L'apport du pianiste cubain Emiliano Salvador au jazz latin : Analyse technique et esthétique de son jeu - Corpus UL
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L'apport du pianiste cubain Emiliano Salvador au jazz latin : Analyse technique et esthétique de son jeu Thèse Julian Antonio Gutierrez Vinardell Doctorat en musique - interprétation Docteur en musique (D. Mus.) Québec, Canada © Julian Antonio Gutierrez Vinardell, 2018
Résumé Ce projet de thèse traite principalement de l’apport du pianiste cubain Emiliano Salvador au jazz latin dans le contexte particulier du régime cubain. Sa musique, son langage et ses influences sont peu connus à cause des politiques de censure du système socialiste, qui rejetait toute forme d’expression américaine pour des raisons idéologiques. Un travail de terrain comprenant de nombreuses entrevues, visites de bibliothèques, de stations de télévision et de postes de radio cubaine a permis de lever le voile sur la démarche artistique et, conséquemment, sur le langage musical original d’Emiliano Salvador, et ce, au profit de mon propre processus créatif. En effet, par l’intermédiaire d’analyses de plusieurs de ses pièces, j’ai pu progresser dans mon style personnel en adoptant certaines caractéristiques de son langage, ce qui est démontré dans les analyses comparatives du dernier chapitre. ii
Table des matièr es Résumé...........................................................................................................................................ii Liste des tableaux............................................................................................................................v Liste des figures ..............................................................................................................................v Remerciements .............................................................................................................................. vi Introduction ................................................................................................................................... 1 Description................................................................................................................................. 1 État de la recherche ................................................................................................................... 2 Problématique et difficultés ....................................................................................................... 3 Question de recherche ............................................................................................................... 4 Objectif visé ............................................................................................................................... 4 Cadre théorique et méthode de travail ....................................................................................... 6 Travail de terrain, compte rendu de l’enquête ethnographique................................................... 8 Chapitre 1 : Emiliano Salvador ........................................................................................................ 9 1.1 Éléments biographiques ....................................................................................................... 9 1.2 Contexte social de Cuba ...................................................................................................... 13 Chapitre 2 : Analyse de la musique d’Emiliano Salvador et intégration de son langage .................. 18 2.1. Ses influences .................................................................................................................... 18 2.2 Sa musique ......................................................................................................................... 18 2.3 Ses principales caractéristiques........................................................................................... 19 Analyse de la pièce Post-Vision ............................................................................................ 20 Petit extrait de la pièce Almendra .......................................................................................... 24 Analyse de la pièce Para Luego es Tarde.............................................................................. 24 Analyse de la pièce Puerto Padre.......................................................................................... 29 Analyse de solos d’Emiliano Salvador .................................................................................. 32 Chapitre 3 : Analyse des compositions inspirées du langage de Salvador…………………………………….. 50 3.1 Éléments d’appropriation du langage de Salvador ............................................................... 51 3.2 Comparaison entre les idées musicales de Salvador et les miennes ..................................... 60 Conclusion ................................................................................................................................... 61 Bibliographie ................................................................................................................................ 64 Discographie ................................................................................................................................ 65 ANNEXE 1 – Transcription de quelques autres moments significatifs tirés des entrevues ............... 66 iii
ANNEXE 2 – Analyses de la composition, Luna Wanestain d’Emiliano Salvador ............................. 71 ANNEXE 3 – Analyse du solo de Mc Coy Tyner, Nubia ................................................................... 75 ANNEXE 4- Autres pièces d’Emiliano Salvador : Cha-cha-cha Junto a Ti, Danza Para 4, Mi Contra- danza………………………..………………………………………………………………………………………………………………… 76 iv
