HISTOIRE DU TAXI À MONTRÉAL - Des taxis jaunes à UberX - Jean-Philippe Warren - Numilog
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HISTOIRE DU TAXI À MONTRÉAL
du même auteur Un supplément d’âme. Les intentions primordiales de Fernand Dumont (1947- 1970), Presses de l’Université Laval, 1998. Sortir de la «Grande Noirceur». L’horizon personnaliste de la Révolution tran- quille (avec É.-Martin Meunier), Septentrion, 2002. L’Engagement sociologique. La tradition sociologique du Québec francophone (1886-1955), Boréal, 2003. Edmond de Nevers. Portrait d’un intellectuel, Boréal, 2005. Hourra pour Santa Claus! La commercialisation de la saison des fêtes au Québec (1885-1915), Boréal, 2006. Ils voulaient changer le monde. Le militantisme marxiste-léniniste au Québec, VLB, 2007. Une douce anarchie. Les années 68 au Québec, Boréal, 2008. L’Art vivant. Autour de Paul-Émile Borduas, Boréal, 2011. Les Prisonniers politiques au Québec, VLB, 2013. Honoré Beaugrand. La plume et l’épée (1848-1906), Boréal, 2015. Discours et pratiques de la contreculture au Québec (avec Andrée Fortin), Sep- tentrion, 2015. Le Piège de la liberté. Les peuples autochtones dans l’engrenage des régimes colo- niaux (avec Denys Delâge), Boréal, 2017; «Boréal compact», 2019.
Jean-Philippe Warren HISTOIRE DU TAXI À MONTRÉAL Des taxis jaunes à UberX Boréal
© Les Éditions du Boréal 2020 Dépôt légal: 4e trimestre 2020 Bibliothèque et Archives nationales du Québec Diffusion au Canada: Dimedia Diffusion et distribution en Europe: Interforum Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et de Bibliothèque et Archives Canada Titre: Histoire du taxi à Montréal: des taxis jaunes à UberX / Jean-Philippe Warren. Noms: Warren, Jean-Philippe, 1970- auteur. Description: Comprend des références bibliographiques et un index. Identifiants: Canadiana (livre imprimé) 20200088181 | Canadiana (livre numérique) 2020008819X | ISBN 9782764626412 | ISBN 9782764636411 (PDF) | ISBN 9782764646410 (EPUB) Vedettes-matière: RVM: Taxis—Québec (Province)—Montréal—Histoire. Classification: LCC HE5635.Q8 W37 2020 | CDD 388.4/132140971428—dc23
introduction 7 I N T RO D U C T I O N Un milieu sous tension I l n’existe pas d’ouvrage portant sur l’histoire du taxi à Montréal1. Alors que les autobus, le tramway, le métro, les automobiles privées, les vélos et même les diligences ont eu droit à leur lot d’études, le taxi demeure dans l’ombre des autres moyens de transport. Au croisement de l’histoire urbaine, de l’histoire politique et de l’histoire économique, ainsi que de l’histoire de l’immigration et de l’histoire du travail, le taxi représente pourtant un formidable révélateur de société. À travers lui se découvrent un autre récit de la ville et une autre manière de lire l’évo- lution de certains enjeux sociaux essentiels. Cependant, il ne suffit pas de dire que le domaine du taxi est mal connu, comme si la question devait demeurer à un niveau abstrait. Il faut aussi rappeler que l’igno- rance dans laquelle nous sommes plongés nous empêche très souvent de proposer des pistes concrètes pour résoudre quelques-uns des maux qui affligent le secteur. Michel Trudel, l’un de ceux ayant le plus fait pour structurer la réflexion à ce sujet, à titre d’urbaniste à la direction de la recherche du ministère des Transports, se désolait, dans un document soumis en 2010, de ce manque de données historiques élémentaires: «Il n’y a pas de mémoire dans cette industrie. Parce qu’il n’y a pas de 1. Très peu d’ouvrages ont fait l’histoire de l’industrie du taxi dans une grande ville nord-américaine. Il est curieux qu’un sujet ayant fait couler autant d’encre dans les journaux ait si peu intéressé la communauté historienne du Canada et des États-Unis. Quelques excellents mémoires et thèses comblent heureusement, en partie, cette lacune bibliographique.
8 histoire du taxi à montréal leadership organisé et stable. C’est encore la tradition orale. On ressasse toujours les mêmes problèmes et, comme par enchantement, on trouve toujours les mêmes solutions. Les discours comme les crises sont cycliques2.» Connaître l’histoire du taxi à Montréal et analyser les étapes de son développement, c’est faire en sorte que l’on puisse sortir des lieux communs et des clichés qui ont depuis trop longtemps servi de repères aux acteurs de l’industrie. On peut évidemment faire remonter l’histoire du transport payant des personnes à des temps très reculés. Néanmoins, dans le cadre de notre recherche, une différence capitale sépare la voiture de louage telle qu’elle a existé depuis l’Antiquité du taxi à proprement parler. Ce dernier est conçu essentiellement ici comme un service individualisé de trans- port sur demande, facturé au moyen d’un taximètre. Disons-le de manière encore plus spécifique: le taxi est une voiture munie d’un compteur horokilométrique, conduite par un chauffeur, qui suit une route et un horaire déterminés par le client voyageur au moment de l’embarquement. Aussi banale qu’elle puisse paraître, la présence du taxi- mètre est capitale dans cette définition. Signe de son importance, c’est cet instrument qui, par métonymie, a donné son nom au véhicule lui- même. «Nous avons enfin des taxis à Québec, écrivait en 1924 un jour- naliste de la capitale nationale. Comme tout le monde, [nous] appelons par cette abréviation les fiacres automobiles munis d’un taximètre3.» D’emblée, l’absence de cette technologie élimine de la catégorie des taxis les fiacres loués à l’heure, de même qu’elle exclut les automobiles de louage servant à des déplacements plus luxueux en limousine. Restreinte à cette définition, l’odyssée du taxi commence véritable- ment à Montréal en 1910. Si l’histoire du taxi dans cette ville est instruc- 2. Michel Trudel, Mémoire présenté à la Commission permanente du Conseil municipal sur le transport, la gestion des infrastructures et l’environnement et la Commission permanente du Conseil d’agglomération sur l’environnement, les trans- ports et les infrastructures, Montréal, 30 novembre 2010, p. 7. 3. Cyrano, «Les taxis à Québec», La Presse, 20 juin 1924, p. 6. Écrit d’abord «taxameter», le mot taximètre est formé du préfixe taxa- («taxe») et du suffixe -meter («mètre»). Il est attesté en Allemagne en 1890, en Angleterre vers 1899 et en France en 1901.
