LA MORT DE JEAN Marc Lambron - Revue des Deux Mondes

 
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LA MORT DE JEAN
         › Marc Lambron

      L’auteur de Carnet de bal, 4 (Grasset, 2019) évoque la mort de Jean
      d’Ormesson et les hommages qui lui furent rendus.

      5 décembre 2017
          En activant mon téléphone, vers 8 h 20, je trouve une kyrielle de
      messages, France Inter, France Culture, Europe 1, Radio Classique,
      etc. Et je comprends que Jean d’Ormesson est mort cette nuit, d’une
      crise cardiaque. Dans le bruit médiatique qui va accompagner ce
      départ, je souhaiterais pour lui une stèle de silence. Texto de ma fille
      Juliette : « Une pensée pour mon papa qui perd un camarade. » Le
      mot est juste. Quel bon camarade aura été Jean. Tant d’adieux sonores
      pour un homme qui est retourné à son secret. Nous ne l’aurons accom-
      pagné que sur le seuil.
          Je n’irai pas chez Pujadas ou sur CNews, mais je réponds volon-
      tiers au journal de 13 heures sur France Inter, ainsi qu’à Olivia Gesbert
      pour « La grande table » sur France Culture, où elle fait témoigner Dany
      Laferrière et Manuel Carcassonne en studio, ainsi que Jean-Christophe
      Rufin au téléphone. Nos mots sont là pour veiller sa présence.

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    Hier, la représentation nationale a applaudi, en hommage, le
nom de Jean d’Ormesson. Depuis quand un écrivain n’avait-il pas
été salué ainsi dans l’Hémicycle ? André Malraux ? Paul Valéry ?
Georges Bernanos ? Victor Hugo ? Patrick Besson surnommait Jean
« Victor Ego ».
    On ne réduit pas le charme à un algorithme. Mettons qu’en Jean
se croisaient plusieurs figures. Un Guépard de la littérature – il faut
que tout change pour que rien ne change. Une sorte de maître Yoda
des belles-lettres, un sage guilleret aux oreilles frétillantes, un institu-
teur national. Et la figure de l’aristocrate
                                                  Haut fonctionnaire, critique littéraire
démocrate : son aïeul fut régicide, son et écrivain, Marc Lambron est
père délivra des sauf-conduits à des juifs membre de l’Académie française.
allemands quand il était consul à Munich Dernier ouvrage publié : Carnet de
                                                  bal (4). Chroniques (Grasset, 2019).
et démissionna dans le mois suivant l’ins-
tauration du régime de Vichy. Mon vieux camarade se plaisait à rap-
peler à François Mitterrand que son père avait mis trois semaines à
comprendre ce que le futur président a mis trois ans à admettre. Si
patricien soit-il, Jean d’Ormesson était passé sous les fourches cau-
dines de la méritocratie républicaine, l’École normale, l’agrégation.
Et sa stature dut beaucoup au média démocratique qu’est la télévi-
sion : ce Downtown Abbey à la française que fut le feuilleton Au plai-
sir de Dieu, puis les innombrables apparitions de l’auteur devant une
caméra. Très remonté contre la gauche dans les années soixante-dix,
porte-parole huppé du lectorat des beaux quartiers, il avait glissé vers
une sorte de relativisme qui embrassait toutes les familles spirituelles
de la France.
    Une chose de Jean, qui en faisait l’agrément : pour toute situation
de la vie, son érudition pouvait fournir une phrase amusante. De
sorte que l’élégance de la pirouette estompait les drames de l’exis-
tence. L’enfer était pavé de bonnes citations. Peut-être la maladie
lui fit-elle éprouver son propre courage. En avril 2016, ce n’est pas
si loin, il m’avait remis mon épée d’académicien au Quai d’Orsay.
Jean fut éblouissant. Le lendemain, il devait entrer en clinique pour
des traitements lourds : il le savait, mais rien ne le laissait deviner.

