L'après-Kobané : la reconquête du Rojava
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TRIBUNE n° 620 L’après-Kobané : la reconquête du Rojava Pishko Shamsi Analyste spécialiste du Moyen-Orient, expert sur la question kurde. Bouchra Belguellil Chercheure associée à l’Institut prospective et sécurité en Europe. À la tombée de la nuit, Simer (en kurde ou Simorgh en persan) lance un cri avant de se consumer dans le feu pour ensuite renaître de ses cendres. Cet oiseau mythique, consacré essentiellement chez les Kurdes et les Perses au rang d’archétype même de la résurrection, pourrait très bien nous éclairer sur la portée symbolique qui entoure désormais la ville de Kobané. C’est ainsi que, pour les Kurdes syriens, l’après-Kobané s’annonce sous les auspices de ce cri évocateur « Je suis le Simer » (en écho au roman de Mohammed Dib, Simorgh ; Albin Michel, 2003 ; 256 pages). L’actualité le démontre avec la contre-offensive, menée cette fois-ci par les Unités de protection du peuple (Yekîneyên Parastina Gel ou YPG, branche armée du PYD, Parti de l’union démocratique) et ses alliés, qui se sont lan- cés dans une opération d’envergure visant à récupérer le reste du Rojava encore sous la domination de Daech. Carte du Rojava (Kurdistan occidental) correspondant au Kurdistan syrien (Source : Bouchra Belguellil). www.defnat.fr - 4 mars 2015 1
D’un point de vue strictement légal, la Syrie et l’Irak font face à des conflits armés non internationaux, c’est-à-dire des conflits s’exerçant sur leurs territoires respectifs et opposant leurs forces régulières à des groupes armés contrôlant une partie de ces territoires. Parallèlement se distingue un autre conflit qui échappe complètement aux logiques régissant cette typologie juridique et à travers lequel la « donne » kurde s’est transmutée d’un simple « facteur » en un véritable « acteur » devenu déterminant dans la lutte contre Daech. La bataille de Kobané a offert à la question kurde une plus grande visibilité, en même temps qu’elle lui a ouvert des perspectives insoupçonnées. En cela, elle peut être considérée comme une véritable rupture puisqu’elle a créé une alternative au régime de Bachar el-Assad qui, jusque-là, se présentait sur la scène internatio- nale comme étant le seul à même de combattre Daech sur son propre sol. La bataille a commencé le 13 septembre 2014 et a pris fin le 27 janvier 2015, soit 137 jours qui constatent le passage d’un « sub-conflit », conséquence contingente de la fragmentation de la crise syrienne, à l’autonomisation d’un conflit bidimen- sionnel à la fois non-étatique et inter-étatique. Certaines variables importantes se sont greffées au paysage politique et militaire du Rojava ainsi que dans le reste du Bec de canard syrien. La bataille de Kobané a introduit plusieurs nouveaux paramètres militaires qui auront un rôle structurant au Nord de la Syrie, du moins en cette première moitié de 2015 et dont il est plus que nécessaire de noter la nature de sa dynamique et de l’analyser en l’en- globant dans un contexte régional et symbolique plus large. Bataille des symboles La principale tendance marquant un tournant dans les combats à Kobané se rapporte à l’engagement actif de la coalition internationale. Les frappes aériennes de celle-ci s’y sont élevées à plus de 700 cibles, soit les trois-quarts des frappes en Syrie. Cet avènement a renversé « le mythe d’invisibilité » que cultivait jusque-là Daech c’est-à-dire le spectre d’un ennemi, à la nature éthérique et aux contours amorphes, capable de voir sans être vu. Alors que les YPG se sont engagées dans une sorte de lutte existentielle, d’une résistance bec et griffes, Daech s’est lentement engouffré dans une bataille qui s’est révélée très coûteuse. En réalité, l’importance de Kobané procède plus de l’ordre du symbole que de l’ordre du stratégique. Daech pouvait se contenter d’assurer la protection des liaisons frontalières de Jarabulus et Tal Abyad. L’« anneau de fer » imposé à la périphérie de Kobané aurait suffi. L’objectif pour Daech n’était pas que militaire : le but était de s’emparer de la ville à la veille de la fête du sacrifice musulmane dans la première semaine d’octobre 2014, et de la bap- tiser « Ayn al’Islam ». 2
