JANVI E R 2020 Mika Biermann revient Trois jours dans la vie de Paul Cézanne Booming - Extraits
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JANVI E R 2 0 2 0 Mika Biermann revient avec Trois jours dans la vie de Paul Cézanne et Booming en collection de poche « Griffe » Extraits
Trois jours dans la vie de Paul Cézanne Extrait Le peintre – appelons-le Paul – sort de son atelier et ferme la porte à clef. C’est un vieil homme à la mous- tache épaissie par la morve, à la barbe raide de graisse de mouton, à la corolle de cheveux blancs s’écartant des oreilles comme les orties s’écartent du chou-fleur, aux dents gâtées par l’insouciance du fumeur, aux yeux chassieux où les images du monde ne rentrent qu’à reculons. Son pantalon est grossier, sa veste épaisse, son col raide, son chapeau melon cabossé, son élégance toute relative. On dirait un forgeron invité à la remise de diplôme de sa nièce. Le monde a déposé sa poussière sur l’homme ; il chaloupe en marchant. Son inaptitude à vivre le fait sourire comme un idiot. Il penche vers la gauche ; il penche vers la droite ; il sautille. Sur sa bosse bondissent la mallette à peinture et le chevalet de campagne. Il n’a aucune idée d’où l’emmène le chemin, entre ombres et lumières. Le chien – il n’aura pas de nom, l’animal – sort de la ferme ventre à terre, avant qu’on puisse l’embaucher pour garder les chèvres ou amuser les enfants. C’est un clébard qui mérite à peine une description : ocre, osseux, déglingué, nerveux. Il galope sur le chemin, langue pen- dante, ce qui ne lui donne pas l’air intelligent. De toute façon, un chien ce n’est pas Einstein. Il distingue entre mangeable : miettes de pain, cadavres d’animaux, sau- cisses pendues, son propre vomi, et immangeable : un arbre, un rocher, une montagne. Est-ce que ça existe seulement pour lui, le paysage ? Son monde n’est-il pas 3
une tempête de confettis traversée d’odeurs de cul et de canard ? Le chien galope sur le chemin, sans but et sans vergogne. Peintre Paul marche. Il n’a qu’une vague idée d’où l’emmène le chemin entre collines et vallons. Il ne veut aller nulle part, de toute façon. Ses bottines écrasent des touffes de thym. Il admire l’indifférence des pins, le dédain des genêts, la placidité des falaises. Le ciel joue au délavé. La désinvolture du soleil crée des ombres sournoises. Le soleil est un gong ; l’ombre un air de flûte. La chaleur joue au chat et à la souris. Le sentier grimpe vers les crêtes, de rocher en rocher. Peintre Paul sue sous les couches de grosse toile, mais il n’enlève pas sa veste. Stoïque, comme Hannibal traversant les Alpes ou Burton à la recherche des sources du Nil. Tout au plus il sort son pénis pour arroser un roc d’urine. Les fourmis, agacées, détalent. Il remballe son engin, rajuste son barda et continue son ascension. Le chien gambade. Il sait être heureux : un bol bien rempli de soupe, une odeur de terre et de lièvre, une place derrière le poêle. Il sait être malheureux : un coup de botte, un coup de tonnerre, la porte qui se ferme d’un coup sur sa queue. Chez lui, bonheur et malheur durent toujours pour toujours. Le soleil sur le dos, les pattes dans la boue, le nez dans le fourré, ça peut aller, merci. À l’ombre d’un pin, le chien s’accroupit pour chier. Le paysage, c’est un festival d’odeurs : rouille et fumier, sang et urine, menthe et sauge. La merde y met une note fruitée, cerise sur le gâteau. On se roulerait dedans. Le chien renifle l’étron, voit que c’est bon et hoche le mufle. Il repart vers de nouvelles aventures. 5
Paul en a marre de porter le fatras nécessaire à l’exer- cice de son métier. Il rêve d’un âne qui trimballerait tout et qu’il pourrait battre avec une badine. Ceci dit, la stu- pidité de l’animal risquerait de l’énerver encore plus. Avance, n’avance pas. Tourne à droite, ne tourne pas à gauche. Tourne en rond et broute des chardons. Chasse les taons d’un coup de queue. Braie pour un oui ou un non. Ricane en montrant ses dents jaunes. Laisse pendre le goupillon de sa verge. Finalement, Paul est beaucoup mieux seul. Il se rappelle l’œil de l’âne dans la Fuite en Égypte de Zurbaran. L’animal ne comprend pas qu’il porte la Vierge et le