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          Ma dernière vision de Jean : la séance de l’Académie où l’on vota
      le texte du communiqué sur l’écriture inclusive. J’avais préparé un
      projet écrit à la demande d’Hélène Carrère d’Encausse, Jean-Marie
      Rouart en proposa un autre oralement. Il ne fallait désobliger per-
      sonne. Jean prit la parole pour critiquer mon texte – « C’est trop ou
      trop peu », dit-il – mais le vota. Les réserves qu’il exprimait don-
      naient du crédit à la position de Rouart, en même temps qu’il se
      ralliait à ma motion. C’était un fils de diplomate.
          Ce qui est en cause avec la disparition de Jean d’Ormesson, c’est
      peut-être la capacité d’une nation à façonner ses propres légendes.
      Une génération forte, cristallisant des récits collectifs, est en train
      de disparaître. En quelques mois, des mythes français, au sens de
      Barthes, ont quitté cette vie. Simone Veil, Jeanne Moreau, Jean
      d’Ormesson, en ajoutant le combat incertain de Johnny Halliday
      contre le cancer. Qui reste-t-il ? Pour aller vite, Charles Aznavour
      et Brigitte Bardot, Alain Delon et Jean-Paul Belmondo, et, plus
      jeunes, Catherine Deneuve et Gérard Depardieu, qui furent tous des
      acteurs. Est-ce une question de stature ? Je ne suis pas sûr que cette
      explication suffise. Mais dans une époque de démythification, de
      déconstruction, de dérision, un personnage comme Jean d’Ormes-
      son réussissait à perpétuer une certaine sacralité de la littérature. Il
      venait d’autres siècles, mais il allait au nôtre. Connaissant par cœur
      Chateaubriand, il entrait dans la « Pléiade », mais savait dialoguer
      avec Julien Doré ou Joey Starr. C’était assez jésuite : s’insinuer dans
      une époque, ne pas la blâmer pour mieux l’éduquer. De sorte que
      Jean ne fit jamais de concession au « c’était mieux avant ». Il donnait
      l’impression, au contraire, d’avoir échappé à un temps révolu plein
      de vieux bonhommes poussiéreux pour s’ébattre dans les fraîches
      prairies du présent. Toujours le oui, jamais le non : c’est une hygiène
      de l’esprit, et une définition de l’intelligence. En lui, la vie approu-
      vait la vie. Et c’est en cela qu’il donnait à espérer.
          Une clef de Jean : c’était un late bloomer, un homme de floraison
      tardive. Il était contemporain de deux écoles littéraires, les Hussards
      et le Nouveau Roman, mais n’appartenait à aucune des deux. Il lui
      fallut attendre l’âge de 45 ans, au mitan de son existence, pour être

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enfin regardé avec estime. C’était en 1971 avec La Gloire de l’Empire,
au titre pré-Guerre des étoiles. La seconde partie de sa vie fut l’assomp-
tion de ce qui lui avait été refusé dans la première. Jean avait trouvé sa
chance et ne la lâcha plus. Le temps passant, il guettait dans sa géné-
ration les Mauriac, les Aragon, les Malraux qui auraient pu lui faire
de l’ombre, et voyait plutôt les statures se désagréger. Incrédule mais
réaliste, il ramassa des couronnes sans titulaire. Sa longévité tourna au
triomphe : le combat avait cessé faute de combattants, un darwinisme
littéraire le portait au pinacle. Cela lui laissa même le loisir d’être
hospitalier à ses cadets. Mais la dette envers son père autant que le
besoin de reconnaissance générale restaient intenses : en conséquence,
il jouissait d’être sélect et populaire. Jean est entré dans la « Pléiade »
comme Line Renaud revenait de Las Vegas.
    J’eus une discussion avec lui sur la postérité. Ayant décroché tous
les trophées dans cette vie, il s’inquiétait de ce qui lui serait concédé
dans la suivante. Le cas de son ami François Nourissier l’inquiétait :
pape des lettres, jouissant du pouvoir temporel que lui conféraient la
présidence de l’Académie Goncourt, ses rubriques littéraires dans Le
Point et Le Figaro Magazine, ainsi que son rôle de conseiller auprès de
divers éditeurs, Nourissier fut rapidement évincé de la mémoire des
contemporains après sa disparition, sans doute à la mesure du pouvoir
qu’il avait jubilé d’exercer – on le lui fit payer. Un jour, je dis ceci à
Jean, qui eut l’air de le frapper : « La vie littéraire n’est pas la littéra-
ture. » Si l’on a trop donné à la première, la seconde vous le rend mal.
Cela ne le rassura pas. Je ne sais quelle évaluation il faisait de la part
respective de l’une et de l’autre dans son existence. Jean se reprochait
d’aller trop à la télé, mais résistait mal à une caméra. C’était son côté
actrice, son côté Michèle Morgan. Il savait très bien qu’un brahmane
littéraire tel que Julien Gracq n’apparut jamais à la télévision, alors que
la réputation de Jean devait beaucoup aux écrans. Je devine aussi qu’il
entretenait un doute technique sur son écriture : comme il me le dit
un jour, un narrateur n’est pas forcément un styliste.
    Ces déjeuners à Neuilly, chez Jean, avec Claude Lanzmann. Comme
ils étaient un peu sourds tous les deux, je tenais lieu de Sonotone. Ils
parlaient de leurs anciens professeurs, Hippolyte ou Beaufret, et de

