Intransitivité scindée, passif adversatif et sujet explétif en vietnamien - Brill

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Intransitivité scindée, passif adversatif et sujet
                                       explétif en vietnamien

                                                                             Huy Linh Dao*

1. INTRODUCTION

   La notion de l’intransitivité scindée prend sans doute sa source dans les
travaux typologiques traitant de l’alignement1 d’un terme généralement désigné
comme S (et qui est défini comme l’unique argument des verbes sémantiquement
monovalents), avec les termes nucléaires d’une construction transitive
prototypique, à savoir A(gent) et P(atient). S peut donc être aligné avec (i.e. avoir
les mêmes caractéristiques de codage formel que) A ou P. Ces possibilités
d’alignement permettent de distinguer2 deux types de langues : les langues à
alignement accusatif (appelées aussi langues nominatives-accusatives) et les
langues à alignement ergatif (appelées aussi langues ergatives-absolutives). Dans
le premier type de langues (S est aligné avec A), le sujet des verbes intransitifs
(S) et celui des verbes transitifs prototypiques (A) sont tous deux au nominatif,
alors que l’objet des verbes transitifs prototypiques (P) est marqué à l’accusatif.
Dans le deuxième type de langues (S est aligné avec P) la situation est inversée :
le sujet des transitifs prototypiques (A) est marqué à l’ergatif, contrairement au
sujet des verbes intransitifs (S) qui, tout comme l’objet des transitifs
prototypiques (P), est à l’absolutif. Dans son acception la plus générale et la plus
neutre, l’intransitivité scindée réfère donc aux situations dans lesquelles les
verbes apparaissant dans les constructions intransitives sont divisés en deux
classes, selon que leur unique argument est aligné avec l’un ou l’autre terme
nucléaire des constructions transitives (cf. Creissels 2006).
   L’idée de l’hétérogénéité de la classe des verbes intransitifs et de la
subdivision de cette dernière en deux sous-groupes se trouve reprise et introduite
par Perlmutter (1978), dans le cadre de la Grammaire Relationnelle, sous le nom
de l’Hypothèse Inaccusative. Elle a été ensuite développée par Burzio (1986), à

* Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. Courriel : dao.huy.linh@gmail.com
1 Cf. Comrie 1989, Dixon 1994, Lazard 1994, pour n’en mentionner que les plus connus.
2 Il s’agit bien entendu d’une tendance typologique et il conviendrait de parler de langues
à alignement ergatif prédominant et de langues à alignement accusatif prédominant. En
réalité, les situations observables dans des langues diverses sont bien plus complexes
(pour une discussion plus approfondie, voir Creissels 2008 et les références qui y sont
citées). Ainsi S peut-il aussi manifester des caractéristiques de codage différentes à a fois
de A et de P, donnant lieu au type d’alignement dit tripartite.

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l’intérieur de la théorie du Gouvernement et du Liage. L’Hypothèse Inaccusative
distingue les verbes inergatifs d’un côté et les verbes inaccusatifs3 de l’autre.
Cette scission repose essentiellement sur le comportement syntaxique et
sémantique de l’unique argument d’un verbe intransitif donné. Plus précisément,
les verbes inergatifs prennent pour sujet un Agent prototypique et représentent
des actions volitionnelles de leur sujet. A l’inverse, le sujet des verbes
inaccusatifs est un Patient prototypique et ces verbes dénotent des événements
non volitionnels. Pour ces mêmes auteurs, le sujet des inaccusatifs est un objet en
structure sous-jacente et n’occupe la position de sujet qu’en structure de surface.
   Si cette hypothèse semble avoir trouvé sa confirmation dans quantité de
travaux effectués sur des langues particulières ou dans une perspective
translinguistique (cf. Burzio 1986, Zribi-Hertz 1987, Legendre 1988, Van Valin
1990, Levin & Rappaport Hovav 1995, Alexiadou et al. 2004, inter alia), aucune
recherche systématique n’a été, à notre connaissance, menée sur le vietnamien,
exception faite de la contribution de Duffield (2011) qui, malgré la discussion
centrée sur l’opposition inergatif/inaccusatif dans des constructions causatives de
cette langue, prend pour acquise une telle distinction sans en apporter pour autant
une démonstration explicite. On pourrait alors se demander jusqu’à quelle
mesure l’Hypothèse Inaccusative se vérifie dans une langue isolante comme le
vietnamien et quelles constructions spécifiques permettent de mettre en évidence
cette intransitivité scindée.
   Dans le cadre de cet article, nous tenterons de montrer que cette bipartition au
sein de la classe des intransitifs s’observe effectivement dans cette langue et que
l’appartenance d’un verbe intransitif donné à une des deux sous-classes n’est pas
entièrement encodée dans le lexique mais se définit pour une grande partie au
niveau des structures syntaxiques dans lesquelles il peut être inséré.
   Pour ce faire, après un bref rappel, dans la section 2, des principales
caractéristiques des verbes inergatifs et inaccusatifs, nous proposons une série de
tests afin d’étayer cette division en vietnamien, l’accent étant mis sur deux
nouvelles observations empiriques, à savoir que (i) le marqueur du passif
adversatif bị semble n’être compatible qu’avec les inaccusatifs ; (ii) ceux-ci
peuvent apparaître en présence du sujet impersonnel nó alors que les inergatifs
3 Certains auteurs comme Burzio (op.cit.) utilisent le terme «ergatifs» pour désigner ce
type de verbes. La distinction inaccusatif/inergatif est basée sur le contraste suivant :
(i) Ergativité (Inaccusativité) : le sujet des verbes intransitifs correspond à l’objet des
verbes transitifs :
a. [The door] opened.                      b. John opened [the door]
     Patient                                                  Patient
(ii) Inergativité : le sujet des verbes intransitifs correspond au sujet des verbes transitifs
a. [John] sang.                            b. [John] sang a lullaby
    Agent                                      Agent
                                            (Exemples tirés de Kuno & Takami 2004 : 7)
Le verbe open est un verbe à alternance causative (voir Haspelmath 1993, Levin &
Rappaport Hovav 1995). Perlmutter (1978) et Perlmutter & Postal (1984) rangent
également dans la classe des inaccusatifs les verbes simples (i.e. dépouvus de contrepartie
causative transitive) qui prennent un sujet non-agentif, tels que happen, exist, appear,
occur, etc.

