L'Homme augmenté Notre Humanité en quête de sens - Fondation Mines-Télécom
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Sommaire 3 L’Homme va-t-il orienter sa propre évolution ? 3 Une accélération inéluctable ? 3 Homme réparé, instrumenté, connecté, amélioré, augmenté… 5 Des technosciences à l’origine d’un bond en avant Éditorial Juin 2015 6 8 L’Homme, ce corps étranger ? Pour un posthumanisme positif 9 Augmenter l’homme, un projet Le fantasme d’un Homme dont les capacités sont augmentées par transdisciplinaire la technologie n’en est plus un. Rendant l’Homme plus performant 9 Qu’augmente-t-on ? intellectuellement, sensoriellement ou encore dans sa défense 10 Du corps aux senseurs de la ville face à la maladie, les implications d’un tel développement sont 10 Les technologies prêt-à-porter considérables. 11 Autonomie énergétique & fiabilité en question On y trouve évidemment en premier lieu les innovations impactant 12 Un corps en bonne santé l’homme dans son rapport avec l’extérieur et qu’on désigne par le 12 La santé change de forme terme d’innovations d’interface. L’exemple le plus frappant dans 13 Une préoccupation quotidienne cette catégorie concerne les innovations technologiques permet- 14 En route vers la Singularité tant de lutter contre les maladies touchant les sens comme la cé- 16 Les sciences cognitives en tête cité, le mutisme ou la surdité. La start-up française Pixium Vision a 16 Qu’est-ce que l’intelligence ? par exemple développé un couple implant-lunettes permettant de 17 Une superintelligence pour supplanter remédier à des problèmes de vue rédhibitoires. On y trouve en se- l’humanité ? cond lieu des innovations plus internes au sens où elles impactent 17 Notre propre intelligence se transforme le cerveau humain, c’est-à-dire des processus comme la réflexion 18 La vie telle que nous la connaissons ? ou l’apprentissage. À titre d’exemple, Halo Neuroscience, start-up 18 Réalité altérée typique de la Silicon Valley, développe actuellement un système 19 Robots de métal & robots algorithmiques à base d’impulsions électromagnétiques stimulant l’activité céré- 20 Considérations économiques brale dans le cadre de l’apprentissage et de la mémorisation. 20 Contraintes d’émergence d’un marché Néanmoins, alors que ces innovations constituent des progrès 21 L’alliance entre super-riches et multitude inédits, parfois même des miracles, elles posent bien évidemment la question de la finalité du projet humain avec une gravité renou- 22 Quelles voies emprunter ? velée. René Frydman, célèbre gynécologue français à l’origine du 22 L’Homme augmenté est-il acceptable ? premier « bébé éprouvette » et particulièrement actif sur ces ques- 24 Penser le posthumain tions d’humanité augmentée, rappelait en janvier que, dans le pro- 24 Des valeurs essentielles & des objectifs à court terme cessus inventif, la question du « Comment » devait toujours être envisagée postérieurement à celle du « Pourquoi ». 26 Explorateurs du posthumain 27 Glossaire Gilles Babinet 27 Travailler avec l’Institut Mines-Télécom Entrepreneur, Digital Champion représentant la France auprès de la Commission européenne pour les enjeux du numérique
Les cahiers de veille de la Fondation Télécom 1. Une accélération inéluctable ? L’Homme va-t-il L orsque fin février 2015 la nouvelle tombe d’une possible transplantation d’ici 2017 d’une tête sur un corps hu- main, personne ne semble plus étonné tant la Les technosciences semblent rivaliser d’in- ventivité pour nous proposer chaque jour un avant-goût de ce futur proche où l’Homme et la machine seront en symbiose. Certains parlent orienter sa propre science nous a habitué ces dernières années même d’une accélération de cette accéléra- à toujours plus de prouesses. Prothèses dites tion, comme si une loi de Moore appliquée à évolution ? intelligentes, séquençage du génome, intel- l’Humain était elle-même en train de dépasser ligences artificielles... la liste est longue des sa contrepartie électronique. Tout convergerait modifications possibles de l’être humain à des vers 2045, date à laquelle la nature même de fins de réparation ou d’augmentation. Certes, notre réalité diffèrerait drastiquement de notre l’augmentation des capacités humaines – ou quotidien actuel. Ce point nodal d’un nouveau la réparation, selon le point de vue – n’est pas monde a un nom : la Singularité technologique, nouvelle. Les propriétés de certains verres sont moment de notre évolution technologique où connus dès l’Antiquité, et l’on date l’apparition les transformations de nos capacités ne se font des premières lunettes au XIIIe siècle, probable- plus à l’échelle des individus mais à l’échelle de Homme augmenté, de quoi parle-t-on ? ment en Italie. Alors que la canne reste un dis- l’espèce humaine elle-même. positif rudimentaire, les lunettes procèdent déjà Le terme consacré en anglais, human enhan- d’une « réparation » plus élaborée. Quelques L’absence de visibilité à l’approche de cette sin- cement, traduit en français par amélioration siècles plus tard, ce sont les lunettes de réa- gularité, et la frénésie des fondateurs de grands humaine ou augmentation de l’humain, est lité augmentée qui participent à démocratiser acteurs de l’Internet pour l’atteindre, apportent moins ambigu. Il signifie à la fois l’amélioration l’augmentation des capacités humaines, mais leur lot de craintes, de réticences ou de fascina- des capacités humaines (homme biologique toujours à l’extérieur du corps, quand la science- tion. Faire le point vise à identifier les chemins augmenté), l’amélioration de la nature humaine fiction nous parle de puces directement implan- que l’espèce humaine en quête de sens pourrait (humain augmenté ou humanité augmentée), tées sur le nerf optique. prendre, sans perdre son Humanité. et l’amélioration de soi (au sens de l’accomplis- sement de la personne humaine). Homme réparé, instrumenté, connecté, amélioré, augmenté… Dans ce cahier nous ne traiterons que de l’augmentation de l’homme par des dispositifs Qu’est-ce qui distingue les lunettes inventées La distinction entre réparation et augmentation externes, mécaniques