L'ACCÈS AU FONCIER, AU SUD COMME AU NORD - Cahier thématique Décembre 2014 - FIAN Belgium
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FIAN Belgique Rue Van Elewijck, 35 Tél. : 02/640 84 17 fian@fian.be 1050 Bruxelles www.fian.org www.fian.be Oxfam-Magasin du monde Tél. : 010 437 950 info@omdm.be Rue Provinciale, 285 Fax : 010 437 969 www.omdm.be 1301 Wavre 2 CAHIER THÉMATIQUE DÉCEMBRE 2014
AVANT PROPOS A la veille de la Conférence des Nations Unies sur les raréfient de plus en plus, notam- changements climatiques, le mouvement paysan ment, à cause de pratiques agricoles international La Via Campesina déclarait « Notre meilleur non durables et du changement cli- espoir pour faire face au changement climatique et nourrir matique qu’elles précipitent. Une la population croissante de la planète est d’engager un donne qui transforme radicalement effort mondial visant à donner aux petits agriculteurs et la question de la productivité. En aux communautés autochtones un contrôle sur les terres.1» effet, si l’on tient compte du critère de la durabilité et de la productivité C’est en effet l’industrialisation de Aujourd’hui, la majorité des exploita- à l’hectare, les performances des l’agriculture et de notre système tions agricoles dans le monde sont exploitations industrielles -ultra- alimentaire qui est responsable de petites et concentrées dans moins performantes d’un point de vue 44 à 57 % du total mondial des émis- d’un quart de l’ensemble des terres strictement économique- de- sions de gaz à effet de serre. Les agricoles. Et ce pourcentage ne viennent toutes relatives. Or, de ce pratiques paysannes ouvrent quant cesse de diminuer constamment. Les point de vue-là, l’agriculture pay- à elles des pistes crédibles pour petites fermes, les paysans et pay- sanne a des atouts considérables, lutter efficacement contre l’ampleur sannes de toutes parts disparaissent, reconnus d’ailleurs par un très grand ce phénomène. alors que les grandes exploitations nombre de scientifique2 ! industrielles agricoles s’agrandissent Ce sont aussi les paysans qui, grâce et se concentrent sur de la monocul- Mais, la question de l’accès à la terre à leurs petites exploitations, pro- ture destinée à l’exportation. et du maintien de la paysannerie duisent la plus grande partie de nous renvoie également à des en- l’approvisionnement alimentaire Au ce début de XXIème siècle, il y a jeux éminemment démocratiques. mondial, principalement pour nour- pourtant une évidence qui échappe Garder le contrôle sur nos terres rir leur propre famille, leur commu- à bon nombre de personnes : les cultivées, c’est en effet maintenir nauté et les marchés locaux. terres agricoles sont limitées, et se un accès régulier, permanent et libre, à une alimentation qui corres- ponde à nos besoins et à nos at- tentes. Un droit qu’il convient de faire valoir face à une logique spé- culative sans merci qui voudrait que cela soit ceux qui possèdent les terres agricoles qui décident de notre avenir alimentaire. Dans ce cahier thématique, nous vous proposons 6 analyses qui ex- pliquent plus en détails la problé- matique de l’accès au foncier, au Sud comme au Nord, et laissent entrevoir quelques pistes et moyens d’action pour favoriser le dévelop- NOTES pement de la paysannerie. 1 La solution au changement climatique passe par nos terres, La Via Campesina | GRAIN, Décembre 2014 n Corentin Dayez 2 Évaluation Internationale des Connaissances, des Sciences et des Technologies Agri- coles pour le Développement avril 2008 – mieux connu sous l’acronyme IAASTD Animateur Thématique CAHIER THÉMATIQUE DÉCEMBRE 2014 3
PRESSION CROISSANTE SUR LES TERRES MONDIALES De tout temps, les Hommes ont entretenu une relation nos sous-sols regorgeaient de res- étroite et privilégiée avec la Terre, qu’elle soit lieu de vie, sources que l’Homme devait exploi- Mère nourricière, référence sociale ou repère identitaire, ter pour assurer son développe- lieu de tradition ou espace de création culturelle, réserve ment. Dans le domaine de de vie et de biodiversité, ou encore bien économique et l’agriculture, chaque année, de marchand, … Ces dernières années, la dimension économique nouvelles terres étaient mises en a pris une importance croissante, particulièrement culture tandis que les progrès, réa- depuis la prise de conscience de la rareté des terres face lisés grâce à l’industrialisation et à aux appétits consuméristes de la population mondiale. la révolution verte2, ont permis une Cette pression sur les terres et les luttes pour son augmentation significative de la contrôle ne vont pas sans s’accompagner de risques productivité et des rendements pour l’équilibre de notre environnement et pour la survie agricoles. Depuis les années 60’ de millions de petits paysans à travers le monde. jusqu’à aujourd’hui la production agricole mondiale a augmenté plus SITUATION DES infrastructures (villes, industries, vite que la croissance démogra- TERRES MONDIALES loisirs) s’étalent actuellement sur phique3. Nous vivions dans l’illusion Notre petite planète « Terre » est environ 360 millions ha (2 %) 1. d’un monde de (sur) abondance où baignée par les mers et les océans, la gestion des surplus devenait plus qui recouvrent plus de deux tiers de L’ABONDANCE DES problématique que les pénuries. la surface du globe. Les terres émer- TERRES : LA FIN Cette surabondance n’avait, certes, gées représentent environ 15 mil- DE L’ILLUSION pas (encore) permis de résoudre le liards d’ha. Plus d’un tiers de cette Jusqu’à présent, nous avons vécu problème de la faim, mais c’était surface est constitué de terres non avec le sentiment que les terres principalement dû aux déficiences fertiles (déserts, glaciers et autres). étaient largement suffisantes pour du système alimentaire et au Les forêts, poumons de notre pla- combler nos besoins. Nos sols et manque d’accessibilité économique nète, recouvrent un peu plus d’un quart de l’espace. 360 Villes, infrastructures A côté des forêts, on retrouve les zones humides (prairies, savanes, 1500 marécages), qui occupent un es- Terres cultivées pace important (4,1 milliards d’ha) 5000 et jouent un rôle essentiel pour Terres non fertiles l’équilibre écologique de la planète. RÉPARTITION 4100 DES Une partie importante des prairies Zone Humide TERRES et savanes sont utilisées en agri- (prairies, savanes, marécages) ÉMERGÉES (dont 3500 de prairies (en millions d’ha) culture, notamment pour faire paître permanentes utilisées pour l’agriculture) le bétail. Les terres cultivées (ou terres arables), elles, représentent environ 10 % des terres émergées, soit un peu moins d’1,5 milliards 3900 d’ha. Enfin les zones bâties et les Source : UNEP 2014 Forets 4 CAHIER THÉMATIQUE DÉCEMBRE 2014
