L'exemplarité du commandant SS Karl Otto Koch

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N° 86 - JANVIER-MARS 2005 - NR 86 - JANURARI-MAART 2005

BENOÎT CAZENAVE*

L’exemplarité
du commandant SS
Karl Otto Koch**

                 Introduction                                  A celles-ci s’ajoutent les 5 millions de per-
                                                               sonnes mortes dans des camps et centres
En 1944, la libération des premiers camps de                   d’extermination non gérés par l’Inspection
concentration (KZ) par les alliés commen-                      des camps SS (IKL)3. Objet de quelques
ce. Il existe à cette époque officiellement 25                 publications dès les années 30, l’histoire des
KZ1, c’est-à-dire des camps dirigés par la
                                                               camps reste après guerre, malgré une riche
Schutzstaffel (SS) et administrés par
                                                               production littéraire, avant tout partielle et
l’Inspection des camps de concentration
rattachée à l’Administration économique                        abandonnée aux survivants. Echappent à la
de la SS. Entre 1933 et 1945, 1,6 million de                   tendance autobiographique dominante, les
personnes y furent internées2, entre 1,1 et 1,4                analyses sociologiques des survivants Eugen
million y sont mortes de faim, de malnutri-                    Kogon L’Etat SS (1947) et Hans Günther
tion, de froid, de maladie, de blessures, vic-                 Theresienstadt (1955). Ce n’est que suite au
times d’expériences médicales ou de tortures.                  procès d’Adolf Eichmann (1961) et au pro-

*    Historien de l’Université de Pau et des Pays de l’Adour. Benoît Cazenave travaille actuellement pour l’Association
     Aktion Sühneseichen Friedensdienst (ASF).
**   Cet article est basé sur le mémoire de Benoît CAZENAVE, L’exemplarité du commandant SS Karl Otto Koch, présenté
     à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour en 2002. Ce travail a été couronné par le «Prix de la Fondation
     Auschwitz» pour l’année académique 2002-2003.

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cès d’officiers SS d’Auschwitz (1964), que           d’Auschwitz, de «petit bourgeois normal,
plusieurs études générales sont publiées             un administrateur peu méchant, mais plutôt
dont l’Anatomie des SS-Staates (1965) de             ordonné, ayant le sens du devoir, aimant les
Martin Broszat et Hans Buchheim don-                 animaux et moraliste»9. H. Mommsen voit
nant une première vision structurelle et his-        en lui le «responsable de l’enfer des assassinats
torique des camps et une analyse de                  mécaniques et aseptisés», il «n’était pas véri-
l’idéologie SS4. Dans les années 90, le thème        tablement un criminel, mais un fidèle au
des assassins et de leurs motivations devient        devoir et un petit bourgeois obéissant avec
le centre d’enjeux politiques importants tou-        zèle»10, sans sadisme. H. Arendt avance
chant à l’identité, à la culpabilité, à la res-      l’idée de normalité médiocre des techno-
ponsabilité et au dédommagement des                  crates : «Pas une once de démon ou de déma-
victimes et l’objet de nombreuses thèses.            gogie violente à la Hitler», «un produit des
Les bourreaux ont selon les auteurs et les           temps nouveaux», «un prototype exemplai-
groupes étudiés agi : par peur de sanctions et       re d’assassins de bureau»,«un fonctionnaire
sous la contrainte légale5, par obéissance           de devoir», «Doté d’un zèle exceptionnel
aveugle ou tendance humaine à l’obéissan-            pour faire tout ce qu’on lui demandait, il
ce telle que mise en évidence par Stanley            n’avait absolument aucun motif et son zèle
Milgram et Philip Zimbando, par obéis-               n’avait en soi rien de criminel... Il ne s’est
sance à l’objet charismatique «Hitler»6, par         jamais imaginé ce qu’il était en train de
intérêts personnels et carriéristes comme            faire»11. Cette phase est celle de la démysti-
l’avance la politologue Hannah Arendt pour           fication : les assassins ne sont plus des excep-
décrire le rôle d’Adolf Eichmann7, par myo-          tions mais des individus «normaux», Hitler
pie et cloisonnement bureaucratique et dis-          est en chaque humain12. Le concept de nor-
solution des responsabilités, par contrainte         malité du mal sera par la suite contesté eu
sous la pression du groupe et la nécessité           égard au pouvoir d’orientation des poli-
de conformité (C. Browning, Ganz nor-                tiques de persécution des «bureaucrates».
mal Männer), parce que l’antisémitisme alle-         Les années 90 insisteront sur les élites idéo-
mand était de nature exterminatrice (D.              logiques, ces quelques responsables, auto-
Goldhagen, Hitler’s willing executers), et           nomes politiquement qui influencent la
finalement par une propension allemande à            politique raciste. Dans ce cadre, les thèses de
la violence liée au contexte politique natio-        D. Goldhagen et C. Browning soulèvent la
nal-socialiste8. Les historiens et les socio-        question de la singularité allemande ; les
logues s’intéressent aussi à la nature du mal        assassins sont pour le premier des Allemands
des assassins nazis. Jusqu’aux années 60, la         ordinaires, pour le second, des hommes
tendance est celle de la criminalisation des         normaux dans un contexte allemand parti-
coupables présentés, notamment par E.                culier. Au total différents profils de bour-
Kogon, comme des SS et les SA du bas de              reaux se dégagent : les «idéologues», qui
l’échelle sociale, criminels, violents, peu          agissent avec une parfaite connaissance de
doués, frustrés socialement et haïssant fina-        leurs actes et de leurs conséquences, pré-
lement ceux d’un rang social supérieur. Les          sents aux différents niveaux de la hiérar-
deux décennies suivantes sont celles de la           chie, organisateurs et planificateurs
dépersonnalisation et de l’abstraction : les         politiques. Les «utilitaristes» racistes qui
assassins sont présentés comme des exécu-            jugent les Juifs et autres groupes sociaux,
teurs bureaucrates, sans motivations parti-          inutiles et dangereux. Les «violents»,
culières et sans sentiment de culpabilité. M.        conduits par des motifs matériels ou sexuels,
Broszat qualifie Rudolf Höss, commandant             utilisant l’idéologie raciste comme légiti-