et numériques. Puces en Italie au Moyen Âge et perfectionnées depuis, est-elle même possible ? Certains pensent que implantées dans le corps ou modifications du et ces lentilles qu’on nous annonce comme per- non. Le philosophe et éthologue Dominique Les- génome seront citées, mais non traitées. mettant de zoomer sur les objets qu’on regarde ? tel, citant les propos de Ramez Naam qui estime Les premières pallient des déficiences d’un que « les scientifiques ne sont pas capables corps qui vieillit, ou permettent de retrouver des de tracer une ligne de démarcation claire entre capacités qui sont jugées comme étant dans la augmentation et guérison et qu’il est donc irra- norme de l’espèce humaine. Les secondes ap- tionnel de leur donner des statuts moraux diffé- portent de nouvelles capacités aux personnes rents », note que cette confusion pose plusieurs qui les chaussent, les rendant différentes de la questions et en souligne deux. La première est majorité de leurs contemporains. Les premières celle du glissement d’un concept à l’autre, selon réparent, les secondes augmentent. la parabole du tas de sable. On produit un tas de sable à partir d’un premier tas, grain après Cette différence entre Homme réparé et grain. Quand disparaît le premier, quand appa- Homme augmenté n’est pas figée dans l’échelle raît le second ? « Bien malin qui pourrait le dire, du temps. Intuitivement, elle dépend de ce qui il existe pourtant bien deux tas. » La deuxième est considéré comme la norme à une époque question est proposée par le philosophe Daniel [CC BY-SA 3.0 WIkimedia] donnée. Faire une transplantation cardiaque Normans en 1992, et « mobilise les concepts pouvait être considéré tout d’abord comme une quasi-statistiques de normalité pour considérer augmentation, au sens où elle augmentait la que toute intervention qui conçoit ou restaure durée de vie du receveur. Cette opération s’est un niveau de fonctionnement propre à l’espèce banalisée depuis, et ce qui l’est moins, ce qui doit être considéré comme guérison et le reste Saint Pierre, vu par Friedrich Herlin en 1466. nous rapproche du cyborg et donc de l’Homme comme augmentation ». Ce débat entre ce qui augmenté, c’est aujourd’hui la transplantation relève de la réparation et ce qui procède de d’un cœur artificiel totalement mécanique. l’augmentation peut prendre une tournure plus 2 —3
Cette première partie cite plusieurs fois des travaux issus d’ateliers qui se sont tenus entre octobre 2011 et janvier 2013, au sein de la chaire Modélisation des Imaginaires (Télécom ParisTech & Université de Rennes 2) fondée par Pierre philosophique, entre ce qui serait acceptable Équipé de son téléphone mobile, l’Homme n’a Musso, et notamment ceux de Brigitte Munier, ou pas, à chaque fois au nom de principes de pas besoin de lunettes de réalité augmentée Pierre Musso et Dominique Lestel. nature différente, scientifiques, philosophiques, pour déjà accroître sa connaissance du monde. éthiques ou religieux, qu’il n’est pas toujours im- L’Homme connecté est en permanence à deux Ils ont été réunis dans un ouvrage coordonné par médiat d’identifier dans les postures. D’un côté doigts des bases de connaissances : il accède Brigitte Munier : Technocorps. La sociologie du les bioconservateurs, et de l’autres les biolibé- à des savoirs qu’il n’a plus besoin d’apprendre corps à l’épreuve des nouvelles technologies. raux, pourrait-on dire. Si les premiers font repo- ou de mémoriser. Quand il se fait traduire un ser leurs arguments sur des intuitions assez mal texte, quand il choisit la meilleure route pour conceptualisées, dit Lestel, les seconds sont éviter des ralentissements, quand il est guidé parfois un peu trop sûrs d’eux. Avec en fond la par le choix de ses amis, il augmente ses capa- question des chercheurs Roache et Clarke : « si cités intellectuelles et ses interactions so- L’Homme on accepte les médicaments pour se guérir et les technologies pour accroître notre bien-être, ciales. Demain, en accédant aux capteurs de la ville sensible, il élargira encore plus son champ instrumenté pourquoi refuser d’augmenter nos capacités ? » d’observation. Il aura externalisé à la fois sa mémoire et sa perception. C’est au sein d’une équipe pluridisciplinaire Mais Homme réparé ou Homme augmenté ne que Christian Person, chercheur à Télécom sont pas les deux seuls termes de l’alternative L’Homme amélioré est un être qui n’est plus Bretagne, a développé une recherche sur la proposée aux humains aujourd’hui. Nos sys- seulement instrumenté pour se connaître, ou captation d’énergie dans l’environnement tèmes de santé occidentaux sont fondés sur une connecté pour mieux connaître, mais qui est ambiant et le placement d’antennes au plus médecine réparatrice, mais leur modèle écono- équipé pour dépasser son stade normal de près du corps. mique contesté pourrait bien redonner toute sa l’évolution. L’amélioration peut être temporaire place à une médecine préventive. Ils seraient (dispositif externe) ou définitive (manipulation Dans le consortium Smart Sensing, qui innove aidés en cela par une batterie de capteurs que génétique…). avec des tissus de haute technologie conçus chacun pourrait porter, afin, pour commencer, pour des usages intensifs du vêtement de mieux se connaître, et de pouvoir être alerté Ultimes étapes avant l’homo silicium, l’Homme communicant, via un « t-shirt digital » destiné avant de tomber malade grâce à l’analyse de hybridé possède un corps qui n’est plus entiè- aux sportifs, il étudie des réseaux de capteurs ses données consolidées avec celles des autres rement naturel, avec des parts mécaniques, corporels qui interviennent de manière de plus utilisateurs. C’est là un scenario qui se précise des sens nouveaux, ou même des fonctionna- en plus interactive avec le corps, en mode non de plus en plus, avec la culture de la mesure de lités nouvelles. À l’extrême, il peut être débiolo- intrusif et non invasif, sur des applications soi, et grâce à la multiplication des appareils que gisé et être un Homme fabriqué, présent dans phares dans le domaine du monitoring en l’on porte sur soi (montres tensiomètre…). Et un corps totalement artificiel, ou même de temps réel de la santé. quand ces capteurs sont intimement liés à nos manière ultime complètement décorporéisé vêtements, on parle d’Homme instrumenté. et présent uniquement dans les réseaux. Transhumanisme, posthumanisme, les deux Transhumanisme & be consciously fulfilling its real destiny” (In années 60 et 90 pour identifier des personnes termes sont souvent aujourd’hui employés tour New Bottles for New Wine, 1957). Huxley fait adoptant techniques et styles de vie permettant à tour comme s’ils se confondaient. Ils n’ont partie des scientifiques qui rédigent et signent de progresser vers une condition améliorée. pourtant pas été proposés à la même époque, à la veille de la seconde guerre mondiale le Ma- En 2002, la World Transhumanist Association et il est utile d’en comprendre à la fois le sens et nifeste des Généticiens, pronant alors ce qu’on (aujourd’hui Humanity+, 6000 membres début ce qui les distingue. a pu qualifier d’eugénisme de gauche, et qu’il 2015) adopte la Déclaration Transhumaniste réaffirmera en 1946 dans un texte préparatoire (voir page ), et propose comme définition du On trouve le terme transhumanisme pour la à la création de l’Unesco. Ce sont les révéla- transhumanisme : « un mouvement culturel et première fois dans les propos de Julian Hux- tions du programme de sélection des géniteurs intellectuel qui affirme qu’il est possible et dési- ley, biologiste et premier directeur général de et d’élimination des êtres supposés inférieurs rable d’améliorer fondamentalement la condi- l’Unesco, frère de l’écrivain Aldous Huxley : par les nazis qui pousseront Huxley à créer le tion humaine par l’usage de la raison, en parti- “I believe in transhumanism: once there are terme transhumanisme pour décrire sa vision culier en développant et diffusant largement les enough people who can truly say that, the hu- de l’amélioration des performances humaines. techniques visant à éliminer le vieillissement et man species will be on the threshold of a new à améliorer de manière significative les capaci- kind of existence, as different from ours as Ce terme est ensuite repris par plusieurs pros- tés intellectuelles, physiques et psychologiques ours is from that of Peking man. It will at last pectivistes et philosophes (Max More...) entre les de l’être humain ».
Les cahiers de veille de la Fondation Télécom Parmi les douze technologies disruptives ayant blocks ». Il discute explicitement des usages l’impact économique le plus facilement mesu- potentiels de ces technologies pour atteindre rable, présentés dans le rapport McKinsey 2013 les objectifs du transhumanisme (voir encart sur les technologies de rupture, trois technolo- ci-dessous), une « Nouvelle Renaissance » qui Des technosciences gies relèvent de l’augmentation de l’être humain : produira une nouvelle science, une nouvelle à l’origine d’un bond l’automatisation du travail intellectuel, consé- société et une nouvelle humanité. quence des progrès en Intelligence Artificielle, en avant et pouvant mener à une libération progressive Cet Homme nouveau sera plus sensible, avec de l’être humain de son obligation de travailler ; pourquoi pas de nouveaux organes permettant les robots de nouvelle génération, pouvant eux- de nouveaux sens, il disposera d’une mémoire même remplacer des êtres humains, mais éga- accrue, d’une intelligence supérieure, d’une lement les réparer et les améliorer (exosque- capacité de concentration fortifiée, sera plus lettes…) ; la génomique avancée et, au-delà, la robuste, reprogrammable à volonté, et vivra biologie de synthèse. Ces technologies sont un plus longtemps. exemple des avancées majeures récentes dans Entre nature et culture de nombreuses disciplines et domaines appli- Comme l’a montré la chercheuse Stéphanie catifs : médecine & santé, neurobiologie, phy- Chifflet, citée dans l’ouvrage Technocorps, ce Quelle est la part de la nature et quelle est la sique computationnelle, intelligence artificielle, rapport NBIC écrit le récit du mythe cosmo- part de la culture dans la construction d’un nanotechnologies… gonique à venir, la transformation du monde homme ? L’Homme hybridé, dans un corps ni et de l’espèce humaine par la technoscience. entièrement naturel, ni entièrement culturel, Les technologies de rupture et la notion même « Par ses thèmes principaux, la maîtrise et apporte une nouvelle réponse mais pose de d’human enhancement ont été popularisées la manipulation de la matière, la transforma- nouvelles questions. dans un rapport de 2002 commandité par tion de l’homme, l’héroïsation du scientifique, la National Science Foundation (NSF) et le l’immortalité, le grand récit de la convergence Faut-il opposer une prétendue vision améri- Department Of Commerce américain. Ce rap- NBIC apparaît comme l’expression moderne caine du corps individuel exalté à une vision port de 400 pages, intitulé Technologies de d’un défi démiurgique que l’homme est invité européenne qui serait plus nimbée de culture ? conversions pour l’amélioration des perfor- à relever, devenant lui-même l’acteur d’une Opposer Narcisse à Prométhée ? Ce serait mances humaines ; Nanotechnologie, Bio- nouvelle religion : la religion de la technolo- bien trop réducteur, car ces deux chemins de technologies, technologies de l’Information et gie. » Provoquant une course poursuite et un l’amélioration humaine sont partagés des deux sciences Cognitives, promeut un programme agenda transhumaniste qui sont principale- côtés de l’Atlantique. technoscientifique de convergence des NBIC, ment menés en occident par les chercheurs c’est-à-dire des atomes, des gènes, des bits et entrepreneurs bioprogressistes des deux et des neurones, les « 21st Century building côtés du Pacifique. Posthumanisme Le terme posthumanisme est plus récent. ment redonner un sens au mot Humanisme ? » la production d’êtres nouveaux et légitimant On l’attribue à Peter Sloterdijk (philosophe et Ce dernier lui répond dans une lettre très dense, le pouvoir de ceux qui bénéficieront des tech- essayiste allemand) qui l’a employé en 1999 à