introduction 9 tive, ce n’est pas uniquement parce que la métropole regroupe à elle seule près de la moitié des taxis de tout le Québec; c’est aussi parce que la question du taxi s’y pose de manière particulière par rapport aux autres régions. Les crises les plus graves de l’industrie ont secoué d’abord le territoire métropolitain, et c’est réciproquement à Montréal que les plus grandes luttes politiques pour «libérer» le taxi se sont déroulées. Pendant que le reste de la province semblait jouir à cet égard d’une rela- tive paix sociale, malgré des insatis- factions réelles, la métropole fut sans cesse habitée par la grogne des chauf- feurs contre l’exploitation dont ils se disaient victimes. Ce qui nous frappe d’abord, c’est combien les travailleurs du secteur du taxi à Montréal (des hommes pour la quasi-totalité d’entre Ce taximètre comporte seulement eux) ont eu et continuent d’avoir deux cadrans: l’un pour le prix à aujourd’hui l’impression d’être pres- payer pour la course et l’autre pour surés, opprimés et écrasés par des les suppléments. Il est installé à forces plus ou moins concertées et l’extérieur du véhicule, à la hauteur occultes. En 1971, le journaliste de la fenêtre du chauffeur. Source: Richard Théoret écrivait: «Depuis L’Oiseau bleu, décembre 1936. qu’il existe, le métier de chauffeur de taxi a toujours été l’objet d’une exploitation systématique, organisée et camouflée. La complexité relative du fonctionnement de cette industrie a toujours servi de paravent à une poignée de profiteurs qui manipulent l’argent et les pouvoirs afin de s’assurer des bénéfices énormes4.» Cette réflexion qui date de cinquante ans, nous l’avons retrouvée à peu près telle quelle dans les entrevues que nous avons réalisées avec une ving- taine de chauffeurs montréalais. «Comme vous faites l’étude du taxi à 4. Richard Théoret, «Les chauffeurs de taxi sous le joug des requins», Point de mire, vol. 3, no 6, 20 novembre 1971, p. 20.
10 histoire du taxi à montréal Montréal, nous prévenait une des personnes rencontrées, vous allez voir. Vous allez constater, à travers un chauffeur de taxi, que tout le monde en profite. Tout le monde, sauf le chauffeur de taxi5.» Pour décrire l’industrie du taxi à Montréal, on utilise régulièrement le mot jungle. On pourrait croire ce terme exagéré, mais il ne paraît pas trop fort à quiconque connaît un tant soit peu la réalité du milieu. En 1984, un ancien chauffeur a publié une pièce de théâtre basée sur des témoignages recueillis auprès de ses confrères. Intitulée Les Transpor- teurs de monde, elle refait l’histoire du taxi à travers quelques moments charnières. «Ma pièce, écrit l’auteur dans sa préface, est un hommage à ceux et celles qui ont un hurlement coincé dans la gorge et qui, au jour le jour, en serrant les dents, transportent le monde6.» De cette œuvre théâtrale ressort le caractère chronique de la crise qui affecte la vie des travailleurs de ce secteur économique. «T’es marié avec le taxi», déclare un des personnages. «On perd sa vie à la gagner», déplore un autre. «Faudrait peut-être faire quelque chose», suggère un troisième. Pour- tant, personne n’est capable, au bout du compte, de proposer la moindre solution concrète. La colère des personnages ne débouche sur aucune véritable solidarité, sur aucun plan d’action. Tout le monde se renvoie les problèmes, car l’identification des causes du mal qui ronge le milieu est une opération délicate et complexe. Mettre un peu d’ordre dans notre compréhension des facteurs qui agissent sur l’industrie constitue par conséquent l’une des premières tâches du chercheur qui s’attelle à écrire l’histoire du taxi à Montréal. Les chauffeurs de taxi sont pris dans un filet de contradictions. Fiers de leur indépendance, ils se sentent néanmoins prisonniers. Pour beau- coup d’entre eux, le mot qui décrit le mieux leur vie est celui de liberté. «Moi, raconte Pierre, chauffeur d’origine roumaine, je voulais avoir une job pour moi-même, pour être libre. Je peux travailler combien je 5. Rénald (pseudonyme). Les informations biographiques sur les chauffeurs cités sont présentées en fin de volume. 6. Gilbert Dupuis, «Préliminaires», dans Les Transporteurs de monde, Mont- réal, Éditions coopératives de la Mêlée, 1984, p. 5. La pièce a été jouée à Montréal le 29 novembre 1982.