Liste des tableaux Tableau 1 : Tableau synthèse sur les caractéristiques du langage de Salvador 18 Liste des figur es Figure 1 : Analyse pièce Post-Vision 22 Figure 2 : Analyse pièce El Montuno 20 Figure 3 : Pièce El Montuno 20 Figure 4 : Exemples des jeux de trémolos, pièce Post-Vision 21 Figure 5 : Pièce El Montuno 21 Figure 6 : Des jeux des dissonances mélodico-harmoniques, pièce Post-Vision 21 Figure 7 : Pièce Luna Wanestain 22 Figure 8 : Pièce Para Luego es Tarde 22 Figure 9 : Exemples d’accords par quartes, pièce El Montuno 22 Figure 10 : Exemples de motifs traditionnels fusionnés au jazz, pièce Post-Vision 23 Figure 11 : Pièce Para Luego es Tarde 23 Figure 12 : Éléments typiques basés sur des rythmes traditionnels cubains, pièce Post-Vision 23 Figure 13 : Exemple de baqueteo 24 Figure 14 : Introduction de la pièce Salvadoriando 25 Figure 15 : Thème de la pièce Salvadoriando 25 Figure 16 : Exemple de la musique de Salvador dans le style danzon, pièce Para Luego es Tarde 26 Figure 17 : Deuxième exemple musique de Salvador, style danzon, pièce Post-Vision 26 Figure 18 : Mélodie en tierces harmonisée sur si bémol, pièce Salvadoriando 27 Figure 19 : Motif mélodique partie B, pièce Salvadoriando 27 Figure 20 : Analyse pièce Caminando 28 Figure 21 : Analyse pièce Caminando 28 Figure 22 : Exemple de dissonance dans la musique de Salvador, pièce Post-Vision 29 Figure 23 : Thème de la pièce Caminando 29 Figure 24 : Séquence typique dans le style son montuno 30 Figure 25 : Coda de la pièce Caminando 30 Figure 26 : Thème de la pièce Paso a Pasito 31 Figure 27 : Partie B de la pièce Paso a Pasito 31 Figure 28 : Coda de la pièce Paso a Pasito 32 Figure 29 : Analyse de la pièce Adaptate 33 v
Remer ciements En premier lieu, je veux exprimer toute ma gratitude envers ma famille pour son appui inconditionnel durant toutes mes années d’études. Un profond merci aussi à toutes les personnes qui ont contribué à la réalisation de ce travail par leur généreuse participation aux entrevues : il s’agit de Pablo Menendez, Paquito D’Rivera, Bobby Carcasses, Angélica Salvador, Carlos Salvador, Miguel Valdés, Gerardo Corredera, Zenobio Hernandez Pavon, José Hermida et de José Carlos Acosta. Je veux remercier également mes professeurs Rafael Zaldivar ainsi que mon codirecteur Gérald Côté, car sans leur savoir-faire je me serais égaré dans ce voyage de recherche-création. Mon dernier remerciement revient à Dieu. Merci à tous! vi
Intr oduction Description Les compositions du pianiste Emiliano Salvador ont tracé une nouvelle voie dans le monde du jazz latin à Cuba. Il n’est pas étonnant que son langage musical ait été incompris du public. Or Salvador a su se démarquer grâce aux nouveaux éléments qu’il apportait dans ses compositions, tant sur le plan rythmique que mélodique. Il est important de souligner que ses mélodies comprennent des éléments provenant autant de la musique traditionnelle cubaine que du jazz américain de son époque. Quant à la dimension percussive qu’on retrouve de manière très présente dans son jeu pianistique, elle est certainement liée au fait qu’il a appris les percussions en même temps que le piano. C’est d’ailleurs auprès de son père qu’il a appris les rythmes traditionnels cubains, apprentissage qui a beaucoup influencé sa musique. Notons que sa connaissance profonde de la tradition musicale cubaine, métissée avec les autres styles de musique qu’il chérissait, lui a permis de développer son propre langage musical. Le présent projet de recherche vu la situation de Cuba, exige un portrait musical et social durant les premières années de la Révolution cubaine. C’est dans ce contexte que nous allons examiner les formations musicales et intellectuelles que Salvador y a reçues au sein du Groupe d’expérimentation sonore de l’ICAIC1 (GESI). De plus, il nous faut porter un regard sur les créations musicales et artistiques du pianiste durant cette période, alors qu’il est membre du GESI. La musique de Salvador ainsi que sa vie comme musicien restent méconnue à cause de sa mort prématurée entre autres. En effet, il commençait tout juste à se faire connaître lorsqu’il perdit la vie à l’âge de 41 ans. Toutefois, son jeu pianistique autant que ses compositions ont influencé plusieurs grands pianistes cubains comme Roberto Carcasses fils, Gabriel Hernandez et Ramon Valle, entre autres. La présente recherche a pour objectif de combler cette lacune, tout en renouvelant notre regard sur sa musique. Un des plus grands pianistes cubains, Jesus « Chucho » Valdez a dit à propos de Salvador : « C’est vraiment dommage d’avoir perdu Emiliano à un si jeune âge, car il était sur une voie très créative. On ne sait pas jusqu’où il aurait pu se rendre ». Paquito D’Rivera, 1 Institut cubain d’arts et industries cinématographiques 1
un autre important musicien de jazz à Cuba, qui a été un ami intime de Salvador, a affirmé que ce dernier faisait de la musique comme si elle venait d’un autre pays, le pays d’Emiliano Salvador ». Il a aussi ajouté : « Emiliano Salvador est un de rares musiciens cubains à avoir compris l’esprit et le vrai sens du mot jazz ». État de la recherche Tous les livres utilisés pour effectuer la recherche sur Salvador proviennent de différentes librairies et bibliothèques de La Havane, comme La casa de las Americas, ainsi que de librairies de livres usagés de Santiago de Cuba. D’ailleurs, nous y avons déjà découvert un livre très important pour ce travail, Un siglo de jazz en Cuba, qui parle de la présence du jazz à Cuba et des musiciens avec lesquels Emiliano Salvador a collaboré. Dans ce livre, le musicologue et musicien Leonardo Acosta, qui est membre du GESI, nous parle de Salvador comme étant le chaînon manquant entre deux générations de pianistes