dont tous les éléments ne seront pas compris à nologies d’augmentation de l’être humain. » l’occasion d’un colloque consacré à Heidegger son époque, mais plus tard après la publication Pour Sloterdijk, le transhumanisme, encore mal et à la fin de l’humanisme. de nouveaux travaux. Ces questionnements défini, est principalement une transition vers le issus des atrocités du deuxième conflit mon- posthumanisme. Les réflexions sur l’humanisme trouvent leurs dial accompagnent les penseurs depuis lors, sources dans un courant d’interrogations et c’est dans ce contexte que Peter Sloterdijk Malheureusement le terme posthumanisme est scientifiques au sortir de la deuxième guerre affirme que l’humanisme, qui servait à l’éduca- devenu depuis un mot ombrelle qui recouvre de mondiale. Citons notamment Vannevar Bush tion de l’homme par l’homme lui-même, a dis- nombreuses réalités différentes. Dans une pu- qui imagine en juillet 1945 dans « As we may paru à la fin du XXe siècle, la culture de masse blication de 2013, Francesca Ferrando s’attache think » un réseau préfigurant l’Internet d’au- parachevant la « domestication de l’être hu- à démêler les similarités et les différences entre jourd’hui, Norbert Wiener qui propose le projet main » et l’établissement d’une société post- transhumanisme et posthumanisme, le premier cybernétique pendant les conférences Macy, humaniste. Il postule que « le développement étant centré sur l’humain, tandis que le deu- ou le français Jean Beauffret qui pose en 1946 des technosciences imposait d’envisager un xième s’intéresse à un écosystème dans lequel à son ami Martin Heidegger la question « Com- nouveau système de valeurs accompagnant l’humain n’est qu’un nœud parmi d’autres. 4 —5
Ce récit moderne cosmogonique prend la place intelligentes interagiraient constamment dans d’un récit plus ancien, rappelle Brigitte Munier, un immense système mondial de communica- celui du Golem, cette créature faite à l’image de tions. En procédant ainsi, Wiener réduit le fossé L’Homme, ce l’Homme que l’on retrouve dans de nombreuses entre l’Homme et son artefact, entre le naturel cultures. Et notamment dans la culture juive où et l’artificiel, et mène à une débiologisation de corps étranger ? le Golem est créé par le Rabbin Loew pour lut- l’intelligence et de l’esprit. C’est là que le mythe ter contre des attaques antisémites : c’est un du Golem s’inverse, note Brigitte Munier. « Si être adulte, surpuissant et intelligent, mais ni l’homme n’a pas plus d’intériorité que le Golem, aimé ni éduqué par son père. À mi-chemin entre la créature cesse d’être effrayante et peut l’homme et l’outil, il acquiert une réputation de se confondre avec l’ordinateur. […] Le vieux monstre. Laissé un soir à lui-même, il se rebelle face-à-face de l’homme et du Golem est alors contre sa condition, dévaste tout autour de lui renversé : la possibilité d’un homme sans âme au point que la seule solution est de le détruire. n’épouvante plus le créateur qui admire dans le Golem un corps technologique contrôlé et C’est non pas le corps créé du Golem qui fait indéfiniment améliorable. » Le corps devient peur, mais son autonomie soudaine, la prise de dès lors un objet manipulable comme un autre. conscience que le semblable artificiel sous-en- tend que « l’humain ne se définit plus par un La technologie appliquée au corps peut alors se principe spirituel irréductible, une âme trans- décliner en trois axes : l’extension qui renvoie cendante ». Au moins dans les sociétés occi- à l’Homme connecté, aux délices de la gestion dentales, car une société animiste comme le d’avatars multiples, à tel point que la vie en Japon s’en trouve déconcertée, et ne comprend ligne acquiert la densité propre à créer la noos- pas la peur des robots qui représente pour elle phère ; l’hybridation qui, à base de médecine et d’utiles et amicaux auxilliaires. de NBIC, donne naissance à des cyborgs deve- nus de plus en plus ordinaires ; la transforma- Le mythe du Golem se répercute de manière as- tion, au cœur du projet posthumaniste, dont les sumée dans le projet cybernétique de Norbert mécaniques ne sont pas encore connues, mais Wiener au MIT après la seconde guerre mon- qui pour sûr vaincra la chair putrescible. diale. Frappé par la responsabilité des scienti- fiques dans la mise au point de la bombe A et Ces étapes sont aussi celles de la société occi- de ses conséquences, il dessine l’utopie d’un dentale, selon un procédé synecdochique que monde où humains et machines de plus en plus souligne Pierre Musso. « En refaisant le corps, il Expérimenter sur le corps Si le cyborg né par ectogénèse n’existe pas Partout dans le monde, des personnes expéri- encore, des cyborgs contemporains explorent mentent du bodyhacking sur leur corps, se gref- de nouvelles manières de posséder son corps. fant des éléments biologiques ou électroniques Kevin Warwick, professeur de Cybernétique à complémentaires. On est là dans des pratiques l’université de Reading au Royaume-Uni, s’est émergentes, d’initiatives individuelles de bri- ainsi greffé des électrodes reliées à son sys- colage du corps pour vivre de nouvelles expé- tème nerveux pour pouvoir commander des riences, et qui ne sont pas mues par des inca- équipements à distance. pacités antérieures qu’il convenait de réparer. Il peut par exemple s’agir de puces RFID sous- Neil Harbisson (ci-contre) est un artiste frappé cutanées permettant d’être reconnu par son d’achromatopsie, ce qui ne lui permet de voir installation domotique, ou bien de l’implantation qu’en noir et blanc. Il s’est équipé d’une caméra de capteurs magnétiques dans les doigts pour [CC BY 2.0 campuspartymexico, flickr] reliée à son cerveau qui transforme les couleurs expérimenter de nouvelles sensations. Il s’agit (y compris en dehors du spectre visible) en là d’augmentations « en plus », les augmenta- sons. Ayant obtenu l’autorisation de figurer sur tions « en moins », qui suppriment des facteurs son passeport avec son dispositif, il est consi- limitants, étant encore aujourd’hui le fait de l’in- déré comme le premier cyborg de l’Histoire. génierie génétique.