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sont exclus de cette configuration. Dans la section 3, nous tenterons de défendre
l’hypothèse que les notions de changement d’état et de résultativité jouent un rôle
important dans la distinction inergatif/inaccusatif en vietnamien et que la notion
de l’inaccusativité devrait être définie en termes du prédicat et donc élargie à
l’ensemble du groupe verbal. Pour cela, nous examinerons a) quelques verbes
intransitifs dénotant des manières de mouvement et b) certains prédicats statifs
(verbes de qualité correspondant aux adjectifs d’une langue comme le français).
Ces deux types de prédicats, quand ils sont enrichis de matériels lexicaux
spécifiant l’état résultant final dans lequel se trouve leur unique argument,
peuvent se comporter syntaxiquement comme les inaccusatifs de base, en vertu
des tests avancés dans la première partie.
   La présente étude se veut avant tout descriptive. Elle s’appuie sur des faits de
langue explicites, i.e. des données empiriques pertinentes et vise à établir un lien,
lien que nous espérons correct, entre plusieurs phénomènes jusqu’ici ignorés ou
déjà abordés mais sous des aspects différents dans la littérature réservée à ce
sujet. La plupart des constructions exposées ici et qui servent d’arguments à notre
hypothèse ont déjà fait l’objet d’importants travaux. Nous ne pouvons donc nous
contenter d’en présenter que l’essentiel. Enfin, la dimension typologique, qui
nous semble extrêmement souhaitable et bénéfique, ne sera touchée qu’à dose
homéopathique, la visée principale étant d’avancer une description raisonnée des
phénomènes observés en vietnamien.

2. QUELQUES ARGUMENTS EN FAVEUR DE L’HYPOTHÈSE INACCUSATIVE EN
    VIETNAMIEN

2.1. Principales caractéristiques des verbes inergatifs et inaccusatifs
   L’extrême abondance de la littérature dévolue à cette dichotomie rendant toute
tentative de récapitulation ici délicate et nécessairement déficiente, nous nous
bornons à résumer dans le tableau ci-dessous les principales propriétés qui
séparent les inergatifs des inaccusatifs. Il convient de noter que les recherches
conduites dans le cadre des travaux adoptant l’Hypothèse Inaccusative sont, en
effet, allées au-delà du débat initial, centré sur les différents comportements
syntaxiques et sémantiques de l’unique argument4 d’un verbe intransitif donné,
en établissant un lien entre la sous-classe à laquelle appartient ce dernier et les
propriétés aspectuelles (lexicales) du groupe verbal qu’il forme avec son
argument (cf. Tenny 1994, Alexiadou et al. 2004, Borer 2005, Abraham 2011).
   Les verbes inergatifs se distinguent des verbes inaccusatifs sur deux points.
D’abord, l’unique argument des premiers est souvent un Agent prototypique alors
que celui des derniers est un Patient prototypique. Du point de vue syntaxique,
cet argument se comporte comme le sujet agentif d’un verbe transitif
prototypique dans le cas des inergatifs et comme un objet dans le cas des
inaccusatifs. Sur le plan aspectuel, les verbes inergatifs dénotent généralement
4 La distinction inergatif/inaccusatif dépasse le cas des verbes mono-argumentaux et la
discussion a été étendue aux prédicats dyadiques (cf. Belletti & Rizzi 1988, Landau 2010)
et au domaine adjectival (Cinque 1990, Bennis 2004, Anscombre 2005, Tayalati 2008).

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des procès atéliques, non délimités temporellement et correspondent à la classe
des verbes d’activité dans la quadripartition aspectuelle de Vendler (1957/1967).
La classe des inaccusatifs semble plus hétéroclite : même si la plupart de ses
membres dénotent des procès téliques, pourvus d’une borne finale intrinsèque,
certains inaccusatifs sont atéliques (comme les verbes d’existence par exemple).
                                                Inergatif                  Inaccusatif

                    Rôle sémantique           Proto-agent5                Proto-patient
     Argument
      unique                                Sujet d’un verbe           Objet d’un verbe
                     Comportement
                      syntaxique                transitif            transitif (=Argument
                                         (= Argument6 externe)              interne)
                                                                          (A)télique7
      Aspect lexical (Aktionsart)               Atélique             (Etats, achèvements,
        (Classes aspectuelles)                 (Activités)            accomplissements)
       Tableau 1 : Principales caractéristiques des verbes inergatifs et inaccusatifs

2.2. Inaccusativité versus Inergativité en vietnamien : quelques arguments
    empiriques
  Dans ce qui suit, nous passons en revue quelques tests syntaxiques permettant
de distinguer les verbes inaccusatifs des verbes inergatifs en vietnamien. Selon
Alexiadou et al. (2004), les tests servant à diagnostiquer l’inaccusativité sont
propres à chaque langue8. Les critères avancés ci-après laissent penser que le
5 Les étiquettes Proto-agent et Proto-patient sont dues à Dowty (1991) qui propose un
système des rôles sémantiques définis non pas comme des entités discrètes dont la
distribution respecte une certaine hiérarchie mais comme des faisceaux d’implications
lexicales. Il existe donc deux Proto-rôles sémantiques : Proto-Agent et Proto-Patient. Les
autres rôles sémantiques se définissent en fonction du nombre et du type des traits
lexicaux qu’ils possèdent par rapport aux deux Proto-rôles. Une idée similaire, basée sur
les Macro-rôles sémantiques, a été proposée par Van Valin (1990).
6 L’argument sujet d’un verbe transitif est considéré comme ne faisant pas partie du

groupe verbal formé par le verbe et son objet. Ce dernier est donc interne au groupe
verbal, à la différence de l’argument sujet qui lui est externe.
7 Les inaccusatifs statifs qui dénotent des états comme exister, rester, etc. sont atéliques.