Christ. C’est l’œil le plus stupide jamais peint. Si j’avais un âne, je lui banderais les yeux avec mon mouchoir, se dit Paul, et je le tirerais avec une corde. Il marcherait au soleil, et moi à l’ombre. Ça serait supportable. Le chien s’arrête net devant le cadavre d’un hérisson. De quoi est-il mort ? De sa belle mort ? Est-ce qu’un hérisson meurt de vieillesse ? Il sent la charogne. Ça grouille sous les piquants. Un œil, petite bille noire, est tombé ; une bande de fourmis essaye de l’emporter et ne fait que le pousser à droite, le tirer à gauche. Par l’anus entre un escadron de scarabées. L’escadron de la mort. Le chien remue la queue. Il respire à pleine truffe les arômes du néant. Il en mangerait, du cadavre, mais les piquants l’en empêchent. Alors, il pisse dessus, trois petites gouttes, histoire de participer. Puis il se remet à courir, soudain en retard à un rendez-vous, comme tous les clébards. Peintre Paul scrute le paysage. De temps en temps il regarde à travers le rectangle créé en opposant pouces et index, grommelle, crache par terre, secoue la tête, 6
fronce ses sourcils broussailleux, remue les lèvres parmi les poils, lève les yeux au ciel, et continue son chemin. Il donne des coups de botte dans des mottes. Vu de loin, il ressemble à un fou qui soliloque entre les arbres. Le chapeau melon n’est pas là pour nous rassurer. Qu’il porte un képi, soit, une casquette, pourquoi pas, un béret, à la limite, mais pas cet accessoire de l’homme urbain, voire mondain ! Le voilà en train de faire de grands gestes, de tourner comme une toupie, de taper du pied, au sommet de la colline, sous les pins. Les cigales ne sont pas encore sorties de leurs cachettes, en ce mois de mai, pour se moquer de lui, mais un écureuil sur une branche assiste à la scène, l’air navré, et deux marcassins pouffent, fourrés dans les sous-bois. Elle est moqueuse, la faune sylvestre. Le chien essaye de happer un papillon et ne fait que claquer des dents. L’insecte holométabole, ivre, erre. Le canidé est incapable de prévoir son trajet. Clac ! Clac ! En battant ses ailes citron, le lépidoptère titube vers le ciel salvateur. Le chien, d’ailleurs, s’en fout. Il a essayé de couler cette barque, de broyer ce confetti, de déchirer cette lettre, par pur réflexe. Il sait qu’un papillon n’a aucun goût, sinon celui de la poussière. On ne mange pas un papillon par nécessité, mais par philosophie, comme on mange un morceau d’un puzzle, et le chien n’en a rien à faire. Une guêpe passe. Clac ! Clac ! Raté. La journée sera longue. Une mouche. Clac ! Clac ! La mouche s’envole pour vivre sa vie. Tant pis. Y aura d’autres choses à se mettre sous la dent. Chez le chien, l’espoir meurt en dernier ; le doute n’a pas prise ; l’opti- misme est roi.
Booming Extrait Ils s’engagèrent sur la corniche qui descendait le long de la paroi, assez large pour un piéton, trop étroite pour un chariot. Il n’y avait pas d’autre route. Conchi évitait de regarder vers le précipice ; Lightouch marchait droit devant sans se soucier du vide. Arrivés en bas, ils lon- gèrent la falaise. Conchi blasphéma, s’arracha la sandale et frotta son pied. Lightouch inspecta le brin d’herbe dru qui avait traversé la semelle comme un minuscule couteau sortant du sol. Pas moyen de le plier ou de l’ar- racher. Il s’entailla le pouce en essayant. — Va falloir faire attention où on met les pieds désor- mais. Je n’ai jamais vu une plante pareille. — De la sorcellerie, je te dis ! Je ne peux plus marcher. — Ce n’est qu’une égratignure. — Il y a quelque chose ici qui ne tourne pas rond. La mule gisait, sa tête tranchée à plusieurs mètres du corps. Le sang avait arrosé à grands jets le sable qui refusait de l’absorber. En silence, ils contemplèrent le désastre. Ils récupérèrent l’outre miraculeusement intacte, les couvertures, les couennes, les ustensiles de peinture et de cuisine éparpillés. Conchi ramassa autant de haricots que possible ; Lightouch déplora la destruc- tion de sa cruche de whisky. Chargés de leurs affaires, ils marchèrent et tombèrent, s’écorchant mains et genoux. Les pierres étaient soudées au sol. Le sable était solide. La moindre branche présentait un inamovible crochet. Ils avancèrent avec précaution. Les premiers bâtiments de Booming apparurent au loin. — Il n’y a pas un pet de vent ici, dit Conchi. 9
