L'alliance Renault Nissan Un exploit dans les règles
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L'alliance Renault Nissan Un exploit dans les règles Tous les grands capitaines ont accompli leurs prouesses en se conformant aux règles et aux principes naturels de leur art… S'ils ont réussi, c'est uniquement parce qu'ils se sont conformés à certaines règles, quelle qu'ait pu être la témérité de leurs plans. Napoléon Échos de la séance commune aux Clubs Mines-Stratégie et Mines-Automobile du 6 Juin 2007, illustrant le caractère stratégiquement exemplaire de la construction et du lancement de cette Alliance. L'exposé reformule la présentation Les Coulisses de l'Exploit1 à partir d'éléments émanant des livres2 Les Stratégies militaires appliquées aux Affaires3 et Citoyen du monde4. Le vent du boulet et… une passion commune pour l'automobile L'alliance Renault Nissan est annoncée le 27 mars 1999, quatre jours avant la clôture de l'année fiscale japonaise 1998. Elle sauvait Nissan d'une faillite sans cela inéluctable. Cela faisait 26 ans que Nissan perdait des parts de marché au Japon, c'était son septième exercice déficitaire en huit ans et sa dette s'élevait à 20 milliards d'euros. À ce moment, Renault émerge d'une longue période très difficile. Après une année1984 catastrophique, ses pertes sont de 12 milliards de francs, elle n'a du son salut qu'à une intervention massive de l'État et à l'action énergique de deux patrons à poigne Georges Besse et Raymond Lévy. Dès son arrivée, vu ses besoins en trésorerie et les difficultés de l'aventure américaine, celui-ci a du vendre AMC et Jeep à Chrysler. En 1993 c'est le rapprochement avec Volvo qui a échoué. Mais, bien dirigés, les gens ont serré les dents et, malgré ces échecs, l'entreprise s'est assainie, a amélioré la qualité de sa production et a été partiellement privatisée. La situation reste cependant fragile. En 1996 Renault doit constater qu'il est trop cher et perd du terrain, malgré le succès commercial du Scénic lancé cette année-là. Au total les deux futurs partenaires se savent condamnés au travail sérieux, à la coopération ordonnée et confiante, à la créativité innovante… et se retrouvent partager une passion commune pour l'automobile. Renforcement de la Direction Dans cette Alliance, c'est Renault qui va se révéler moteur, et c'est son Président Louis Schweitzer qui est à la manœuvre. Mais au préalable, il lance le plan 3000 francs visant à réduire d'autant le prix de revient de chaque véhicule construit et prend une décision capitale : recruter un adjoint aux compétences complémentaires des siennes apte si tout se passe bien à lui succéder le moment venu. De même que l'Ingénieur Raymond Lévy l'avait recruté à l'avance lui l'Énarque pour prendre en charge d'abord les relations avec l'État et avec Volvo, il fait appel à un industriel pour améliorer la compétitivité de son entreprise. Entré en Octobre 1996 Carlos Ghosn, non seulement approuve le plan 3000 francs, mais propose de faire beaucoup plus et le transforme en mars 1997 en plan 20 milliards. 1 Présentation effectuée à L'École de Paris du Management en Avril 2002, par Georges Douin, alors Directeur Général adjoint plan-produit et opérations internationales Renault, Membre du Directoire Renault-Nissan. 2 Citatione en italiques. 3 David Rogers First 1988. 4 Carlos Ghosn et Philippe Riès Grasset 2003. 1
Résultat quand les grandes manœuvres commencent en 1998 Renault a une structure industrielle solide, une excellente structure de coût, un endettement négatif et, grâce au Scénic qui a créé un nouveau segment sur le marché, une position enviable dans toute l'Europe. Détermination, prudence, pragmatisme et renseignement Ragaillardi, Renault, qui ne réalise que 15% de ses ventes hors d'Europe, cherche à se développer à l'international. Il y a deux têtes de pont l'une en Turquie, l'autre en Argentine pour le Mercosur, mais rien en Amérique du nord et rien en Asie. Les USA étant exclus pour cause de douloureux échecs successifs, les regards se tournent vers la Corée et le Japon, spécialement vers Nissan, très belle entreprise en grande difficulté. Ce besoin de changer d'échelle se fait d'autant plus sentir que le 7 Mai 1998 Daimler et Chrysler ont annoncé leur fusion entre égaux. En Juillet Louis Schweitzer et son homologue chez Nissan Yoshikazu Hanawa se rencontrent et décident de mener une étude de fond sur 20 sujets communs de façon à définir les valorisations économiques d'un rapprochement entre les deux entreprises. Ce travail va s'étaler sur 9 mois et mobiliser une centaine de personnes dans chaque entreprise. Il permettra de confirmer l'incroyable complémentarité entre les deux entreprises : Renault fabrique surtout des voitures moyennes dont une bonne part de diesel, Nissan toute la gamme des voitures à essence ; l'une fabrique beaucoup de véhicules utilitaires, l'autre des pick-up et des 4X4 ; l'un est implanté en Europe, en Amérique latine et en Turquie, l'autre en Asie et en Amérique du nord, l'un est un gestionnaire attentif au marketing et aux achats, l'autre privilégie la technique et la qualité. Cette étude a pour but second de convaincre Nissan que Renault est un partenaire certes exotique mais sérieux et fiable. Une présentation de Carlos Ghosn, qui ne participe pas à ces travaux, de son plan 20 milliards semble avoir aussi fortement marqué les esprits : cet homme sait redresser une entreprise automobile. Mais parallèlement, Nissan étudiait les possibilités offertes par Daimler-Chysler et par Ford, celui-ci se retirant assez rapidement car il disposait déjà avec le rachat de Mazda d'une implantation au Japon. Créativité, réponse à une aspiration nouvelle, utilisation des compétences L'une des causes les plus déterminantes du succès de l'Alliance est sa formule même. La fusion entre égaux de Daimler et Chrysler n'était de l'aveu de son promoteur allemand qu'un leurre et sans doute de ce fait n'a jamais bien fonctionné. Mais l'alliance Renault Nissan est basée sur la confiance, la reconnaissance et la valorisation des différences, le respect mutuel, la franchise et l'écoute. Cette alliance apparaît conforme aux aspirations profondes de Louis Schweitzer et à son expérience malheureuse avec Volvo, mais elle est, au moins pour Renault inédite. Ses juristes veulent une filiale commune que Nissan refuse. Cette alliance correspond surtout au vécu et aux compétences de Carlos Ghosn, lui qui partout où il est passé s'est toujours senti différent mais intégré et qui chez Michelin a utilisé systématiquement les équipes pluridisciplinaires pour remplir avec brio ses missions successives. C'est qui débloquera la situation : Je suis intervenu en proposant de mettre de côté les montages juridiques, de faire quelque chose de beaucoup plus informel en allant vers les " cross company teams " c'est-à-dire les équipes transverses. 2
D'une manière générale, il est essentiel d'utiliser des troupes d'élite comme fer de lance de l'avant-garde. D'abord parce que ceci renforce votre propre détermination, ensuite parce que ces troupes émousseront le mordant de l'ennemi (Chang Yu) L'accord en vue, Louis Schweitzer appelle Carlos Ghosn et lui demande s'il est disposé à en assurer la mise en œuvre car je n'ai qu'un candidat pour ce travail. Ce qui veut dire que si vous n'y allez pas, je ne signe pas. Il lui demande ensuite de constituer son équipe. C'est tellement important qu'il est indispensable que vous vous sentiez en confiance avec ceux et celles qui vous accompagneront. Je vous conseillerai, mais la sélection vous reviendra et je ferai tout pour que ceux que vous aurez choisis soient dégagés de leur position actuelle. La composition et la préparation de cette équipe restreinte, 17 personnes au départ 35 ensuite, s'étalera d'avril à juillet 1999, moment de la majorité des départs. Les hommes choisis seront mutés chez Nissan avec consigne de s'intégrer le plus possible à leur nouveau cadre de travail en aidant l'entreprise à trouver par elle-même des solutions lui permettant à de survivre. Ces cadres sont surtout des spécialistes des questions ou Nissan est faible. En contre-partie Nissan enverra chez Renault des spécialistes de ses points forts. Perfection dans la préparation — Surprise — Audace et rapidité d'exécution (Balzac Les trois temps de la tactique napoléonienne) Simultanément, en alternant les séjours, Carlos Ghosn procède à une auscultation de Nissan en multipliant les contacts sur les lieux de travail, au Japon et ailleurs, avec le personnel de tous les secteurs de l'entreprise, les fournisseurs, les syndicats… Faute de comprendre pourquoi cette entreprise autrefois florissante est arrivée à un tel état de dégradation, il recherche ce qui l'empêche de fonctionner convenablement et dégage quatre grandes causes : • souci insuffisant des coûts • préoccupation pas assez concrète du client, de ses préférences, de ses motivations d'achat…on cherche trop à copier la concurrence • délais de réalisation beaucoup trop longs • cloisonnement invraisemblable, ce qui vu la réputation des japonais à être porté au travail en équipe apparaît comme un comble. Cette auscultation est ensuite reprise et approfondie avec l'arrivée des Renault et le lancement de neuf équipes transverses, d'une dizaine de personnes chacune, chargées d'analyser ce qui va bien, ce qui va mal, ce que l'on pourrait faire pour que ça aille