des populations défavorisées, plu- ENVOLÉE DES PRIX DES MATIÈRES AGRICOLES tôt qu’à une carence de production. Le sentiment de surabondance a été sérieusement ébranlé lors des crises alimentaires de 2007/8. Suite à une conjonction d’événements (baisse des stocks alimentaires, sécheresse dans certaines régions, augmenta- tion du prix du pétrole …), les prix de certaines matières agricoles de base (riz, maïs, blé) ont connu une flambée inédite sur les marchés internatio- naux. Cette flambée des prix a pro- Source : FAO 2012 voqué des émeutes de la faim dans plusieurs pays pauvres, fortement une disponibilité de terres (arables), coles et fonciers suite à l’éclate- dépendants des importations de qui atteint des limites. ment de la bulle financière dans denrées alimentaires, qui n’étaient l’immobilier (subprimes). plus en mesure d’assurer un appro- L’appétit grandissant pour les terres visionnement en denrées de base est poussé par les causes structu- Parallèlement à cette augmentation pour leurs populations. Cette situa- relles suivantes : de la demande, la disponibilité des tion a été exacerbée par le choix de • la croissance démographique (9 terres, elle, atteint ses limites. Cela certains grands pays producteurs de milliards de personnes prévues est dû, tout d’abord, au mouvement freiner leurs exportations. Après une pour 2050), entraînant une pres- d’urbanisation croissante, ainsi qu’au accalmie sur les marchés agricoles sion supplémentaire sur les terres développement des infrastructures en 2009, de nouvelles flambées des pour l’alimentation et le logement ; pour l’industrie ou les loisirs, qui prix ont eu lieu en 2010-2011-2012 • la surconsommation dans les pays grappillent chaque année du terrain provoquant de nouvelles crises ali- riches, notamment la surconsom- sur les terres agricoles. Or, les terres mentaires dans certaines régions du mation de viande, qui demande des entourant les villes, sont souvent les monde. Le commerce agricole mon- quantités importantes de céréales plus fertiles. D’autre part, la (sur) dial était enroué ! Après une longue pour nourrir le bétail4 ; exploitation des terres cultivées et période de prix des matières agricoles • la transition alimentaire dans les l’utilisation intensive d’engrais et de maintenus à des niveaux historique- pays émergents et la montée d’une pesticides entraîne une inquiétante ment bas (1975 – 2008), les experts classe moyenne, dont les modes dégradation des sols. Selon l’agence s’accordent à présent pour annoncer de consommation se calquent de des Nations-Unies pour l’environne- une tendance à la hausse des prix plus en plus sur les pays occiden- ment, 23 % des sols mondiaux se- sur les marchés agricoles et fonciers taux ; raient affectés. Cette dégradation au cours des prochaines décennies. • l’expansion des agrocarburants et des sols provoquerait l’abandon de des autres produits issus de la 2 à 5 millions d’ha de terres cultivées PRESSION SUR LES biomasse, qui entrent en concur- chaque année5. TERRES MONDIALES : rence avec la production alimen- LES CAUSES taire et demandent de nouvelles PRESSION SUR LES Il est essentiel de comprendre la ten- terres arables pour leur produc- TERRES MONDIALES : sion croissante qui se crée sur le tion ; LES CONSÉQUENCES marché foncier entre d’un côté une • l’arrivée de nouveaux investisseurs La demande croissante en terres d’un demande de terres, qui augmente et le développement de pratiques côté et l’urbanisation et la dégrada- inexorablement, et de l’autre côté spéculatives sur les marchés agri- tion des sols de l’autre, nous forcent CAHIER THÉMATIQUE DÉCEMBRE 2014 5
© Superfamous burants. Bien que moins médiatisé que le changement climatique, le problème de la perte de la biodiver- sité est pourtant tout aussi préoc- cupant. Nous atteignons des seuils critiques et il existe un risque d’effon- drement de certains écosystèmes, pourtant indispensables pour la sur- vie de nombreuses espèces animales et la durabilité de nos modes de vie10. Outre les conséquences environne- mentales, l’augmentation de la pres- sion sur les terres a également des conséquences humaines et sociales. La terre étant devenue un bien rare et précieux, elle a acquis une valeur économique et géostratégique im- portante. Le foncier attire les convoi- tises d’un nombre croissant d’acteurs (entreprises de l’agroalimentaire, Etats, fonds d’investissement, fonds spéculatifs, élites locales, etc.), qui cherchent à en acquérir le contrôle, soit pour en exploiter les ressources naturelles et minières, soit comme bien primaire pour la production de matières alimentaires ou énergé- à trouver chaque année de nouvelles merce international, soit une surface tiques, ou encore comme simple terres. Entre 1961 et 2007, les terres équivalente à 9 millions d’ha (3x la capital de rente ou de spéculation. cultivées ont progressé de 11 % aux Belgique) pour la période 1990-20089. Cette concurrence s’effectue sou- dépens des forêts et des zones hu- vent aux dépens des populations mides6. Or cette expansion incontrô- Autre conséquence importante liée locales marginalisées (paysans, pas- lée n’est pas sans risque pour le à l’expansion des terres cultivées : la toralistes, indigènes, femmes), qui fragile équilibre de nos écosystèmes. perte de la biodiversité. Cette perte perdent ainsi le contrôle de leur prin- Les déforestations liées à l’agricul- de biodiversité est particulièrement cipal source de subsistance au pro- ture sont, en effet, un important fac- dramatique suite à l’extension des fit de ces acteurs puissants (voir teur du changement climatique. A cet monocultures agroindustrielles, qui analyse 2 du cahier thématique sur égard, une étude commanditée par entraînent une standardisation des l’accaparement des terres). la Commission européenne a mis en cultures, une utilisation intensive évidence le rôle joué par la consom- d’engrais chimiques et de pesticides, JUSQU’OÙ POUVONS mation des Européens – et leurs et le recours aux OGM. Les monocul- NOUS ALLER ? habitudes alimentaires en particulier tures se sont particulièrement déve- Cette pression inquiétante sur les – dans la destruction des grands loppées pour les cultures destinées terres mondiales est devenue un massifs forestiers tropicaux7. L’Eu- à l’alimentation du bétail (soja, maïs) sujet de préoccupation de la com- rope est ainsi responsable de plus du ou plus récemment pour les cultures munauté internationale, alertée par tiers de la déforestation liée au com- destinées à la production d’agrocar- les organisations environnemen- 6 CAHIER THÉMATIQUE DÉCEMBRE 2014
tales et de développement. Des ou forestiers proviendraient de devons penser une transition vers études scientifiques se déve- l’extérieur du continent13. Cela si- des modes de production et de loppent pour tenter de mieux iden- gnifie que l’Europe fait supporter consommation plus respectueux tifier les tendances en ce qui les impacts de sa consommation de l’environnement et des droits concerne l’utilisation des terres principalement aux pays en déve- humains, à travers des modes de dans le futur10 et, surtout, pour loppement. Elle contribue dès lors production agroécologiques et une déterminer les limites soutenables aux conflits fonciers mondiaux14. relocalisation des systèmes ali- de cette expansion11. Quoiqu’il en mentaires. Enfin il est nécessaire soit des débats sur les chiffres, NÉCESSITÉ D’UNE de redonner à la Terre ses dimen- toutes les études montrent que TRANSITION sions sociales et culturelles au- notre mode de développement Ces constats alarmants doivent delà d’un simple bien marchand. exerce une pression trop impor- nous inciter à changer en profon- tante sur les terres et outrepasse deur nos modes de consommation n Manuel Eggen les capacités d’absorption de nos et de production. L’Europe doit Chargé de recherche et plaidoyer , écosystèmes. impérativement réduire son em- FIAN Belgium preinte écologique sur les terres Les habitudes de consommation mondiales, en diminuant son ni- des pays riches portent à cet égard veau général de consommation. Il une responsabilité importante. Une est particulièrement urgent de étude évalue la consommation réduire notre consommation de moyenne de terres des européens produits extrêmement gourmands à 1,3 ha par habitant, tandis que en terres, comme la consommation des pays comme l’Inde ou la Chine de viande ou les agrocarburants. n’utilisent que 0,4ha par habitant12. Des mesures sont également ur- Par ailleurs, l’Europe serait le conti- gentes pour limiter la surconsom- nent le plus dépendant de « l’impor- mation et le gaspillage, notamment tation des terres » : près de 60 % en encadrant mieux les pratiques des terres utilisées pour satisfaire des industries de l’agroalimentaire. la demande en produits agricoles De manière plus générale nous NOTES 1 Charvet J-P, « Atlas de l’agricul- ment/forests/impact_deforestation.htm l’Environnement - UNEP (2014) , estime que ture : Comment nourrir le monde en 8 Le Monde, « L’Europe importe massive- pour rester dans un « espace de fonctionne- 2050 ? », Atlas autrement, 2012. ment des produits liés à la déforestation ment sécurisé » (safe operating space) nous 2 Le terme « révolution verte » désigne le bond », 3/07/2013. http://www.lemonde.fr/ devons limiter l’expansion des terres agricoles technologique réalisé en agriculture au cours de planete/article/2013/07/03/l-europe-im- en dessous de 1 640 millions d’ha (soit une la période 1960-1990. Elle repose principalement porte-massivement-des-produits-lies-a- augmentation maximale de 190 millions d’ha par sur la sélection de variétés agricoles à haut la-deforestation_3440966_3244.html rapport au niveau actuel). Or si les prévisions rendement, l’utilisation d’engrais et de produits 9 UNEP, « New Vision Required to Stave Off Dra- actuelles se confirment (Business as usual), phytosanitaires et sur les méthodes d’irrigation. matic Biodiversity Loss, Says UN Report », press l’augmentation des terres cultivées sera comprise 3 Entre 1960 et 2005, la production mondiale release, 10/05/2010. http://www.unep.org/ entre 320 et 850 millions d’ha d’ici à 2050. de nourriture a augmenté de 225 pour cent ecosystemmanagement/News/PressRelease/ 12 Lugschitz, B., Bruckner, M., Giljum, S. (2011), alors que la population mondiale est passée tabid/426/language/en-US/Default.aspx?D Europe’s global land demand – A study on the de 3,02 milliard à 6,46 milliards (+114%). ocumentID=624&ArticleID=6558&Lang=en actual land embodied in European imports and 4 Cette surconsommation s’accompagne de son co- 10 UNEP (2014) « d’ici 2050 nous pouvons avoir exports of agricultural and forestry products, Sus- rolaire : le gaspillage alimentaire. D’après la Com- entre 320 et 849 millions d’ha de terres tainable Europe Research Institute (SERI). http:// mission européenne, près de 50% de la nourriture naturelles converties en terres cultivées ». seri.at/en/global-responsibility/2011/10/19/ est gaspillée dans l’UE des 27. Voir European Com- - FAO (2011), How to feed the world in 2050? europes-global-land-demand-a-study-on-the- mission, Preparatory study on food waste accross “FAO projects that by 2050 the area of actual-land-embodied-in-european-imports-and- EU 27, octobre 2010. http://ec.europa.eu/envi- arable land will be expanded by 70 mil- exports-of-agricultural-and-forestry-products/ ronment/eussd/pdf/bio_foodwaste_report.pdf lion hectares, or about 5 percent.” 