La discorde des objets chrétiens et le changement moderne - Presses Universitaires de Rennes
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Introduction
La discorde des objets chrétiens
et le changement moderne
Marie Lezowski
À l’époque moderne, une hostie, une statue ou un rosaire suffit à enclen-
cher la dispute et la violence. De tant d’affrontements racontés par des
plumes militantes, l’histoire s’est longtemps employée à chercher le fin mot
pour la place du sacré dans le monde : « désenchantement » progressif
postulé par Max Weber ou, au contraire, sursaut galvanisé par la violence
"Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.)
(« recharge sacrale », « réenchantement »), chacun proposait un sens de la
modernité, sous la forme de la ligne droite vers la sécularisation ou de la
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courbe, entre déprise, récupération et intensification. Plutôt que le sens
de la modernité en général, ce livre examine des voisinages incompatibles,
entre sacré et profane comme entre religions 1. S’efforçant de comprendre
comment des coexistences impossibles en principe ont pu avoir lieu, il suit
les trajectoires de choses classées au musée comme les « objets religieux »
du culte chrétien.
De ces objets chrétiens aujourd’hui un peu poussiéreux, le livre déploie
la puissance à l’époque moderne : le pouvoir de séparer et de réunir d’un
même mouvement. Les objets chrétiens tracent et consolident des frontières
énoncées comme définitives, tout en favorisant les emprunts mutuels et
les expériences de l’entre-deux. Reconnus comme des « marques » ou des
« signes », ils distinguent chaque Église chrétienne d’une autre, et des
groupes au sein de chacune. Mais les prescriptions et les interdits sur leur
emploi, qui alimentent l’aversion entre communautés, ne parviennent pas
à en contenir la circulation, de part et d’autre de limites indécises 2. Aussi le
1. Les déplacements du sacré sont au cœur de travaux récents, en sociologie et en histoire. Cf. Joas
Hans, Les pouvoirs du sacré : une alternative au récit du désenchantement, Paris, Seuil, 2020 (Berlin,
2017) ; Callard Caroline, Le temps des fantômes : spectralités de l’âge moderne : xvie-xviie siècle, Paris,
Fayard, 2019.
2. La confessionnalisation (consolidation des communautés par anathèmes réciproques) reste présente
à nos esprits comme une hypothèse à vérifier, et non comme un état de fait abouti. Cf. Duhamelle
Christophe, La frontière au village : une identité catholique au temps des Lumières, Paris, Éd. de
l’EHESS, 2010 ; dans le sens d’un dépassement, au profit des zones d’ambiguïté, Forclaz Bernard,
7MARIE LEZOWSKI
livre propose-t-il de regarder l’objet chrétien, non comme la pièce de trésor
ou de musée solennelle, mais comme un artefact changeant, précaire, qui
opère et subit des transformations en raison des conflits multiples sur sa
définition.
Des objets chrétiens instables, traçant les espaces de conflit
Cette histoire où la dénomination tient une place centrale suppose
d’abord de s’entendre sur les mots de notre recherche collective. Le terme
d’« objets religieux », décliné dans les différentes religions, se trouve dans
les thésaurus du patrimoine mobilier 3. Elle permet leur classification,
leur exposition et leur étude conjointe par la conservation, l’histoire de
l’art et l’histoire notamment. Un tel consensus est très éloigné des usages
modernes : le désaccord surgit dès qu’il s’agit de nommer les choses. Proche
de l’« objet en soi » scolastique, séparé du sujet afin d’être pensé, la catégo-
rie d’« objet religieux » et ses ramifications sont indispensables à l’analyse
actuelle des sources matérielles 4. En revanche l’historien en voit vite les
limites, car elles trahissent la mobilité des choses actives dans le monde en
assignant à chacun une confession, un emploi, outre qu’elles figent l’expé-
"Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.)
rience singulière d’un objet par un usage pratique. Comment rendre compte
de l’effet propre aux objets cultuels, qui résistent à la définition instrumen-
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tale ? Quand l’anthropologie et le « tournant matériel » proposent, pour
dépasser l’écueil de l’« objet » froid et mort, de « rétablir la présence de la
chose, dans sa pure singularité à chaque fois révélée, répétée et refabriquée
par le rite 5 », ce livre d’histoire propose, au contraire, de renforcer la solida-
rité de « la chose » et du discours.