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      leurs camarades de khâgne respectifs, Michel Tournier, Gilles Deleuze
      ou Jean Laplanche. Comme je ne connaissais pas trop mal ce paysage,
      ils me consacraient volontiers octogénaire ou nonagénaire d’honneur.
      C’était étrange et charmant. J’en ai gardé de bonnes photos, où ils se
      câlinent comme des chats.
          L’idée de postérité me rappelle ceci : en 1956, Emmanuel Berl
      publia Présence des morts, livre d’hommage à ses amis disparus. Coc-
      teau, bien vivant et toujours gourmand de lui-même, s’étonna de ne
      pas y apparaître : il se voyait déjà posthume.
          Jean, si courtois, répondant à nombre de lettres de correspondants
      inconnus, secrétait autour de lui une chape de protection qui le prému-
      nissait contre le monde où il passait. Peu de personnes suscitaient son
      affection vraie. Aimable à tous, informé de tout, sensible à quelques-
      uns, mais très détaché de la vie des autres. Pas loin de Chirac, qui
      serrait cent mains avec une chaleur automatique, et n’aimait personne.
          Jean n’a cessé de se passer aux rayons X, par écrit et devant les
      caméras. Mais une part non négligeable de lui restait inaperçue. Je
      l’évaluerais volontiers à 30 % de sa personnalité globale.
          J’ai entendu Jean d’O. comparer Jean-Edern Hallier à Maurice
      Sachs. C’était assez bien vu.
          Si amateur de caméras qu’il ait été, Jean espérait que sa personne
      ne recouvre pas l’œuvre. À sa façon, il était contre Sainte-Beuve. Tra-
      duction dans sa bouche : « Quand on a aimé le foie gras, on ne cherche
      pas à connaître l’oie. »
          Jean, un jour, à propos d’une famille du gratin, dont tous les membres
      d’une haute stature étaient à la fois très beaux et très vains : « Quand je
      vais chez les X, j’ai l’impression d’être un caniche chez des labradors. »
          Il y a quelques mois, Jean prenait la parole aux obsèques de Pierre
      Combescot, que l’on a connu dans des dîners posant une main
      canaille sur la cuisse de ses voisins. Se tournant vers le prêtre, Jean
      lâcha, superbe : « Mon père, je crois que Pierre Combescot préférait
      le péché. »
          Dans la première moitié des années quatre-vingt-dix, je retrouvais
      une fois par mois Jean d’Ormesson, Erik Orsenna et François Sureau
      dans un restaurant chinois de la rue Bayard. Deux normaliens, trois

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membres du Conseil d’État, c’était assez endogène. Du quatuor, seul
Jean appartenait déjà, et depuis longtemps, à l’Académie française.
Mes trois compères avaient oublié d’êtres sots. J’en ai le souvenir
d’étincelles enflammant une caisse de fusées pour feux d’artifice. Ce
fut la prémisse de quelques pactes, et de quelques fâcheries.
   En juin 2016, le jury du prix Saint-Simon distingua un livre de
souvenirs de Jean d’Ormesson, Je dirai malgré tout que cette vie fut belle.
Comme Jean, fatigué, ne souhaitait pas se rendre à La Ferté-Vidame
pour la remise du prix, j’eus l’idée de le filmer, afin qu’il soit présent
par l’image le jour de la cérémonie. Le concours précieux de Laurène
L’Allinec permit de réunir une équipe de tournage. Pendant quarante-
cinq minutes, dans un salon de sa résidence de Neuilly, je l’interrogeai
sur le grand mémorialiste de l’époque de Louis XIV. D’abord hésitant,
Jean se rassembla comme un oiseau qui va percer sa coquille, de plus
en plus brillant au fil des minutes. Sur le DVD qui a été édité par le
conseil départemental d’Eure-et-Loire, on voit le vieux khâgneux se
transformer en une sorte de derviche de la mémoire, accélérant sa
rotation au gré des tambours du passé. De mes dialogues avec lui, il
me restera cette empreinte filmée.

8 décembre
    Hommage national à Jean d’Ormesson aux Invalides. L’église des
soldats accueille les visages d’une vie pour une fête en larmes. Il y a
peu, Jean prenait la parole aux obsèques de sa belle-sœur Pascaline.
Au nom de tous les présents, c’est Jean-Marie Rouart qui s’exprime
en ouverture de la messe. Il s’adresse en clausule à la lignée féminine,
Françoise, Héloïse, Marie-Sarah, en y associant le « Bleuet », mot codé
qui désigne une personne chère au cœur de Jean. Il y a deux anciens
présidents de la République dans l’assistance : Valéry Giscard d’Es-
taing, en costume de ville, assis en avant du banc des académiciens,
à côté de Nicolas Sarkozy, venu avec Carla Bruni, cheveux tirés en
chignon, profil de madone indéchiffrable. L’ancien personnel ministé-
riel est uniment de droite : Édouard Balladur, François Fillon, Jacques
Toubon, Michèle Alliot-Marie, Renaud Donnedieu de Vabres, Valérie
Pécresse.