13 Ibidem 5 UNEP (2014), Assessing Global Land Use: - Lambin and Meyfroidt 2011, “Global land 14 Friends of the Earth Europe, « Hidden impacts: Balancing Consumption with Sustainable use change, economic globalization, and How Europe’s resource overconsumption pro- Supply. Summary report for policy makers. the looming land scarcity” : “the additio- motes global land conflicts”, 2013. http://www. 6 UNEP (2014), op.cit., p.9 nal total land demand is currently of 9.5 to foeeurope.org/sites/default/files/publications/ 7 European Commission, (2013). The impact of EU 26.4 million hectares per year”. foee_report_-_hidden_impacts_-_070313.pdf consumption on deforestation: Comprehensive 11 Le récent rapport du Groupe de travail sur les analysis of the impact of EU consumption on Terres et les sols (Working group on Land and deforestation. http://ec.europa.eu/environ- Soils) du Programme des Nations-Unies pour CAHIER THÉMATIQUE DÉCEMBRE 2014 7
ACCAPAREMENT DES TERRES. QUELLES RESPONSABILITÉS DE LA BELGIQUE ? L’accès à la terre est une condition essentielle pour de favoriser une plus grande équité la réalisation du droit à l’alimentation de nombreuses foncière, par exemple à travers des populations à travers le monde. Pourtant, malgré les programmes de réformes agraires, recommandations internationales pour un accès plus et d’assurer la protection des biens équitable aux ressources foncières, on assiste à un communs. Malgré ces recomman- phénomène d’accaparement des terres par des acteurs dations claires au niveau interna- puissants (Etats, entreprises, acteurs financiers, élites tional, on assiste au contraire à une nationales) aux dépens des populations locales. Loin aggravation de la concentration d’être un phénomène lointain, l’Europe et la Belgique foncière et à une nouvelle ruée sur ont une responsabilité directe dans les accaparements les terres mondiales, particulière- des terres. Les ONG demandent des changements ment depuis la flambée des prix des politiques et une remise en question de nos modes matières agricoles à partir de de consommation pour arrêter cette spoliation des 2007/2008 (Voir analyse 1 : pression ressources aux dépens des populations marginalisées. sur les terres mondiales). L’ACCÈS À LA TERRE : milles1. L’accès à la terre et aux Notons par ailleurs que certains UNE CONDITION ressources naturelles leur permet rapports des institutions interna- ESSENTIELLE POUR également de trouver un endroit et tionales de développement ont mis LA RÉALISATION DES des matériaux pour se loger, de trou- en évidence que la croissance éco- DROITS FONDAMENTAUX ver du bois pour se chauffer, de se nomique est en général plus forte Dans son rapport sur « l’accès à la soigner par les plantes médicinales, et, surtout, mieux partagée lorsque terre et le droit à l’alimentation », etc. Pour ces populations, la pro- les populations ont la garantie d’un l’ancien rapporteur spécial des tection de leur accès à la terre est accès équitable à la terre3. Nations-Unies pour le droit à l’ali- une condition essentielle pour la mentation, O. De Schutter met en réalisation de plusieurs droits fon- UNE LUTTE ACCRUE évidence pourquoi l’accès à la terre damentaux. POUR LE CONTRÔLE et la sécurité d’exploitation sont DE LA TERRE indispensables pour la réalisation En 2012, suite à un long processus Auparavant, la terre n’était pas per- du droit à l’alimentation de millions participatif avec la société civile, les çue comme une valeur d’investis- de personnes à travers le monde. Il Etats ont adopté des Directives sur sement rentable. Elle était laissée s’agit principalement des petits pro- la gouvernance foncière2. Ces Direc- entre les mains des producteurs ducteurs, des paysans sans terre, tives insistent sur la nécessité de agricoles. Même les entreprises de des pastoralistes, des peuples protéger les droits fonciers légitimes l’agrobusiness avaient tendance à autochtones, et d’autres groupes au profit des populations margina- laisser la charge de la production marginalisés vivant en zones ru- lisées, y compris lorsque les popu- agricole aux paysans, préférant se rales. Ces populations dépendent lations ne bénéficient pas de titres concentrer sur les marchés plus en effet directement de la terre pour officiels (droit coutumier, droit rentables en amont de la chaîne de produire leur nourriture et tirer des d’usage et de jouissance, droits production (machineries et outil- revenus minimum pour assurer leur informels, etc.). Les Directives in- lages, semences, engrais) ou en subsistance et celle de leurs fa- sistent également sur la nécessité aval (négoce, transformation, dis- 8 CAHIER THÉMATIQUE DÉCEMBRE 2014