introduction 11 veux, où je veux. S’il y a de l’ouvrage, si c’est busy, je travaille plus. Si c’est tranquille, je m’en vais. Personne ne m’impose pour un programme fixe.» Pourtant, d’aucuns le concèdent, la vie d’un chauffeur n’est pas facile. Ceux qui acceptent de conduire un taxi se retrouvent sans vacances payées, sans vie de famille, sans salaire décent, sans fonds de pension. En 1969 un certain Gaston, depuis quatorze ans derrière le volant, concentrait dans un seul et même témoignage les multiples contradictions de la vie d’un chauffeur: «J’aime la liberté dans le taxi. Par contre, on est des esclaves, du fait qu’on travaille dans un milieu où l’on nous considère comme les derniers individus dans l’échelle sociale. J’aime le taxi parce qu’y a pas de contraintes. J’ai décidé de me débar- rasser de ces contraintes-là: pas de carte de punch, pas de fouets, pas de boss. Mais d’un autre côté, j’aime pas le taxi, ça m’empêche d’être moi- même, ça m’empêche de parvenir à ce que je voudrais… Je suis limité 7…» Libres et prisonniers, indépendants et esclaves, tels appa- raissent les chauffeurs de taxi, à un premier coup d’œil. Ce n’est pas tout. Les chauffeurs de taxi sont aussi, de manière simultanée, dignes et serviles. Ils refusent d’être apparentés aux chauf- feurs privés en livrée, mais il arrive qu’ils soient obligés de placer les bagages dans la valise arrière, d’ouvrir la portière aux passagers et de revêtir un uniforme. Ils sont les égaux des petits entrepreneurs tout en ne possédant, s’ils sont locataires, aucun capital personnel. Ils peuvent arrêter de travailler quand ils le veulent, mais travaillent sans cesse. Ils ont toujours de l’argent dans leurs poches et ils sont pauvres. Ils veulent que l’État intervienne pour les protéger, mais ils exècrent les réglemen- tations et ne souhaitent rien davantage qu’on les laisse tranquilles. Ils cultivent leur autonomie, mais demeurent soumis à une panoplie de normes (tarifs, permis, immatriculation, vérification mécanique). Le taxi est un transport en commun, mais, contrairement aux réseaux de métro et d’autobus, il relève du secteur privé et ne reçoit pratiquement aucune subvention gouvernementale directe. Les chauffeurs occupent un espace intime et partagé, car c’est bien souvent leur voiture person- nelle qui sert au transport collectif. Ils sont à la fois dehors (sur la rue) 7. Gaston, «Opinion de 4 chauffeurs», Journal du taxi, 1er mai 1969, no 1, p. 2.
12 histoire du taxi à montréal et dedans (dans l’habitacle climatisé). Ils sont en même temps entourés de monde et seuls. Leur métier est monotone, mais rempli d’imprévus8. D’autres dichotomies éclairent les tensions qui parcourent le milieu du taxi. Celui-ci est écartelé entre au moins quatre groupes dont les intérêts coïncident rarement: les propriétaires de flotte de taxis (qui détiennent chacun plus d’un permis), les artisans (qui possèdent cha- cun un seul permis qu’ils exploitent généralement eux-mêmes), les chauffeurs à temps plein et les chauffeurs occasionnels ou à temps par- tiel. En outre, autour de ces quatre groupes gravitent des acteurs divers, dont les associations de services (nom qui désigne des courtiers en transport dont le rôle premier consiste à mettre en contact un acheteur et un vendeur), les concessionnaires automobiles, les compagnies d’as- surances, les compagnies d’essence, les corps policiers, les municipalités et les organismes gouvernementaux. De tout temps, les simples chauf- feurs, ceux qui louent leurs voitures, ont eu l’impression que l’ensemble du milieu était ligué contre eux, qu’ils étaient la proie des «requins» de l’industrie et que tout le monde profitait des millions affichés aux compteurs des taximètres – à part eux. Qu’ils aient été les premières victimes d’un système vicié, personne n’en doute. Cependant, les plaintes contre une industrie malade viennent de partout: des patrons qui pestent contre la malhonnêteté des conducteurs, des propriétaires de flotte qui s’emportent contre le dirigisme des autorités municipales, des associations qui critiquent la rapacité des assureurs, des artisans qui fustigent le zèle des policiers. L’industrie du taxi semble une grande roue d’infortune. Depuis toujours, dit-on, «ça va mal dans le taxi». Tout en apportant des éléments de compréhension générale, notre ouvrage entend cerner les contours d’une certaine sous-culture. Le milieu du taxi compose un univers d’une grande originalité. Sans doute, cette conscience de former un monde à part est-elle alimentée par les préjugés tenaces que la population entretient envers les chauffeurs de taxi, trop souvent vus comme des incapables et des ratés. Mais au-delà de ce mépris, la conscience de former un monde à part se greffe aussi à 8. «Le taxi, c’est la routine, mais c’est toujours différent», concède Pierre, l’une des personnes interviewées.
introduction 13 Source: La Presse, 7 juin 1910. une réalité très distincte par rapport à celle des autres professions. Une des personnes que nous avons approchées pour cette recherche com- pare le plaisir de conduire un taxi à un goût qui ne se discute pas: «C’est une piqûre, ça. C’est une piqûre, le taxi. T’aimes ça ou t’aimes pas ça» (Simon). On croirait entendre le chauffeur interviewé en 1976 par une journaliste de La Presse: «Le taxi, c’est une véritable piqûre. Une fois qu’un gars a connu ce métier, il ne peut plus l’abandonner9.» Bien des gens quittent le taxi – ou voudraient le quitter, surtout depuis les changements ayant bouleversé l’industrie ces dernières années –, 9. Andrée Lebel, «Le taxi à Montréal (I). D’abord et surtout la liberté», La Presse, 1er décembre 1976, p. E1.