TRIBUNE La bataille de Kobané est également le lieu de fixation des imaginaires et des représentations des belligérants : deux dialectiques se confrontaient que l’on peut facilement desceller par la sémiotique de la propagande du miroir tant appré- ciée par Daech, et à travers laquelle l’organisation tente de mettre l’Occident devant ses propres contradictions, la stratégie de la terreur et l’ostentation dans la barba- rie, le tout se cristallisant autour de formes pseudo-mystiques, inspirée par tout une littérature eschatologique sur les étendards noirs et l’épopée de Dâbiq *. * Épopée de Dâbiq Du nom d’un village syrien, évoqué dans le recueil de Hadith « Sahîh Muslim » : d’après les récits, ce village connaîtra à la fin des temps une bataille entre les étendards noirs et la coalition de 80 autres étendards, juste avant la reconquête d’Istanbul et la parousie (seconde venue) de Jésus. Daech s’adapte aux critères marketing de la société moderne, adoptant ce que Jean-Luc Marret décrit comme étant une « stratégie de scandalisation » par effet de « ciblage » (châtiments inédits tel que le supplice du bûcher pour le pilote jordanien), et/ou par effet de saturation (multiplication des attentats sur un temps court en Égypte ou en Irak, exécutions sommaires des Coptes égyptiens, etc.). Cette propagande contraste violemment avec la communication kurde qui met en avant les icônes graphiques et vidéographiques de leurs combattantes aux cheveux attachés ou tressés, kalachnikov à la main et foulards colorés aux motifs fleuris. Ces madones kurdes (comme Rehana devenue le symbole de la bataille de Kobané suite à la diffusion de sa photo sur les réseaux sociaux) se sont révélées être un puissant moyen de communication renvoyant à l’imaginaire occidental à des icônes guerrières féminines telles que Jeanne d’Arc ou Marina Ginesta (icône de la guerre d’Espagne) et fonctionnant ainsi comme un symbole patriotique, féministe, moderne et antifasciste. L’image ici a un rôle susceptible de créer ce que Max Weber appelle des « communautés émotionnelles » et de mobiliser par là une large opinion publique. La communication est passée également sur le terrain de la musique : alors que Daech se contente de ses chants guerriers polyphoniques, exclusive- ment masculins et a cappella, du côté kurde, ce sont des voix féminines avec un accompagnement au târ (instrument à corde), ou non, en groupe ou en solo, qui chantent la liberté (« Kobane îro xemgîne » repris sur les réseaux sociaux) ou tout simplement reprennent des chants du patrimoine folklorique. Pour les Kurdes, il s’agissait d’un événement anthropologique culturel important, en même temps qu’un procédé marketing visant à créer un effet d’attraction. Ce combat des images s’est avéré efficace pour les Kurdes. On peut même penser qu’il s’agit de la seule communication inverse qui s’est montrée capable de 3
créer de la fascination, échappant de ce fait au piège du réverbère, c’est-à-dire à la propension à ne voir que ce que Daech veut montrer. Pour les Peshmerga (les forces armées du Kurdistan irakien), il s’agissait d’une occasion pour reconstituer leur image de « mythe national kurde » qui avait été compromise lors de la prise de Sinjar (Kurdistan irakien) par Daech, en août 2014. De même, Kobané a mis en quarantaine les luttes intestines kurdes et les a unifiés malgré les différends histo- riques et idéologiques. Alors que la bataille s’est trouvé un signifié hautement symbolique, reconnu comme tel à l’échelle internationale, Daech a lutté pour retourner le symbolisme en sa faveur en démontrant que leur « marche vers la victoire » était imparable en dépit des frappes aériennes occidentales. Ce faisant, il s’est « empalé » lui-même sur Kobané et a finalement fini par se retirer (cf. The National). Rentabilité et réetiquetage politiques La coalition internationale a identifié les YPG comme un partenaire poten- tiel, fiable et efficace dans la lutte contre Daech. Un certain nombre de décisions stratégiques en sont un éloquent indicateur, tel que le parachutage d’armes et de munitions, la coordination des frappes aériennes et l’aide apportée aux Peshmerga pour renforcer la défense kurde à l’artillerie lourde. L’unité d’artillerie des Peshmerga était composée de 200 à 300 forces spéciales qui se sont engagées