Le paysage se découpait net dans la lumière crue de l’après-midi : haute falaise, plaine morose, plis du ter- rain, ravins et tertres, pierres, roches, sables. — Le soleil ne bouge plus ! Leurs ombres tombaient devant eux sur la poussière dure de la route. — J’ai hâte d’arriver, dit Lightouch. Les habitants auront peut-être des explications. — Tu as voyagé en Europe. Tu n’as jamais vu des trucs étranges là-bas ? — Oh si ! J’ai vu des femmes à six seins, et des hommes à tête de bouledogue. J’ai vu des calèches voler dans le ciel. J’ai vu une tour s’élever jusqu’aux nuages. J’ai vu des homoncules vivre d’eau et d’huile. J’ai vu une prostituée qui avait un vagin à la place de la bouche. J’ai vu de la lumière jaillir d’un tube et noircir un immeuble. J’ai vu des images bouger et des villes se couvrir d’étoiles. J’ai vu des bateaux chargés d’or som- brer, et tous les gens sur la plage échanger des baisers. J’ai vu des soldats coupés en deux et recousus avec du gros fil. J’ai vu un chat à sept queues. — Tu me prends pour un gamin qui gobe toutes les conneries. J’en ai marre. Je n’en peux plus de porter ces couennes. — On est bientôt arrivés. Je vois quelqu’un. Le vieil homme au bord de la route les regardait d’un œil torve, le buste penché en avant. Il était maigre, vêtu de hardes, ses cheveux jaunes frôlaient ses épaules. Sa bouche édentée béait. Il tenait un beau lapin gris par les oreilles. — Il est dans le même état que l’Indien, chuchota Conchi. Empaillé ! — Je ne crois pas qu’ils soient empaillés. — Le lapin ne lui sert plus à grand-chose ! 10
Conchi essaya de saisir l’animal et poussa un hur- lement. Il leva ses deux paumes couvertes de perles de sang. Les poils, raides comme des aiguilles, lui avaient percé la peau. — ¡ Me cago en la mar salada ! — Ne touchez pas à tout ! Conchi reprit son baluchon. Sur une planche accrochée à une potence, on avait gravé au tison : BOOMING. — Il n’y a aucun bruit, dit Conchi. Ils écoutèrent. D’habitude, le moindre village dégage son tintamarre : chevaux qui hennissent, sabots qui clopinent, selles qui grincent, portes qui claquent, scies qui scient, marteaux qui frappent, verres qui s’entre- choquent, enfants qui chantent, cloches qui sonnent, revolvers qui tirent, voix qui résonnent. — On n’entend rien ! Ils s’entendirent respirer l’un l’autre. — Il n’y a pas d’odeurs ! Ils reniflèrent. Il manquait l’odeur de l’éternelle pous- sière qui prend à la gorge. L’odeur des bêtes, du poil gras des chevaux, de l’urine des cochons, de la fiente des poules. L’odeur de cuisine : épaisse, des haricots ; puis- sante, des lardons ; réconfortante, des patates ; rouge vif, des steaks sur le gril. Aucun relent de carcasses en décomposition, de sueur rance, de latrines pleines, de vieux chou. — On ne sent rien ! — Je vous sens. Vous sentez l’ail frit. — Toi, le poisson séché. Sur le pignon du premier bâtiment de Booming s’étalaient six lettres tracées par le pinceau d’un illettré ou d’un ivrogne : STABLE. Pourtant la grange bancale n’en avait pas l’air. Les planches étaient brutes et mal 11
clouées. La porte bâillait. Nos deux compères glissèrent la tête, tout en douceur. Leurs yeux s’habituèrent à la pénombre, ils virent quatre chevaux, un gris, un blanc, un bai et un appaloosa spotted blanket, aux mouvements suspendus, figés dans leurs positions respectives. Le cheval blanc était couvert de cicatrices et de plaies. — Regarde les mouches ! Les putains de mouches ! Autour des yeux du bourrin, sous son ventre, au-dessus des blessures suppurantes, des mouches par centaines étaient suspendues en plein vol. Un diptère se trouvait à portée de main. Conchi saisit sa machette et toucha la petite graine noire avec l’acier. — Elle ne bouge pas ! Il frappa un coup sec du plat de la lame. — Elle est intacte, chuchota Lightouch. La mouche était là, stoppée en l’air, ses ailes aux fines nervures déployées, les pattes poilues écartées, les facettes de ses yeux brillantes. Conchi s’accroupit. Il scruta le cheval gris en train de monter le bai. Il n’y avait que