de jazz, celle de Jesus « Chucho »Valdés et de Gonzalo Rubalcaba, affirmant ainsi que ces trois pianistes figurent parmi les plus importants de cette période. Or Leonardo Acosta énonce que Salvador avait intégré l’héritage musical de Thelonious Monk, de McCoy Tyner et de Cecil Taylor au courant pianistique afro-cubain. C’est pourquoi il occupe une place primordiale comme compositeur et musicien dans l’évolution du jazz latin au piano. En estas décadas de los setenta y ochenta, en que el jazz cubano «despega» internacionalmente, se destacan tres brillantes pianistas, aunque no pertenecen a la misma generación: Chucho Valdés, Emiliano Salvador y luego, ya entrados los ochenta, Gonzalito Ruvalcaba. Esta trilogía pudiera compararse a la que formaron en los años cuarenta y cincuenta Frank Emilio, Peruchin Justiz y Bebo Valdés. Y si bien Chucho Valdés y Gonzalito Ruvalcaba poseen estilos muy di- ferentes y personales, estimamos que es Emiliano Salvador el enlace o eslabón imprescindible entre los pianistas cubanos que lo anteceden y los que surgirán después, ya pertrechados con el legado de Thelonious Monk, Bill Evans, McCoy Tyner, Cecil Taylor y demás innovadores del piano en el jazz, cuyos aportes fueron ya plenamente integrados a la corriente pianística afrocubana por Emi- liano Salvador. De aquí la importancia de este músico, representante típico de lo mejor del «jazz latino» en el piano y la composición. (Leonardo Acosta: 2012, p. 241) 2
Le livre présente aussi une chronologie des musiciens qu’ont été influencés par le jazz depuis le 19e siècle jusqu’à nos jours. De plus, il fait une brève biographie de Salvador, où il parle de ses influences provenant du bop, du hard bop et du jazz modal de musiciens tels que Miles Davis, John Coltrane et McCoy Tyner. Acosta y souligne également l’importance du premier album de Salvador, Nueva Vision, paru en 1978, qui l’a fait connaître comme pianiste, arrangeur et compositeur sur la scène internationale. Le livre aborde finalement la période entre les années 1960 et 1980 où le jazz cubain prenait son essor, ce qui confirme notre compréhension de l’histoire. La qualité des ouvrages trouvés sur le terrain est toutefois très variable. Par exemple, l’article « Las manos y el ángel del pianista Emiliano Salvador » du journal Juventud rebelde 2009 mentionne que Salvador faisait partie d’un combo appelé « Los Amigos » durant l’année 1964. Or le combo s’appelait plutôt Ases Juveniles et a été formé en 1963, non pas en 1964, comme le dit l’article. Cette information a d’ailleurs été corroborée lors d’une entrevue par le bassiste de ce combo, Gerardo Corredera. Ensuite, dans le livre Grupo de Experimentación Sonora del ICAIC, mito y realidad, de Jaime Sarusky, on retrouve une importante et pertinente compilation d’entrevues avec les membres du groupe GESI, où on aborde de manière explicite le contexte socioculturel des années 1960 à Cuba, ce qui nous offre de l’information pertinente sur l’idéologie du GESI. Pour terminer, il faut ajouter que les témoignages de chaque membre du groupe apportent des éléments biographiques très pertinents, à travers des discussions sur les thèmes de la musique cubaine de cette époque, de la formation académique des membres du groupe ainsi que du processus de création du groupe. Problématique et difficultés Précisons d’abord qu’Emiliano Salvador et sa musique sont tombés dans l’oubli à Cuba. Comme nous l’avons mentionné précédemment, les informations à cet égard sont difficiles d’accès à cause du régime politique cubain, qui ne facilite pas l’échange ni la circulation de l’information. En effet, la technologie est gérée par le gouvernement et est entièrement au service de l’idéologie en place. Conséquemment, il existe une forme de censure quant aux pratiques musicales qui ne conviennent pas au système politique. Voilà pourquoi d’ailleurs il n’existe pratiquement aucune documentation, ni dans les bibliothèques, ni en librairie ou sur Internet, au sujet d’Emiliano Salvador. Mais alors, comment s’explique la présence de sa 3
musique dans le contexte social cubain des premières années de La Révolution, alors que la culture américaine, et par conséquente le jazz, sont rejetés? (Cette question sera abordée plus tard dans le chapitre 1.2 page 13 contexte social) Tout d’abord, il est essentiel de préciser qu’à Cuba, la circulation de l’information est contrôlée par l’État de manière draconienne. Les ressources documentaires sous toutes leurs formes (livres, entrevues filmées ou enregistrées, Internet) sont très difficiles d’accès. De plus, il n’y a aucune donnée disponible sur Emiliano Salvador dans les universités en Amérique du Nord. Afin de pallier ce manque des ressources, il faut se rendre sur place afin de recueillir de rares informations. Dans les premières années de La Révolution cubaine, toutes les musiques venant des pays capitalistes étaient interdites. Malgré cela, Salvador fusionnait dans son art des éléments du jazz américain avec la musique traditionnelle cubaine. Il est donc important de présenter le contexte où Salvador a réussi ce tour de force d’inventer un langage qui réunit les cultures américaine et cubaine malgré la pression politique. Question de recherche Alors, comment s'explique la musique d'Emiliano Salvador qui présente une forme d’équilibre entre la musique cubaine et le jazz lorsqu’on considère le contexte social de Cuba des premières années de la révolution où le jazz est rejeté tout comme l’est la culture améri- caine? Or, dans le cadre de ce doctorat, ma démarche a pour principal objectif de mieux comprendre la démarche artistique d’Emiliano Salvador afin de réinterpréter et d'appliquer certains éléments de son langage à mes compositions. Objectif visé Avant d’énoncer les objectifs visés de cette recherche, je me dois d’expliciter ma relation particulière avec le musicien et compositeur cubain Emiliano Salvador. Je suis né à Cuba durant les années 1970 et j’ai eu la chance d’avoir une vie familiale où non seulement l’art en général était valorisé, mais où la musique y était omniprésente. En effet, mon père est un poète-musicien-troubadour et il était pour la plupart de temps entouré de peintres, d’écri- vains, d’acteurs et de musiciens. Conséquemment, j’ai pu grandir dans une ambiance cultu- relle exceptionnelle où, de plus, on assistait à l’émergence d’une nouvelle forme musicale La Trova. Il s’agit d’un style où la poésie et la musique se marient de façon très particulière dans le contexte révolutionnaire de l’époque, mais surtout c’était le style privilégié par mon père, 4