Les cahiers de veille de la Fondation Télécom s’agit de refaire l’homme, et au-delà, de refaire La question fondamentale qui nous est posée la société, la science et le monde », explique- est alors la suivante : « Au fond, qu’est-ce que t-il, proposant le néologisme Technocorps pour l’humain ? » Un texte de Vercors, Les Animaux “ désigner ce corps technologisé symbole de la dénaturés, explore cette question. La décou- L’hybridation société occidentale contemporaine. Au modèle verte de singes évolués, probable chaînon est une modalité mécaniste de représentation du corps humain manquant, et leur exploitation par un homme (d’Aristote au siècle des Lumières) a succédé d’affaires, pose la question de leurs droits, et pour augmenter un modèle cybernétique, à nouveau boulever- donc de leur qualité d’être humain. Question dif- (ce n’est pas la seule), sé par le modèle NBIC qui annonce la transfor- ficile, car la loi n’a jamais répondu à la question l’augmentation mation de l’humain et de la société. « Qu’est-ce que l’Homme ? » Ce que ce roman ” imagine en 1952, nous est présenté aujourd’hui est une finalité. Le sociologue Nicolas Le Dévédec précise ce- par le projet posthumaniste. L’humain pourrait pendant que si « l’idée de plasticité humaine, devenir un « humanoïde sans corps, sans vieil- […] n’est en soi, pas tout à fait nouvelle, […] lesse, sans souffrance et sans mort ». si l’imaginaire contemporain paraît bien relié Jusqu’où aller ? à cette représentation humaniste de la per- Sebastian Seung, dans un TedX et un livre paru fectibilité, une distance pourtant importante en 2012, avance qu’un être humain n’est pas Homme implanté, ayant incorporé des les sépare. » Sous le nom de « perfectibilité », la somme de ses gènes, mais la somme de ses artefacts, puis homme décorporéisé, ayant les philosophes du siècle des Lumières expri- connexions neuronales, qu’il appelle « Connec- versé son soi dans la machine, sont les étapes maient l’idée d’un être humain ne se définis- tome ». Si nous sommes un jour capables de suivantes. Il ne s’agit plus d’améliorations, un sant par aucune essence fixe, se réalisant quantifier très précisément ce connectome qui terme en droite ligne du méliorisme du siècle par son arrachement à la nature. Le Dévédec nous définit en tant qu’être, nous sommes alors des Lumières, mais de transformations. Qui montre que l’idée originale de la perfectibilité et capables de le sauvegarder, de le dupliquer, et peuvent être des augmentations en «en plus» ses développements, de la Renaissance au XIXe de le charger (uploading) dans un artefact. comme en «en moins», et le plus souvent siècle, s’est peu à peu distordue « en occultant aujourd’hui des expérimentations qui restent toute sa dimension sociale et politique ». Et Et pourquoi pas choisir le corps dans lequel le fruit d’initiatives individuelles. ce qui est plus nouveau encore est l’esprit de s’incarner, ou s’incarner dans plusieurs corps rejet qui anime certains dans le projet post- à la fois ? C’est ce que propose la transhuma- Il peut être utile pour les comprendre de humaniste, le dégoût d’une humanité capable niste Martine Rothblatt avec le transbemisme. classer les procédés d’augmentation proposés du pire, la fatigue d’être soi, la répugnance et le Plus besoin de gènes, nous serions capables selon leur maturité : existants, émergents ou rejet d’un corps empli d’imperfections, d’infir- de nous répliquer numériquement de corps en spéculatifs. mités et de limites. corps, tant qu’on en aura l’envie encore. Déclaration du transhumanisme “ L’avenir de l’humanité va être profondément investis dans la compréhension de ces perspec- tures. — Nous préconisons le bien-être de toutes transformé par la technologie. Nous envisa- tives. Nous devons soigneusement débattre de les sensibilités, humains, animaux non hu- geons la possibilité d’élargir le potentiel humain la meilleure manière de réduire les risques et mains, intelligences artificielles futures, formes en surmontant le vieillissement, les lacunes d’accélérer les applications bénéfiques. […] — de vie modifiées, ou d’autres intelligences à cognitives, la souffrance involontaire, et notre La réduction des risques existentiels, le dévelop- laquelle l’avance technologique et scientifique isolement sur Terre. — Nous croyons que le po- pement de moyens pour la préservation de la vie peut mener. — Nous permettons aux individus tentiel de l’humanité est encore essentiellement et de la santé, la réduction de la souffrance, et un large choix personnel sur la façon dont ils non matérialisé. Il existe des scénarii possibles l’amélioration de la sagesse humaine devraient mènent leurs vies. Cela comprend l’utilisation de ” qui conduisent à des conditions humaines mer- être poursuivis comme des priorités urgentes, techniques qui peuvent être développées pour veilleuses et très notablement améliorées. — et financés à la hauteur. — L’élaboration des aider la mémoire, la concentration et l’énergie Nous reconnaissons que l’humanité fait face politiques doit être guidée par une vision morale mentale, les thérapies de prolongation de la vie, à de graves risques, en particulier l’utilisation responsable et inclusive, en prenant au sérieux les technologies de choix en matière de procréa- abusive des nouvelles technologies. Il existe des opportunités et risques, respect de l’autono- tion, les procédures de cryogénisation, et de scénarii réalistes qui conduisent à la perte de la mie et des droits individuels, et en montrant nombreuses autres technologies de modifica- plupart, voire la totalité, de ce que nous tenons solidarité et préoccupation pour les intérêts et tion et d’amélioration possibles pour l’homme. pour précieux. […] Bien que tout progrès soit la dignité de toutes les personnes à travers le changement, tout changement n’est pas pro- monde. Nous devons aussi considérer nos res- 1998 http://humanityplus.org/philosophy/ grès. — Des efforts de recherche doivent être ponsabilités morales envers les générations fu- transhumanist-declaration/ 6 —7