14 histoire du taxi à montréal mais il est vrai que le métier de chauffeur est unique. Il ne ressemble réellement à aucun autre. Le présent ouvrage est divisé en dix chapitres. Bien que suivant un plan chronologique, chacun insiste davantage sur certaines facettes par- ticulières de l’industrie. C’est ainsi que le premier chapitre (1910-1929) est consacré à l’introduction du taximètre et à l’arrivée des Taxis Jaunes, une compagnie animée par une conception prestigieuse de son offre de transport. Le deuxième (1929-1945) se penche sur les effets de la réces- sion économique et sur l’émergence de l’association de services Dia- mond. Le troisième chapitre (1945-1957) aborde la construction d’une culture propre au milieu du taxi et insiste sur la typologie, formulée par le chercheur Edmund W. Vaz, qui distingue les «hustlers» des «profes- sionnels». Le chapitre suivant (1957-1967) permet de saisir les facteurs structuraux derrière les échecs répétés des tentatives de fédérer dans un syndicat la communauté des travailleurs du taxi de la métropole. Le cinquième chapitre (1967-1970) raconte la fondation du Mouvement de libération du taxi, un des groupes les plus radicaux des années 1960, et décrit les actions visant à briser le monopole de la compagnie de limousines Murray Hill à l’aéroport de Dorval. Le sixième chapitre (1970-1980) analyse les débats ayant conduit à la centralisation de l’in- dustrie du taxi: en 1973, le Québec est devenu le seul endroit en Amé- rique du Nord où le secteur du taxi est administré par le gouvernement provincial. Le septième chapitre (1980-1985) montre combien le milieu des chauffeurs, quoique peuplé de migrants dès le départ, a été le théâtre d’un racisme d’une rare virulence avec l’entrée massive des Montréalais d’origine haïtienne dans la profession. Le chapitre qui suit (1985-1989) aborde les tentatives élaborées dans le but de diversifier le marché du transport par taxi et réduire le nombre de taxis par millier d’habitants, les autorités cherchant à rééquilibrer l’offre et la demande sur fond de profond marasme économique. Le neuvième chapitre (1990-2000) étu- die la mise en place par le gouvernement du Québec et le tout nouveau Bureau du taxi de Montréal d’une série de mesures visant à discipliner et normaliser l’industrie. Enfin, le dernier chapitre (2000-2020) tente de mesurer l’impact de l’introduction des nouvelles technologies (GPS, tablettes, etc.) et l’arrivée de nouveaux concurrents (au premier chef UberX) non seulement sur les revenus des travailleurs, mais également
introduction 15 sur la définition même de la profession de chauffeur de taxi. La conclu- sion du livre récapitule certains éléments déjà mis en relief et fait res- sortir le caractère singulier du métier de chauffeur de taxi. Pour écrire cet essai, nous nous sommes basé sur des articles de journaux et de revues, des rapports gouvernementaux, des mémoires déposés par des groupes populaires, des témoignages à des commissions parlementaires, des études produites par le Bureau du taxi, des travaux universitaires, ainsi que sur des fonds d’archives, dont celui, très impor- tant de la Ville de Montréal. En complément, nous avons consulté quelques sources en ligne, dont le blogue Un taxi la nuit tenu par Pierre- Léon Lalonde, ainsi que le Montreal Taxi Blog, tenu par Jean Schoeters, retraité de Taxi Diamond. Parmi les documentaires audiovisuels utiles à notre recherche, signalons Le Chauffeur de taxi de Louis Portugais (1954) et Haïti (Québec) de Tahani Rached (1985). Afin de compléter les informations contenues dans ce corpus, nous avons demandé à l’anthropologue Sophie Morisset de réaliser vingt et une entrevues de fond entre 2015 et 2017. En plus de seize chauffeurs masculins (dont sept artisans), Morisset a rencontré une artisane, un propriétaire de flotte de taxis, une personne chargée de la gestion d’un garage de taxis, une répartitrice (qui fut aussi secrétaire d’une association et chauffeuse) et un professeur du Centre de formation professionnelle pour l’indus- trie du taxi du Québec, mieux connu sous le nom d’«École du taxi10». À ces personnes s’ajoutent des chauffeurs d’UberX avec qui nous avons 10. La durée moyenne des entrevues (réalisées en français ou en anglais selon la langue dans laquelle la personne interviewée était le plus à l’aise) fut d’environ une heure et demie. Celles-ci suivaient un questionnaire semi-directif, divisé en quatre sections consignées dans un guide d’entrevue: a) les informations biographiques (date de naissance, origine ethnique, niveau d’éducation, formation profession- nelle, état civil, etc.); b) les constances et aléas du métier (motifs ayant mené au choix du taxi, description d’une journée ordinaire de travail, avantages et défis du métier, etc.); c) l’environnement humain et physique (conditions routières, per- ception des chauffeurs par le grand public, relations avec la clientèle, rapport à la voiture, etc.); d) les aspects professionnels (revenus, conséquences des nouveaux services en ligne, lois et règlements, etc.). Ces entrevues ont été enregistrées et retranscrites avec le consentement des informateurs et des informatrices.
16 histoire du taxi à montréal pris personnellement contact. On trouvera en fin d’ouvrage les infor- mations de base sur les personnes citées s’étant prêtées au jeu de l’entre- vue. Leur nom réel a été remplacé par un prénom fictif afin d’anony- miser nos sources. La réunion d’une masse de documents de multiples provenances s’explique par notre volonté de suivre le développement de l’industrie du taxi à Montréal tout en brossant un portrait aussi exhaustif que possible de ses multiples facettes. La lecture de la littérature existante, parcellaire et lacunaire, nous a en effet confirmé dans l’opinion que le milieu foisonnant du taxi ne pouvait devenir vraiment intelligible qu’à la condition de rassembler en une synthèse critique les matériaux four- nis par la sociologie, l’histoire, l’anthropologie, l’économie, les études urbaines, la criminologie, la science politique et les sciences juridiques, voire la psychologie et la médecine. Alors que, jusqu’ici, les spécialistes ont préféré travailler en silo, ignorant ou écartant des avancées stimu- lantes de la recherche dans des domaines pourtant connexes, nous avons voulu pour notre part mettre à profit l’ensemble des données disponibles en croisant les perspectives de manière non seulement à bonifier nos analyses, mais aussi à éprouver plus finement nos hypo- thèses. On excusera pour cette raison une histoire qui ne se borne pas à enchaîner les événements, mais tente au contraire de souligner les conclusions ponctuelles qui se dégagent de la chronologie. Nous sommes convaincu que seule cette double hélice combinant histoire et sciences sociales s’avère capable de faire réellement la lumière sur les crises cycliques auxquelles est en proie l’industrie du taxi dans la métro- pole et, espérons-le, de formuler quelques pistes de réflexion pour mieux apprécier – c’est-à-dire mesurer et valoriser – le rôle joué par les chauffeurs et les chauffeuses de taxi dans l’offre de transport en com- mun à Montréal.