ce qui a évidemment marqué mes premiers pas en musique. Ainsi, les principaux chanteurs de ce mouvement, tels Pablo Milanés, Silvio Rodriguez et Noel Nicola, pour ne nommer que ceux-ci, faisaient partie de notre quotidien. Quant à Emiliano Salvador, je l’ai connu étant tout jeune, car il performait et enregistrait souvent avec ces musiciens qui jouaient avec mon père. C’est d’ailleurs ce qui m’a conduit vers la passion de la musique. Or, le jazz métissé d’Emiliano Salvador n’avait guère l’appui gouvernemental à Cuba, car cette forme musicale provenait des États-Unis, un pays ennemi dans le contexte de la guerre froide. Il n’est donc pas surprenant d’apprendre que les musiciens cubains se devaient d’être membres d’orga- nismes gouvernementaux contrôlés par l’État pour exercer leur art2, ce qui leur mettait évi- demment beaucoup de pression, d’où d’ailleurs une grande partie des difficultés rencontrées par Emiliano Salvador et par beaucoup d’autres musiciens et artistes. Ainsi, considérant le contexte social des premières années de La Révolution cubaine au moment où le jazz est considéré par l’État comme étant la musique des adversaires amé- ricains, comment expliquer que Salvador va concevoir un métissage culturel particulier entre la musique cubaine et le jazz, d’autant plus que ce dernier réussira à établir un équilibre exceptionnel entre ces deux formes issues de pays en conflit? Afin de répondre à cette question, il nous faut retracer les principales influences de ce dernier tout en considérant le contexte sociohistorique de la période des années 1960 à 1990, ce qui se synchronise parfaitement à la chronologie de sa carrière d’ailleurs. Pour se faire, il nous faut en premier lieu construire une base de données qui va inclure sa discogra- phie, l’ensemble des documentaires sur sa vie et son œuvre, tous les articles disponibles à Cuba et en Amérique du Nord ainsi que plusieurs entrevues de radio et de télévision faites à Cuba. C’est à partir de ces informations que l’on pourra mieux comprendre la valeur de ses choix artistiques et conséquemment les caractéristiques de son langage musical en lien avec le contexte particulier des tensions américano-cubaines. Naturellement, afin de compléter cette recherche, l’analyse de la musique de Salvador s’avère essentielle pour mieux com- prendre son art. Ainsi, dans le cadre de ce doctorat, mes recherches ont pour principal objectif de bien comprendre la démarche artistique d’Emiliano Salvador, et ce, afin de réinterpréter et d'incor- 2 Les deux principaux étant Centro de la musica, Instituto de la musica et Artex. 5
porer certains éléments de son langage dans mes compositions. Autrement dit, la contextua- lisation et l’analyse du langage de Salvador, puis son intégration dans mes propres composi- tions font partie en réalité d’un seul projet, car ces deux objectifs se complètent au profit de mon cheminement artistique. Cadre théorique et méthode de travail Me basant sur une approche holistique, j’ai utilisé la méthode d’observation participante, comme la collaboration à des émissions de radio et l’organisation d’entrevues non dirigées. Nous avons fouillé les principaux lieux de diffusion à Holguín Cuba, nous avons fait des entrevues dans la ville natale de Salvador, Puerto Padre. Également, nous nous sommes rendus à La Havane, lieu principal où Salvador avait développé sa carrière. En ce qui a trait à la cueillette d’informations fait à Cuba, la fouille rigoureuse de bibliothèques, librairies et archives de stations de télévision et de radio constitue un des aspects nécessaires à cette recherche. Tout livre, article ou document visuel ou sonore susceptible de fournir de l’information sur la période à laquelle Salvador a vécu nous aide à bien saisir le contexte social en question et à comprendre la démarche artistique du pianiste dans le contexte cubain. Pour compléter l’enquête ethnographique, il faut organiser des entrevues avec des musiciens et des musicologues qui l’ont côtoyé. En fait, l’ensemble des entrevues faites à Cuba ont été semi-dirigées. (Blanchet, A., Gotman, A. L’Enquête et ses méthodes. L’entretien, Paris : Nathan, 1992.) Nous avons préparé des questions afin de recueillir les informations manquantes concernant les influences et la formation de Salvador. Comme il a été évoqué en début de cette partie, les entrevues ont été menées de façon plus informelle que dirigée, car, d’une part, cela convient mieux à la création d’un climat de confiance et d’autre part, à la mentalité caractéristique des musiciens cubains. Une grande partie des informations de cette recherche va donc reposer sur des entrevues ce qui, évidemment, n’exclut pas des surprises ou des situations imprévisibles. De même qu’elle est variable, en tant que rapport social, d’une campagne d’entretiens à l’autre, l’activité d’enquête est variable d’un entretien à l’autre, en tant que rapport interpersonnel. C’est en effet l’interaction interviewer/interviewé qui va décider du déroulement de l’entretien. C’est en ce sens que l’entretien est rencontre. S’entretenir avec quelqu’un est, davantage encore que questionner, une expérience, un événement singulier, que l’on peut maîtriser, coder, standardiser, professionnaliser, gérer, refroidir à souhait, mais 6