La seconde définition du transhumanisme nécessaires, et nous ne pourrions pas plus in- proposée par la WTA en 2002 est « l’étude des tervenir que les chimpanzés ne peuvent le faire Pour un post- répercussions, des promesses et des dangers potentiels de techniques qui nous permet- actuellement contre nous. humanisme tront de surpasser des contraintes inhérentes Et sans parler de catastrophes qui découle- à la nature humaine ainsi que l’étude des pro- raient d’un génie génétique mal maîtrisé ou positif blèmes éthiques que soulèvent l’élaboration d’un emballement nanotechnologique, il y a et l’usage de telles techniques ». Quoiqu’on en parmi les risques sur le chemin du posthumain, pense, cette préoccupation reste bien à l’esprit des menaces plus incidieuses pour notre es- des plus entrepreneurs et explorateurs actuels pèce. Il y a la perte en cours de route de notre de l’human enhancement. À la suite de Stephen humanité, il y a la marginalisation de l’Homme. Hawking en avril 2014, plusieurs personnalités Et celle-ci a peut-être commencé sans qu’on remarquables comme Elon Musk ou Bill Gates y prenne suffisamment garde, par le biais des ont exprimé publiquement leurs interrogations algorithmes qui gèrent notre monde de don- sur les risques d’une percée soudaine en intel- nées. Ce monde qui est l’essence même de ligence artificielle qui ne serait pas maîtrisée l’ère numérique qui s’est ouverte, est gouverné (voir pages -). Début 2015, le Forum de par des algorithmes qui classent, proposent, Davos identifie, dans son rapport Global Risks portent à notre attention, décident, peu à peu 2015, celui lié au mauvais usage de la tech- normalisent nos rapports avec la machine et nologie. La biologie de synthèse, les manipu- entre nous, et prédisent et organisent nos vies. lations génétiques, l’intelligence artificielle, c’est-à-dire les principales recherches autour Pour tenir fermement la barre du projet cyber, de l’Homme augmenté, sont des technologies pour éviter la dystopie d’un monde de machines pointées du doigt pour leur manque de gouver- qui, paradoxalement, nous libèrent et nous nance, de contrôle ou de régulation. aliènent tout à la fois, il nous faut pas moins que repenser le projet humain. D’un tas de sable Concernant les intelligences artificielles par à l’autre, de l’humain au posthumain, il y a un exemple, la crainte n’est pas tant qu’elles de- chemin clair à explorer, nous dit Gilles Babinet, viennent du jour au lendemain conscientes et le « chemin qui vise à renforcer ce qui carac- aggressives, mais que nous n’ayons pas su térise l’humanité au-delà de la machine ». Les accorder à temps leurs objectifs avec ceux de machines y continueraient à nous servir, là où l’espèce humaine. Une fois le génie sorti de la nous sommes uniques : l’art, la poésie, le sport, bouteille, explique le rapport, il n’est pas cer- le rire, la spiritualité… Nous leur demanderions tain qu’on puisse stopper ces intelligences de nous aider à mieux nous connaître, et à aug- qui auraient des buts légèrement différents de menter et renforcer les configurations de nos ceux qu’on croyait leur avoir donnés. Elles uti- cerveaux correspondant à l’altruisme, la bien- liseraient les ressources qui leur sembleraient veillance, la créativité et la sagesse. Bibliographie & lectures complémentaires Technocorps. La sociologie du corps à l’épreuve Société humaniste ou eugéniste ? Deux des nouvelles technologies. Sous la direction visions du futur s’opposent à TEDxParis 2014 Posthumanism, Transhumanism, Antihu- de Brigitte Munier. Éds. François Bourin 2013 Laurent Alexandre / Alain Damasio. manism, Metahumanism, and New Materia- http://goo.gl/vtphbQ lisms: Differences and Relations. Francesca Le Corps, Nouvel Objet Connecté – Du Ferrando. 2013 http://goo.gl/c2D0ak Quantified Self à la M-santé : les nouveaux L’humain augmenté. État des lieux et pers- territoires de la mise en données du monde. pectives critiques. Actes, décembre 2012, A history of transhumanist thought. Nick Cahier IP #2, CNIL 2014 Institut des sciences de la communication Bostrom. 2005 http://goo.gl/8v5qoA CNRS / Paris-Sorbonne / UPMC La société de l’amélioration. La perfectibilité http://goo.gl/IC0nd9 Converging Technologies for Improving humaine, des Lumières au transhumanisme. Human Performance. Mihail C. Rocco et Wil- Nicolas Le Dévédec. Montréal, Liber, 2015 Davos Global Risks 2015 http://goo.gl/RWfz8K liam Sims Bainbridge (dir). Arlington, Virginie, National Science Foundation, juin 2002 Sebastian Seung. I am my connectome. Ted- Big Data, penser l’homme et le monde autre- Talks 2010 https://youtu.be/HA7GwKXfJB0 ment. Gilles Babinet. Le Passeur Éditeur. 2015
Les cahiers de veille de la Fondation Télécom 2. S i l’on s’accorde sur l’utilité de travailler à rable et améliorable, instrumenté et connecté, la modification de l’espèce humaine, les quantifié et en bonne santé, pages -, puis Augmenter objectifs et les raisons invoquées peuvent en étudiant l’esprit, la complexité du cerveau en revanche être plus diverses. Qu’il s’agisse humain et la possibilité d’en reproduire les ca- l’homme, un projet d’étendre le corps dans la noosphère, de l’hy- pacités, pages -, et enfin l’artefact, le robot brider avec la technologie ou de le transformer algorithmique ou mécanique et la vie simulée, transdisciplinaire dans un projet posthumain, la question doit être pages -. Des principes économiques liés au posée à chaque étape du « pour faire quoi ? » projet transhumain, dont la dimension transdis- C’est ce que nous explorons à présent, en par- ciplinaire est exposée en fresque centrale, sont tant du corps, un corps toujours présent, répa- discutés pour finir pages -. Qu’augmente-t-on ? • Augmenter les capacités physiques et cognitives, c’est répondre à la demande • Vision dans les infrarouges ou les ultra- du dépassement de soi, à la recherche violets, odorat, vue perçante, perception sans fin de la performance. Être plus fort, Doit-on tout confier à la technologie ? des ultrasons, les animaux ont souvent plus résistant, mais également disposer des organes