Pour Abraham (1986, 2010, 2011), c’est le paramètre sémantique de perfectivité qui
constitue la propriété principale des verbes inaccusatifs, contra van Hout (2004) qui
suggère que c’est la télicité qui est la composante centrale dans la distinction
inergatif/inaccusatif.
8 Parmi les tests les plus fréquemment évoqués figurent le choix de l’auxiliaire au parfait

(pour les langues qui sont dotées de deux auxiliaires distincts), la cliticisation en en,
l’emploi épithète du participe passé, la compatibilité du participe passé dans les
participiales, la passivation impersonnelle, entre autres (voir à ce propos Levin &
Rappaport Hovav 1995, Legendre 1988, Legendre & Sorace 2003, Sorace 2000,
Alexiadou et al. 2004, inter alia). Beaucoup de ces tests ont été remis en question et de

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vietnamien encode l’inaccusativité de manière explicite (cf. overt split
intransitivity, selon les termes de Creissels 2008 :142) ou cachée (covert split
intransitivity, ibid.).
   2.2.1. Positionnement de l’argument unique : Le vietnamien étant une langue
isolante à ordre SVO, le sujet d’une construction transitive prototypique précède
le verbe et les marqueurs préverbaux de TAM (Temps-Aspect-Modalité) alors
que l’objet canonique suit ces derniers. Dans l’exemple (1), le syntagme nominal
(SN) xe ‘la voiture’ est l’objet direct du verbe rửa ‘laver’ et est réalisé
postverbalement. Le SN sujet Paul est antéposé au verbe lui-même précédé du
marqueur TAM vừa. Du côté des verbes intransitifs, l’unique argument nominal
d’un verbe inaccusatif peut se trouver dans une position préverbale ou
postverbale (ex. 2 et 3), alors que celui d’un verbe inergatif ne peut apparaître
que préverbalement (ex. 4, 5) :
    (1)     Paul vừa          rửa        xe      sáng         nay.
            Paul REC          laver      voiture matin        présent
            «Paul a lavé la/sa voiture ce matin»
    (2)     a.      Chuyện gì           đã        xảy ra                 thế ?
                    Histoire quoi       PERF9     se passer              PART-INTER
            b.      Đã       xảy ra               chuyện gì              thế ?
                    PERF     se passer            histoire quoi          PART-INTER
                    «Qu’est-ce qui s’est passé ?»
    (3)     a.      Nhà      cháy      rồi       kìa !
                    Maison brûler      PERF      DEICT
            b.      Cháy     nhà       rồi       kìa !
                    Brûler maison PERF           DEICT
                    «(Regarde), la maison a brûlé !»
    (4)     a.      Thằng kẻ trộm       chạy       rồi      kìa !
                    Voleur              courir     PERF     DEICT
            b.      *Chạy thằng kẻ trộm            rồi      kìa !
                     Courir voleur                 PERF     DEICT
                    «(Attention), le voleur s’est sauvé/a couru !»
    (5)     a.      Paul       đã      nhảy/hát/hò hét                   suốt        đêm.
                    Paul       PERF    danser/chanter/hurler             durant      nuit
            b.      *Đã      nhảy/hát/hò hét                Paul         suốt        đêm.
                     PERF    danser/chanter/hurler          Paul         durant      nuit
                    «Paul a dansé/chanté/hurlé toute la nuit»

nombreux auteurs ont essayé de montrer leurs limites (voir Kuno & Takami 2004,
Creissels 2008, pour une discussion critique des tests d’inaccusativité avancés dans la
littérature générative).
9 Abréviations : 1SG : 1ère personne, singulier ; 2SG : 2ème personne, singulier ; 3SGFEM :

3ème personne, singulier, féminin ; CL : classificateur ; COP : copule ; DEICT : déictique ;
EXP : aspect expérientiel ; EXPL : explétif ; GEN : génitif (cas) ; LOC : locatif ; NEG :
négation ; NOM : nominatif (cas) PART-INTER : particule interrogative ; PERF : aspect
perfectif ; PL : pluriel ; POSS : possession ; PROG : aspect progressif, REC : passé récent.

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   Dans (2), le syntagme interrogatif chuyện gì ‘quelle histoire/quoi’ est en
position préverbale dans la phrase (a) mais peut être postposé au verbe xảy ra ‘se
passer’, comme dans la phrase (b). L’exemple (3) nous mène à la même
conclusion concernant l’argument unique du verbe cháy ‘brûler’ (intr.) : le SN
nhà ‘la maison’ jouit d’une certaine mobilité quant à son positionnement par
rapport au verbe cháy ‘brûler’. Il peut soit le précéder (3a) soit le suivre (3b). La
possibilité d’occuper la position postverbale pour l’unique argument des verbes
comme xảy ra ‘se passer’ ou cháy ‘brûler’ (intr.), qui sont clairement non
agentifs, permet de le rapprocher de l’objet d’un verbe transitif ordinaire.
   A l’inverse, les verbes tels que chạy ‘courir/se sauver’, nhảy ‘danser’, hát
‘chanter’, hò hét ‘hurler’ dans les exemples (4-5), sélectionnent tous un sujet
agentif et volitionnel, à savoir les SN thằng kẻ trộm ‘le voleur’ et Paul
respectivement. Ceux-ci sont réalisés uniquement dans la position préverbale (4a-
5a), et sont exclus de la position postverbale, comme le montre l’agrammaticalité
des phrases (4b) et (5b). Ils manifestent donc un comportement syntaxique
typiquement associé au sujet d’un verbe transitif ordinaire en vietnamien.
   2.2.2. Extraction du noyau nominal d’un SN quantifié : En vietnamien, il est
possible d’extraire le noyau nominal d’un SN complexe en position postverbale
et de l’antéposer au verbe, laissant derrière le matériel lexical restant. Cette
situation s’observe avec les verbes inaccusatifs (ex. 6). Une telle opération
syntaxique conduit cependant à l’agrammaticalité dans le cas des inergatifs (ex.
7).
     (6)   a.     Trước     đây,      ở         trang trại     này      từng        chết
                  Avant     DEICT     LOC       ferme          DEICT EXP            mourir
                  hàng     chục       con       bò.
                  PL       dix        CL        bœuf
           b.     Trước đây,          ở         trang trại    này      bò      từng
                  Avant    DEICT      LOC       ferme         DEICT    bœuf EXP
                  chết     hàng       chục      con.
                  mourir PL           dix       CL
                  «Avant, dans cette ferme, il est arrivé que des dizaines de bœufs soient
                  morts»
     (7)   a.     Năm       người     bạn       đang         sôi nổi                thảo luận
                  Cinq      CL        ami       PROG         vivement               discuter
                  trước     cửa       thư viện.
                  devant    porte     bibliothèque
           b.     *Bạn    năm        người đang           sôi nổi            thảo luận
                    Ami   cinq       CL        PROG       vivement           discuter
                  trước   cửa        thư viện.
                  devant porte       bibliothèque
                  «Cinq amis sont en train de discuter vivement devant la bibliothèque»

  Dans (6a), l’unique argument nominal du verbe chết ‘mourir’, à savoir le SN
complexe hàng chục con bò ‘des dizaines de bœufs’, apparaît en position
postverbale. Le noyau de celui-ci, en l’occurrence le nom bò ‘bœuf’, est extrait

