Marie André du Sacré Cœur d’initier un nouveau projet politique aux colonies. La religieuse met habilement son réseau de connaissances parmi les hommes politiques, religieux et scientifiques, au profit de ses idéaux : « L’instruction, la chrétienne en particulier, reste le seul moyen d’arracher ces sociétés, […], au désordre et à l’immoralité où les a plongées la pénétra- tion blanche » écrit-elle en 1956. En conséquence, elle préconisa des émis- sions radiophoniques pour élever « […] ces auditoires frustres, incapables de juger par eux-mêmes […] » ; elle conseilla l’ouverture de cercles fémi- nins, l’agrandissement des bibliothèques et des « Valises de Livres » par des brochures et des ouvrages concernant « la morale familiale » (Sr MAdSC 1956). Sœur Marie André du Sacré Cœur prône une certaine vision émanci- patrice, une indépendance sociale. Mais, dans le même temps elle se signale par une allégeance aux autorités françaises. Elle affirme en 1946 : « cette chère Afrique, qui doit rester française pour devenir complètement elle-même »27. Ses publications illustrent son mépris pour les institutions sociales africaines, elle ne leurs reconnaît aucune valeur, alors que ses écrits défendent en même temps les droits et la liberté des femmes afri- caines qui passent, selon elle, par l’évangélisation. Cette dignité ne peut être assurée que dans une famille monogame fondée sur la liberté du choix 25) Nécrologie in Marché Tropicaux n° 2237, 1988 : 2492. 26) Raymond Triboulet, Ministre de la Coopération sous Pompidou de 1959 à 1966 27) Lettre de Sœur Marie-André du Sacré-Cœur au Gouverneur Laurentie, Paris, 27 novembre 1946, Centre des Archives d’Outre Mer, Cart.2286, dos.10. Je remercie Jean- Marie Bouron pour l’indication de cette référence et pour les discussions autour du sujet. Downloaded from Brill.com09/19/2021 04:39:09AM via free access
210 K. Langewiesche / Social Sciences and Missions 25 (2012) 195–224 de l’époux. Elle défend cette position, féministe et conventionnelle à la fois, jusqu’à la fin de sa vie en organisant, en participant à de nombreux col- loques et rencontres. Sœur Marie-André du Sacré Cœur est soutenue par ses supérieures qui lui laissent le temps et lui fournissent les moyens pour mener ses études, voyages et conférences dans le monde entier. Cette sœur est une figure qui reflète en elle-même les ambiguïtés de la mission. Une figure qui annonce une implication grandissante des religieuses dans des affaires politiques, sociales et des nouveaux rapports entre le nord et le sud. Sœur Marie- André du Sacre Cœur revendique la promotion de la femme africaine avec un paternalisme propre à son époque en s’appuyant sur des techniques qui nous sommes aujourd’hui familières : la constitution de réseaux transna- tionaux et le lobbying politique. Les exemples de cette partie – la mobilité individuelle d’une sœur et le processus vers une interculturalité de plus en plus grande- ont illustré le fait que la fluidité du religieux à travers des frontières est ancienne. La transgression des frontières nationales, comme on l’a vu avec Sr. Marie André du Sacré Cœur, ressemble presque aux mouvements permanents de certaines religieuses contemporaines. En revanche, l’apprentissage pro- gressif de l’interculturalité au sein des communautés locales et la lente mixité dans la direction de la congrégation illustrent le fait que l’habitus cosmopolite et transnationale des religieuses contemporaines est basé sur un processus historique de longue durée. Aujourd’hui, les transformations des élites, la communication accélérée, une éducation scolaire de plus en plus élevée (la prolifération de l’enseignement supérieur) et les retombées de Vatican II ont augmenté le flux d’échanges transnationaux et contri- buent à un changement de direction au sein des congrégations féminines. Les réseaux se déploient du sud au nord, d’est en ouest et non plus unique- ment de l’Europe, comprise comme le centre, vers l’Afrique entendue comme la périphérie. Ce sont ces nouvelles formes d’implication dans le monde des religieuses que je voudrais explorer dans la partie suivante. Activités transnationales contemporaines Progressivement, depuis les années 1970, des regroupements de reli gieuses dépassant le cadre territorial et congrégationnel se sont mis en Downloaded from Brill.com09/19/2021 04:39:09AM via free access