sensoriels plus dévelop- de plus de mémoire et de matériel neuro- Même s’il est indéniable que les technologies pés que les nôtres. Que ce soit par des nal pour accueillir et traiter les données, vont jouer une part importante dans les procé- moyens génétiques ou électroniques de sens ultra développés, seront des dés d’augmentation, celle de l’Homme et celle incorporés, l’amélioration et l’augmen- points essentiels dans le développement de l’espèce humaine, interroger le degré avec tation des sens existants répondra à de l’Homme augmenté. lequel elles interviendront évitera de sombrer la recherche de super pouvoirs par des dans la dystopie de l’aliénation. réponses personnalisées. • La durée de la vie n’a cessé d’augmenter depuis un siècle, même si des disparités Le troisième volet de l’human enhancement, • Echolocation, sens électrique, boussole importantes peuvent exister entre les l’amélioration de soi, la recherche de son iden- interne, la nature a également doté les pays. À ce rythme, l’espérance de vie pour- tité, l’accomplissement de soi, peut en effet animaux de sens que nous ne possé- rait atteindre entre 66 et 97 ans en 2100 s’atteindre par des pratiques dans lesquelles dons pas. Disposer de nouveaux sens selon les pays et dépasser les 100 ans la technique ne resterait dans un premier ou les procurer à nos robots est l’étape d’ici 2300. C’est le résultat d’une mortalité temps qu’un auxilliaire. La formation, le sport, qui marquera la transformation de notre infantile limitée, des progrès de la méde- la méditation, l’expression orale, la danse sont perception du monde. Et pourquoi pas un cine et du niveau de vie. Cette augmenta- certaines de ces pratiques. jour la télépathie ? tion de la durée de la vie peut à présent se poursuivre encore de manière volontariste, sans limite fixée. Elle a des conséquences sur les types de société à venir. Le neuroscientifique David Eagleman L’Humain augmenté, sous la direction présentait en mars 2015 à TED une d’Édouard Kleinpeter, Les Essentiels d’Her- veste équipée de modules motorisés mès, CNRS éditions 2013, et notamment : traduisant des paroles en vibrations tactiles. Ce vêtement permet à des • Le corps artefact. Archéologie de l’hybridation personnes malentendantes d’ap- et de l’augmentation. Jacques Perriault prendre le « langage par vibrations » en quelques semaines. • Homme augmenté et augmentation de l’humain. Bernard Claverie, Benoît Le Blanc https://goo.gl/nY2naI • De l’humain réparé à l’humain augmenté : Voir également page les travaux naissance de l’anthropotechnie. Jérôme de Frédéric Boyer à Mines Nantes sur Goffette le sens électrique. • Transhumanisme : une religiosité pour huma- nité défaite. Jean-Michel Besnier 8 —9
Corps et société sont décidément intimement Les technologies prêt-à-porter liés. Et comme les différents types de sociétés Cette prise de conscience qu’il est possible que qui s’ouvrent à nous seront questionnés, les mon interlocuteur soit un enregistreur continu Du corps aux différents types de dispositifs techniques qui et sans recours, va de pair avec une multipli- nous sont proposés doivent être socialement cation et une miniaturisation des capteurs qui senseurs de la ville acceptables. L’exemple des Google glasses en permettent de les placer absolument partout, 2014, rejetées par des non porteurs trouvant comme le rappellent régulièrement les obser- trop intrusifs les comportements des pro- vateurs des wearable technologies. On peut priétaires de ces lunettes, a montré que cette même affirmer que le développement actuel de acceptation ne serait pas immédiate et devait l’Internet des objets, ce qui nous rend le plus sans doute passer par des niches d’usages, sensible au déploiement en cours de ce monde par exemple professionnels, avant d’être aussi pervasif, passe par les wearables, et l’imagina- commune que le sont nos mobiles. tion semble être ici la seule limite. Connecter son corps, accepter de croiser des corps connectés et d’interagir avec eux, ne sera Capteur Captation pas, en effet, un choix évident pour la première accélération, capture génération d’humains concernés. La confiance Accéléromètres de mouvement dans l’utilisation des données qui seront cap- Capteurs à effet Hall champ magnétique tées, utilisation par l’individu lui-même ou par présence, champ les services auxquels il est relié, explicitement Capteurs à induction ou non, est un des enjeux principaux qui sera magnétique Capteurs capacitifs contact mis en avant et commence déjà à l’être. Une étude Forrester de 2014 interroge ainsi 4600 couleur, mouvement, Capteurs CCD américains adultes, en mettant la question de vitesse, dimensions la confiance au cœur : « quels types de cap- pression atmos- teurs seriez-vous prêts à porter et utiliser, Capteurs de pression phérique, tension proposés par des marques en qui vous avez artérielle, poids confiance, pour des services susceptibles de Capteurs ILS champ magnétique vous intéresser ? » Sans surprise, avec 42% [CC BY 2.0 Keoni Cabral, flickr] contact, torsion, des réponses, ce sont des capteurs au poignet, Capteurs résistifs étirement bracelet ou montre connectée, qui remportent Diodes/Résistances température les suffrages. Ils profitent en effet du capital confiance de la montre, dont l’usage est prin- position spatiale, Gyroscopes cipalement réservé à son porteur. À l’inverse, inclinaison, inertie avec seulement 18% des choix, les lunettes niveau sonore, annoncent un changement de perspective, Tous ces dispositifs peuvent être caractérisés impulsion sonore, comme le relève la CNIL dans son cahier « Le par deux dimensions : leur facteur de forme, et Microphones reconnaissance corps, nouvel objet connecté ». Les capteurs les bénéfices qu’ils offrent à leur porteur. Ces vocale des lunettes sont les mêmes que ceux d’un derniers peuvent être eux-même divisés en présence, couleurs, smartphone, mais « elles voient tout ce que trois catégories : Photodiodes distances, lumino- le porteur voit, alors que le téléphone ne voit sité que ce que son porteur lui montre ». Il