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mation de leurs actes. Et les bourreaux obéis-   suite ininterrompue de succès et de pro-
sants, accomplissant les ordres donnés.          motions. Cet ancien employé de bureau
                                                 sans baccalauréat est, en 1938, le comman-
Les analyses concernant les commandants          dant le plus en vue et le responsable du plus
des camps tardent cependant à venir. Il faut     grand KZ de l’époque : Buchenwald. De
attendre 1988 pour que l’historien Tom           1934 à 1942, il travaille dans dix camps et en
Segev publie sa thèse : Les Soldats du Mal.      dirige sept dont Sachsenhausen, Esterwegen,
Les commandants des camps de concentra-          Buchenwald et Majdanek. A cette carrière
tion nazis13 basée sur 36 biographies et de      exceptionnelle s’oppose aussi une fin hors du
nombreuses interviews d’anciens comman-          commun. Si Koch est condamné à mort et
dants et proches. Il y présente non seulement    exécuté pour ces crimes en 1945 à
des hommes sadiques et cyniques mais aussi       Buchenwald, son exécution a lieu avant la
des exécuteurs scrupuleux, des opportu-          libération, ses «bourreaux» sont des SS. Le
nistes, des carriéristes et des utilitaristes.   commandant le plus brutal et le plus cor-
Cependant les documents SS et les témoi-         rompu est le seul à avoir été passé par les
gnages utilisés biaisent l’analyse qui ne peut   armes SS. Justice ayant été «faite», ce destin
dégager ni les traits communs des bour-          exceptionnel restera en grande partie igno-
reaux ni une vision structurelle et dyna-        ré des chercheurs si ce n’est justement le
mique du système concentrationnaire.             cas de ses déboires avec la justice. Ainsi les
Pendant plus de 15 ans le sujet ne sera plus     travaux de T. Segev et de K. Orth auxquels
abordé, jusqu’à la parution en 1993 de l’ana-    s’ajoutent ceux de Hans Hoffmann, Hast du
lyse sociopsychologique Der Ordnung des          diese Tötungen befohlen ? en 1997 et Heinz
Terrors de Wolfang Sofsky, consacrée à la        Höhne, Der Orden unter dem Totenkopf en
destruction psychologique des recrues SS         199017, abordent le procès Koch pour en
et leur rééducation, au rôle de la pression du   signifier son exemplarité et sa singularité.
groupe et de l’idéologie raciale dans les        Depuis T. Segev cependant, les études se
camps14. En 1994, Johannes Tuchel publie         renvoient les unes aux autres et ne s’atta-
successivement deux articles concernant les      chent qu’au procès, elles négligent les douze
commandants de Flossenburg et de Dachau,         premières années de sa carrière SS et tout
en 1997, Christel Wickert s’intéresse aux        simplement son passé. Cette situation est
derniers commandants de Sachsenhausen15.         d’autant plus exceptionnelle que sa deuxiè-
En 2000 enfin, Karin Orth publie sa thèse,       me épouse, Ilse Koch, complice de ses crimes
les SS des camps de concentration qui au tra-    est devenue, elle, l’objet de nombreuses
vers d’une vision structurelle16 met en relief   études historiques et psychologiques et le
la dimension élitaire de la communauté rela-     thème de nombreuses œuvres artistiques18.
tivement réduite des officiers des KZ, leurs
motivations et le consensus qui les lie pour     Le premier objet de cette étude est de recons-
considérer la mort de prisonniers comme          truire la vie de Koch de sa naissance jus-
une solution normale pour des personnes          qu’à 1942, avant la phase connue où il est
considérées comme une charge pour la socié-      poursuivi judiciairement. Le second est de
té. Sur les 46 commandants officiels de KZ,      définir dans quelle mesure les différentes
aucun n’est parvenu à se maintenir de 1933       théories concernant les motivations et la
à 1945. Le commandant Karl Otto Koch             nature du «mal» sont applicables à son cas.
est cependant remarquable puisqu’il est par-     Enfin en quoi la carrière de Koch est-elle
venu à rester plus de 8 ans en poste. Plus       exceptionnelle, unique voire exemplaire :
encore, sa carrière semble se résumer à une      pour sa longévité, sa rapidité, pour sa fin

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ou parce qu’elle illustre à elle seule l’histoi-     détention aux seules prisons d’État et KZ
re des commandants des camps nazis ?                 légaux. Les camps sauvages sont alors rapi-
                                                     dement dissous23. Parallèlement Himmler
                                                     concentre dans ses mains l’ensemble des
   1. Les premiers camps de                          polices politiques des Länder entre mars
    concentration et leurs                           1933 et janvier 193424. Au camp SS de
  commandants (1933-1941)                            Dachau, qui doit servir de modèle pour
                                                     l’ensemble des camps légaux, il remercie le
De 1933 à l’attaque de l’Union soviétique en         commandant Hilmar Wäckerle, poursuivi
1941, les KZ connaissent de profondes trans-         pour meurtre25, et nomme, le 26 juin 1933,
formations : de 60 en 1933, ils ne sont plus         Theodor Eicke26. Le 1er octobre, celui-ci
que 3 en 1937, puis une dizaine en 1941 ; leur       introduit le «Règlement disciplinaire et puni-
structure spontanée et locale cède le pas à une      tif pour le camp des prisonniers»27 et les
administration centralisée ; instruments de          «Instructions pour les surveillants et la sur-
rééducation et d’isolement politiques, ils           veillance des prisonniers» qui règleront jus-
deviennent des camps de travail, de prison-          qu’en 1945 le quotidien de tous les camps. Si
niers de guerre et un instrument de la poli-         le nombre des camps a été réduit, il n’en
tique raciste19. Les fonctions des KZ                reste pas moins que la majorité d’entre eux
devenant de plus en plus étendues et com-            sont encore sous tutelle SA. En mai 1934,
plexes, les autorités procèdent à plusieurs          Himmler charge Eicke de la réorganisation
reprises à une sélection des officiers les diri-     des camps ; il le nomme Inspecteur des KZ
geant.                                               et chef des troupes de surveillance28.
                                                     L’extension du «modèle de Dachau» n’est
1.1 Des KZ sauvages au système                       rendue possible que par la mise à l’écart du
    centralisé des camps                             jeu politique de la SA, fin juin, début juillet
Dès 1933, au moins 60 camps, 30 quartiers            1934. La tâche de l’épuration est confiée à la
pour «prisonniers de protection» dans des            SS. Le 30 juin 1934, 200 Führer SA sont
prisons d’État et 60 lieux de détention de la        arrêtés à Munich, plus de 83 personnes assas-
Gestapo, de la SS et de la SA sont érigés,           sinées. Röhm est abattu personnellement
auxquels s’ajoutent de nombreuses prisons            par Eicke29. Himmler et lui peuvent main-
de fortune aménagées dans des caves, des             tenant hériter de l’empire concentration-
usines et des casernes désaffectées. Environ         naire SA : il reste cependant à le conquérir.
45 000 personnes sont détenues de février à          Entre mai et décembre 1934, Eicke prend
mars 193320. Dans ces prisons improvisées            physiquement possession des quelques
principalement par des groupes locaux de la          grands camps SA encore existants, non sans
SA21, sont assassinées de février à octobre          remous et non sans violence face à la résis-
1933, entre 500 et 600 personnes22. Très             tance des «spoliés» comme à Lichtenburg,
rapidement, les actions judiciaires intentées        Esterwegen, Oranienburg ou Hohnstein.
contre les surveillants SA pour crimes, mena-        A la fin de l’été 1934, il contrôle l’ensemble
cent directement leur existence et leur              des grands KZ, il procède à la fermeture
contrôle par des troupes nazies. Le désir            des moins importants. Début 1936, la cen-
d’Himmler d’en prendre le contrôle, d’en             tralisation et la réorganisation des camps
confier la surveillance à ses SS et de la sou-       sont achevées : l’Inspection des KZ (IKL) est
tirer de la tutelle SA jouent alors un rôle          à la tête des camps d’Esterwegen,
déterminant : le 12 avril, un décret du              Lichtenburg, Moringen (pour femmes),
Ministère de l’Intérieur limite les lieux de         Columbia Haus et Dachau où sont ras-