des voitures de maître (1909-1929) 17 CHAPITRE 1 Des voitures de maître (1910-1929) L ’histoire des chauffeurs de taxi à Montréal a une préhistoire. C’est celle des cochers de fiacre qui, depuis le début du xixe siècle, se tiennent sur la place du Vieux-Marché (aujourd’hui place de la Douane), la place Jacques-Cartier, la place d’Armes et quelques autres lieux passants du centre de la métropole. À cette époque, la profession n’est pas très développée: à peine quelques cabriolets et calèches cir- culent pour transporter des passagers. Le contexte change dans la seconde moitié du xixe siècle, quand la population montréalaise fait mieux que quintupler. L’aire urbaine s’étire désormais sur une douzaine de kilomètres et cet étalement crée une demande pour des moyens de déplacement rapides et efficaces. On assiste à la multiplication des car- rosses, calèches et autres voitures sur roues (l’été) ou sur patins (l’hiver), tirés par un ou plusieurs chevaux. Des règlements municipaux encadrent cette industrie en plein essor. Les propriétaires de «voiture de louage» doivent obtenir du chef de police un permis et une plaque d’immatriculation, se garer aux endroits prévus et ne pas dépasser le nombre de places autorisées. Par exemple, cinq voitures, la tête des che- vaux tournée du côté de la rue Notre-Dame, peuvent se garer sur le côté ouest de la rue Bonsecours, près de la rue Saint-Paul1. Le cahier des 1. Catherine Paulin, «Revealing New Dynamics in the Industrial City: A Study of Human/Horse Relations in Montreal’s Public Space, 1860-1916», mémoire de maîtrise (histoire), Université de Montréal, 2017, p. 60-87.
18 histoire du taxi à montréal charges de la Ville indique le prix à payer par les passagers pour un trajet d’un quart d’heure, d’une demi-heure et d’une heure et pour chaque heure supplémentaire, selon que la voiture est tirée par un che- val ou deux. Il est permis aux conducteurs d’exiger cinquante pour cent de plus pour les courses effectuées entre minuit et quatre heures du matin. Les voitures qui circulent la nuit doivent être équipées de lan- ternes. Les services de ces «cochers de place», comme on les appelle, vont subir de plein fouet la concurrence des omnibus hippomobiles, c’est- à-dire des voitures de six à huit passagers tirées par des chevaux, les- quelles deviennent aussi abordables que populaires dès le moment où elles commencent à sillonner la ville, en 18412. En 1861, la Montreal City Passenger Railway Company crée un véritable réseau de tramways sur rails, qui deviendra électrique en 18923. La prolifération des «p’tits chars» fait très mal aux caléchiers. Au tournant du xxe siècle, ceux-ci se lamentent d’en être réduits à une extrême privation, d’autant plus qu’ils doivent, la plupart du temps, louer leur voiture et leur cheval. Pour mieux faire face à la concurrence, des voix leur suggèrent de se bâtir une clientèle stable, d’obtenir de plus généreux pourboires en offrant un service supérieur, d’abréger leurs visites au café du coin, de presser encore davantage le pas de leurs chevaux. Mais les efforts des cochers pour préserver leur part de marché ne résistent pas à l’engouement croissant pour les tramways électriques, plus réguliers, plus rapides, plus efficaces, plus sécuritaires et, de surcroît, moins chers. L’expansion du tramway jette par conséquent des milliers de cochers à la rue ou les pousse à la misère. «Depuis que les chars électriques ont pris possession de nos rues, écrit-on en 1897, non seulement le nombre de cochers de place a diminué, mais ceux qui restent se plaignent qu’ils ne gagnent 2. Norman Beattie a décrit cette histoire pour la ville de Winnipeg: «The Cab Trade in Winnipeg, 1871-1910», Urban History Review, vol. 27, no 1, octobre 1998, p. 36-52. 3. Jacques Pharand, À la belle époque des tramways: un voyage nostalgique dans le passé, Montréal, Éditions de l’Homme, 1997. [Anonyme], «Le service des tram- ways», La Presse, 30 juin 1927, p. 33.