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Intransitivité scindée, passif adversatif et sujet explétif en vietnamien                        61

de l’ensemble et précède le verbe dans (6b). Le caractère mal formé de (7b)
suggère que l’extraction, illicite avec un verbe agentif comme thảo luận
‘discuter’, n’est possible qu’à partir de la position d’objet. Il est à noter en effet
que le SN complexe argument de chết ‘mourir’ peut aussi être réalisé dans son
intégralité dans la position préverbale mais que l’extraction depuis ce site est
difficile, voire impossible :
    (6’)    *Trước             đây,     ở       trang trại        này      bò
              Avant            DEICT    LOC     ferme             DEICT    bœuf
              hàng          chục     con        từng       chết
              PL            dix      CL         EXP        mourir
              «Avant, dans cette ferme, il est arrivé que des dizaines de bœufs soient
              morts»

   2.2.3. Construction à possesseur externe : Dans de nombreuses langues du
monde, le possesseur de l’argument sujet ou de l’argument objet d’un verbe peut
être exprimé sous la forme d’un constituant séparé (syntagme prépositionnel (SP)
ou clitique datif par exemple) et se comporte comme un argument de ce verbe,
même s’il n’est pas sous-catégorisé (i.e. qu’il n’est pas sélectionné ou appelé) par
la valence de base du verbe). Ce type de construction, parallèle à celle où le
possesseur est réalisé interne au groupe nominal (sous la forme d’un complément
du nom, introduit par une adposition ou signalé par des marqueurs spécifiques
comme des affixes casuels ou des déterminants possessifs, entre autres10), est
connue sous l’étiquette de «possession externe» (cf. Payne & Barshi 1999 et
références qui y sont citées11). A titre illustratif, nous produisons ci-dessous
quelques exemples français (cf. Guéron 1985, 2006, Lamiroy 2003) :
    (8)     a. Il prend mon bras.        (possesseur interne au SN)
            b. Il prend la main à la petite fille.
                                         (possesseur externe sous forme d’un SP plein)
            c. Il lui prend la main.     (possesseur externe sous forme de clitique datif)
    (9)     a. Max a tordu le bras à Luc.
                                        (possesseur externe sous forme d’un SP plein)
            b. Max lui a tordu le bras. (possesseur externe sous forme de clitique datif)

   Chappell (1999), dans son étude typologique portant sur plusieurs langues
sinitiques, fait observer que la construction qu’elle appelle Double Unaccusative,
schématisée sous (10), ne peut prendre comme noyau prédicatif qu’un verbe
inaccusatif (ex.11). Cette tournure, qui s’observe aussi en vietnamien, exclut
systématiquement les inergatifs (ex.12 et 13). Elle comporte deux SN qui
entretiennent entre eux une relation de type tout/partie ou de parenté (possession

10 La littérature sur l’expression de la possession est extrêmement abondante, voir à ce

sujet McGregor (2010).
11 On pourra également consulter Chappell & McGregor (1996), ou König & Haspelmath

(1998), Haspelmath (1999) pour une discussion plus détaillée de ce type de construction
dans les langues d’Europe ; Lamiroy (2003) pour les domaines roman et germanique.

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inaliénable), le premier étant le plus souvent interprété comme le possesseur du
second :
     (10)   SN1                   VINACC        SN2
                    POSSESSEUR/TOUT             POSSESSUM/PARTIE/TERME DE PARENTÉ

     (11)   a.      Cái       cây        này      rụng     nhiều      lá     thật !
                    CL        arbre      DEICT    tomber beaucoup feuille vraiment
                    «Cet arbre a vraiment perdu beaucoup de feuilles»
                    «Litt. (De) cet arbre sont tombées beaucoup de feuilles»
            b.      Anh chàng        này        gẫy       cả          hai         tay.
                    Jeune homme      DEICT      se casser tout        deux        bras
                    «Ce jeune homme s’est cassé les deux bras»
     (12)   a.      * Anh chàng        này     hét       cổ họng.
                      Jeune homme      DEICT   hurler    gorge
            b.      * Anh chàng        này     cổ họng             hét
                      Jeune homme      DEICT   gorge               hurler
                    «#La gorge de ce jeune homme a hurlé/ce jeune homme a hurlé sa
                    gorge»
     (13)   a.      * Anh chàng        này     bước              chân
                      Jeune homme      DEICT   marcher           pied
            b.      * Anh chàng        này     chân              bước.
                      Jeune homme DEICT        pied              marcher
                    «#Les pieds de ce jeune homme marche/ce jeune homme marche ses
                    pieds»

  Dans (11a), le SN préverbal cái cây này ‘cet arbre’ entretient une relation
holonymique avec le SN postverbal lá ‘feuille’. Le verbe rụng ‘tomber’ est un
verbe intransitif de type inaccusatif dont le seul argument sémantique est le SN
postverbal (ce sont les feuilles qui tombent, pas l’arbre12), ce que nous montre le
contraste suivant :
     (11)   a’.     *Cái     cây       này      rụng     !
                     CL      arbre     DEICT    tomber
                    «Cet arbre est tombé»
            a’’.    lá      rụng      nhiều             thật !
                    feuille tomber beaucoup             vraiment
                    «Beaucoup de feuilles sont tombées»

            a’’’.   rụng    nhiều                lá      thật !
                    tomber beaucoup              feuille vraiment
                    «Beaucoup de feuilles sont tombées»

12 Pour exprimer l’événement l’arbre est tombé, le vietnamien recourt à un autre verbe
lexical, đổ ‘tomber’ (arbre, pluie, etc.).

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Intransitivité scindée, passif adversatif et sujet explétif en vietnamien                        63