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semblés environ 4.700 prisonniers30. Le sort    qui les ont dirigés ont du s’adapter ou être
des KZ n’est pourtant pas réglé ; le régime     sélectionnés.
nazi définitivement installé, certains res-
ponsables de la sécurité les estiment désor-    1.2 Les premiers commandants de
mais inutiles. Au terme d’un combat interne         camps : «Les Soldats
difficile, Eicke et Himmler obtiennent non          Politiques»
seulement leur maintien mais aussi l’exten-     En 1933 et 1934, alors qu’Himmler fait main
sion de leur rôle. Ils sont non seulement       basse sur les différents camps SA, il est néces-
associés aux nouvelles vagues d’arrestations    saire de placer des hommes de confiance.
d’ennemis politiques mais aussi d’ennemis       Les travaux de Karin Orth permettent d’es-
raciaux prévues et, dans la perspective de la   quisser le profil social des premiers com-
guerre, ils serviront de centre de formation    mandants et mettent en évidence l’existence
militaire pour les troupes Waffen SS.           de paradigmes successifs. A une époque
Conscient qu’aucun des camps existants          donnée, la hiérarchie SS privilégie un profil
n’est en mesure de remplir ses nouvelles        social et certaines aptitudes professionnelles.
fonctions, la SS en fait alors bâtir de nou-
veaux : Sachsenhausen sera en 1936 le pre-      Profils sociaux et motivations
mier, suivi par Buchenwald, Flossenburg,        Sur la période 1933-1942, K. Orth distingue
Mauthausen, Ravensbrück et un nouveau           3 phases : de 1933 à 1937, durant la centra-
Dachau en 1938, qui accueilleront un            lisation des camps, les 11 führer ont en
nombre croissant de prisonniers suite aux       moyenne 44 ans, un niveau d’étude peu
différentes razzia racistes initiées en 1936    élevé (seuls deux ont fréquenté un lycée) et
puis avec l’entrée en guerre31. De nouveaux     sont tous vétérans de la Première Guerre
camps sont aussi bâtis en territoire conquis.   mondiale. La moitié a participé à des corps-
Face à l’augmentation des internements, les     francs d’extrême droite. Pour la plupart arti-
conditions de vie des prisonniers se dégra-     sans ou vendeurs, seuls deux exercent une
dent : surpopulation, mal- et sous-nutri-       profession nécessitant des études supérieures.
tion, conditions d’hygiène désastreuses         Ils sont issus des classes moyennes et de
entraînent une mortalité effarante : en 1941,   familles menacées par la crise économique
meurent 36 % des prisonniers de Dachau, en      mais non socialement marginalisées. Comme
1940, 76 % des internés de Mauthausen32.        la moyenne de la société, beaucoup ont
Enfin, fin 1941, est créé à Chelmno, le pre-    connu le chômage occasionnellement33.
mier centre d’extermination où des camions      Durant la phase de constitution de l’admi-
à gaz sont utilisés pour éliminer des pri-      nistration des camps (1936-1939), la moitié
sonniers juifs «inaptes au travail».            des commandants en fonction est remplacée.
                                                Cette rupture importante résulte d’exclu-
De la multitude de petits camps improvisée      sions et de mutations, mais aussi de démis-
en 1933 aux quelques camps immenses de          sions et de décès34. Les führer des KZ
1941, les KZ sont devenus des institutions      «modernes» ont des traits semblables à ceux
chargées d’emprisonner aussi bien des oppo-     de la génération précédente : 44 ans en
sants politiques, des «éléments racialement     moyenne, issus des classes moyennes, un
dangereux ou faibles», des «criminels» que      faible niveau d’études et en majorité d’an-
des prisonniers de guerre. Dans une structure   ciens commerçants ou artisans. Leur nomi-
complexe combinant camp de prisonniers,         nation résulte de la préférence de Eicke pour
camp de formation et lotissements SS, et        l’expérience militaire et l’engagement précoce
différents lieux de production. Les hommes      pour le NSDAP. Tous sont en moyenne