y a là dispositifs qui améliorent Photorésistances luminosité deux différences : un objet qui peut enregistrer vie quotidienne ou simplifient les tâches en permanence car il n’est plus nécessaire de quotidiennes Transducteurs distances, pré- ultrasons sences faire le geste pour le mettre ostensiblement dispositifs qui plongent l’utili- en situation d’enregistrer, et un objet qui peut divertissement sateur au cœur de la musique, Toutes les grandeurs physiques être connecté en permanence. Les lentilles de la vidéo, des jeux sont mesurables par quantité de capteurs. de contact obtiennent quant à elles un faible dispositifs qui mesurent des score de 6%, malgré leurs promesses de mo- données physiologiques santé & bien-être nitorer également des paramètres de santé. et donnent des retours au Elles seraient encore moins repérables que les porteur lunettes et plus difficiles à justifier. Étude Forrester Wearable Computing présentée à LeWeb’14 : https://youtu.be/El2o0YnzILQ
Les cahiers de veille de la Fondation Télécom La traduction du terme wearable n’est pas chose L’Homme augmenté se aisée. Opter pour le mot portable est ambigu, car déplace dans un environne- il désigne déjà les ordinateurs portables voire les ment mixant lui aussi nature mobiles. Le choix de vestimentaire est parfois et technologie. La « ville fait, notamment dans l’expression technologies sensible » est le nouvel ava- vestimentaires. Ceci laisse malheureusement de tar de la ville intelligente qui, côté les accessoires comme les lunettes, bagues, notamment sous l’impulsion bracelets, ceintures… On trouve également dans de designers, n’est plus seu- la littérature la notion de technologies prêt-à- lement numérique ou durable, porter, qui a l’avantage d’englober vêtements mais étend les perceptions et accessoires, et de souligner les caractères et assure le bien-être de ses personnels et utilitaires de ces dispositifs. habitants et visiteurs. [CC BY-SA 3.0 ISA Internationales Stadtbauatelier] Augmented Human International Conferences Un grand nombre d’entreprises se partagent les souhaitée. Il est nécessaire de trouver cette La première Augmented Human International marchés de ces trois catégories, un panorama énergie dans l’environnement, et les solutions Conference s’est tenue en France, à Megève, auquel il faut ajouter les entreprises spéciali- sont nombreuses sur un corps humain qui en 2010. Elle fait le constat alors d’un marché sées dans la sécurisation des données collec- se déplace. Gradients thermiques, vibrations à venir de près de 900 millions de dollars tées, leur transport ou leur hébergement. mécaniques, effet triboélectrique (transfert d’ici 2020. Elle se déroulait en parallèle d’une d’électrons lors du frottement de deux sur- rencontre sur les produits et services high Acceptabilité sociale, facteurs de forme, ser- faces), ondes lumineuses ou radiofréquences tech adressant le bien-être dans le sport, avec vices associés aux dispositifs, sécurisation sont des sources d’énergie potentielles que l’on force investisseurs. Les actes rassemblent des des données de vie privée collectées… sont sait capter. Le tee-shirt connecté (page ) col- papiers sur les interfaces homme-machine, la autant de défis qui doivent être confiés à des lecte ainsi l’énergie des ondes radio, exploitant réalité augmentée, les wearables, les exosque- designers, une compétence essentielle quand l’omniprésence du spectre électromagnétique. lettes… La sixième conférence s’est tenue en il s’agit de travailler sur l’essence même de ce Il est également possible de récupérer de l’éner- mars 2015 à Singapour et la prochaine revient que nous sommes. gie par microgénérateurs piézoélectriques, dans les Alpes, à Genève. à partir de la dilatation des tissus quand on Car, au-delà de dispositifs techniques offrant respire… Il convient cependant de mixer ces http://www.augmented-human.com/ un réel bénéfice pour le porteur, se dessinent sources d’énergie qui n’ont pas toutes la même deux évolutions : la possibilité d’étendre sa per- fiabilité, et de s’appuyer sur une collecte multi- ception aux capteurs de la ville sensible – la énergie cumulée. mise en open data du territoire ouvre la voie à de tels services – puis à la planète entière ; La fiabilité est aussi celle des mesures effec- l’accès à une connaissance plus intime des tuées par les capteurs. Des études récentes ressorts humains, à partir du moment où les comparant des bracelets de mesure des fré- capteurs du corps permettent l’interprétation quences cardiaques avec des équipements des émotions du porteur. médicaux professionnels ont montré des dif- férences nettes dues aux technologies utili- Autonomie énergétique & sées (mesure optique pour les bracelets contre De nouveaux capteurs sont créés régulièrement. fiabilité en question impulsions électriques pour les électrocardio- Fin mai 2015 Google annonce le projet Soli, une graphes). L’amélioration de la précision des puce radar miniature de 9 mm de large, dans la Deux limites doivent être cependant dépas- capteurs et leur bonne utilisation (par exemple bande des 60 GHz, développée pour détecter les sées avant de pouvoir nous plonger dans Gaïa. capture optique des battements de cœur au mouvements de la main et des doigts… La première est la gestion de l’énergie. Une bout des doigts, plus transparents) résoudra montre connectée qui a une autonomie de ces problèmes à terme, mais se posent les https://youtu.be/0QNiZfSsPc0 moins de 24h risque en effet d’être rapidement questions de la certification des équipements, délaissée. Pour des raisons de coûts, de taille et de la responsabilité des parties prenantes ou de poids, l’alimentation des capteurs embar- dans les cas d’usage où la vie est en jeu, et qués dans des prêts-à-porter par de simples notamment sur des maladies considérées au- batteries ne suffit pas à apporter l’autonomie jourd’hui comme graves. Voir également le cahier de veille de la Fondation Télécom : « Internet des Objets, objets de l’Internet » 10 — 11
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