   L’exemple (11a’’’) nous montre que le SN lá ‘feuille’, argument sémantique
du verbe rụng ‘tomber’, peut suivre ce dernier, occupant la position normalement
réservée à l’objet des verbes transitifs en vietnamien (voir § 2.2.1 supra). Le
même raisonnement peut s’appliquer à la phrase (11b) dans laquelle les deux SN
anh chàng này ‘ce jeune homme’ et hai tay ‘deux bras’ sont reliés l’un à l’autre
par une relation de possession inaliénable. Le SN possesseur anh chàng này ‘ce
jeune homme’, en position préverbale, n’est pas l’argument sémantique du verbe
gẫy ‘casser/se casser’ mais semble être ajouté à la phrase par un lien sémantique
non directement dépendant du sémantisme de ce verbe (cf. La notion de extra-
thematic licensing de Shibatani 1994). Chappell (op.cit.) analyse le SN
postverbal comme le vrai sujet (il s’agit de l’argument Proto-patient) du verbe
inaccusatif alors que le SN préverbal est un experiencer de l’événement décrit
par le verbe et son argument Patient. Une idée similaire se trouve également chez
Hole (2004, 2006) qui, dans sa discussion basée principalement sur des données
de l’allemand, de l’anglais et du chinois, parle d’extra-argumentality. Selon son
analyse, le SN préverbal est un extra-argument, non nucléaire, non sélectionné
par le verbe, auquel il attribue l’étiquette thématique d’affectee, i.e. l’individu qui
est affecté par l’événement dénoté par le groupe verbal formé du verbe et de son
argument Patient.
   Les phrases (11) contrastent avec (12-13) où les verbe hét ‘hurler’ et bước
‘marcher’, verbes intransitifs sélectionnant des agents prototypiques et décrivant
des actions volitionnelles, n’autorisent pas la construction à possesseur externe.
Comme nous l’indique l’inacceptabilité de (12) et (13), la phrase entière est
agrammaticale même si entre les deux SN il y a bel et bien une relation de
possession inaliénable (anh chàng này ‘ce jeune homme’ et cổ họng ‘gorge’ dans
(12) ; anh chàng này ‘ce jeune homme’ et chân ‘pieds’ dans (13)).
   L’idée qu’en vietnamien, les verbes inaccusatifs, à la différence des verbes
inergatifs, permettent l’extra-argumentalité13, rejoint les observations faites par
Borer & Grodzinsky (1986) pour l’hébreu et d’autres langues (cf. Guéron 2006).
   La possession externe14 nous rappelle le phénomène d’extraction abordé dans
la section précédente (§ 2.2.2), dans le sens où le SN1 (possesseur) semble

13 Selon Chappell (op.cit.), la construction à possesseur datif est acceptable en allemand

pour les verbes inergatifs. Il semble que les langues ne présentent pas le même degré de
restriction quant à la possession externe (cf. Lamiroy 2003). De ce point de vue, il
apparaît que le vietnamien est plus strict et plus contraignant dans la mesure où dans cette
langue, la construction à possesseur externe ne se rencontre qu’avec des verbes
inaccusatifs mais est exclue avec les verbes inergatifs et transitifs.
14 Nous n’abordons pas ici un autre sous-type des constructions à possesseur externe,
connu sous le nom de «construction à double sujet» et qui semble extrêmement répandu
en chinois, en vietnamien, en japonais et en coréen (cf. construction à double nominatif) :
(i) Bố     tôi      tóc        bạc      cả.                   (construction à double sujet)
    père 1SG        cheveu blanc        complètement
    ‘Mon père a les cheveux tout blancs/les cheveux de mon père sont tout blancs’
Ce type de construction diffère de la Double Unaccusative Construction discutée ci-
dessus en ce qu’elle comporte souvent un prédicat statif (qui dénote en général des
qualités ou des propriétés). Le premier SN s’interprète comme le possesseur du second et

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former avec le SN2 (possessum) un SN complexe fonctionnant comme l’unique
argument du verbe inaccusatif15, dans lequel le SN1 est syntaxiquement intégré
au SN2. La situation est pourtant inversée ici, car le vrai argument du verbe reste
dans la position postverbale alors que dans le cas de l’extraction, il est réalisé
préverbalement.

2.3. Inaccusativité, passif adversatif et sujet explétif
   2.3.1. Inaccusativité et le marqueur du passif adversatif bị en vietnamien :
Nous tenterons de montrer dans cette section que le mot bị, qui sert à former le
passif16 adversatif en vietnamien, peut être qualifié de marqueur potentiel de
l’inaccusativité dans cette langue.
   Selon les grammaires vietnamiennes (Thompson L.E. 1965/1991, Trương V.C.
1970, Uỷ ban Khoa học Xã hội Việt Nam 1983, Nguyễn Đ. H. 1997, Diệp 2005,
inter alia), le passif vietnamien est formé au moyen de deux marqueurs
spécifiques : bị et được17. Tous deux sont étymologiquement issus des mots
chinois bèi et dé dont ils gardent le sens lexical (Alves 1998) : bị signifiant
‘subir’ et được ‘obtenir’. Il convient de noter que contrairement au marqueur
chinois bèi, qui s’est grammaticalisé en marqueur du passif (Givón 2009), bị et
được ont des emplois lexicaux (comme verbes pleins) et modaux (comme
marqueurs de TAM) (cf. Clark 1971, Alves 1998, Diệp 2005, Simpson & Hồ
2008, Nguyễn H. C. 2009, Dao 2009, inter alia), non partagés par le bèi chinois.
Du point typologique, le passif vietnamien, tout comme le passif thaï (thùuk
voulant dire ‘toucher’), a donc pour origine verbale (voir Siewierska 1984,
Keenan & Dryer 2007, entre autres). Diachroniquement parlant, les constructions
passives en vietnamien résultent sans doute de la réanalyse d’une construction

tous deux sont réalisés préverbalement. A ce propos, on pourra consulter Li & Thompson
1976, et pour le vietnamien, Cao (2004) et Diệp (2005).
15 Une telle situation est attestée, étant donné la grammaticalité des variantes «non

discontinues» de (11a-b) :
(i) Lá      cái      cây       này      rụng     nhiều               thật      (= 11a)
    Feuille CL       arbre     DEICT    tomber beaucoup              vraiment
   «Les feuilles de cet arbre sont beaucoup tombées !»
(ii) Hai tay         anh chàng          này      gẫy        cả.                (=11b)
     Deux bras       jeune homme        DEICT    casser     tout
   «Les deux bras de ce jeune homme se sont cassés»
16 Les lecteurs intéressés seront invités à consulter les travaux les plus récents (et les

références qui y sont citées) sur le passif en vietnamien, entre autres, Nguyễn H. C.
(2009), Dao (2009, 2010), et Simpson & Hồ (2008) pour une comparaison entre le passif
vietnamien et son homologue chinois.
17 Voir Diệp (2005) qui discute de la polyfonctionnalité et du degré de grammaticalisation

de ces marqueurs. Dao (2009) suggère qu’ils sont à un stade de grammaticalisation moins
avancé que leurs homologues chinois bèi et thaï thùuk qui semblent connaître une
désémantisation plus ou moins complète, conduisant à la neutralisation du sens adversatif
des phrases passives (cf. Givón 2006, 2009, pour le bèi du chinois ; Prasithrathsint 2001et
travaux subséquents pour le thùuk du thaï).