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entrés en 1931 dans la SS et bénéficient d’une       première heure, de hauts officiers SS sans
formation militaire acquise soit pendant la          compétence dans le domaine. Ainsi Bernard
Première Guerre mondiale, soit comme                 Schmidt, étouffé par les dettes, est nommé
militaire de carrière. De 1939 à 1942 enfin,         commandant d’Esterwegen et Hans Hellwig
sur 15 commandants35, trois sont bache-              obtient Sachsenhausen pour ne pas partir
liers, quatre ont terminé le collège, les autres     sans un sou à la retraite40. Ces nominations
ont un niveau supérieur au primaire. Deux            sont aussi des mesures de protection ou de
tiers sont au départ des artisans ou com-            mises à l’épreuve : Walter Gerlach est
merçants, deux des militaires, et un ingé-           nommé commandant de Columbia-Haus
nieur. Nés en moyenne en 1900 et trop                pour l’éloigner des poursuites entamées
jeunes pour la Première Guerre mondiale,             contre lui, Alexander Reiner (Dachau) et
sept d’entre eux ont été membres de corps-           Hans Loritz (Esterwegen, Dachau et
francs. Ils sont entrés en moyenne en 1929           Sachsenhausen) arrivent dans la SS des camps
au NSDAP. Onze d’entre eux sont nommés               après avoir été sanctionnés par Himmler41.
après une formation d’officiers SS de plu-           Cette politique peine cependant à trouver des
sieurs années notamment dans des KZ. Sur             personnes qualifiées. En juin 1934, Himmler
les 11 commandants de 1933, seuls Karl               ne dispose pas d’assez d’hommes aptes à
Koch et Hans Loritz réussissent à se main-           diriger. Johannes Schedle proposé pour le
tenir en poste.                                      KZ Esterwegen est remercié rapidement
                                                     pour incompétence, Engel suggéré pour le
L’entrée de ses hommes dans la SS tient au
                                                     KZ Sachsenburg refuse de quitter la SA
contexte général et à la précarité de leur
                                                     pour entrer dans la SS et pour le KZ
situation économique individuelle favo-
                                                     Lichtenburg, il n’y a simplement person-
rables à des considérations opportunistes
                                                     ne. La «kamaraderie» de Himmler n’arran-
ou carriéristes36, à une situation familiale et
                                                     ge rien à l’affaire. Bernard Schmidt, Walter
personnelle difficile, famille à laquelle la SS
                                                     Gerlach et Hans Hellwig seront remerciés
peut se substituer, au caractère militaire de
                                                     pour incompétence. Himmler et Eicke vont
cette troupe qui permet à des non bacheliers
                                                     donc désormais procéder à la promotion
de faire une carrière «d’officier»37, au carac-
                                                     de führer SS déjà affectés dans les camps et
tère élitaire, prestigieux et au pouvoir qu’el-
                                                     puiser dans d’autres unités SS. Eicke suggère
le procure pour des déchus socialement :
                                                     puis désormais décide seul des critères de
«Nous étions les plus durs et les meilleurs»,
                                                     sélection et des nominations. Ces com-
dira le commandant Johannes Hasselbroek38.
                                                     mandants formeront la génération des
                                                     «Soldats politiques», c’est à dire, des hommes
Des «anciens combattants»
                                                     qui comme lui, sont entrés tôt dans la SS et
récompensés aux «soldats politiques»
                                                     au parti42 et ont une expérience militaire.
(1933-1936)
                                                     «L’idée de soldat signifie une série de valeurs :
Si l’entrée dans la SS constitue une décision        courage, fermeté, obéissance, sens du devoir,
volontaire, l’affectation à un poste de com-         honneur. L’idéologie porte ces qualités à leur
mandant tient de sanctions disciplinaires,           sommet et les rend les plus fortes»43. L’aspect
de mises à l’épreuve mais surtout des besoins        militaire est prépondérant : non seulement les
en personnel qualifié militairement39, du            commandants doivent être des soldats dans
clientélisme et de l’esprit de camaraderie SS.       l’âme mais leur travail est aussi un combat
Dans un premier temps, décidés par                   physique contre l’ennemi politique. Le sol-
Himmler, ces nominations font office de              dat politique est un homme de terrain qu’il
récompense pour les combattants nazis de la          oppose au fonctionnaire. «Nous ne sommes

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pas des gardiens de prison mais des soldats         de faiblesse montre aux ennemis de l’État une
politiques..., nous ne deviendrons jamais des       faille qu’ils utiliseront immédiatement. Toute
fonctionnaires, mais des hommes d’action            forme de compassion pour les ennemis de
et des troupes de combat. Les fonctionnaires        l’État est pour un SS «contre nature ». Les
deviennent confortables, gros et vieux. En          femmelettes n’ont pas leur place dans ces
tant que combattants nous resterons sains           rangs et feraient mieux de se retirer le plus
et vivants»44. Dans les faits, la quasi totalité    rapidement possible dans un monastère.
des commandants sont des vétérans de la             Seuls sont utiles des hommes durs et décidés,
Première Guerre mondiale, la moitié a com-          obéissants à chaque ordre»49. Pour Rudolf
battu au sein de groupes paramilitaires, les        Höss, l’ancien commandant d’Auschwitz
insurrections révolutionnaires.                     formé par Eicke, celui-ci enseigne aux recrues
                                                    que la cruauté et l’arbitraire sont les moyens
Outre ces critères politique et militaire, une      adéquats de traiter les prisonniers50. Eicke est
selection par la pratique est opérée : «Seuls les   conscient que des abus peuvent entraîner
meilleurs führer SS peuvent être utilisés. Le       des enquêtes et tolère la violence aussi long-
service requiert tellement de responsabilité et     temps que celle-ci ne devient pas publique.
est tellement dangereux que seules des per-         «Je ne peux ni ne dois tolérer de tels actes si
sonnes avec un sens aigu du devoir qui met-         je ne veux pas encourir le risque d’être trai-
tent en arrière-plan leur personnalité et qui       té d’incapable à traiter des prisonniers, par le
ne connaissent aucun temps libre, peuvent           Ministère de l’Intérieur du Reich»51. Ainsi
porter une responsabilité aussi lourde. Si un       remercie-t-il les commandants compromis
commandant de camp ne donne pas                     et/ou poursuivis pour crimes comme Edgar
l’exemple et ne représente pas l’autorité alors     Entsberger, son adjudant au KZ
le camp se transforme très vite en une pou-         Lichtenburg, après son inculpation en 1934
drière à laquelle les prisonniers essayeront        pour coups mortels sur des prisonniers52.
quotidiennement de mettre le feu»45. Cela           L’autorité des commandants doit aussi trans-
signifie d’abord que les commandants doi-           paraître dans leurs relations avec leurs subal-
vent être moralement irréprochables c’est           ternes. Ceux jugés trop faibles, sont écartés
à dire présenter un casier judiciaire vierge, à     comme Taus ou mutés comme les com-
l’exception de crimes commis pour la                mandants Eisfeld et Deubel53.
«cause»46. Si Eicke lutte contre la corruption,
à Dachau écrit-il à Himmler, il dirige une
«équipe de surveillance corrompue de 120            Enfin la notion de camaraderie joue un rôle
hommes », dans le camp règne «la fraude, le         primordial dans l’idéologie SS. Alors que
vol et la corruption... en quatre semaines j’ai     Eicke promeut l’autorité, il encourage simul-
dû pour ces raisons licencier 60 hommes »47.        tanément la disparition des signes de supé-
Sa traque de la corruption est plus tactique        riorité hiérarchique (vouvoiement, tables
que morale. Il est prêt à faire des concessions     séparées au mess des officiers...) et n’hésite
s’il juge qu’un führer incriminé est digne          pas à inviter les recrues à boire avec lui après
de confiance. Ainsi Max Kögel fera carrière         l’effort. «Papa Eicke» exige de ses officiers
malgré neuf mois d’emprisonnement pour              autorité et paternalisme : «La base de notre
faillite frauduleuse et une procédure d’ex-         communauté est la camaraderie. Le plus
clusion de la SS48.                                 haut führer ou sous-führer est suffisamment
                                                    bon pour s’asseoir à la même table que le
Si les règlements des camps ont codifié la vio-     jeune SS... Le SS-Führer qui ne se conduit pas
lence, ils stipulent d’entrée aussi que             ainsi n’est pas un SS, mais un homme qui n’a
«Tolérance signifie faiblesse». «Toute forme        pas compris ce qu’est un SS»54. Si cette