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          On dirait la scène d’un roman de Jean d’O. Ses amis de longtemps
      sont là, les Montal, les Sureau, les Broglie, Mme Alain Chevalier, Éric
      Neuhoff, Marie-Eugénie de Pourtalès. Des journalistes, Olivia de
      Lamberterie, Marion Ruggieri, Laurent Delahousse, venu avec Alice
      Taglioni. Et le fidèle Julien Doré, un tatoué aux couleurs de Neuilly.
      Le corps de Jean devant nous, dans une boîte, séparé de la vie par
      des cloisons de bois. Plus jamais cette conversation que nous avons
      tenue depuis vingt-cinq ans. Sans le voir si souvent, je savais Jean à sa
      place, comme une demeure où l’on peut revenir : il était une balise du
      charme et de l’intelligence. M’étant sevré de pères, et ayant perdu le
      mien en 1997, je n’ai jamais eu de rapports projectifs avec mes aînés
      – nulle demande d’adoption. Nos relations, pour aller vite, se tenaient
      plutôt sur un terrain khâgneux, comme si j’avais conversé avec un
      camarade de classe de trente ans plus âgé. Hier soir, François Busnel
      lui consacrait une émission, en présence de Laferrière et d’Orsenna.
      Les extraits choisis montraient surtout Jean parlant de lui-même, sujet
      qu’il connaissait bien. Mais sans doute lui demandait-on aussi de le
      faire. Mes conversations avec lui, souvent en présence de François
      Sureau, d’Erik Orsenna ou de Claude Lanzmann, portaient essentiel-
      lement sur la littérature. Non la sienne, mais celle des grands auteurs.
      Comme toujours, je sens que la mort des autres porte à se redresser :
      en un sens, elle virilise. Lors de cette messe, le « Notre Père » est dit
      en latin. Et la cérémonie se clôt par cet ancien hymne à la Vierge qui
      renvoyait Jean à son enfance : « Chez nous soyez reine ».
          Toute l’assistance se transporte alors dans la cour des Invalides
      pour l’hommage national. Froid glacial. Les pelotons sont alignés, un
      auvent protège un orchestre à cordes. Je me retrouve debout entre
      Jean-Marie Rouart et Dany Laferrière : les académiciens se serrent
      comme des bergers de montagne grelottant sous leur cape. Giscard a
      disparu, mais François Hollande arrive. Entrée d’Emmanuel Macron,
      accompagné de son épouse Brigitte. Il passe les troupes en revue, puis
      attend. Le cercueil de Jean, couvert d’un drapeau tricolore, sort de
      l’église porté par dix soldats, avec, disposées sur des coussins rouges,
      sa grand-croix de la Légion d’honneur et son épée d’académicien. Le
      président se dirige vers la tribune et prononce l’éloge du disparu, où

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l’on reconnaît la patte normalienne de Sylvain Fort. Je m’y entends
compté au nombre des amis du disparu. À la fin, le président, selon
le vœu de Jean, vient déposer sur le cercueil un crayon, emblème du
dénuement royal de tout écrivain. L’orchestre entame alors l’andante
du Concerto pour piano no 21 de Mozart, et je reconnais au piano Karol
Beffa. Le cercueil, suivi des trois femmes de la famille, du président et
de son épouse, quitte la cour des Invalides au son de « La méditation
de Thaïs » de Jules Massenet, avec Renaud Capuçon en soliste. À la
sortie, Delphine et moi embarquons Karol Beffa dans la voiture mise
à disposition par l’Académie, pour le déposer à Mabillon.
    Lors de son arrivée aux Invalides, ainsi que je le découvre à la télé-
vision, François Hollande a lâché une information qu’il eût pu garder
pour une autre occasion : à peu de jours du départ de l’Élysée du pré-
sident sortant, au printemps dernier, Jean lui fit savoir qu’il se tenait
à sa disposition pour un petit déjeuner le matin de la passation des
pouvoirs, suggérant ainsi de rééditer en 2017 l’épisode de 1995 avec
François Mitterrand. Une fois suffit, lui aurait poliment répondu Hol-
lande. Encore le côté actrice de Jean. Et le côté bavard de Hollande.
    Le président Macron a rendu hommage à Jean d’Ormesson, qui
avait dit de lui : « Macron n’a pas de socle, il vit de la chute des autres. »

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