à Kobané du 29 octobre jusqu’à la libération de la ville. Ils sont devenus un soutien actif aux opérations offensives des YPG dans les zones rurales de Kobané. Il y a ainsi un renforcement des liens d’interdépendance entre la coalition (des États) et d’autres acteurs infranationaux : c’est un rétrécissement dans la marge de manœuvre des parties qui suppose, de ce fait, une coopération horizontale mettant presque sur un pied d’égalité les différentes composantes de l’alliance, encadrant ainsi leur comportement dans un ordre transnational précis. Ce qui confirme la nouvelle tendance conduisant les États à chercher des compris et à composer avec « l’autre », c’est-à-dire de s’inscrire dans une logique de partenariat dans les prises de décisions. Toutefois, le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) figure toujours sur la liste terroriste de certains États européens et des États-Unis. Comment corriger ou du moins justifier cette dichotomie entre le soutien militaire et logistique apporté par l’Occident à l’YPG et le statut du PKK (sachant que les liens entre les deux organisations ne relèvent pas de la simple spéculation) ? Toutefois, on peut lire les contours d’une nouvelle opportunité dans la visite d’Asiya Abdellah, copré- sidente du PYD, et de Nassrin Abdalla, commandante des YPJ (Yekîneyên Parastina Jinê, version féminine des YPG) à l’Élysée le 10 février dernier (cf. France 24). Celle-ci ouvre une brèche pour la résolution future de la question kurde. En outre, il est important de mettre en relation et en consonance la bataille de Kobané, la nouvelle position turque, le processus de paix ainsi que les élections 4
TRIBUNE législatives turques prévues en juin 2015 ; sachant que toute restauration de Kobané et de ses alentours demandera un effort de la part de la Turquie, notam- ment en termes d’ouverture des frontières (pour l’aide humanitaire, etc.). Par ailleurs, il ne faut pas voir dans le changement du chef des services de renseigne- ments turcs qui fut l’un des plus importants dans la gestion du dossier syrien une décision arbitraire (Hakan Fidan quitte ses fonctions pour se lancer en politique). À cela, il faut ajouter l’accord signé entre la Turquie et les États-Unis concernant l’entraînement des rebelles « modérés » pour combattre Daech et le régime syrien (cf. Le Monde.fr du 17 février 2015). Par ailleurs, de nouveaux événements entre les YPG et la Turquie dans l’opération baptisée « Şah Firat » (« le Châh de viennent confirmer cette nouvelle phase post-Kobané, notamment la coordination l’Euphrate ») *, avec tout ce que cela contient en termes d’interrogations sur la question de la souveraineté de la Syrie. * Opération Şah Firat Dans la nuit du 21 au 22 février 2015, l’Armée turque a réalisé une vaste opération militaire (avec chars et véhicules blindés) en territoire syrien afin de rapatrier une quarantaine de soldats turcs déployés dans une enclave turque et la relique de Souleiman Shah (grand-père d’Osman Ier, fondateur de l’Empire ottoman) qu’ils gardaient. Située dans une zone contrôlée par Daech, l’opération s’est déroulée sans combat (source : Le Monde.fr du 22 février 2015). Cette bataille a changé la donne stratégique dans la région. Erbile, capitale de la Région autonome du Kurdistan (Irak), est devenu un point de passage diplo- matique incontournable. D’ailleurs, il ne faut pas perdre de vue le rôle important de la reconversion statutaire des Peshmerga, qui donnera aux autres forces infra- étatiques kurdes l’espoir de se voir doter un jour de pouvoirs régaliens. Cela aura des répercussions sur le projet autonomiste kurde en Syrie, ce qui ne se fera pas sans déclencher les foudres d’Ankara. Le régime syrien, bien qu’il ne fût pas partie prenante dans cette bataille, en sort tout de même largement perdant. La nouvelle dynamique post-Kobané peut se révéler extrêmement embarrassante pour lui, d’autant plus que la reproduction de la « méthode Kobané » pourrait mettre à mal sa position de seul acteur capable de défier Daech. Ajustement structurel de l’appareillage de lutte contre Daech : une stratégie tri-niveaux Les opérations offensives menées par les YPG avec le support aérien de la coalition à Hassaka sont un indicateur d’une extension géographique post-Kobané (délocalisation des combats, contrôle par les YPG de la rive Ouest de l’Euphrate). Les 20 et 21 janvier 2015, les YPG se sont engagées dans une campagne militaire dans les zones rurales de Tel Hamis, considéré comme la forteresse de 5