qui comporte toujours un certain nombre d’inconnues (et donc de risques) inhérentes au fait qu’il s’agit d’un processus interlocutoire, et non pas simplement d’un prélèvement d’information. L’entretien, comme l’habitus, est en quelque sorte une « improvisation réglée » (Bourdieu, 1980). Une improvisation, parce que chaque entretien est une situation singulière susceptible de produire des effets de connaissance particuliers ; réglée, car pour produire ces effets de connaissance, l’entretien demande un certain nombre d’ajustements qui constituent à proprement parler la technique de l’entretien. (Alain Blanchet: 2007, p. 19) Concernant la recherche ethnographique, nous nous inspirons de l’approche holistique de Fetterman qui favorise l’établissement des liens significatifs entre les différents facteurs sociaux. A holistic orientation demands a great deal of time in the field to gather the many kinds of data that together create a picture of the social whole. It also requires multiple methods and multiple hypotheses to ensure that the researcher covers all angles. Ideally, this orientation can help the fieldworker discover the interrelationships among the various systems and subsystems in a community or program under study-generally through an emphasis on the contextualization of data. (Fetterman : 2009, p.19) Bien qu’Emiliano Salvador soit né dans une petite ville au nord-est de Cuba, la plus longue partie de sa carrière s’est déroulée dans la capitale cubaine, La Havane. Mais, en premier lieu, il est primordial de se rendre à sa ville natale, Puerto Padre, qui est située dans la province de Las Tunas, afin d’y rencontrer les amis et les musiciens qui l’ont côtoyé durant son enfance. Par la suite, il est aussi très important d’aller à Holguín, où se trouvent les principaux diffuseurs qui se sont intéressés à Salvador. C’est dans cette ville de l’est de Cuba que se trouvent des centres culturels tels que l’UNEAC (Union nationale d’écrivains et artistes de Cuba) et Le Taller de Grabado et il est plus qu’important d’aller y faire quelques entrevues. Mentionnons que ces deux centres font partie de la structure politique culturelle de Cuba, c’est-à-dire que les écrivains, cinéastes et musiciens sont canalisés et contrôlés par le gouvernement. De plus, il est essentiel de considérer le passage de Salvador au sein du GESI3 (nous allons développer plus tard), groupe qui a révolutionné la musique cubaine entre 1968 et 3 Institute Cubain d’Arts et Industries Cinématographiques. 7
1978. Rencontrer des musiciens de La Havane qui ont fait partie du GESI semblait donc indispensable. Travail de terrain, compte rendu de l enquête ethnographique Le travail de terrain fait à Cuba a été bénéfique. Les entrevues ont corroboré certaines intuitions que nous avions sur Salvador quant à ses préférences musicales, ses méthodes de travail et son cheminement artistique. Toutes les informations au sujet d’Emiliano Salvador ont été validées et d’autres complétées ou enrichies. Des ouvrages trouvés ici et là dans des bibliothèques et librairies ont d’ailleurs fourni des renseignements peu connus, notamment sur le GESI, le contexte social et l’histoire du jazz à Cuba. New York a également été un riche lieu de cueillette d’information sur Salvador. C’est là que nous avons réalisé des entrevues significatives avec Miguel Valdés, percussionniste du dernier groupe créé par Salvador. Ce dernier nous a parlé de la méthode de travail du pianiste lors des répétitions et il nous a aidés à mieux comprendre quelques aspects psychologiques de la vie de Salvador. S’ajoute à cette banque d’information, une importante entrevue téléphonique, qui a été enregistrée, avec Paquito D’Rivera, grand ami et collègue de Salvador dans ses débuts et avec qui il a participé à de nombreuses jam sessions à La Havane. Le travail de terrain s’est terminé dans la ville de Miami, en Floride, où habite le frère du pianiste, Carlos Salvador, lui aussi musicien. Il a d’ailleurs joué aux côtés de son frère durant les dernières années de sa vie. Ce dernier m’a également permis de photographier des partitions originales de Salvador, qui se sont révélées indispensables pour cette recherche, d’une part pour enrichir le corpus et d’autre part pour une meilleure compréhension de l’ensemble de l’œuvre du musicien. La majorité des entrevues effectuées ont révélé la source d’inspiration principale d’Emiliano Salvador, soit le pianiste états-unien McCoy Tyner. Paquito D’Rivera nous a dit : « Emiliano divisait les pianistes en deux grands groupes : McCoy Tyner et le reste du monde! », évidemment insinuant que Tyner était son pianiste préféré. Nous avons fait des entrevues, mais nous avons aussi participé à une émission de radio à Holguín, qui nous a permis de recueillir plus d’information et d’entrer en contact avec d’autres sujets. D’autres informations complémentaires sont présentées en annexe (Annexe 1). 8