des voitures de maître (1909-1929) 19 presque rien. Ils passent leurs journées et leurs veillées dans l’oisiveté. L’entrain et la gaieté d’autrefois n’existent plus4.» Les cochers de fiacre n’ont rien vu encore: au printemps 1898, pour la première fois, les Montréalais peuvent admirer les performances d’une «voiture sans cheval». L’engouement pour l’automobile ne se démentira pas dans les années suivantes, transformant en profondeur le paysage urbain tout autant que les mœurs citadines5. Il ne faut pas longtemps pour que des personnes songent à faire un usage commercial de ce nouveau moyen de locomotion6. Les cochers de fiacre de Montréal comprennent d’emblée que cette invention risque d’entraîner leur ruine définitive, comme le tramway hippomobile puis électrique avait pro- voqué leur déclin abrupt. Devant la Commission de police et le Conseil municipal, ils cherchent à bloquer l’automobile de louage. Peu sensibles à leurs arguments, les élites ne croient pas qu’il soit bon d’entraver le libre marché dans le domaine des transports. «Nous ne sommes aucu- nement surpris, écrivent les éditeurs de La Presse, de voir les cochers de place s’opposer à la concurrence des automobiles. Il est très naturel qu’ils se protègent. Mais ce qui ne serait pas naturel, ce qui serait contraire à toute idée de progrès, ce serait que la Commission de police se rendît à la requête des cochers et mît une entrave à l’automobilisme 4. Achille, «Les cochers de place et les chars électriques», L’Événement (Qué- bec), 27 novembre 1897, p. 3. La remarque concerne la ville de Québec mais vaut pour Montréal. 5. Mario Marchand, «La publicité automobile au Québec: du moyen de trans- port à l’imaginaire (1905-1939)», mémoire de maîtrise (études québécoises), Université du Québec à Trois-Rivières, 1988. Dean C. Ruffilli, «The Car in Cana- dian Culture», thèse de doctorat (histoire), Université Western Ontario, 2006. 6. Sur les débuts du taxi à New York et Chicago, lire Gorman Gilbert et Robert E. Samuels, The Taxicab: An Urban Transportation Survivor, Chapel Hill, Univer- sity of North Carolina Press, 1982; Graham Russell Gao Hodges, Taxi! A Social History of the New York City Cabdriver, Baltimore, The John Hopkins University Press, 2007; ainsi que Joshua Mark Lupkin, «Constructing “The Poor Man’s Automobile”: Public Space and the Response to the Taxicab in New York and Chicago», thèse de doctorat (histoire), Université Columbia, 2001.
20 histoire du taxi à montréal de place7.» Aussi, pas plus qu’ils n’avaient su freiner l’extension du tramway, les cochers ne sont en mesure de s’opposer à l’octroi de permis de transport de passagers aux automobilistes. L’arrivée des chauffeurs de taxi signale la disparition de leur profession – qui survivra, pour l’essentiel, comme attraction folklorique pour les touristes en visite sur le mont Royal ou, jusqu’en 2020, dans le Vieux-Montréal. Le triomphe du taximètre Le 18 septembre 1909, le taxi motorisé fait son apparition à Montréal, après avoir conquis New York, Chicago et Toronto deux ans plus tôt. Désormais approuvé par la Commission de police, le premier permis d’exploitation d’un «autotaxi» appartient à Berna Motors and Taxicab Ltd., dont le siège social est à Toronto. «Dans notre siècle de progrès, peut-on lire dans un article enthousiaste de La Presse, ce qui aujourd’hui paraît n’être que du luxe, devient demain une nécessité, et le public qui s’habitue vite aux méthodes modernes adopte rapidement celle de se faire transporter, ainsi que ses marchandises, par procédés méca- niques8.» La compagnie ne compte toutefois pas établir un service régulier avant au moins quelques mois, car les moteurs de ses véhicules ne sont pas encore assez puissants pour gravir les pentes de la métro- pole. Le 7 juin 1910, on annonce donc une nouvelle fois l’arrivée des premiers taxis à Montréal. Le rédacteur de La Presse se rend sur les quais du port afin de voir par lui-même la «voiture de place» grâce à laquelle, au dire du directeur de la compagnie Canadian Auto-Taxi, Arthur Vail- lancourt, le transport des personnes dans la métropole sera assuré. «Délicieuses sous son vernis vert foncé, avec ses garnitures intérieures 7. [Anonyme], «Cochers et taximistes», La Presse, 25 mai 1909, p. 4. Voir aussi Jules Jolicoeur, «Taxis-Autos et Fiacres», Le Samedi, vol. 35, no 7, 21 juillet 1923, p. 7. 8. [Anonyme], «Le taxicab à Montréal», La Presse, 25 septembre 1909, p. 31. Les directeurs de Berna Motors and Taxicab discutaient depuis le mois de mars de l’opportunité de lancer un tel service à Montréal.
des voitures de maître (1909-1929) 21 Le transport par taxi est rapidement très populaire. Dès 1920, à elles seules, les voitures de la compagnie Bramson parcourent en moyenne chaque mois 110 000 kilomètres, transportent 50 000 passagers et consomment 30 000 litres d’essence. Source: La Presse, 4 juin 1930. en drap gris, et tout le confort moderne; éclairage électrique, acous- tique, chauffage à vapeur, etc.; c’est une merveille du genre que cet autotaxi, et nul doute que tout le monde voudra s’en servir, pour aller par nos belles journées faire une promenade autour de la montagne ou sur le bord du Saint-Laurent9.» Cette prédiction se révèle exacte et, dès 1915, il y a déjà une centaine de taxis en service dans la métropole, lesquels sont gérés par une ribambelle d’entrepreneurs. En apparence, les chauffeurs de taxi exercent un métier similaire à celui des cochers de place. Seul semble changer le type de locomotion, la traction animale étant remplacée par la traction mécanique. La fonc- tion des taxis consiste, tout comme avant, à déplacer sur d’assez courtes distances des voyageurs à bord d’un véhicule conduit par un chauffeur moyennant rétribution. Après une période de flottement, les règlements 9. [Anonyme], «Les premiers taxi-auto arrivent à Montréal», La Presse, 7 juin 1910, p. 1.