Daech dans la région de Hassaka. En 48 heures, elles ont pris le contrôle de 20 vil- lages. Les avions de la coalition ont ciblé les lignes et postes d’approvisionnement de Daech, rendant difficile le renforcement de ces positions. Parallèlement, les YPG, appuyées par des tirs d’artillerie des Peshmerga, ont attaqué des villages sous la domination de Daech, notamment à Jaza’a (à proximité de la frontière irakienne), ce qui leur a permis de saisir quelques endroits stratégiques sur la frontière. Il est important de noter le caractère transnational de cette opération puisque les bombardements par les forces peshmerga avaient leurs points de lancement à l’intérieur du territoire irakien. De son côté, Daech a lancé une contre-offensive dans la région de Hassaka, ciblant en particulier les villages chrétiens et syriaques. Des combats intenses ont éclaté, obligeant les YPG à envoyer des renforts vers la zone de Serekaniye (Ras al-Ayn) et Amude. Cette dynamique est très caractéristique de l’expérience militaire acquise lors de la bataille de Kobané où la quête d’une efficience militaire est passée par une optimisation des moyens mis en œuvre. La stratégie adoptée à Kobané consti- tue une certaine innovation, puisqu’elle est le lieu de jonctions nouvelles entre des schèmes anciens : il ne s’agissait pas de faire table rase des anciennes méthodes ou des anciens schèmes, il fallait simplement s’adapter à l’ennemi, créer une stratégie hybride qui ne se circonscrit pas à des choix dogmatiques en termes de moyens symétriques, asymétriques ou dissymétriques, et qui ne se limite pas à un territoire ou « une nationalité » ou même une ethnie. La stratégie de Kobané est une strati- fication de toutes ces méthodes, ainsi elle est traduite par une guerre de position, sniper par sniper, impliquant notamment des méthodes de guérillas. À cela s’est greffé le soutien logistique et stratégique des forces des Peshmerga (armes lourdes, mitrailleuses et lance-roquettes), ce qui a corrigé l’absence de symétrie avec Daech très bien équipé depuis la chute de Mossoul (juin 2014). La dissymétrie, quant à elle, s’est exprimée par les frappes aériennes de la coalition. Dynamiques post-Kobané La libération de Kobané a ouvert une nouvelle phase stratégique. En effet, les YPG, les forces peshmerga et deux unités de l’Armée syrienne libre (ASL), appuyées par les frappes aériennes de la coalition internationale, se sont lancées dans les zones rurales de Kobané, l’objectif est de reprendre le contrôle de 350 à 400 villages qui sont tombés sous la domination Daech en septembre 2014. La coordination entre ces forces terrestres et aériennes, ainsi que la composition multi- ethnique qui caractérise les unités de l’ASL, s’inscrivent dans une relation globale, susceptible d’être entretenue et développée. Étroitement impliquées dans la coordination des frappes aériennes, les forces terrestres ont pu reprendre le contrôle de 200 villages dans la période 6
TRIBUNE comprise entre le 27 janvier et le 18 février 2015 (cf. Syrian Observatory for Human Rights). L’offensive a atteint l’autoroute M4 au Sud de Kobané, reliant Alep à Hassaka, près de la frontière irakienne. Daech garde le contrôle de la route prin- cipale entre Alep et Raqqah, mais l’avancée des YPG a considérablement affaibli ses nerfs d’alimentation entre ses bastions à l’Est d’Alep, y compris Raqqah, al-Bab et Manbij. Jamais l’YPG n’avait conduit simultanément des opérations intensives et multifronts dans une vaste région qui se veut dépasser les seules régions kurdes. Le but est double : il s’agit d’une part, de reconquérir le Rojava et, d’autre part, de sécuriser le reste de Djazireh (Triangle Nord-Est du pays ou le Bec de canard syrien). Cela passe nécessairement par le contrôle des frontières, notamment entre Ninevah (Irak) et Hassaka (Syrie). Le contrôle de la frontière turque suppose la reprise des villages et des villes frontaliers notamment Tal Abyad. Ces contrôles bri- seront le miroir qui permet à Daech de se dupliquer. Le