Chapitr e 1 : Emiliano Salvador 1.1 Éléments biographiques Une partie des informations biographiques de ce chapitre provient d’un article non publié que m’a gracieusement offert le musicologue Zenobio Hernandez Pavon et aussi des sites Internet EcuRed et Lettres de Cuba (voir bibliographie). Emiliano Salvador naît le 19 août 1951 dans le village de Puerto Padre de la province de Las Tunas à Cuba. Il grandit dans un environnement qui favorise la musique. Son père, qui est le directeur d’un orchestre de musique populaire, le plonge rapidement dans une ambiance de musique et de traditions. C’est dans cet orchestre, à l’âge de 9 ans, que le jeune Salvador vit ses premières expériences musicales. Multi-instrumentiste, il sait jouer du piano, de l’accordéon, de la batterie et des congas. En même temps que son apprentissage de ces multiples instruments, il s’imprègne des styles traditionnels cubains. En voyant son talent naturel pour la musique, son père l’inscrit dans une académie de piano, où il a comme professeures Ana et Rosa Nadal. Dans cette école de musique, en plus des cours de piano, Salvador suit des cours de lecture musicale. En 1963, il fonde un combo qui s’appelle Ases Juveniles, groupe avec lequel il aura l’occasion de jouer sur plusieurs scènes de la province Las Tunas. D’ailleurs Gerardo Corredera, musicien et ami d’enfance de Salvador, qui faisait partie de son premier combo musical, affirme : Emiliano maîtrisait très bien la musique cubaine, car il jouait dans l’orchestre de son père. Mais on écoutait du jazz enregistré sur des disques vinyle, entre autres ceux de Duke Ellington. Armando Romeo, un grand chef d’orchestre, commence à diffuser dans les années 1980 une méthode d’arrangements enseignée à l’Université de Berke- ley, et Emiliano le contacte. Parce qu’Emiliano passait une grande partie de son temps à jouer de l’accordéon pendant sa jeunesse à Puerto Padre, la mélodie joue pour lui un rôle fondamental. La caractéristique la plus importante chez lui c’est qu’il avait réussi avoir un langage personnel. En 1964-1965, il forme un autre combo avec le tromboniste Juan Pablo Torres. Le Combo Cuba se présente au Festival national d’amateurs et gagne le premier prix, ce qui lui ouvre les portes pour étudier à l’École Nationale d’Art de La Havane et pour faire partie d’une délégation artistique qui va représenter Cuba au Festival mondial de la jeunesse en Algérie. Malheureusement, le festival n’a pas eu lieu à cause d’un coup d’État survenu dans ce pays. Malgré tout, le groupe fait une tournée dans l’ancienne Union soviétique et en 9
Bulgarie, à la fin de la laquelle il rentre à l’École nationale d’art à la Havane. À cause de son âge, Salvador y est admis comme percussionniste et non comme pianiste. Or le piano complémentaire est obligatoire pour tous les instrumentistes, ce qui permet au jeune musicien de continuer son apprentissage pianistique. C’est alors qu’il va suivre des cours avec les professeurs Blanca Marrero et Maria Antonieta Enriquez. Pendant cette période, il entre en contact avec d’autres musiciens qui aiment le jazz et commence à participer à des séances d’improvisation (jam sessions) avec eux. Parmi ces musiciens se trouvent, entre autres, Juan Pablo Torres, Paquito D’Rivera, Arturo Sandoval et Leonardo Acosta. Voici le témoignage du musicien et ami de Salvador, Paquito D’Ribera : Dans la perspective personnelle d’Emiliano, il existait deux grands groupes de pianistes : McCoy Tyner et le reste du monde. McCoy était le seul pianiste qui l’intéressait. Bien sûr, il connaissait Bud Powell, Chick Corea, Herbie Hancock et tous les pianistes écoutés à cette époque. Malgré cela, son intérêt principal restait le pianiste McCoy Tyner. On peut remarquer d’une façon très évidente l’influence de ce pianiste dans sa façon de jouer. Emiliano Salvador, était extraordinaire et génial, très timide, malgré toute sa capacité musicale et sa créativité. C’était un grand compositeur, qui avait une conception très contemporaine et moderne de la musique. Il fusionnait d’une façon très personnelle et originale la musique cubaine avec le be-bop. Emiliano faisait la musique comme si elle venait d’un autre pays, le pays d’Emiliano Salvador. Comme Salvador ne s’intéresse pas au programme de musique classique imposé dans les écoles d’art à cette époque, il passe des heures à travailler son jeu au piano et à écouter du jazz. Il manque parfois des cours et finit par se faire renvoyer de l’école. Durant cette même période, le maître guitariste Leo Brouwer, le directeur de L’ICAIC et Alfredo Guevara décident de créer un groupe pour faire de la musique de films et de documentaires. Leonardo Acosta, saxophoniste de jazz, approche Salvador pour lui demander de se joindre à eux. C’est ainsi qu’Emiliano Salvador intègre le GESI, qui lui donnera l’occasion de jouer avec d’excellents musiciens, dont Silvio Rodriguez, Noel Nicola, Pablo Milanés, Sergio Vitier, Eduardo Ramos, Leoginaldo Pimentel, Leonardo Acosta, Pablo Menendez, Armando Guerra. Plus tard, en 1974, s’ajoutent Sara Gonzales, Amaury Perez et Carlos Fernandez Averhoff. Il est important de mentionner que tous les membres du groupe ont pu bénéficier de cours d’harmonie, de contrepoint, de solfège, d’histoire de la musique, d’histoire d’art ainsi que 10
d’enregistrement et d’acoustique, donnés par le maître guitariste Leo Brouwer, l’américain Federico Smith, Jeronimo Labrada et Juan Elosegui. La période d’apprentissage d’Emiliano Salvador au sein du GESI est très profitable. Le fait d’être entouré de plusieurs artistes qui excellent dans différents styles a grandement contribué à le former. Cette période lui permet d’ailleurs d’acquérir une expérience musicale très diversifiée. En effet, grâce au GESI, il a l’occasion de participer à plusieurs films comme musicien, arrangeur et compositeur, dont Al sur de Maniadero, Médicos mambises, La primera carga al machete, Columna Juvenil del Centenario, Once x Cero, Testimonio, Un viaje, El hombre de Maisinicú et Girón y Anatomía de un accidente, tous parus entre la fin des années 1960 et 1970. Cette expérience marque d’ailleurs la carrière de chacun des membres du groupe, dans lequel Salvador a de plus la possibilité de jouer ses propres œuvres. Au sein du GESI, Salvador participe aussi à plusieurs documentaires comme musicien, arrangeur et compositeur, dont Por accidente, Proa al enemigo y Sobre un primer combate (musique de Eduardo Ramos et du GESI), Taller de Línea y 18, Tecnológico (musique de Pablo Menéndez et du GESI), en 1971; El agua, Año uno, Atención prenatal, La basura, Introducción a Chile, No tenemos derecho a esperar, Los pinos nuevos (musique d’Emiliano Salvador et du GESI), Relatos de un estudiante vietnamita (musique de Silvio Rodríguez et du GESI), Un reportaje sobre el tabaco, Rodeo, Vanguardia en la isla (musique de Pablo Milanés et du GESI), en 1972; La nueva escuela, Primera escuela del proletariado (musique de Sara González et du GESI), El programa del Moncada, El signo de estos tiempos (musique d’Emiliano Salvador et du GESI), en 1973; El Huerto y Varadero, en 1974; Crónica de la victoria, Después de la jornada, En el puerto, Nace una comunidad (musique de Silvio Rodríguez et du GESI), Reportaje a una canción (musique de Eduardo Ramos et du GESI), en 1975; CDR (musique de Eduardo Ramos et du GESI), en 1977; y Sólo un pueblo en revolución (musique de Sara González et du GESI), en 1978. Après la dissolution du GESI en 1978, Salvador enregistre son premier album solo qu’il intitulera Nueva Vision. On y retrouve les chanteurs Pablo Milanés et Bobby Carcasses ainsi que les musiciens Jorge Varona, Paquito D’Rivera, Amadito Valdés, Jorge Reyes et Arturo Sandoval, entre autres. Ce disque fera connaître Salvador aux niveaux national et international. Le musicien et musicologue cubain Leonardo Acosta dit à propos de l’album Nueva Vision : « C’est la 11
nouvelle vision d’une génération de musiciens qui assume et revitalise les racines de notre musique. C’est un classique mondial réédité plusieurs fois ». Dans une entrevue fait à Bobby Carcasses il nous parle de Salvador : Emiliano et moi, nous étions des grands amis. Il venait très souvent à la maison, et on parlait d’art, de littérature, de théâtre. Il avait un grand intérêt pour ce nouveau monde culturel que s’ouvrait à lui. Quand j’ai fondé le festival Jazz Plaza en 1979, il avait toujours un espace pour jouer. Alors, il m’invitait dans ses productions de disques et je l’invitais dans mes projets. Comme c’est le cas lors de ma participation à son premier disque Nueva Vision en 1978, sur lequel j’ai chanté avec Pablo Milanés (chanteur-compositeur du GESI). Emiliano a toujours été mal compris, car il était un génie. Ses influences musicales ont été Clare Fisher, Herbie Hancock, McCoy Tyner et Chick Corea, entre autres. Pendant les années où il faisait partie du GESI, Emiliano m’a dit que Leo Brouwer n’agissait pas comme un leader qui dirige tout. Il essayait toujours de raisonner avec les musiciens, de les convaincre et de les instruire. C’est pour cela que le produit final était meilleur. Après cet enregistrement, Salvador forme un autre groupe avec les musiciens qui ont participé à son premier album. Avec ce groupe, il se produit dans différents pays de l’Amérique latine, en Europe et au Canada. Il devient aussi le directeur musical et pianiste du groupe du chanteur cubain Pablo Milanés, ex-membre du GESI. En 1979, la revue culturelle cubaine Opina inclut Emiliano Salvador dans le panorama des pianistes importants de la scène cubaine. En 1980 L’EGREM (Empresa de Grabaciones y Ediciones Musicales), entreprise d’enregistrement et d’éditions musicales, reconnaît la qualité de son travail en lui donnant le prix du disque d’argent pour son album Nueva Vision et en lui offrant la possibilité d’enregistrer son prochain album, Emiliano Salvador II. En 1982, il fonde son quintette, avec lequel il enregistrera en 1986 le disque Emiliano Salvador y su Grupo et en 1987 En una mañana de domingo. Ce dernier gagne le grand prix de l’EGREM en 1988. Cette même année Salvador participe au Festival international de jazz de Montréal, où il partage la scène avec le pianiste Gonzalo Ruvalcaba. Pendant cette tournée au Canada, il est invité à jouer au Palais des Beaux-arts à Ottawa dans le cadre des concerts 12
Pianissimo où il donnera une prestation qui sera enregistrée. En 1989, des problèmes de santé l’obligent à dissoudre son quintette. L’année suivante, il relance un autre groupe, cette fois-ci un quatuor, avec lequel il enregistrera son dernier album Ayer y hoy. Pour terminer, mentionnons la participation de Salvador dans d’autres productions, telles celles d’Argelia Fragoso, de Lilia Vera, de Sara Gonzales et de son ami du GESI, Pablo Milanés. Le pianiste a partagé la scène avec des musiciens représentatifs du jazz, Dizzy Gillespie, Brandford Marsalis, Art Blakey and The Jazz Messengers, Bobby McFerrin, Airto Moreira et Manhattan Transfer par exemple. Emiliano Salvador décède en octobre 1992. Sa courte discographie, qui s’explique par sa mort prématurée, a néanmoins laissé une marque importante. 1.2 Contexte social de Cuba Tout d’abord, la crise des missiles à Cuba en 1962 marque un moment très tendu de la guerre froide. Cette situation a d’ailleurs largement contribué à l’isolement du régime, qui a poussé ce dernier à mettre en place des politiques beaucoup plus conservatrices et restrictives, d’où a émergé la censure de l’État cubain, entre autres, envers les musiciens. Sur la scène internationale, les années 1960 sont très mouvementées tant sur l’aspect social que musical. Aux États-Unis, la sortie du disque Kind of Blue (1959) de Miles Davis ouvre la voie à l’exploration d’harmonies modales qui va inspirer Salvador. C’est durant cette même période que John Coltrane débute sa collaboration avec McCoy Tyner au piano. Au même moment, le mouvement hippie apparaît avec Bob Dylan, Hendrix, Joplin et Jim Morrison qui va s’intégrer au mouvement à partir de 1965 en adoptant l’esthétique du rock contestataire. Le sentiment anti-impérialiste se manifeste par ailleurs chez les étudiants de nombreux pays dans le monde. En Tchécoslovaquie, par exemple, c’est le Printemps de Prague. Il y a eu des émeutes estudiantines à Tokyo, France. Également, à Tlatelolco au Mexique, les étudiants se font massacrer par le gouvernement mexicain. L’Espagne franquiste connaît aussi de nombreuses manifestations ouvrières et étudiantes. C’est l’époque des mouvements pacifiques hippies et des luttes contre la ségrégation raciale des Africains- Américains aux États-Unis. On remarque un sentiment de contestation qui grandit vite chez les étudiants. Plusieurs d’entre eux refusent d’aller au front lors de la guerre du Viêtnam et près de 58 000 soldats vont y laisser leur vie. Suite à l’assassinat de Martin Luther King, les 13