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Intransitivité scindée, passif adversatif et sujet explétif en vietnamien                        65

verbale en série dont bị et được sont les premiers éléments (via le processus que
Givón (2009) appelle clause union).
   L’opposition sémantique entre ces deux marqueurs (adversatif pour bị ‘subir
quelque chose de désagréable et préjudiciable’ et non adversatif/bénéfactif pour
được ‘obtenir une faveur, quelque chose d’avantageux’) a des répercussions sur
le type de phrase passive qu’ils servent à construire. Ainsi le sujet de la phrase
passive marquée avec bị (14), le SN Paul, est-il interprété comme un
détrimentaire, adversativement affecté par l’événement dénoté par le verbe
principal de la phrase :
    (14)    Paul bị           (mẹ)     mắng.
            Paul BI           mère     réprimander
            «Paul a été réprimandé (par sa mère)»

   A l’inverse, le sujet d’une phrase passive marquée avec được comme dans (15)
est vu comme le bénéficiaire de l’événement décrit par le verbe principal :
    (15)    Paul được          (mẹ)       khen.
            Paul ĐƯỢC          mère       féliciter
            «Paul a été félicité (par sa mère)»

   Il semble cependant nécessaire que le sémantisme du verbe lexical soit
compatible avec celui de bị et được. En effet, si le verbe réprimander dans (14)
est en général connoté négativement car il dénote un événement souvent jugé
comme allant à l’encontre de l’intérêt du sujet, le verbe féliciter dans (15) a une
connotation positive et n’entre donc pas en conflit avec le sémantisme non-
adversatif/bénéfactif de được. La combinaison de bị/được avec un verbe dont le
sens est incompatible ne produit pas des séquences syntaxiquement mal formées,
mais donne lieu à des énoncés sinon bizarres, du moins pragmatiquement très
marqués. Dans la suite de cette section, nous nous focaliserons sur bị, le
marqueur được, de par son sémantisme propre, étant incompatible avec les
verbes intransitifs18.
   Comme nous le montrent les exemples (16b) et (17b), bị permet de construire,
à partir des phrases actives correspondantes (a), deux types19 de passif, à savoir
le passif direct et le passif possessif (cf. Siewierska 1984, Huang 1999, 2006 et
références citées, Dao 2009, entre autres), où le sujet passif est interprété
respectivement comme l’objet direct et le possesseur de l’objet direct du verbe
transitif dans les contreparties actives. Ainsi, le SN Paul, qui est l’objet direct du
verbe đánh ‘frapper’ et donc l’individu subissant l’action de frapper dans (16a),
18 La cooccurrence de được avec des intransitifs n’entraîne pas l’agrammaticalité mais a

pour effet de forcer une lecture modale dans laquelle được a le sens de pouvoir (=être
autorisé à faire quelque chose).
19 On distingue en général le passif court (l’agent est absent) du passif long (l’agent est

réalisé). Ces patrons syntaxiques constituent un trait aréal et se retrouvent dans
l’expression du passif non seulement en chinois et en vietnamien mais également en thaï
(Prasithrathsint 2001 et travaux subséquents), et en khmer (cf. Deth Thach & Paillard
2009, Deth Thach 2010).

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est promu à la fonction de sujet de la phrase passive (16b). Le cas de (17) est
intéressant, en ce que le SN sujet de la phrase passive (17b) n’est pas l’objet
direct du verbe lexical trộm ‘voler’ dans (17a) mais le possesseur du véritable
objet direct de ce dernier, à savoir le SN tiền ‘argent’. Le SN possesseur accède à
la position de sujet de la phrase passive alors que l’objet direct du verbe lexical
reste dans sa position postverbale, phénomène qu’on appelle communément dans
les analyses du passif en bèi en chinois «la rétention de l’objet» (cf. Huang
1999) :
     (16)   a. Marie         đánh    Paul        b. Paul bị          Marie    đánh
               Marie         frapper Paul           Paul BI          Marie    frapper
               «Marie a frappé Paul»               «Paul a été frappé par Marie»
               (Actif)                              (Passif direct)
     (17)   a. Paul           trộm       tiền    của       Marie                   (Actif)
               Paul           voler      argent POSS       Marie
               «Paul a volé de l’argent à Marie»
            b. Marie          bị         Paul      trộm     tiền       (Passif possessif)
               Marie          BI         Paul      voler    argent
              «Marie s’est fait voler de l’argent par Paul»

   Selon Burzio (1986), les formes verbales passives sont des constructions
intransitives et peuvent être analysées comme un sous-type de verbes
inaccusatifs. Cette assimilation repose sur l’analogie structurale que partagent les
deux constructions : le sujet préverbal d’un verbe inaccusatif et celui d’une
phrase passive ont été l’objet sous-jacent à une étape de la dérivation syntaxique.
Il ne serait donc pas étonnant de constater ici les affinités entre le passif formé
avec bị et les différents patrons inaccusatifs décrits supra. Ainsi la Construction
Inaccusative Double (cf. § 2.2.3) semble-t-elle se rapprocher du passif possessif,
dans la mesure où dans les deux cas, le SN préverbal est le possesseur du SN
postverbal et que le vrai argument objet est «retenu» dans sa position canonique.
La différence la plus évidente réside dans le fait qu’on a affaire à un verbe
transitif (sélectionnant un argument Agent) dans le cas du passif possessif et un
verbe inaccusatif dans la Construction Inaccusative Double.
   Les similitudes vont plus loin encore : bị est incompatible avec les inergatifs
tels que courir, danser, chanter, dormir, comme en témoigne l’agrammaticalité
de (18) :
     (18)   * Pierre          bị       chạy /nhảy / hát /ngủ                       rồi.
              Pierre          BI       courir/danser/chanter/dormir                PERF
              «Pierre a couru/dansé/chanté/dormi»

  Ceci contraste fort avec le fait que les inaccusatifs se combinent sans difficulté
avec bị20. Observons :

20 Le bèi chinois ne permet pas cette possibilité combinatoire, ce qui est pourtant très

fréquent en japonais (Huang 1999). Le passif adversatif dans cette dernière langue peut
être construit à partir d’une base inaccusative comme sinu ‘mourir’ (cf. Hoshi 1999,

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Intransitivité scindée, passif adversatif et sujet explétif en vietnamien                        67