tribution). Mais depuis une dizaine d’années, et particulièrement de- puis les crises alimentaires, les entreprises de l’agrobusiness,, ont tendance à renforcer leur contrôle sur les terres et à amplifier l’inté- gration verticale de leur mode d’ex- ploitation4. Par ailleurs, certains Etats,, fortement dépendants des importations sur les marchés inter- nationaux, ont cherché à acquérir des terres arables dans d’autres pays, pour assurer directement leur approvisionnement en produits agri- coles. Ces dernières années, et particuliè- rement depuis l’éclatement de la bulle financière sur la marché immo- bilier (subprimes), on a également © Titom License Creative commons vu une série de nouveaux acteurs financiers s’intéresser aux marchés agricoles et fonciers,, renforçant ainsi la spéculation sur les terres et la volatilité des prix sur les marchés des matières agricoles. Pour renfor- cer la mobilisation du public face à ce phénomène, plusieurs ONG belges ont lancé la campagne « On ne joue pas avec la nourriture » pour toutefois souligner plusieurs initia- auraient changé de main depuis inviter les citoyens à interpeller les tives, souvent portées par la socié- 20009. Le continent le plus touché institutions financières impliquées té civile, qui permettent de collecter est l’Afrique, qui accueillerait plus dans ces pratiques spéculatives5. des informations sur les transac- de la moitié de ces nouveaux inves- tions foncières7. Les recherches les tissements fonciers. QUELLE EST L’AMPLEUR plus approfondies, s’appuyant sur DU PHÉNOMÈNE ? ces bases de données, estiment S’ACCAPARER LA Il est extrêmement difficile de mesu- entre 50 et 80 millions d’ha de terres TERRE DES AUTRES rer l’ampleur du phénomène d’acca- concernées par les transactions POUR QUOI FAIRE ? parement des terres. Bien que cer- foncières, ayant fait l’objet de véri- Les objectifs des investisseurs sont taines informations concernant des fication croisées, depuis le milieu de différents ordres. D’après les transactions foncières aient été des années 20008. Mais il se pourrait données du landmatrix10, les princi- largement relayées dans la presse, que ces chiffres ne représentent pales destinations des terres acca- allant jusqu’à provoquer des renver- que la pointe visible de l’iceberg. parées sont : les cultures agricoles sements de gouvernements6, la Dans un rapport de 2011, Oxfam pour l’alimentation humaine et ani- grande majorité des « deals fon- estime que le phénomène concer- male, les cultures destinées aux ciers » sont négociés dans la plus nerait plus de 227 millions d’ha, soit agrocarburants et les projets fores- grande opacité. A cet égard, il faut plus de 15 % des terres arables qui tiers. On retrouve ensuite d’autres CAHIER THÉMATIQUE DÉCEMBRE 2014 9
objectifs comme les projets d’ex- ponsabilités, un collectif d’ONG que pour la première fois en 2013, traction minière, l’élevage, ou en- belges a publié un rapport intitulé la consommation d’agrocarburants core le développement des infras- « Ruée vers les terres. Quelles com- a reculé dans plusieurs pays de l’UE, tructures pour le tourisme ou plicités belges dans le nouveau Far cette consommation a continué à l’industrie, etc. Il est à noter que West mondial ? », qui a été présenté augmenter en Belgique grâce aux certains investissements sont ef- au Parlement fédéral en juin 201311. politiques de soutien public. fectués à titre purement spéculatif et dès lors ne cherchent pas direc- LA POLITIQUE DES POLITIQUES tement à mettre la terre en produc- DE SOUTIEN AUX AGRICOLES ET tion. Cela remet en cause la rhéto- AGROCARBURANTS ALIMENTAIRES QUI rique des investisseurs, qui insistent L’Union européenne s’est fixée un CRÉENT LA DÉPENDANCE sur l’opportunité des investisse- objectif d’utiliser 10 % d’énergie Depuis les années 90, la Politique ments à large échelle pour augmen- renouvelable dans les transports Agricole Commune de l’UE (PAC) a ter la productivité mondiale. d’ici 2020. Concrètement les Etats- progressivement délaissé un objec- membres comptent atteindre cet tif d’autosuffisance alimentaire pour QUELLES objectif en recourant essentielle- jouer davantage le jeu de la libéra- RESPONSABILITÉS ment aux agrocarburants de pre- lisation économique. Résultat : alors DE L’EUROPE ET mière génération, c’est-à-dire des que l’Europe s’est spécialisée dans DE LA BELGIQUE carburants produits à partir de certains secteurs de production et Les accaparements de terres sont matières premières agricoles dans la transformation de produits souvent présentés comme un phé- (cannes à sucre, maïs, colza, bet- alimentaires, elle est devenue de nomène mondial, engageant des teraves, etc.). Cette expansion des plus en plus dépendante des impor- intérêts d’Etats lointains (Chine, agrocarburants est une des princi- tations de matières premières agri- Inde, Etats du golfe), sur lesquels pales causes des accaparements coles. L’UE est, de loin, le premier nous avons très peu d’emprise. de terres et a été largement dénon- importateur mondial de produits Cette vision ne tient pas compte du cée par les ONG et par des experts agricoles14 ! Des centres de re- rôle des entreprises multinatio- internationaux12. Malgré cela, la cherche ont évalué à plus de 48 nales, dont beaucoup ont leur siège Belgique continue de promouvoir les millions d’ha la surface totale des basé dans les pays occidentaux, ni agrocarburants, en subsidiant gra- terres nécessaires aux importations de l’impact de nos choix politiques cieusement le développement de européennes15, soit 16 Belgique et des pressions que nos modes de l’industrie et en adoptant des lois pour cultiver les matières agricoles production et de consommation qui obligent à augmenter le taux importées par l’UE. Deux cultures exercent sur les terres mondiales. d’incorporation des agrocarburants sont particulièrement illustratives Pour mettre en évidence nos res- dans nos pompes à essence13. Alors de notre dépendance : • Le soja, qui est largement utilisé pour l’alimentation de notre bétail et dont les importations mobilisent à elles seules près de 20 millions d’ha de terres à l’étranger ; • l’huile de palme, non produite en Europe, et qui se retrouve pour- tant dans la moitié des produits alimentaires vendus dans nos supermarchés. Par ailleurs, le manque de régula- tion des pratiques des entreprises 10 CAHIER THÉMATIQUE DÉCEMBRE 2014