étudiants de l’Université de Columbia se révoltent et occupent l’université pendant onze jours. Dans cette période bouillonnant où le capitalisme est ouvertement critiqué, il n’est pas étonnant de constater que la chanson contestataire prenne son essor, ce qui nourrit l’idéologie communiste du parti. En effet, c’est en 1967, que se tient à Cuba le premier festival sur la chanson contestataire, intitulé Encuentro de la canción protesta. L’événement a lieu à La Casa de las Americas (Maison des Amériques), organisme qui avait le mandat de faire la diffusion d’œuvres d’art incluant la musique ainsi que de favoriser les échanges culturels entre les États d’Amérique latine et des Caraïbes. À cet échange participent plusieurs chansonniers, notamment la chanteuse de blues, folk et jazz états-unienne Barbara Dane. Cette chanteuse inscrira plus tard son fils Paul Dana Menendez (qui changera plus tard son nom pour Pablo Menendez) à l’école d’art à Cuba afin qu’il puisse bénéficier d’une formation musicale gratuite. C’est ainsi qu’il deviendra plus tard membre du GESI et ami d’Emiliano. Comme mentionné dans la partie précédente, Salvador a été grandement influencé par le Groupe d’expérimentation sonore de l’ICAIC. Le GESI fut pour lui l’occasion d’une immersion qui a nourri de manière importante son processus créatif pour les années subséquentes. La vision de l’ICAIC, qui prône une créativité plus ouverte, reflète bien le contexte décrit plus haut. Dans son livre Una leyenda de la musica cubana, l’écrivain et journaliste Jaime Sarusky révèle la trajectoire du GESI par des témoignages de ses membres. On y trouve un témoignage de Leo Brouwer, directeur et cofondateur du GESI, qui parle ainsi du Groupe d’expérimentation sonore de l’ICAIC : Le groupe est né d’une idée ou d’une préoccupation du directeur de l’ICAIC de l’époque, Alfredo Guevara, encore à son stade précoce de fondateur de l’ICAIC, de l’industrie cinématographique. Nous avons commencé à travailler avec un double objectif : revendiquer la chanson avec sa signification sociale, mais avec un sens élevé de la poétique, avec une construction impeccable et avec une haute technologie qu’on ne connaissait pas et qu’on n’utilisait pas. Le Groupe apporte des changements majeurs avec les paroles de ses chansons. Outre la qualité poétique et l’amplitude sémantique, pour le ton générationnel ou de rénovation du langage qu'il y a dans ces paroles. La génération de la Révolution, en général, a changé le langage et les gens 14
le font, non pas mécaniquement, mais suite aux transformations au sein de leur société. (Brouwer dans Sarusky: 2005) Du même livre nous tirons le témoignage du musicien et musicologue Leonardo Acosta, saxophoniste de jazz et ami d’Emiliano, qui dit également : Le groupe a été un atelier pour apprendre et travailler en même temps. Leo était non seulement un professeur, mais bien un grand pédagogue; une personne ayant une formation culturelle très complète, pouvant aborder la dimension culturelle et historique, passant de la musique médiévale au développement de l’harmonie, du chant ambrosien au chant grégorien des cathédrales gothiques tout en abordant la philosophie de St Thomas d’Aquin. Nous composions de la musique pour le cinéma, surtout stimulées par Santiago Álvarez, qui a toujours eu confiance en nous, peut-être parce qu’il partageait la même folie que nous. Parfois il nous demandait de composer une musique pour un documentaire de deux heures qu’il devait remettre pour le lendemain à un festival européen. Et nous passions alors toute la nuit à faire des enregistrements. C’est peut- être grâce à Santiago que nous avons pu démontrer à d’autres cinéastes, particulièrement aux documentalistes, tout ce que nous pouvions faire. (Acosta dans Sarusky : 2005) Entre les années 1965 et 1968, dans le contexte de l’isolement politique dû au contrôle étatique et économique de Cuba, le gouvernement de Castro crée des camps de concentration comportant des travaux forcés4. Les personnes sujettes à l’emprisonnement dans ces camps sont notamment les homosexuels, les jeunes qui écoutent la musique étrangère (Beatles, jazz, etc.), les curés et les croyants. S’ajoutent les jeunes qui, selon le castrisme, ne vivent pas selon les dogmes communistes. Pablo Milanés, chanteur et compositeur qui a été plus tard membre du GESI, a été interné dans un de ces camps. Ce phénomène d’ostracisme était très commun dans les systèmes communistes. Plusieurs artistes en ont été victimes, dont Leo Brouwer (guitariste et compositeur, directeur du GESI), qui a été banni de l’ICRT (Institut cubain de radio et télévision), et le chanteur et compositeur Silvio Rodriguez qui était membre du GESI a aussi été expulsé de l’ICRT. Emiliano Salvador, quant à lui, se fait renvoyer de l’école d’art, car il voulait apprendre le jazz et non pas le répertoire de musique classique. En général, les membres du GESI ont été protégés par Alfredo Guevara, directeur de l’ICAIC, car il était un personnage 4 Ces camps de concentration s’appelaient UMAP (Unités Militaires d’Aide à la Production). 15
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