                                            — 13 —
BULLETIN TRIMESTRIEL DE LA FONDATION AUSCHWITZ - DRIEMAANDELIJKS TIJDSCHRIFT VAN DE AUSCHWITZ STICHTING

«kamaraderie» désigne l’entraide morale et            ponsable des sanctions à affliger aux pri-
financière, elle présente une dérive perni-           sonniers. Le règlement stipule que «l’exé-
cieuse qui conduit à cacher les délits et les         cution des sanctions repose entièrement dans
fautes des «camarades». Ainsi Heinrich                les mains du commandant du camp, res-
Deubel, commandant de Dachau et jugé                  ponsable de l’exécution des ordres de l’IKL».
laxiste, est muté commandant au KZ                    Le commandant est aussi le garant de la dis-
Columbia Haus ; Alexander Reiner, pour-               cipline de ses hommes dans le cadre du ser-
suivi pour enrichissement, est nommé com-             vice : tout manquement fait l’objet d’une
mandant de Sachsenburg et Karl Künstler,              demande de sanction qu’il reçoit et signe57.
alcoolique, est nommé commandant à                    Les commandants Walter Eisfeld
Flossenburg55. Cette politique, justifiée aussi       (Sachsenhausen) et Heinrich Deubel
par le manque d’officiers SS qualifiés, sera          (Dachau) seront mutés pour laxisme et indis-
modifiée avec l’entrée en guerre. Les com-            cipline constatée par Eicke. Ce contrôle
mandants sanctionnés seront envoyés sur               s’exerce aussi en dehors du service : un SS
le front ou dans des services administratifs SS.      étant en permanence un soldat politique.
                                                      Ainsi Jacob Weissborn, futur commandant
Fonctions et pouvoir des                              du KZ Flossenburg et Theodor Danneker,
commandants de camp                                   futur responsable de la Gestapo en France,
                                                      sont sanctionnés pour ivresse à
Placé à la tête du camp, le commandant est
                                                      Sachsenhausen58. Si le pouvoir du com-
responsable pour toutes les questions concer-
                                                      mandant est encadré par le règlement et le
nant l’organisation interne : avec les modi-
                                                      contrôle de l’IKL59, il varie dans les faits
fications du système administratif SS et les
                                                      avec la nature du commandant et ses rela-
événements militaires, son rôle et son pou-
                                                      tions avec les différents führer du camp. Un
voir évoluent considérablement. Si au cours
                                                      bureaucrate se limitera aux seuls devoirs
des premières années, l’administration inter-
                                                      induits par sa charge, un homme corrompu
ne des camps se limite à quelques bureaux,
                                                      ou brutal étendra son pouvoir, notamment
en 1936, avec la construction des nouveaux
                                                      par le jeu des nominations et des notations
KZ modernes, Eicke divise l’état-major de
                                                      de ses subalternes afin de s’entourer
la kommandantur en sections distinctes à
                                                      d’hommes sûrs. L’ancien commandant
la tête desquelles se trouve le commandant
                                                      d’Auschwitz, Rudolf Höss, définit trois
(la section du camp de détention de pro-
                                                      types de commandants : - «Les bienveillants,
tection, la section économique et adminis-
                                                      capables de compassion et qui cherchent à
trative, la section sanitaire, la section politique
                                                      améliorer les conditions de vie des prison-
et l’adjudantur). Le commandant veille per-
                                                      niers» comme le commandant Heinrich
sonnellement à l’efficacité du système de
                                                      Deubel, convaincu du rôle ré-éducateur des
surveillance et de sécurité et est sanction-
                                                      KZ qui sera écarté pour laxisme. - «La majo-
nable en cas d’évasion : Alex Reiner (KZ
                                                      rité : les indifférents, qui font leur devoir et
Columbia) est démis en avril 1935 après
                                                      ne pensent pas. - Et les malveillants : ceux de
l’évasion de deux prisonniers avec la com-
                                                      nature cruelle, malveillante, fondamenta-
plicité d’un surveillant SS56. Enfin, Eicke
                                                      lement mauvais, qui voient dans les prison-
privilégie pour des camps stratégiques des
hommes aptes à manipuler ou dissimuler                niers uniquement un objet sur lesquels ils
des informations sensibles.                           peuvent exercer leurs pulsions perverses, leur
                                                      humeur, leur complexe d’infériorité sans
En collaboration avec la section du camp              résistance. Ils ne connaissent ni compassion,
des prisonniers, il est personnellement res-          ni pitié. Ils saisissent chaque occasion qui se