nouveau front qui s’est ouvert à l’Est de Kobané, près de la ville fronta- lière de Tal Abyad, est hautement stratégique pour Daech comme pour les YPG. La région offre une voie d’approvisionnement directe de la frontière turque vers le Sud à Raqqah. Pour les Kurdes, elle sépare leurs deux régions (Hassaka et Kobané), créant ainsi une vulnérable enclave au milieu du territoire encerclé par Daech. La bataille sera rude, d’autant plus que Daech y aurait déjà creusé des tunnels et préparé des abris (cf. Al Arabiya News). Une attaque sur cette ville de laquelle 20 000 à 30 000 Kurdes ont été expulsés en juillet 2013 exige des efforts bien coor- donnés et un engagement à long terme : la prolongation des affrontements sur plu- sieurs mois n’est pas à exclure. Beaucoup de villages autour de Tal Abyad sont eth- niquement à majorité arabe ou mixtes, l’action conjointe des YPG et des unités de l’ASL sera donc primordiale et permettra de prévenir les conflits ethniques. La coopération entre les deux acteurs (au sol) est facilitée par « une micro- diplomatie » interpersonnelles entre les commandants locaux de l’ASL et les commandants des YPG à Kobané : il faut préciser que ces liens préexistaient au conflit (par exemple les relations assez cordiales entre Abu Issa, commandant de la Brigade Thouar Raqqah et les chefs des YPG). Toutefois, il reste difficile d’évaluer la force de ces liens, une fois sortis du cadre interpersonnel : la collaboration entre ces unités et les YPG n’implique pas nécessairement une collaboration avec l’ASL. Des questions resteront en suspens quant à l’avenir de cette alliance une fois les nouveaux territoires reconquis et contrôlés. L’alliance de ces composantes traditionnellement en rivalité, peut être expliquée par ce qu’elles possèdent en commun : l’ennemi. Il est opportun de rappeler que des unités de l’ASL et des YPG ont mené des opérations conjointes baptisées sous le nom de « Burkân al-Furât » (« Le volcan de l’Euphrate »), dès septembre 2014 pour contrer l’avancée de Daech à Kobané. 7
Un autre front, extrêmement important, s’est ouvert à Tal Hamis (au sud de Qamishli) qui constitue, en quelque sorte, l’artère principale de Daech au Nord- Est de la Syrie, abritant son centre de commandement dans la région. Il s’agit du barycentre qui lui assure l’équilibre aussi bien en Syrie, qu’en Irak, se trouvant à équidistance entre les principaux fronts dans lesquels il s’est activement engagé (régime syrien, Kurdes d’Irak et de Syrie, et ASL). Toutes les minorités dans le Canton de Hassaka ont participé à cette opération aux côtés des Kurdes dont des membres des tribus arabes de Shemmar, Jawala, Sharabi, Benitaba et Rashid, ainsi que des unités affiliées au Conseil militaire syriaque. Cela montre un revirement dans l’attitude des Arabes locaux par rapport à l’an dernier. Les forces terrestres ont également été soutenues par des frappes aériennes de la coalition. Entre le 27 et le 28 février 2015, les YPG ont libéré la ville de Tal Hamis. Elles ont, par ailleurs, annoncé qu’elles continueraient leurs opérations militaires dans les autres régions environnantes, y compris Tal Barak. Quelques jours plus tard, celle-ci a effective- ment été libérée. Il s’agit d’un coup dur pour Daech. Tal Barak se trouve à 40 km de Qamishli et à 42 km de Hassaka, c’est le plus grand village se trouvant sur la route reliant Qamishli et Hassaka. La libération de Tal Hamis marque la deuxième victoire majeure – après Kobané – pour les YPG et leurs alliés contre Daech. Il est probable que cette nouvelle dynamique soit marquée par le dévelop- pement d’alliances de plus en plus mixtes, formées principalement des minorités. Nous voyons les prémices de cette nouvelle tendance, avec les combats menés conjointement par les Kurdes et les groupes de combattants chrétiens dont ceux du MSF (Conseil militaire syriaque) à Tal Tamr (et à Tal Hamis dans une moindre mesure) qui a surtout connu une participation active de la part de la tribu de Shemmar. La lutte pour Hassaka semble s’inscrire dans un combat pour l’unité et l’intégration de ceux qui sont prêts à défendre la province. Le but est non seule- ment de se débarrasser de Daech mais également de se faire une place dans les négo- ciations, de passer d’un « objet négocié » à un « sujet négociant ». Le contrôle de Tal Hamis est primordial pour la sécurité de la région : il s’agit d’un « backdoor » stratégique, une véritable porte dérobée conduisant à la ville yézidie kurde de Sinjar. La présence de Daech à Tal Hamis constituait une menace sécuritaire constante pour Sinjar. La stratégie du régime syrien qui consiste à mener une bataille sectaire dans le Sud du pays et une bataille « ethnique » dans le Nord (en essayant de mobiliser les Arabes sunnites entre autres), se heurte à ses propres contradictions. Le post- Kobané retire au régime ses dernières cartes en termes de légitimité. N’ayant pas été apte à protéger les villages chrétiens du Nord (des dizaines voir des centaines de chrétiens pris en otage par Daech), cela lui fait perdre des alliés potentiels, ce qui, à long terme, pourrait créer un revirement dans la position russe. Aujourd’hui le régime syrien, tout comme Daech, tente de créer des contradictions basées sur des marqueurs différents afin de rompre l’harmonie existante entre les différents groupes ethno-confessionnel au Nord-Est du pays. Il y a ici une superposition en 8
TRIBUNE strates disjointes de marqueurs religieux (Kaffer [impie]/musulman), ethniques (arabe/kurde), et idéologiques (pro/anti-américain ou encore nationaliste/ séparatiste), afin d’atomiser au maximum les alliances kurdo-arabo-chretiennes. D’ailleurs, une nouvelle émanation du régime syrien à caractère paramilitaire vient d’être créée, et qui, à l’instar de Daech, porte une identité à la fois territoriale et idéologique « Tanzîm al-Djazireh al’arabiya al-Sûriya » (l’organisation de « Djazireh » arabe syrienne). Sa compétence territoriale se restreint à l’unique par- tie Nord-Est de la Syrie, correspondant, grosso modo, à la province de Hassaka. L’objectif selon ce communiqué est de maintenir les traits arabes et syriens de la province de Hassaka, ainsi que son intégrité territoriale qu’elle doit garantir sous la seule bannière de la République arabe syrienne. Il est important de surveiller les champs d’interactions (tribus arabes sunnites du Nord-Est du pays/régime) et (tribus arabes sunnites/kurdes), ce qui nous permettrait de prévenir les nouvelles répartitions des capitaux militaires et politiques kurdes/régime et peut-être même l’émergence de nouvelles tensions à caractère ethniques. Éléments de bibliographie « Incursion militaire turque en Syrie pour évacuer un mausolée ottoman et ses gardiens » in Le Monde.fr, 22 février 2015 (www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/02/22/des-troupes-turques-interviennent-en-syrie-pour-evacuer-des- soldats_4581197_3218.html) « YPG and its loyal factions retake more than 215 villages in the countryside of the city Ayn al-Arab “Kobani” » in Syrian Observatory for Human Rights, 18 février 2015 (http://syriahr.com/en/2015/02/ypg-and-its-loyal-factions-retake- more-than-215-villages-in-the-countryside-of-the-city-ayn-al-arab-kobani/). « Les États-Unis et la Turquie d’accord pour former et équiper des rebelles syriens » in Le Monde.fr, 17 février 2015 (www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/02/17/les-etats-unis-et-la-turquie-d-accord-pour-former-et-equiper- des-rebelles-syriens_4578429_3218.html#WZ7cuiCZbUTGAy9B.99). « Les héros kurdes de Kobané reçus par François Hollande » in France 24.com, 10 février 2015 (www.france24.com/fr/20150210-france-kurdes-syrie-francois-hollande-paris-etat-islamique-pyd-ypg-pkk-turquie- terroriste/). « Kurds target new town after Kobane victory » in Al Arabiya, 10 février 2015 (http://english.alarabiya.net/en/News/ middle-east/2015/02/10/Syria-Kurds-target-new-border-town-after-retaking-Kobane.html) « ISIL has ‘impaled’ itself on Kobani » in The National (publication officielle du gouvernement d’Abu Dhabi), 20 novembre 2014 (www.thenational.ae/world/middle-east/isil-has-impaled-itself-on-kobani). Jean-Luc Marret : Terrorisme : les stratégies de communication ; Les Documents du C2SD, 2003 ; 112 pages. Jean-Martin Ouedraogo : « La Réception de la sociologie du charisme de Max Weber » [The Acceptance of Max Weber’s Sociology of Charism] in Archives de sciences sociales des religions n° 83, 1993 ; p. 141-157. 9
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