mieux, les limites à ne pas dépasser dans les actions de redressement si on veut que celles-ci restent acceptables. Dès avril, le Conseil d'Administration a été ramené de 37 membres à 10, chacun ayant désormais une responsabilité bien définie. La nouvelle organisation est conforme aux vœux de Louis Schweitzer et Carlos Ghosn et comporte outre ce dernier deux français, un technicien produit et un financier ; les 6 membres japonais sont choisis par le Président de Nissan. Au cours de l'été les propositions émanant des groupes transverses remontent au Comité exécutif, qui a pris la relève du Conseil d'Administration, où elles sont débattues. Carlos Ghosn, désormais Directeur Général exécutif, assume la synthèse qui est elle-même débattue et deviendra le Nissan Revival Plan. Ce plan est tenu secret jusqu'à sa présentation officielle en conférence de presse le 18 Octobre 1999 et simultanément par les neuf autres membres du Comité Exécutif dans autant de grands centres d'activité de Nissan. Ce secret et ce type de publication étaient inhabituels au Japon. 3
La publication du plan a représenté une sorte de tremblement de terre Ce plan comporte : • un rappel rapide mais sans complaisance de la situation de l'entreprise • un résumé du diagnostic • un acte de foi, dans une entreprise automobile il n'y a pas de problème qui ne puisse être résolu par de bons produits, assorti de l'annonce de 22 nouveaux produits sur la durée du plan • une réduction de 20% du coût des achats et de moitié du nombre des fournisseurs, sur la période • une réduction de 30% de la capacité de production avec la fermeture de 5 usines nommément désignées avec l'indication de la date de fermeture de chacune d'elles • une réduction de 2O% des frais généraux, de 2O% du nombre des filiales commerciales et de 10% du nombre des points de vente • la revente de la quasi totalité des participations industrielles détenues par Nissan car non essentielles pour sa survie • une réduction de 14% des effectifs, sans licenciement sec • l'assurance du retour à la rentabilité sur l'exercice 2000, d'une marge de profit supérieure à 4,5% du chiffre d'affaires en 2002, de la réduction de la dette de 5O% par rapport au niveau actuel • l'engagement de tous les membres du Comité Exécutif de partir à l'échéance du plan s'il n'avait pas tenu ne serais-ce qu'une seule de ces trois promesses. La rapidité d'exécution a découlé naturellement de la qualité de ce plan, de la précision des objectifs, de l'attribution des responsabilités, de la participation de tous à son élaboration… et de la célérité habituelle des japonais à mettre en œuvre les décisions. Dès que les difficultés surgissent… le commandement doit faire preuve d'une volonté de fer (Carl Von Clausewitz) Cette rapidité d'exécution a résulté aussi de la rigueur avec laquelle le plan a été exécuté, de la qualité du suivi qui en a été fait. Cela n'a pas été facile. Il a fallu intervenir en permanence pour repousser la tentation de forcer les solutions, ce qui aurait été la meilleure recette pour un désastre. Il a fallu surveiller cela comme le lait sur le feu mais au bout du compte, ça paye. Le respect de l'autre, de sa différence, les échanges, le travail tendu vers la performance, tout cela paye. La passion amène l'accomplissement (Archidamos, roi de Sparte) Je ne fais pas partie des gens qui considèrent que tout et le fruit du hasard et que ce monde est un vaste chaos. Je n'avais aucune idée préconçue sur le Japon et j'y suis arrivé sans a priori. J'avais vécu dans plusieurs pays… J'avais l'impression que tout ce cheminement antérieur était une préparation à cette mission. Tout dépendra des résultats à venir de Nissan, mais si dans deux ou trois ans nous assistons à une renaissance complète de l'entreprise, cela aura été une rencontre entre une situation et des hommes. D'emblée, avant même que la négociation ne soit commencée entre Renault et Nissan, j'avais l'impression que la situation des deux entreprises était compatible. Et j'avais aussi l'impression que cette compatibilité existait entre Nissan et moi-même. Question Pourquoi Nissan était-il acculé à la faillite si Renault ne lui apportait pas son soutien ? Réponse Parce que depuis plusieurs mois l'État et les banques lui avaient signifié qu'ils ne pouvaient le soutenir et que le 10 Mars Daimler Chrysler effrayé par la dette avait jeté l'éponge. Il n'y avait plus dès lors aucune solution de repli. Question 4