K. Langewiesche / Social Sciences and Missions 25 (2012) 195–224 211 place28. Des associations professionnelles ont commencé à rassembler les religieuses non pas selon leur appartenance institutionnelle, mais selon leur activité professionnelle. Par exemple, les sœurs infirmières du Burkina et du Niger se retrouvent au sein de l’association des religieuses infirmières, la FREPSAB29, les religieuses enseignantes de toutes les congrégations confondues se retrouvent au sein de l’association des religieuses ensei- gnantes. Il s’agit dans ces associations de réfléchir en commun à des moda- lités d’action dans un monde en constante évolution. Cette émancipation des religieuses vis-à-vis de leur communauté d’origine peut être lue comme l’expression d’une entrée progressive dans un espace transnational. A partir des années 1990, un autre type de regroupements voit le jour. Les religieuses s’organisent maintenant en fonction de leurs affinités sociales ou politiques et non plus en fonction de leur appartenance institu- tionnelle ou professionnelle. Je présente trois exemples qui me semblent pertinents pour mettre en évidence ces développements. Interpeller les organisations politiques internationales Le réseau Afrique, Europe, Foi et Justice (AEFJN) est né en 1988 comme un réseau de religieux et religieuses « pour dénoncer des politiques inéqui- tables envers l’Afrique et en proposant d’autres politiques pour trans former les relations entre l’Union Européenne, les régions et les pays d’Afrique ».30 Il rassemble presque 50 instituts religieux missionnaires pour défendre les droits des pays du Sud auprès de l’Union européenne. Actuellement, quatre femmes se trouvent dans le Secrétariat international à Bruxelles, trois religieuses de différentes congrégations (dont une SMNDA) et une laïque. Elles proposent les actions du réseau31, assurent le 28) Par exemple, vers la fin des années 1970 la création de l’Union des Supérieures Majeures du Burkina-Niger et, en 1988, la fondation d’un centre de formation inter-congrégationnel « Mater Christi ». 29) La FREPSAB est la Fraternité des Religieuses dans les professions de Santé. Basée à Ouagadougou, cette association existe depuis 1992. 30) Partage Trentaprile, n°2, 2009 : 14. 31) Le programme d’action 2007/2008 définit quatre thèmes majeurs : (1) Médicaments : assurer l’accès et la qualité ; (2) Souveraineté alimentaire ; (3) Accords de partenariats éco- nomiques ; (4) Commerce d’armes légères et de petit calibre. Downloaded from Brill.com09/19/2021 04:39:09AM via free access
212 K. Langewiesche / Social Sciences and Missions 25 (2012) 195–224 contact avec les commissions du parlement européen ainsi que le lien entre les « antennes » nationales de l’AEFJN. Les moyens utilisés pour se faire entendre ressemblent à ceux employés par d’autres groupes de pression explicitement politique. L’AEFJN pratique le lobbying auprès des autorités politiques. Durant les campagnes européennes de 1999, de 2004 et celle de 2009 l’AEFJN s’est mobilisé pour que les candidats introduisent dans leur agenda les intérêts des peuples africains. Alors que les publica- tions de prise de position du réseau soulignent clairement la vision chré- tienne des problèmes, les antennes d'AEFJN se joignent aux groupes nationaux de la société civile pour plus d'efficacité dans leur travail de lob- bying. De même, au niveau international, l’AEFJN s'associe aux travaux de lobbying des plates-formes d'ONG internationales comme le Réseau International d'Action sur les Armes Légères (IANSA) ou la Plate-forme européenne sur la sécurité alimentaire (EPFS), entre autres32. Le réseau AEFJN illustre cet effacement de la logique territoriale ou institutionnelle au profit de l’appartenance à un réseau transnational que l’on trouve actuellement parmi les religieuses. Il ne constitue qu’un exemple parmi d’autres. On peut aussi citer Solwodi, un réseau de solidarité pour femmes en détresse en Afrique et en Europe fondé par une Sœur Blanche en 198533. Ce réseau illustre également cette capacité de créer un espace transnational autour d’un sujet éminemment politique, ici le commerce avec les femmes et le tourisme sexuel en Europe et en Afrique. La réponse des religieuses dans le monde entier au trafic sexuel est qualifiée par Ian Linden comme « an unsung story of globaliza tion » (Linden 2007 : 271). Dans le cas de Solwodi, une religieuse, Lea Ackermann, a su rallier à son projet un nombre important de congréga- tions internationales, le groupe « Religieuses contre le commerce avec les 32) Et aussi la coalition « Stop EPAs », le Réseau d'action sur le commerce (TAN), la Solidarité européenne pour une participation égale des peuples (EUROSTEP), JUBILEE 2000, le Réseau européen sur le développement et la dette (EURODAD), la Coopération Internationale pour le Développement et la Solidarité (CIDSE), Pax Christi et Caritas Internationalis (cité selon le PROGRAMME DE LOBBYING POUR L’ANNEE 2006, AEFJN, accessible sur internet : http://www.africamission-mafr.org/justicedocs.htm 33) Les Sœurs Missionnaires de Notre Dame d’Afrique ont aussi rédigé en 1998 un rapport courageux sur les abus sexuels de religieuses africaines par des prêtres qui est devenu public seulement en 2001 par un article du National Catholic Reporter (16 mars 2001). Voir Linden 2009 : 268. Downloaded from Brill.com09/19/2021 04:39:09AM via free access
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