22 histoire du taxi à montréal municipaux qui s’appliquaient aux cochers sont d’ailleurs simplement reconduits, sans grandes modifications, pour les chauffeurs de taxi. Au départ, les taxis occupent les mêmes postes d’attente que les calèches et utilisent les mêmes téléphones. Il y a donc en apparence une transition presque parfaite d’une profession à l’autre. Une seule différence demeure, mais elle n’est pas aussi anodine qu’il y paraît: les chauffeurs de taxi ne sont pas payés à l’heure comme les cochers des voitures de louage, mais en fonction de la distance parcourue. Leur véhicule est muni d’un taximètre, c’est-à-dire d’un instrument «par lequel le prix de louage d’un autotaxi est mécaniquement calculé 10». Dans l’esprit des administrateurs, le taximètre permet de tracer une distinction non seulement entre le taxi (payé d’abord selon la distance) et la voiture de louage (payée d’abord à l’heure), mais aussi entre le véhicule populaire et la voiture de luxe. Les tarifs du taxi sont en effet moins élevés que ceux de la voiture de louage (laquelle, à l’époque, vient toujours avec son chauffeur, la location de voiture n’existant pas encore), car on considère que celle-ci s’adresse à l’élite et sert d’abord à effectuer de longues promenades à l’extérieur de la ville ou à se déplacer lors d’événements spéciaux, comme les baptêmes, les mariages et les enter- rements. Il y aura sans cesse confusion entre ces deux types de transport, les chauffeurs de taxi accusant régulièrement – pas toujours à tort – les voitures de louage d’être des taxis déguisés. D’un autre côté, les chauf- feurs seront passablement frustrés de se voir confier la responsabilité d’un transport en commun (c’est-à-dire collectif) à coût modique sans aucune des subventions ni aucun des avantages que les gouvernements accordent aux autres transports publics (gérés, appuyés ou financés par l’État). En d’autres termes, par rapport à la voiture de louage, le taxi est vu comme un transport populaire et abordable et, par rapport au tram- way ou à l’autobus, il est vu comme un transport privé et de luxe. Cette tension est constitutive de l’industrie du taxi. 10. Règlement no 1093 relatif à la circulation et à la sécurité publique et concer- nant les autotaxis, les automobiles de louage et les fiacres, Ville de Montréal, sep- tembre 1930.
des voitures de maître (1909-1929) 23 Dans les premiers temps, le taximètre est optionnel et les automo- biles fonctionnent soit comme des taxis, soit comme des voitures de louage, en fonction des demandes des clients et des préférences des chauffeurs. Quand un taximètre n’est pas installé ou n’est pas utilisé, le prix de la course est fixé selon un système informel par zones (le chauf- feur et le client s’entendant avant le trajet sur un montant correspon- dant à la distance approximative à parcourir pour se rendre à destina- tion), ce qui respecte l’esprit du taxi, ou encore selon le temps d’utilisation, ce qui renvoie à la définition de la voiture de louage. Les chauffeurs en profitent pour tenter d’escroquer leurs passagers, ce qui n’est pas sans occasionner de nombreuses frictions. «Nous ne connaissons pas de villes en pays civilisé, se plaint un citoyen, où le public se défie autant qu’à Montréal des cochers de fiacre et des conduc- teurs de taxis. Et la défiance du public est amplement justifiée par la manie de la plupart des automédons d’écorcher les voyageurs11.» On n’est pas loin de penser que la voracité des chauffeurs de taxi risque de tuer l’industrie en éloignant à jamais les clients. Ce n’est qu’en 1920 qu’un règlement municipal rend le taximètre obligatoire. L’inspecteur des permis d’automobiles et de voitures du service de police reçoit alors le mandat d’attester que les propriétaires de taxi ont installé cet instrument dans leurs véhicules, qu’il correspond à un modèle approuvé, qu’il est correctement scellé afin d’empêcher que ne soit trafiqué son mécanisme, qu’il n’accuse pas plus de 5% d’inexactitude au détriment des voyageurs et qu’il est éclairé durant la nuit. Montréal ne fait ici que suivre la tendance des autres grandes villes du Canada et des États-Unis. En 1970, 95% des villes nord-américaines de 100 000 habitants et plus utiliseront le taximètre comme système de tarification, et seulement 5% le système basé sur les zones12 (qui n’exis- 11. Justus, «Fiacres et taxis», L’Autorité, 11 mai 1918, p. 4. 12. Arthur L. Webster, Edward Weiner et John D. Wells, The Role of Taxicabs in Urban Transportation, U.S. Department of Transportation, Office of Transporta- tion Planning Analysis, décembre 1974, p. 4-1 et 4-2. James Cooper, Ray Mundy et John Nelson, Taxi! Urban Economies and the Social and Transport Impacts of the Taxicab, Farnham, Ashgate Publishing, 2010.