de l’agroalimentaire s’accompagne prises multinationales et des pro- exemple, de notre ministre des Af- d’une surconsommation et d’un ductions dirigées vers l’exportation faires étrangères, Didier Reynders, gaspillage alimentaire. Près de 50 % plutôt que les productions vivrières qui est intervenu en 2012 auprès du d’aliments sains sont gaspillés et le développement d’un marché gouvernement de la République chaque année dans l’UE16, ce qui local. Cette (sur) protection des in- démocratique du Congo, lorsqu’une exerce inutilement une pression sur vestisseurs contraste avec la faible loi menaçait de limiter les acquisi- les terres arables. sécurité foncière des populations tions de terres agricoles par des locales, particulièrement lorsque étrangers, menaçant ainsi directe- LES POLITIQUES celles-ci occupent les terres sous ment de nombreux investisseurs COMMERCIALES ET des régimes précaires (droit coutu- belges actifs en RDC19. LA PROTECTION DES mier, droit d’usage, droit de jouis- INVESTISSEURS sance, etc.). MAIS ENCORE… Etant donné sa forte dépendance Le rapport des ONG pointent encore en matières premières (agricoles, A cet égard, le rapport des ONG d’autres secteurs qui ont une in- mais aussi minières, énergétiques), belges pointent plusieurs entre- fluence sur les accaparements de l’Europe cherche à s’assurer un prises belges directement impli- terres : approvisionnement, à bas coût, à quées dans des acquisitions fon- • certains financements de la coo- travers différents instruments com- cières à large échelle à l’étranger17. pération internationale liés à des merciaux (accords de libre-échange, Certains cas ont fait l’objet d’en- accaparements de terres20 ; accord de partenariat économique, quête sur le terrain et ont révélé les • le manque de régulation des ac- systèmes préférentiels, etc.). oppositions des populations locales teurs financiers, laissés libres de D’autre part, à travers des accords et les impacts négatifs sur leurs spéculer sur les matières agricoles ; d’investissement, l’Europe vise à conditions de vie18. Malgré les inter- • ou encore les risques que pour- favoriser et protéger les investisse- pellations effectuées par les ONG, raient représenter certains inves- ments de ses entreprises à l’étran- les investissements n’ont pas été tissements fonciers effectués dans ger. Ces accords instaurent un envi- remis en question. Nos politiques le cadre du marché du carbone . ronnement économique favorable n’hésitent d’ailleurs pas à venir di- aux accaparements de terres, dans rectement à la rescousse de nos n Manuel Eggen la mesure où ils encouragent les entreprises lorsque leurs intérêts Chargé de recherche et plaidoyer , investissements des grandes entre- sont en danger. C’est le cas, par FIAN Belgium NOTES 1 O. De Schutter, «Accès à la terre et droit acquisitions foncières à large échelle sur 13 Voir la loi du 17 juillet 2013 « relative aux à l’alimentation», Rapport présenté à la base d’une diversité d’information. volumes nominaux minimaux de biocarbu- 65ième session de l’Assemblée générale des • Farmlandgrab (www.farmlandgrab.org) : rants durables qui doivent être incorporés Nations Unies, New York, 2010 [A/65/281]. site web répertoriant des rapports média- dans les volumes de carburants fossiles 2 « Directives volontaires pour une gouvernance tiques et des informations de la société civile mis annuellement à la consommation ». responsable des régimes fonciers applicables sur des cas d’accaparement de terres. 14 J-P. Charvet, 2012. « Atlas de l’agri- aux terres, aux pêches et aux forêts dans le • Atlas EJOLT (www.ejatlas.org) : site répertoriant culture : Comment nourrir le monde en contexte de la sécurité alimentaire nationale », des conflits environnementaux dont une grande 2050 ? », Ed. Autrement, Paris, p.49 Directives adoptées au sein du Comité pour la partie tourne autour de problèmes fonciers. 15 H. Von Witzke, S. Noleppa, 2012. « EU agricultural sécurité alimentaire mondiale, Rome, mai 2012. 8 Pour un relevé des principaux rapports sur les production and trade: Can more efficiency prevent 3 Deininger K., “Land Policies for Growth surfaces concernées voir HLPE, 2011. Régimes increasing ‘land grabbing’ outside of Europe and Poverty Reduction”. World Bank Policy fonciers et investissements internationaux ?”, Humboldt University Berlin, agripol, p.36 Research Report, Banque mondiale, 2003. en agriculture. Rapport du Groupe d‘experts 16 Parlement européen, “ Il est urgent de réduire 4 Lorenzo Cotula (2012), « The international de haut niveau sur la sécurité alimentaire de moitié le gaspillage alimentaire dans l’UE », political economy of the global land rush: A et la nutrition, Comité de la sécurité ali- Communiqué de presse, 19 janvier 2012. http:// critical appraisal of trends, scale, geography and mentaire mondiale, Rome, 2011, p.16. www.europarl.europa.eu/news/fr/news-room/ drivers », Journal of Peasant Studies, p.664-665. 9 Oxfam. 2011. Land and power: the growing scandal content/20120118IPR35648/html/Il-est- 5 http://www.onnejouepasaveclanourriture.org/ surrounding the new wave of investments in urgent-de-r%C3%A9duire-de-moiti%C3%A9- 6 A Madagascar, le projet de location de 1,3 land. Oxford: Oxfam. Available from: http://www. le-gaspillage-alimentaire-dans-l%27UE millions d’hectares de terres négocié par la oxfam.org/sites/www.oxfam.org/files/bp151- 17 F. Delvaux et al. 2013, op.cit., p.43 société sud-coréenne Daewoo Logistics et le land-power-rights-acquisitions-220911-en.pdf 18 M. Eggen, 2013 « Résistances locales contre gouvernement de l’époque été à la base d’impor- 10 http://landmatrix.org/en/get-the- l’huile de palme en Sierra Leone », Etude de cas, tants soulèvements sociaux, qui ont conduit au idea/dynamics-overview/ Bruxelles. http://www.fian.be/IMG/pdf/fact_ renversement du régime début 2009 et à la mise 11 F. Delvaux et al. 2013, « Ruée vers les terres. sheet_malen-socfin_finale_web_juin_2013.pdf en place d’un gouvernement de transition qui Quelles complicités belges dans le nouveau 19 F. Delvaux et al. 2013, op.cit., p.31 s’est empressé de déclarer l’annulation du projet. Far West mondial ? », CNCD, Bruxelles. 20 Voir par exemple, le cas de l’entreprise 7 On soulignera notamment les initiatives suivantes : 12 O. De Schutter, Note on the Impacts of the EU Bio- ADDAX-Bioenergy en Sierra Leone, qui reçoit un • Landmatrix (www.landmatrix.org) : il s’agit fuels Policy on the Right to Food, Statement based financement de la Coopération belge à travers la d’une base de données répertoriant des on letter sent to EU institutions on 16 April 2013 société BIO. F. Delvaux et al. 2013, op.cit., p.36 CAHIER THÉMATIQUE DÉCEMBRE 2014 11