    (19)    a. Nhà     cháy rồi      kìa !     a’. Nhà     bị cháy rồi   kìa !
               Maison brûler PERF DEICT            Maison BI brûler PERF DEICT
                            «(Regarde), la maison a brûlé»
            b. Cháy nhà       rồi    kìa.      b’. Bị cháy nhà      rồi   kìa.
               Brûler maison PERF DEICT            BI brûler maison PERF  DEICT
                            «(Regarde), la maison a brûlé»
   L’exemple (19) comporte le verbe inaccusatif cháy ‘brûler’ (intr.) qui permet
l’antéposition ou la postposition de son argument unique, le SN nhà ‘maison’
(19a-b). La possibilité d’insérer bị devant les verbes inaccusatifs comme cháy
‘brûler’ (intr.) (par opposition aux verbes inergatifs comme dans (18)) montre
que ce marqueur peut servir à distinguer les deux classes de verbes intransitifs.
   Bị peut également apparaître dans la Construction Inaccusative Double.
Considérons les exemples suivants :
    (20)    a.      Cái      bình      của         bố        tôi       vỡ        rồi.
                    CL       vase      POSS        père      1SG       se-casser PERF
            a’.     Cái      bình      của         bố        tôi   bị     vỡ          rồi.
                    CL       vase      POSS        père      1SG BI       se-casser PERF
                    «Le vase de mon père s’est cassé/s’est brisé»
            b.      Bố       tôi       vỡ                    cái       bình      rồi.
                    Père     1SG       se-casser             CL        vase      PERF
            b’.     Bố       tôi       bị          vỡ        cái       bình      rồi.
                    Père     1SG       BI          se-casser CL        vase      PERF
                    «Le vase de mon père s’est cassé/s’est brisé»
                    «Litt. Mon père subit le fait que son vase s’est cassé»
   L’exemple (20a) illustre une construction à possesseur interne dans laquelle le
SN complexe cái bình của bố tôi ‘le vase de mon père’ est l’argument unique du
verbe inaccusatif vỡ ‘se casser’ et est réalisé préverbalement. Le SN possesseur
bố tôi ‘mon père’ est introduit par le marqueur possessif của. La phrase (20a’), à
laquelle on ajoute bị, est vériconditionnellement identique à (20a). (20b)
exemplifie, quant à elle, la construction à possesseur externe où le SN possesseur
bố tôi ‘mon père’ est en position frontale et le SN possessum cái bình ‘le vase’
suit le verbe. La présence de bị dans (20b’) produit une séquence bien formée,
vériconditionnellement identique à (20b) et confirme à nouveau la compatibilité
de bị avec les verbes inaccusatifs. Cette observation semble être corroborée par
les exemples (21a-b) (cf. ex. 11a et 11b) :
    (21)    a. Cái cây         này       bị rụng       nhiều         lá              thật !
                CL arbre       DEICT     BI tomber     beaucoup      feuille         vraiment
              «Cet arbre a vraiment perdu beaucoup de feuilles»
              «Litt. (De) cet arbre sont tombées beaucoup de feuilles»
            b. Anh chàng       này       bị       gẫy       cả       hai             tay.
               Jeune homme DEICT         BI       se casser tout     deux            bras
             «Ce jeune homme s’est cassé les deux bras»

Creissels 2006). Voir Matthews, Xu & Yip (2005) qui montre que le morphème k’eʔ du
dialecte de Jieyang présente une distribution assez proche du bị vietnamien.

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   Nous avons également vu dans § 2.2.2 que l’extraction du noyau nominal à
partir d’un SN quantifié complexe est possible seulement avec les inaccusatifs.
Le même phénomène s’observe avec le passif en bị. Dans la phrase active (22a),
l’objet du verbe transitif giết ‘tuer’, le SN quantifié năm con bò ‘cinq boeufs’, est
en position postverbale. Ce SN est promu à la fonction de sujet syntaxique de la
phrase passive (22b) marquée avec bị. (22c) nous montre que seul le noyau
nominal accède à la position du sujet préverbal, laissant dans la position
postverbale le numéral năm ‘cinq’ suivi du classificateur con. C’est exactement
ce que nous avons observé avec les inaccusatifs dans la section § 2.2.2.
L’extraction du noyau nominal est également possible avec des verbes
inaccusatifs auxquels on a ajouté le marqueur bị. En effet, l’argument unique du
verbe inaccusatif rách ‘être déchiré’, à savoir le SN quantifié postverbal ba cái
áo ‘trois chemises’ dans (23a), subit la même opération syntaxique : le noyau
nominal áo ‘chemise’ est séparé du reste et est réalisé en position frontale (23b).
La présence de bị semble ne pas affecter l’opération d’extraction.
     (22)   a.    Người ta           giết       năm      con           bò          (actif)
                  On                 abattre    cinq     CL            bœuf
                  «On a abattu cinq bœufs»
            b.    Năm     con        bò       bị         người-ta                  giết
                  Cinq    CL         bœuf     BI         on                        abattre
                  «Cinq bœufs ont été abattus»
                                                                    (passif direct)
            c.    Bò       bị       người-ta             giết       năm       con
                  Bœuf     BI       on                   abattre cinq         CL
                  «Quant aux bœufs, il y en a cinq d’abattus’/ cinq en ont été abattus»
                                                         (passif direct avec extraction)
     (23)   a.    Bị         rách               ba       cái           áo.
                  BI         être-déchiré       trois    CL            chemise
                  «Il y a trois chemises de déchirées»
            b.    Áo         bị    rách                   ba       cái.
                  Chemise BI       être-déchiré           trois    CL
                  «Quant aux chemises, il y en a trois de déchirées»

   Les ressemblances structurales entre les structures passives avec bị et les
verbes inaccusatifs présentées ci-dessus, si elles sont correctes, permettent de
motiver davantage l’hypothèse selon laquelle bị serait le marqueur potentiel de
l’inaccusativité en vietnamien et corroborent la distinction inergatif/inaccusatif
dans cette langue.
  2.3.2. Inaccusativité et sujet explétif21 : En vietnamien, la forme pronominale
nó ‘3SG’ peut avoir une interprétation non référentielle dans les contextes

21 Les grammaires vietnamiennes semblent ignorer l’existence d’un sujet explétif ou se

contentent de le mentionner rapidement, signalant qu’il appartient plutôt à la langue
parlée. Ce type de sujet n’a été soumis à discussion de manière sérieuse que récemment,
dans Nguyễn V.H & Hoàng T. T. T. (2011). Ces auteurs, cependant, se sont attachés à