Quel était l'enjeu financier pour Renault ? Réponse Cinq milliards de dollars. Question Ne vaut-il pas mieux un mariage légal, un vrai géant plutôt, que deux concubins qui ne se marient pas vraiment ? Réponse Au risque de surprendre, je dirais que cette Alliance est pour moi une opération achevée. Les spécialistes des fusions, et spécialement René Sautier fondateur de Sanofi auteur du livre L'autre façon d'être patron5, disent que pour qu'une fusion soit réussie, il faut que quelque chose de nouveau émerge et qu'ensuite on procède à une resegmentation, car la nouvelle entité est trop vaste et trop complexe. Dans l'Alliance, je pense qu'il y a une vision commune incarnée par Ghosn et une petite équipe et deux organisations spécialisées incitées à coopérer. Il y a deux mécanismes de progrès, la concurrence et la coopération. Nous avons peut-être trop tendance, comme Bruxelles, à privilégier le premier. De même dans les organisations, il y a un double mouvement de réunion et de rediversification. Je ne prendrai qu'un exemple, la Presse : prospèrent des grands quotidiens nationaux voire internationaux et parallèlement une presse quotidienne régionale et des magazines spécialisés. Ceci dit rapidement car le sujet est complexe et mériterait d'être analysé avec beaucoup de soin. Question Quel a été le rôle de la délégation Renault ? Réponse J'ai dit que ces hommes ont été mutés avec consigne de s'intégrer le plus possible à leur nouveau cadre de travail en aidant l'entreprise à trouver par elle-même des solutions pour survivre. Reprenant une idée figurant dans l'excellent petit livre Machiavel et les Princes de l'Entreprise6, j'ajouterai que ces hommes ont joué un peu le rôle d'une colonie romaine. Les Romains en effet quand ils annexaient un territoire avaient pour habitude d'y envoyer un petit groupe de gens de bon niveau pour participer à l'administration de ce territoire et les renseigner sur ce qui s'y passait. Peu nombreux, ces gens étaient obligés de s'intégrer, ne constituaient qu'une menace faible pour les locaux, mais avaient un effet dissuasif vis-à-vis des indociles potentiels. Le système était à la fois efficace et peu coûteux. Question Il subsiste un problème d'identité : deux marques, deux réseaux ? Tout ceci a un coût. Réponse Certes, mais la complexité, voire la monstruosité, a aussi un coût et celui-ci peut être très élevé. General Motors a prospéré très longtemps avec 5 marques se faisant délibérément une concurrence organisée. Question Vous parliez de conquête a la romaine ; poussons l'analogie jusqu'au bout ? L'empire romain n'est il pas mort de n'avoir su digérer ses conquêtes ? Réponse 5 InterÉditions 1989. 6 A. Jay Robert Laffont 1968. 5
Je pensais à la République romaine qui a pendant plusieurs siècles volé de succès en succès. Ensuite, il y a eu dégénérescence mais l'Empire a duré encore fort longtemps. 6
Question Renault sort de deux « demi échecs », Vilvoorde et Volvo. Qu'est ce qui laisse penser que cette dernière expérience résistera au temps ? Réponse Je dirai que Vilvoorde est surtout le résultat d'une incompréhension, culturelle, entre Français et Belges et Volvo un échec caractérisé à causes multiples. Pour l'avenir, je pense que l'essentiel dépend des clauses organisant le noyau opérationnel de l'Alliance et… se jouera au moment de la succession de Ghosn et de son équipe. Question Vu de loin Ghosn a été envoyé là-bas pour faire ressortir un « mythe » Nissan deuxième derrière Toyota. Il l'aurait fait renaître de ses cendres par le glaive et le feu (fermeture d'usines, cost killer). Pour des japonais il est bien passé malgré ou grâce à son origine étrangère, car les japonais eux- mêmes ne pouvaient se résoudre à ces licenciements (code d'honneur bushido). Supposons qu'il en soit ressorti « anobli » (aux yeux du japon) et bienfaiteur. Ils nous le « renvoient » alors comme patron, manière de nous « remercier » ? Pour nous faire partager leur bonheur, ce qui leur permet de sauver la face ? Car dans cette guerre sans vaincu officiel, les japonais n'avaient-ils pas, perdu une bataille ? Pour un grand groupe japonais se faire acheter par un groupe étranger est un déshonneur. Ce deal permet-il de le faire passer ? Réponse Il semble que pour le moment deux sentiments dominent au Japon : le soulagement d'avoir échappé au déshonneur de la faillite et la fierté d'avoir réussi à renaître. Question Personnellement, je pense que les deux parties ont intérêt à passer à l'étape suivante, la fusion, sinon cela finira par un divorce. Qui gagne le plus à la situation actuelle ? Normalement, le groupe le plus en difficulté pompe le savoir de l'autre. C'est lui qui a le plus à gagner. Ensuite ? Réponse Incontestablement Nissan est le principal bénéficiaire à ce jour. L'enjeu actuel est de renvoyer l'ascenseur à Renault ; ce pourrait bien être l'objectif majeur de Carlos Ghosn. Jacques BOIVIN (P 52) 7
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