l’appaloosa qui se comportait comme un vrai équidé. Il s’était cabré au centre de la grange. C’était beau à voir, ces muscles saillants, ce ventre arrondi, ces sabots qui fendent l’air, ce crin figé en vagues ondulantes. — Levez-vous, Pato. — Lâche-moi, patron. Je suis bien comme ça. Dans un angle gisait le cadavre d’un mustang zain, un trou de balle au milieu du front. Une poutre portait cinq selles : une mexicaine ; une mexicaine charra ; une ordinaire usée jusqu’à la trame ; une au cuir abîmé par des entailles ; une neuve dont les étriers au bout des étrivières étaient recouverts de tapaderos en rawhide. Un enclos à côté de l’entrée abritait une forge artisanale et les outils du maréchal-ferrant : clous, fers, boutoir, bro- choir, dégorgeoir, dérivoir, marteau à étamper, pince 12
à parer, pince à river, tricoises, rénette, râpe. Sur une planche, une inscription à la craie : CASH ONLY. Pato pâlit. — Il faut partir ! — Et votre femme ? — On s’en fout ! On va mourir de faim ! Tout ici sera dur comme de la pierre, le pain, l’eau, la viande… — Nous avons du lard. Des oignons. Ils n’ont pas durci. — Qui peut se nourrir d’oignons ? — Caravage l’a fait. Ceci dit, il les accompagnait d’un peu de pain, d’huile et d’une cruche de vin à l’occasion. — Que Cravache aille à Booming, alors. — Vous n’êtes pas curieux ? — Non. — On jette un coup d’œil, et on repart. Conchi cracha. — Après toi. La première chose qu’ils virent en débouchant dans la rue principale fut un gamin qui tenait un revolver. Une mèche blonde lui tombait sur l’œil. Ses dents ser- raient un brin d’herbe. Habillé d’une culotte de peau et d’une chemise délavée, les manches retroussées sur ses coudes, ceinturé d’un holster qui semblait trop grand pour lui, ils lui donnèrent seize ans tout juste. Son arme n’était pas encore pointée, le chien en était encore baissé. Ils s’approchèrent d’un homme habillé avec une certaine élégance en noir et blanc, posté devant l’Hôtel de la Gare. Il portait chapeau, veste, chemise, bottes, et avait dégainé un revolver à crosse de nacre. La chambre du colt était éclairée par l’explosion de la poudre. À la sortie du canon, un tore parfait de fumée et de suie avait coagulé dans l’air. La balle, petit plomb de forme conique, l’avait traversé en son milieu pour s’arrêter à 13
un mètre de la bouche. Conchi se posta devant et l’étu- dia de près. — Si par miracle elle bouge, elle vous traversera le cerveau. Conchi retira sa tête. — On dirait un as de la gâchette. Le petit n’a aucune chance. — Vous croyez qu’il vise juste ? — Difficile à dire. Il a l’air de savoir ce qu’il fait. — Oui. C’est souvent le cas chez les méchants.
Également disponible aux éditions Anacharsis Roi. Beau comme l’antique. Turpidum, la bien nommée, est la dernière cité étrusque indépendante. Larth, son roi à peine sevré, se sent un peu perdu dans son décorum fatigué. Sous le ciel bleu indifférent, la pein- ture des fresques s’écaille en silence, la populace s’affaire par les ruelles au sol gras. Un péplum rococo, total, révolu- tionné, le Satyricon de Mika Biermann. Collection «Fictions» - 17 € ISBN : 9791092011487 - 192 p. Un Blanc L’expédition scientifique partie à bord de l’Astrofant explorer l’Antarctique avait au programme un petit supplé- ment ludique : envoyer à minuit du 31 décembre 2000 un feu d’artifice depuis le pôle Sud. Rien de plus simple, de nos jours. Mais non : au premier iceberg venu, tout a dérapé. Dans ce roman déli- cieusement givré, hilarant et beau comme une meringue, Mika Bier- mann retrace l’histoire de cette nef des dingues. À vos doudounes. Collection «Griffe - Fictions» - 9 € ISBN : 9791092011722 - 160 p.
M I KA B I E R M A N N Après des études à l’université des Beaux-Arts de B erlin, Mika Biermann s’installe à Marseille où il apprend le français. Il explore successivement la peinture, la photo, le dessin et l’écriture. Aujourd’hui, il est conférencier aux musées de la ville de Marseille dans des domaines aussi variés que la mythologie de l’ouest dans l’art amé- ricain, Van Gogh-Monticelli, Bernard Buffet… Mika Biermann est publié alternativement chez P.O.L et chez Anacharsis.
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