MODÈLE AGRO-INDUSTRIEL EUROPÉEN ET CONCENTRATION DES TERRES L’accaparement des terres est souvent considéré comme LES DESSOUS D’UNE une réalité ne touchant que les pays du Sud. Pourtant, le BALANCE COMMERCIALE travail d’analyse approfondie et d’étude de cas compilés EXCÉDENTAIRE dans un rapport de la Coordination Européenne Via En 2013, l’Europe est devenue le Campesina et la Coalition Hands off the Land1 montre premier exportateur mondial de pro- que l’accaparement des terres affecte également duits agricoles en valeur. 120 mil- l’Europe. Parmi les moteurs identifiés comme contribuant liards d’euros, c’est le quatrième directement à la pression foncière, la Politique Agricole poste le plus important du commerce Commune (PAC), et les subventions qu’elle accorde, européen5, derrière les machines, favorisent explicitement les grandes exploitations et les produits chimiques et pharma- marginalisent les petites fermes. Le modèle dominant ceutiques. Malgré la force de l’euro d’agriculture industrielle productiviste vient ainsi qui aurait dû freiner les exportations renforcer les obstacles à un accès plus démocratique de ses produits, l’Union européenne à la terre et à l’installation d’agriculteurs potentiels. a doublé les Etats-Unis jusqu’à pré- sent champions incontestés du régulation des marchés au niveau commerce agroalimentaire, 117 mil- UNE COMPOSANTE européen a permis d’augmenter liards d’euros l’an dernier. INCONTOURNABLE DU significativement le niveau de pro- PROJET EUROPÉEN duction de certains produits (cé- Pourtant l’Union européenne n’en Environ la moitié des terres de réales, produits laitiers) grâce à la demeure pas moins le premier im- l’Union européenne (UE) sont exploi- mise en place d’outils garantissant portateur au monde, malgré sa pré- tées à des fins agricoles, ce qui le revenu des agriculteurs, accom- tention à « nourrir le monde ». Le prouve l’importance de l’agriculture pagnant l’exode rural et favorisant produit le plus importé par l’UE en dans notre société. La superficie la modernisation des exploitations4. 2013 reste le café. Les autres prin- agricole utile2 (SAU) représente, avec 180 millions d’hectares, un peu plus de la moitié du territoire européen. Le cas du soja L’agriculture est également le sec- Les importations européennes de soja ont été multipliées par cinq depuis teur économique dans lequel l’inté- le début des années 70. Cette croissance des importations de soja gration communautaire a été la plus s’explique par le développement et l’intensification des activités d’éle- poussée. La Politique Agricole Com- vage en Europe qui se traduit par une utilisation plus intensive d’aliments mune (PAC) représente environ 40 % concentrés aux dépens des fourrages frais (pâture des prairies) ou du budget de l’Union européenne, séchés (foin, paille). La production européenne de matières riches en soit 58,8 milliards d’euros3. La PAC protéines reste insuffisante pour faire face à la demande accrue du a été mise en place en 1962 et ré- secteur de l’élevage. Cette insuffisance s’explique largement par la pond notamment à la nécessité possibilité pour les éleveurs et fabricants d’aliments du bétail de s’ap- d’augmenter la production alimen- provisionner en soja à bas prix sur le marché mondial, du fait de l’absence taire dans une Europe dévastée par de droits de douane6. Cette suppression de taxe pour ce produit d’impor- des années de guerre et au besoin tation a été concédée par l’Europe dès 1962 (5è cycle de négocitation de protéger un secteur économique du GATT - Dillon Round). En contrepartie, les droits de douane européens important face à l’instabilité des prix sur les produits agricoles prévus par la PAC seront tolérés par le GATT. agricoles. Pour cela, une certaine 12 CAHIER THÉMATIQUE DÉCEMBRE 2014
cipaux produits importés sont les tourteaux de soja, les graines de Les poires sont cuites7 ! soja, et l’huile de palme. Ces pro- En tant que principal producteur de poires en Europe, la Belgique exporte duits de base sont par ailleurs es- environ 70 % de sa production de poires. L’instauration par la Russie d’un sentiels pour assurer la production embargo sur la plupart des produits agroalimentaires – notamment les agricole européenne. Par exemple, poires belges – en provenance des pays d’Europe et des USA questionne le tourteau de soja est un consti- notre dépendance quasi exclusive à ce marché. Un arrêté fédéral autorise tuant essentiel de l’alimentation les producteurs à détruire les poires non exportées en Russie avec un animale (bovins, porcs, volaille) produit toxique : l’ethefon. Cette pratique soulève de nombreuses oppo- riche en protéines. sitions, surtout en Flandre. En Wallonie, le Ministre de l’agriculture incite les belges à « manger une pomme et une poire par jour »8. Cette situation a un impact réel sur la réalisation du droit à l’alimenta- tion des européens, qui s’éloignent les produits alimentaires européens États est une des conséquences un peu plus d’une possible autono- illustre parfaitement les dysfonc- de ce modèle. mie alimentaire, mais également des tionnements de notre système agri- populations du Sud qui subissent cole. L’accaparement de terres n’a pas de plein fouet l’hégémonie du mo- seulement explosé en dehors des dèle d’agriculture productiviste avec Dans le même temps, les décisions frontières de l’Europe. La générali- l’accaparement de leurs terres pour prises à Bruxelles sont lourdes de sation du modèle dominant d’agri- nourrir, notamment, le bétail euro- conséquences pour des personnes