24 histoire du taxi à montréal tera à Montréal, à partir de la fin des années 1980, que pour le trajet spécifique entre l’aéroport et le centre-ville). Les municipalités de plus petite taille suivront le mouvement avec un certain décalage: Trois- Rivières, par exemple, rendra l’usage du taximètre obligatoire en 1951, et Magog en 1961. Le fonctionnement d’un taximètre est simple: une chaîne relie la transmission de la voiture à une boîte de réduction et cette boîte com- munique le mouvement de la transmission au taximètre; lorsque la voiture s’immobilise, un système d’horlogerie se met en marche. Le prix affiché varie en fonction de trois variables: le montant exigé au départ, la distance parcourue et le temps d’attente. Diverses combinaisons sont possibles et on peut en pratique modifier le poids des trois variables à l’infini. Généralement, les municipalités fixent un montant un peu plus élevé pour une première partie du premier kilomètre parcouru et un montant pour les minutes pendant lesquelles la voiture est stationnaire ou roule en deçà d’une certaine vitesse – à quoi s’ajoute parfois un montant de chute, c’est-à-dire un montant de base inscrit au compteur avant même que la voiture n’ait commencé à rouler. À Montréal, en 1920, quand le client entre dans un taxi, le chauffeur «baisse le pavillon sur son taximètre», lequel marque 0,50$ pour le droit de franchir le premier trois cinquièmes de mille (1 km) avant qu’un autre 0,10$ ne s’enregistre pour chaque cinquième de mille (0,3 km) supplémentaire. La voiture s’arrête-t-elle pendant le voyage que le taximètre facture les minutes à raison de 2,00$ de l’heure. Le chauffeur a le droit de demander un supplément pour chaque passager additionnel, sauf s’il s’agit d’un enfant de moins de dix ans, ainsi que pour le transport des grosses valises, mais pas pour les bagages à main. Lorsque la course se termine au-delà des limites de la cité, il peut exiger d’être payé 0,20$ par mille (1,6 km) qu’il doit parcourir pour se rendre à moins de deux milles (3,2 km) de l’endroit où il a été sollicité. S’il a été appelé par téléphone, le temps payant est facturé à partir du moment où le chauffeur quitte son poste. On conçoit que les usagers aient de la peine à se retrouver dans cette enfilade de variables. De toute façon, la grille décrétée par la Commis- sion administrative représente une échelle maximale. Pas plus que les autres agglomérations nord-américaines, la Ville de Montréal n’entend
des voitures de maître (1909-1929) 25 imposer un plancher tarifaire, car cela équivaudrait, pense-t-on, à éli- miner la concurrence du marché. On est convaincu que la faiblesse des tarifs favorise une augmentation de la clientèle, ce qui est bon pour le commerce. Les taxis sont donc libres de facturer moins que ce qu’in- dique le barème officiel. On finit très souvent par se retrouver, par conséquent, avec un système par zones déguisé, ou alors on revient au principe de la voiture de louage en s’en remettant à la montre pour calculer le prix du voyage. Lors de l’introduction du taximètre à Montréal, ses promoteurs avaient prédit qu’il ne pourrait faire que des heureux. L’idée de rendre obligatoire cet instrument devenu aujourd’hui banal provoque pour- tant une levée de boucliers. Bien des clients en déplorent l’imposition, car ils appréciaient le fait de connaître le montant exact du forfait avant de monter dans une voiture – peu importe les incidents et imprévus qui pourraient survenir durant le trajet ou la cupidité des chauffeurs. Les taximètres de l’époque sont souvent déréglés, surtout par les grands froids d’hiver. Tout le monde sait que leur entretien régulier n’empêche pas des défectuosités d’en miner le bon fonctionnement. Il faut les remonter (on dit «crinquer») comme des horloges et on entend leur bruit désagréable quand leur drapeau est abaissé et qu’ils sont en marche. Le tic-tac de leur mécanisme de facturation semble battre toujours trop vite et ruiner le plaisir de se promener avec insouciance dans les rues de la métropole. Des propriétaires de taxi ne sont guère plus enthousiastes à l’idée d’équiper leur voiture d’un dispendieux taximètre (importés de France ou des États-Unis, ils coûtent entre 125$ pour les modèles de base et 400$ pour les modèles hauts de gamme13) et de payer les frais d’inspection et de mise au point à chaque change- ment de tarif. Ils se plaignent des coûts substantiels qu’ils doivent déjà supporter dans une agglomération comme Montréal qui est «probable- ment l’une des villes les plus chères du continent pour ceux qui roulent en automobile14». 13. Le Bureau du taxi de Montréal conserve une intéressante collection de vieux taximètres. 14. Archives de la Ville de Montréal, Vm-18, dossiers no 286, cité par Denis Veil-
26 histoire du taxi à montréal L’usage du taximètre comporte néanmoins une série d’avantages qui, au bout du compte, supplantent ses défauts et expliquent sa popu- larité croissante. Une des premières qualités de cette technologie, c’est de permettre en théorie d’éviter les fraudes. Bien entendu, le système du taximètre, tout simple au premier regard, est rendu plus compliqué par la formule du calcul du prix final de la course et la possibilité d’im- poser une série de suppléments. Néanmoins, comme le prix du trajet n’est plus établi d’abord en fonction du temps passé dans le véhicule, le changement simplifie quand même grandement le paiement, car il n’y a plus à craindre que le conducteur accélère follement (dans le cas où le prix de la course a été fixé à l’avance) ou, au contraire, traîne indûment (si le prix de la course est réglé à l’arrivée). Les négociations longues et parfois pénibles pour s’entendre sur le prix à payer, qui dégénéraient régulièrement en algarades, sont éliminées. Les gares ferroviaires sont les premières à exiger d’être desservies par des autotaxis de manière à s’assurer de l’uniformité du montant d’argent exigé par les chauffeurs et ainsi empêcher que leurs voyageurs ne se fassent escroquer. Mais si le taximètre l’emporte sur le système de tarification par zones, ce n’est pas seulement qu’il apaise la relation client-chauffeur. Pour les gens de l’industrie, d’autres motifs militent en faveur de son adoption. L’imposition du taximètre rend plus difficile l’utilisation d’une voiture personnelle comme gagne-pain à temps partiel ou de manière occasionnelle, puisqu’on ne peut en faire un usage commercial comme taxi. Encore faut-il pour cela acheter un taximètre, le faire ins- taller et le faire sceller. Ces opérations posent en soi une barrière finan- cière à l’entrée dans la profession qui peut suffire à décourager certains individus qui, autrement, n’auraient pas hésité à stationner leur voiture dans la rue en attendant des clients. Comme chaque chauffeur est tenu de faire payer le passager selon la distance parcourue, le taximètre rend également impossible la continuation camouflée de la pratique des «jit- neys» ou «automobiles à cinq sous» (cinq cents se dit «jitney» en leux, «La motorisation ou la “rançon du progrès”. Tramways, véhicules moteurs et circulation (Montréal, 1900-1930)», thèse de doctorat (histoire), Université McGill, 1998, p. 39-40.
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