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Intransitivité scindée, passif adversatif et sujet explétif en vietnamien                        69

irrealis-résultatifs et ne se rencontre qu’à l’oral. Cet emploi explétif de nó ne
s’obtient qu’en position de sujet (i.e. préverbale). Seuls les verbes inaccusatifs
sont permis dans ces constructions. Dans (24), l’unique argument du verbe
inaccusatif chết ‘mourir’, à savoir le SN mấy con cá của tao ‘mes poissons’,
précède le verbe dans l’exemple (b) mais le suit dans l’exemple (a). Dans cette
dernière configuration, le sujet explétif nó peut faire surface. Cela suggère que
lorsque la position préverbale n’est pas remplie (ce qui ne s’observe qu’avec les
verbes inaccusatifs), et moyennant les contextes oraux appropriés, l’explétif nó
peut apparaître pour l’occuper. L’exemple (25) illustre le même phénomène mais
cette fois-ci, avec le verbe inaccusatif vỡ ‘se casser’ : la position préverbale est
occupée par l’explétif nó quand l’argument nominal cái bình cổ của bố ‘l’ancien
vase de papa’ suit le verbe vỡ ‘se casser’. Les phrases (26) corroborent l’idée que
la position du sujet syntaxique est unique et elle ne peut être remplie que par l’un
des deux éléments : ou l’explétif ou l’argument nominal mais pas les deux en
même temps.
    (24)    a.      Đừng       làm       thế,      nó       chết         mấy         con
                    NEG        faire     ainsi     EXPL     mourir       PL          CL
                    cá         của       tao       bây giờ.
                    poisson    POSS      1SG        maintenant
            b.      Đừng      làm       thế,     mấy       con       cá      của
                    NEG       faire     ainsi    PL        CL        poisson POSS
                    tao       chết      bây giờ.
                    1SG       mourir maintenant
                    «Ne fais pas ça ! Sinon, mes poissons vont tous mourir»
    (25)    a.      Mày        làm       thế,      nó       vỡ        cái            bình
                    2SG        faire     ainsi     EXPL     se-casser CL             vase
                    cổ         của       bố        bây giờ.
                    ancien     POSS      père      maintenant
            b.      Mày        làm        thế,     cái       bình      cổ            của
                    2SG        faire      ainsi    CL        vase      ancien        POSS
                    bố         vỡ         bây giờ
                    père       se-casser maintenant
                    «Si tu fais ça, l’ancien vase de papa va se casser»
    (26)    a.      *Đừng     làm       thế,     nó        mấy       con             cá
                      NEG     faire     ainsi    EXPL      PL        CL              poisson
                    của       tao       chết     bây giờ.
                    POSS      1SG       mourir maintenant
                    «Ne fais pas ça ! Sinon, mes poissons vont tous mourir»

motiver l’idée que le pronom neutre de troisième personne du singulier peut avoir, dans
certains contextes particuliers, un emploi non référentiel ou impersonnel et y manifester
les propriétés sémantico-syntaxiques d’un sujet explétif. Or, comme nous le montrerons,
la distribution de cet explétif sujet est également sensible au type de prédicats. Plus
précisément, cette forme explétive n’apparaît qu’en présence des verbes inaccusatifs,
excluant les inergatifs et les transitifs.

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            b.      *Mày       làm        thế,      nó       cái       bình          cổ
                     2SG       faire      ainsi     EXPL     CL        vase          ancien
                    của        bố         vỡ                 bây giờ.
                    POSS       père       se-casser          maintenant
                    «Si tu fais ça, l’ancien vase de papa va se casser»

   Nous avons vu supra que l’argument unique des verbes inergatifs se comporte
comme le sujet d’un verbe transitif prototypique, dans la mesure où il doit
toujours occuper la position préverbale. On s’attend donc à ce que l’explétif nó
ne soit pas compatible avec les verbes inergatifs et les verbes transitifs. Cette
prédiction semble être vérifiée. En effet, si le sujet nominal thằng bé ‘le petit
garçon’ précède les verbes inergatifs tels que chạy ‘courir’, khóc ‘pleurer’, hét
‘hurler’ et le verbe inaccusatif ngã ‘tomber’ (ex. 27a), seul ce dernier permet
l’insertion de l’explétif nó quand l’argument nominal se trouve postposé au verbe
(ex. 27c). Les verbes inergatifs n’autorisent pas ce type de configuration et donc
excluent l’explétif (ex. 27b). En d’autres termes, si la position préverbale doit
nécessairement être remplie pour les inergatifs, elle ne l’est qu’optionnellement
dans le cas des inaccusatifs, comme nous l’indiquent (27a) et (27c) : le SN thằng
bé ‘le petit garçon’ peut précéder le verbe ngã ‘tomber’ dans (27a) ou le suivre
dans (27c). L’introduction du sujet explétif est rendue possible et donne un
résultat parfaitement bien formé dans ce dernier cas.
     (27)   a. Anh làm        thế,       thằng bé             chạy/khóc/hét/ngã
               2SG faire      ainsi      garçon               courir/pleurer/crier/tomber
               bây giờ
               maintenant
            b. *Anh làm         thế,       nó       chạy/khóc/hét                    thằng bé
                2SG faire ainsi            EXPL     courir/pleurer/crier             garçon
                bây giờ
                maintenant
               «Si tu fais ça, le petit garçon va courir/pleurer/crier»
            c. Anh làm         thế,       nó        ngã       thằng bé               bây giờ.
               2SG faire       ainsi      EXPL      tomber    garçon                 maintenant
               «Si tu fais ça, le petit garçon va tomber»

   Les phrases (24-27) dénotent toutes des situations complexes que l’on pourrait
appeler «irrealis-résultatives». Elles se composent de deux membres, séparés
formellement par la virgule (ou une pause à l’oral). La relation qui s’établit entre
les deux peut être interprétée comme celle reliant la protase à l’apodose d’un
système conditionnel. Du point de vue aspectuel, les exemples (24) et (25)
comportent des verbes inaccusatifs de type «achèvement» (cf. Vendler 1967), à
savoir chết ‘mourir’, vỡ ‘se casser’. Ceux-ci sont des prédicats téliques décrivant
des changements d’état et spécifiant lexicalement l’état résultant final dans lequel
se trouve leur argument unique. A l’inverse, les verbes inergatifs comme chạy
‘courir’, khóc ‘pleurer’, hét ‘crier’ dans (27b) dénotent des activités non
délimitées temporellement et donc ne spécifient pas lexicalement un état résultant
final. La légitimation de l’explétif sujet nó en présence de verbes inaccusatifs tels

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