culture intensive industrialisée a péen. vivant sur d’autres continents. Que également eu un effet direct sur la ce soit la déforestation des grandes concentration foncière en Europe. UN MODÈLE AGRICOLE zones forestières de l’Amérique du Certaines tendances de fond s’ob- DÉSÉQUILIBRÉ sud ou l’expansion des déserts servent sur l’ensemble du territoire Le modèle agricole européen est verts d’Indonésie destinés à appro- européen : diminution des terres complètement déséquilibré et me- visionner le Vieux continent en huile agricoles, concentration des terres, nace la réalisation du droit à l’ali- de palme, les impacts de notre augmentation des prix du foncier, mentation tant des citoyens euro- modèle agricole au Sud sont mul- déconnection croissante entre le péens que de ceux vivant sur tiples. L’Union européenne impose prix des terres et leur valeur d’usage d’autres continents. un modèle agricole au-delà de ses agricole, difficultés du renouvelle- frontières qui favorise les grandes ment générationnel et de transmis- Alors que l’objectif affiché de la PAC exploitations productivistes de sion des fermes, etc… des années 60’ était d’atteindre monocultures aux dépends de l’auto-suffisance alimentaire, le l’agriculture vivrière et locale des CONCENTRATION modèle agricole promu en Europe familles paysannes. Et pourtant, FONCIÈRE EN EUROPE depuis plus de 50 ans fragilise en l’alimentation, comme l’ont claire- La Terre n’étant pas extensible, et fait la sécurité alimentaire de l’UE ment rappelé les émeutes de la faim la consommation mondiale étant en sans parler de sa souveraineté ali- qui ont secoué et ensanglanté plus hausse, l’accès aux terres se heurte mentaire. D’un côté, les importa- de 40 capitales dans les pays du à de sérieuses limites physiques. tions, et les terres virtuelles qu’elles sud au moment où les prix interna- Cette pression mondiale s’exerce camouflent, témoignent de la fra- tionaux étaient les plus élevés au également sur les terres euro- gilité du système en place. D’un printemps 2008, est une ressource péennes. Le phénomène d’accapa- autre côté, la vocation exportatrice absolument indispensable à la vie rement des terres touche mainte- de l’agriculture européenne est humaine et un enjeu de droit. L’ac- nant des pays aux portes de l’Europe dans l’impasse. L’exemple récent de caparement direct des terres par orientale9. Mais c’est surtout la la gestion de l’embargo russe sur des multinationales et par des généralisation du modèle dominant CAHIER THÉMATIQUE DÉCEMBRE 2014 13
d’agriculture intensive industriali- sée qui aggrave la pression sur le AGRANDISSEMENT DES GROSSES foncier. L’accroissement de la taille EXPLOITATIONS AU DÉPEND des champs et la hausse concomi- DES PETITES FERMES tante de l’emploi d’engrais et pes- Nombre d’exploitations agricoles en Europe, par taille - 2003-2010 ticides pour améliorer les rende- ments et éviter l’installation de ravageurs détruisent la biodiversité et la fertilité des sols. L’intensification et l’industrialisa- tion de l’agriculture visent une fina- lité globale de hausse des rende- ments en augmentant la rentabilité économique des fermes (mécani- sation, modernisation et agrandis- sement des fermes pour produire plus à moindre coût, en misant sur des économies d’échelle). Ces modes de production à grande échelle ont un effet direct sur la concentration foncière en Europe. tares en moyenne, qui corres- fonction environnementale et agri- En effet, la course aux « gains de pondent à 2,7 % du nombre total cole. En Europe, entre 1990 et 2000, productivité » et à la « compétitivi- d’exploitations, totalisent à elles ce sont près de 275 hectares de terre té », s’est faite au détriment du seules 50,2 % de la SAU. Deux types qui ont été perdus par jour, l’équi- nombre d’actifs agricoles, du d’agriculture semblent donc coha- valent de 315 terrains de foot (0,8 nombre d’exploitations, et donc de biter au sein de l’UE : une agriculture ha) et, malgré un léger ralentisse- la vie en milieu rural. Les politiques traditionnelle que l’on retrouve ment, la tendance ne s’est pas inver- européennes subordonnant les notamment à l’Est et, dans une sée ces dernières années. Toutes aides agricoles aux nombres d’hec- moindre mesure, au Sud de l’Europe les régions d’Europe sont touchées tares (et non à l’actif agricole) ont et une agriculture moderne à l’Ouest. par l’artificialisation des sols. C’est également eu un impact certain sur un phénomène lent, première consé- la concentration des terres. Cela se La disparition de terres agricoles en quence de l’extension de l’urbani- traduit avec, d’un côté, un grand Europe s’explique notamment par sation, des zones d’habitat et des nombre d’agriculteurs qui ont des une conversion accrue de terres zones d’activités, de l’emprise des exploitations de très petite taille et, agricoles en terrains à usages in- infrastructures. L’impact sur l’envi- de l’autre, très peu d’agriculteurs dustriels, ou pour des services, ronnement est conséquent : imper- qui ont des exploitations très impor- transports, habitat ou encore loisirs. méabilisation des sols, perturbation tantes. Ainsi, 6 millions d’exploita- On parle d’artificialisation pour toute du cycle de l’eau, diffusion des pol- tions, soit à peu près la moitié du construction ou transformation qui lutions, perte de biodiversité… total des exploitations de l’UE, ont modifie, de manière généralement une taille inférieure à 2 ha pour ne irréversible, la physionomie et le Le rapport de la Coordination Euro- représenter que 2,5 % de la SAU fonctionnement d’un espace natu- péenne Via Campesina et la Coalition européenne. De l’autre côté, les rel, d’un milieu ou d’un paysage. Hands off the Land10 montre que ces exploitations de plus de 100 hec- Artificialisés, les sols perdent leur deux phénomènes concomitants - 14 CAHIER THÉMATIQUE DÉCEMBRE 2014
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