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présente pour maltraiter les prisonniers, par-    2.1 Karl Koch : un soldat
ticulièrement ceux qu’ils ne peuvent pas sup-         politique ?
porter. Ils sont sans cesse à la recherche de
                                                  Les commandants de Eicke sont issus des
nouvelles méthodes de torture psychiques
                                                  classes moyennes, ont une expérience mili-
et corporelles. Malheur aux prisonniers délais-
                                                  taire ; un engagement précoce (années 20) au
sés, si ces créatures sombres ont des supé-
                                                  sein du NSDAP, pas de passé criminel. Ces
rieurs qui tolèrent de telles tendances »60.
                                                  conditions sine qua non sont, dans le cas
Pour Höss, ces derniers constituent la géné-
                                                  de Koch au moins pour les trois premières
ration de Eicke. Cette définition mani-
                                                  remplies ; son engagement tardif et son hon-
chéenne doit être cependant nuancée :
                                                  nêteté douteuse, en revanche, le place en
brutalité et accomplissement du devoir ne
                                                  dehors de la norme.
sont pas antinomiques, il convient plutôt
de distinguer entre brutalité et sadisme. Ce
                                                  Les origines sociales (1897-1916)
cadre illustre cependant l’influence qu’un
commandant peut avoir sur le camp et sur les      Le 2 août 1897, Karl Koch vient au monde
prisonniers : il peut aussi bien améliorer        «illégitimement» : Son père, Kilian Koch,
leurs conditions de vie et plus généralement      fonctionnaire de 57 ans, légalise la situation
dans la période 1934-1941, détériorer             deux mois plus tard en épousant la mère de
celles-ci.                                        Karl, 23 ans plus jeune que lui. Karl est élevé
De 1933 à 1941, trois générations de com-         dans une famille d’ouvriers, nombreuse et
mandants se sont succédées afin de remplir        «patchwork». Kilian Koch a déjà eu un fils
ces nouvelles fonctions. Parmi ces hommes,        d’un premier lit : Hermann, et de sa nouvelle
Karl Otto Koch fait figure d’exception.           union naît un autre fils : Rudolf. Après la
Nommé commandant du KZ Sachsenburg                mort, en 1905 de Kilian Koch, sa veuve se
en 1934, il occupe les mêmes fonctions 7          remarie et Karl hérite de 3 demi-frères :
ans plus tard : Seul «survivant» des débuts       Arthur, Reinhold et Wilhelm Schmidt. De ce
avec Hans Loritz, il semble incarner l’idéal      mariage naissent Erna et Erich Schmidt.
du soldat politique.                              L’enfance de Karl semble sans problème, il
                                                  est proche de Rudolf et de sa demi-sœur
                                                  Erna. A 14 ans, après 8 ans d’école, Karl
 2. Genèse et ascension d’un                      entame une formation de vendeur. D’abord
    commandant modèle                             apprenti à la Ganderbergischen Maschi-
                                                  nenfabrick jusqu’en 191462, il trouve, sa for-
        (1897-1941)                               mation terminée, un premier emploi à la
  «Un homme important et de grande                Deutsche Waffen und Munition Fachwer-
  valeur».                                        ke, une fabrique d’armement, comme aide-
  Heinrich Himmler à propos de Koch,              comptable jusqu’en 1916.
  194261.
                                                  Un ancien combattant sans gloire
En entrant dans la SS au début des années 30,
                                                  (1916-1919)
rien ne laisse penser que le petit employé de
Bureau Karl Koch dirigera, 8 ans plus tard,       Lorsque la Première Guerre mondiale écla-
le plus grand KZ nazi. En 1941, au som-           te, Karl Koch à 19 ans. Patriote, il se porte
met de sa carrière, il incarne à la fois une      volontaire le 7 août 1914 pour le 115ème
ascension exemplaire qui le mène à la tête de     Régiment d’infanterie à Darmstadt.
7 camps mais aussi un modèle pour des             Malheureusement trop jeune pour com-
générations de jeunes SS.                         battre, «avant que je puisse rejoindre le

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champ de bataille, à la demande de ma mère           famille. Sans l’aide de sa demi-sœur Erna
qui ne m’avait pas donné d’autorisation car          Raible qui le nourrit et qui lui trouve fina-
3 de mes demi-frères se trouvaient déjà sur          lement des emplois à la Nationale Bank et à
le front, je fus exclu »63. Non découragé, il        la firme Hufeld, il serait certainement à la rue.
s’engage de nouveau le 11 mars 1916 : «je fus        En 1930, il déclare devant le tribunal chargé
incorporé dans le régiment d’infanterie 153          des affaires civiles : «Ma situation financiè-
et ensuite dans les régiments 87 et 88»64. En        re s’est entre-temps détériorée. Je suis agent
mai 1916, il rejoint les troupes de réserves sur     d’assurance et travaille sur la base de provi-
le front, affecté au «magasin des recrues».          sions. Ces provisions ne peuvent pas assu-
Son expérience sur le front sera brève : du 7        rer ma vie et je dois me tourner vers mes
au 18 août 1916 et du 21 mai au 4 juillet            frères et sœur. Je ne possède aucun meuble.
1917, il se bat sur le front de l’Artois, du 9 au    Au contraire, j’ai 2.000 Reichsmarks de dettes
20 octobre 1918 sur la position Hermann              que je ne peux honorer. Si la situation ne
(Cibiu) en Hongrie. Il est blessé à trois            s’améliore pas, je serai obligé de me tour-
reprises : le 4 septembre 1916, son pied             ner vers l’assistance publique car mon frère
gauche est écrasé par un «éboulement», le 7          n’est pas en mesure de me nourrir plus long-
avril 1918, une balle lui transperce l’épaule        temps»68. Sa situation est misérable. C’est
gauche et un coup de baïonnette lui trans-           à cette période qu’il rentre en contact avec le
perce la main65. Son passage dans l’armée            NSDAP de Darmstadt.
n’est pas auréolé de gloire : il a peu com-
battu et ses cicatrices sont dues à des inci-        Un ancien militant tardif de la cause
dents hors du front. A la fin de la guerre, il       (1930-1933)
est sous officier (Mousquetaire) de l’infan-
terie et reçoit la Croix de fer deuxième clas-       «L’été 1930, je me rapprochai du groupe local
se, une récompense bien ordinaire. Il se             du NSDAP de Darmstadt et y entrai en
distingue cependant par sa captivité du 24           mars 1931. A cette époque, je travaillais béné-
octobre 1918 au 24 octobre 1919, dans un             volement au service comptable de la région de
camp de prisonniers de guerre anglais.               Hesse à la gestion de la caisse et à partir de
                                                     juillet 1931 j’accomplis mon service au régi-
La précarité (1919-1932)                             ment SS 33». Le rapprochement et finale-
Son parcours entre 1919 et 1932 est avant            ment l’adhésion de Koch au NSDAP en
tout compliqué et instable66. De 1920 à 1928,        1931 (N° 475586) se produisent à un moment
il change à huit reprises d’employeur et             où sa situation économique stagne dange-
déménage quasiment aussi souvent.                    reusement et son mariage se solde par un
Comptable ou agent bancaire principale-              divorce. Le 8 mars, le tribunal reconnaît à
ment, son parcours est marqué par une                Karl tous les torts et à son ex-épouse la garde
situation précaire et soumis au aléas de l’éco-      de leur fils unique. Le même mois, Karl
nomie allemande. En 1924, alors qu’il est            trouve une nouvelle famille : il entre au
banquier à Francfort, sa situation semble            NSDAP. «Comme à ce moment là je ne
évoluer positivement : il se marie avec Marie        trouvais plus le temps pour exercer ma pro-
Müller, qui lui donnera un fils, Manfred,            fession et comme en raison de la déroute éco-
deux ans plus tard67. Rattrapé par la crise, il      nomique générale, je ne concluais pas
change de nouveau d’employeur. Sa situation          suffisamment d’affaires, je dus abandonner
économique et familiale se dégrade très rapi-        ma profession et me consacrer uniquement au
dement, les emplois qu’il occupe alors sont          service dans la SS »69. Il est pour la première
insuffisamment rémunérés pour nourrir sa             fois vraisemblablement au chômage et sans

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ressources, il espère par son engagement un        ses nouvelles fonctions. En 1934, un rap-
emploi futur.                                      port de la SS fait mention de «sanctions de
                                                   police, de pièges et de manœuvres mal-
Un homme malhonnête ?                              veillantes au sein du NSDAP menées contre
Si son affectation en 1932 s’explique par ses      lui»75. Un an plus tard, il est blanchi par un
antécédents bancaires, elle surprend eu égard      autre rapport de l’Inspection des KZ où est
à son passé douteux acquis dans l’art du           inscrit : «condamnations : aucune»76. La
détournement de fonds70. Si les différents         situation de Koch n’est pas exceptionnelle :
auteurs sont contradictoires à ce sujet71, les     le NSDAP a besoin de bénévoles compé-
documents de justice SS montre qu’il est           tents et est prêt à fermer les yeux : «Ne peut
condamné une seule fois en 1928, pour              devenir gardien de la caisse (du NSDAP)
détournement de fonds et de vol de la firme        que celui qui peut prouver seulement 2
Hufeld où il travaille. Sa situation écono-        condamnations pour vol ou dol» entend-on
mique explique certainement pourquoi il            dans la rue à l’époque.
produit de faux contrats afin d’obtenir des
remboursements de la caisse courante.
                                                   2.2 L’ascension exemplaire
Condamné, il perd son travail et sa femme
                                                       du SS-Führer Koch
demande le divorce. D’autres poursuites            La carrière de Koch ne fait que commencer,
sont entamées, mais cette fois à l’intérieur du    de simple secrétaire, il va bientôt passer à la
NSDAP. En 1932, il est exclu du parti dans         formation de troupes armées SS et, par ce
des circonstances obscures. Pour Arthur            biais, se retrouver fonctionnaire du système
Smith, lui et son beau-frère Arthur Schmidt        concentrationnaire. En quelques années, il
sont exclus pour avoir transmis des infor-         sera à la tête des plus grands KZ d’avant-
mations concernant la SS à la police politique.    guerre. Cette ascension sera d’abord possible
Hormis le fait qu’Arthur Schmidt est en            grâce à son rôle dans la conquête des camps
fait le demi-frère de Koch, il s’agit en fait de   par la SS, puis par sa réussite exceptionnel-
Rudolf qui sera le seul inquiété et finale-        lement rapide lors de sa formation et enfin
ment arrêté en 193372. Le 24 juin 1932, le         et surtout par ses qualités de gestionnaire des
NSDAP de Darmstadt exclut Karl parce               coups durs et de bâtisseur de camps. En
qu’il ne se présente pas à une réunion du          moins de trois ans, Karl deviendra le pro-
parti et oblige des témoins à garder le silen-     totype du «soldat politique».
ce73. La raison principale semble être le non
paiement de ses cotisations, Koch étant trop       Un formateur de troupes SS (août
pauvre. En mars 1934, il est réintégré après       1932-août 1934)
que le NSDAP de Dresde ait confirmé qu’il          «En août 1932, je fus transféré à l’Étendart
a honoré toutes ses dettes. Une lettre d’août      (Régiment) SS 33 de Kassel» indiquera Koch
1934 du département chargé des cartes de           en 193677. Koch y exerce les fonctions de for-
membre, en revanche, conditionne sa réha-          mateur, une tache liée à son expérience mili-
bilitation à un paiement de tous ses arriérés      taire. A la mi 1933, la Police auxiliaire est
de cotisations qui semble ne pas encore            incorporée à la SS-Totenkopf et il se retrou-
avoir été effectué74. Koch est finalement          ve de fait au sein de cette troupe chargée
réhabilité en 1935. La même année, une pro-        des KZ. Début 1933, il crée et dirige la trou-
cédure pour vol est aussi entamée, mais elle       pe de la police auxiliaire (SS) dont les
n’aboutit pas faute de preuves. Si Koch jouit      meilleurs éléments serviront dans le SS-
donc d’une mauvaise réputation, ses anté-          Leibstandarte de Berlin, rattaché à Hitler. Le
cédents ne font cependant pas obstacle à           journal nazi local Hessische Volkswacht,

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indique dans un article consacré à cette unité       est principalement chargé de la surveillance84.
que : «La formation, qui se trouve entre les         Les conditions de vie des internés sont telles
mains du SS-Truppenführer Koch du bureau             qu’en août, ils ne sont que 75 aptes au tra-
du 35 SS-Standarte, sera naturellement dure          vail85. L’effectif des prisonniers étant faible,
et variée. Il est évident pour la SS qu’une telle    les autorités décident le 15 de dissoudre le
combinaison des critères de sélection pour           camp et l’arrestation de 23 SA dont
un régiment doit produire les meilleurs résul-       Jähnichen pour crimes86. Les prisonniers,
tats, dans le sens de la discipline, de la pres-     qui ne sont pas libérés, sont envoyés au
tance, de l’affirmation intérieure et de l’esprit    camp de Sachsenburg. Le 23 août 1934, au
d’à-propos»78. Il est très vraisemblable que les     terme de cette action, Koch est promu
membres de cette unité aient participé, voire        Hauptsturmführer87. Karl von Eberstein,
organisé les exactions à cette période dans la       son supérieur direct le juge «énergique et
ville. George M-F, ancien responsable de             très dur. D’un caractère calme, mais déci-
l’Unité SS I de Kassel, déclarera plus tard :        dé. Un homme organisé, sur qui on peut
«Je n’ai pas participé... aux exactions et vio-      compter... Très intelligent». Son allure est
lences initiées par le bureau de la                  qualifiée de «parfaitement martiale et cor-
Hollenzollernstrasse», là où Koch officie79.         recte... énergique et claire». Ses résultats de
Au terme de leur formation, 28 des recrues           formation : «bons et plus que satisfaisants
SS sont affectées au KZ Breitenau en rem-            étant donné son niveau d’études». Vis-à-vis
placement de la troupe de surveillance, Koch         de ses subalternes, il apparaît comme «dur
n’y est pas affecté : au cours du mois de            mais juste» et son esprit de camaraderie «très
juin, il est nommé Sturmführer et envoyé à           bon et se montrant attentionné»88.
Dresde. Le 12 mai 1933, il est proposé pour
diriger l’unité motorisée du 35ème bataillon         Un commandant en formation
SS en Saxe. «En août 1933, je fus nommé à            (1934-1935)
la section II et chargé de la constitution et du     Koch quitte Hohnstein mais reste affecté
commandement de la SS commando spé-                  au service des KZ. Cette mutation fait par-
cial Sachsen »80. Sa prise de fonction tarde         tie du jeu normal des affectations à l’intérieur
pourtant à venir et ce n’est que le 1er              des troupes SS. Pour Arthur Smith, Koch est
décembre 1933 qu’il est chargé de créer la           sanctionné et muté au service des camps
Police politique auxiliaire de Saxe et de la         pour violence verbale contre des SS. Il cite le
direction de ce régiment81. Le 15 mars 1934,         général Karl von Eberstein : «A l’époque,
il est promu Obersturmführer82. Alors que            je le connaissais depuis quelques temps. Il
la SS évince politiquement la SA, Eicke le           était depuis 1934 dans la SS de Dresde. Là il
charge, le 30 juin 1934, de déloger cette der-       avait été accusé d’actes de violences contre des
nière du camp d’internement d’Hohnstein,             SS et j’avais formulé la demande de l’éloi-
près de Dresde où sont emprisonnés entre             gner»89. Himmler l’aurait alors «sanctionné»
600 à 700 personnes. Accompagné d’une                et bon «kamarade» l’aurait muté en lui don-
centaine d’hommes et, après une prise de             nant un meilleur grade. La raison de cette
possession difficile, Koch finit par occuper         mutation joue en fait un rôle mineur : Eicke
cette forteresse83. Pour la première fois, il        a besoin avant tout de formateurs pour les
exerce des fonctions de commandant dans              troupes de ses camps. Koch accompagne
un KZ, même s’il s’agit là d’une situation           alors les derniers prisonniers du KZ
exceptionnelle et provisoire. L’ancien com-          Hohnstein au KZ Sachsenburg. Le 1er
mandant SA, Rudolf Jähnichen occupe                  octobre, il est nommé commandant90. Il y
encore des fonctions d’administrateur, Koch          fait personnellement connaissance de Eicke

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qui semble satisfait du travail accompli par        liariser avec la bureaucratie de la komman-
Koch, parvenu, selon Johannes Tuchel, à             dantur en occupant les fonctions d’Adjudant.
faire de Sachsenburg «rapidement un camp            Sa nomination à Dachau fait partie des
modèle»91. Début novembre, Koch n’est               étapes obligées des futurs commandants de
plus utile à Sachsenburg : le 2 novembre, il        Eicke, un rituel initiatique pour la
est muté au camp d’Esterwegen. Le 8                 génération des soldats politiques98.
novembre 1934, il devient Führer des                Commencée à l’automne 1934, la forma-
troupes92. Sa position inférieure dans la hié-      tion de Koch s’achève 8 mois plus tard,
rarchie est due à l’importance du camp et à         alors que d’autres commandants atten-
son manque d’expérience. Esterwegen est             dront des années avant d’être jugés aptes.
selon Eicke : «le camp le plus difficile à diri-    Eicke le juge, désormais, apte aux plus
ger des camps allemands car il abrite des cri-      hautes fonctions dans un camp et lui confie
minels, il est éloigné de toute activité agricole   les plus difficiles.
et entouré par une population réactionnai-
re»93 et il préfère en donner la charge à un        Le commandant des coups durs
homme de poigne confirmé : Hans Loritz.             Les deux premières affectations de Koch
Koch retrouve en fait ses anciennes fonc-           sont Columbia Haus et Esterwegen où
tions : à la tête de la troupe de surveillance,     Eicke et ses hommes sont mis en cause pour
il est chargé de la formation d’environ 300         leur incompétence. Koch apparaît alors
recrues SS94. Le travail de Koch semble por-        comme l’homme providentiel prompt à
ter ses fruits. Eicke écrit en juillet 1935 :       rétablir la situation. Le 21 avril 1935, il est
«Loritz a en peu de temps non seulement             nommé commandant commissaire du KZ
construit une troupe SS disciplinée, mais aussi     Columbia-Haus à Berlin entaché par plu-
un camp de prisonniers modèle»95. Il l’envoie       sieurs affaires désastreuses : début 1935, le
alors officier au KZ Lichtenburg. Du 2 mars         commandant Alexander Reiner et son
au 1er avril 1935, Koch y occupe les fonctions      adjoint sont inculpés de coups et blessures
de führer de la section de sécurité, encore une     ayant entraîné la mort de deux prisonniers.
fois chargé des troupes de surveillance. Dans       Le 20 avril, deux autres prisonniers s’évadent
le cas de Lichtenburg, il s’agit aussi de diri-     avec la complicité d’un SS99. Cette évasion
ger le camp de prisonniers où sont inter-           contraint Eicke et Himmler à agir et à
nées environ 700 personnes96. Son passage           envoyer Koch, connu pour son efficacité, à
rapide dans ce camp illustre l’insatisfaction       Sachsenburg et Esterwegen. Les rares témoi-
de Eicke vis-à-vis des résultats obtenus par        gnages de survivants retracent la systémati-
le personnel SS : de mai 1933 à la dissolution      sation et l’accentuation de la violence100.
du camp en 1936, 5 commandants et 4 füh-            Satisfait, Eicke commente le 15 juillet :
rer de camps de prisonniers se succèderont.         «National-socialiste convaincu, Koch est un
Koch arrive au moment où une procédure              homme de devoir exceptionnel : son com-
judiciaire est entamée contre son prédéces-         portement pendant et hors du service est
seur Edgar Entsberger97. A peine installé,          irréprochable. C’est un bon camarade»101. Le
Eicke l’appelle à Dachau. Il n’y reste que          31 juillet 1935, Koch devient officiellement
21 jours. Son passage doit être interprété          commandant à part entière du camp. Le 15
comme un aboutissement et une formalité             septembre, il est promu SS Sturmbannführer,
indispensable pour conclure sa formation.           6 mois plus tard, le 31 mars 1936, il devient
Formé et rompu aux fonctions dans la trou-          commandant du KZ Esterwegen102. Cette
pe de surveillance et à la section du camp des      nomination est de nouveau liée à un coup
prisonniers, il lui reste maintenant à se fami-     dur : le commandant Loritz s’est montré

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