Catholiques au défi de la Réforme. La coexistence confessionnelle à Utrecht au xviie siècle, Paris, Honoré
Champion, 2014. L’application du modèle aux mondes d’islam est aujourd’hui vivement discutée.
Cf. Mayeur-Jaouen Catherine, « “À la poursuite de la Réforme” » : renouveaux et débats historiogra-
phiques de l’histoire religieuse et intellectuelle de l’Islam, xve-xxie siècle », Annales. Histoire, Sciences
Sociales, no 73, 2018/2, p. 351-354.
3. Pour les classements français, cf. Perrin Joël et Vasco Rocca Sandra, Thésaurus des objets religieux :
meubles, objets, linges, vêtements et instruments de musique du culte catholique romain, Paris,
Éd. du Patrimoine, 1999 ; Bouvet Mireille-Bénédicte, Protestantismes : vocabulaire typologique, Paris,
Éd. du Patrimoine, 2017.
4. Le calice est ainsi classé sous le terme de tête « objet religieux », le terme générique « objet lié à l’Eucha-
ristie » et comprend trois termes spécifiques : calice de séminariste, calice papal et calice purificatoire,
cf. Duhau Isabelle et al., Thésaurus de la désignation des objets mobiliers, Paris, Mission de l’Inven-
taire général du patrimoine culturel, 2014, [https://www.culture.gouv.fr/Espace-documentation/
Publications-revues/Thesaurus-de-la-designation-des-objets-mobiliers], consulté le 08-06-2020.
5. B azin Jean et Bensa Alban, « Des objets à “la chose” », Genèses. Sciences sociales et histoire, n o 17 :
« Les objets et les choses », 1994, p. 5-7. Sans étudier la « chose en soi », notre livre doit à l’anthro-
pologie son attention à l’activation des objets par des gestes et des pratiques, et à la subjectivation
de l’objet puissant. Parmi nos références, Bazin Jean, Des clous dans la Joconde : l’anthropologie
autrement, Toulouse, Anacharsis, 2008 ; Albert Jean-Pierre et al. (dir.), La force des objets. Matières à
expériences, Archives de Sciences sociales des religions, no 174, 2016 ainsi que Dittmar Pierre-Olivier,
Golsenne Thomas et Perrée Caroline (dir.), Matérialiser les désirs. Techniques votives, Techniques
& Culture, no 70, 2018.
8INTRODUCTION
Le mot de « matière » porté en titre noue en effet la chose matérielle
à des interprétations discordantes. Selon le Thresor de la langue francoyse
(1606), la « matière » est d’abord le matériau « de quoy on fait aucune
chose », puis l’argument « de quoy on escrit », surtout celui en débat dans
une assemblée, au cours d’un procès. Une « chose où il y a une grande
matière » (res argumentosa) prête à d’infinies arguties et litiges. L’objet
chrétien réunit les deux sens de la matière. Chose tangible, il est aussi l’argu-
ment de discours inconciliables qui le tirent en plusieurs sens contraires :
présence divine et médiateur vers Dieu, ornement nécessaire et superflu,
honneur rendu à Dieu et marchandise. « Cause, sujet, occasion de quoy que
ce soit » (Dictionnaire de l’Académie française, 1694), il donne également
« matière » aux actions les plus disparates : louange, oraison, cérémonie,
chant, manipulation respectueuse, restauration, autant que dérision, négli-
gence, vol, dégradation, destruction, trafic, magie, culte non chrétien, etc.
Ces appropriations excèdent largement les usages prescrits et prévus pour
l’objet. Le passage de la chose à son appréhension est donc imprévisible, en
contradiction avec la lisibilité prédéterminée du « signe ». Idée directrice
de ce livre, la précarité du sens affecte en interaction l’identité des choses et
celle des individus et des groupes qui se les disputent.
"Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.)
L’instabilité de la « matière » tangible et discursive bouscule la classi-
fication des objets. Leur valeur spirituelle, leur définition confessionnelle
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comme « chrétiens » et leurs emplois spécifiques s’avèrent incertains et
variables dans les sources. Au sein des « objets chrétiens », des catégories
existent à l’âge moderne, distinguant entre les espèces eucharistiques (pain,
vin), les objets sacrés (choses vouées à Dieu, telles que les reliques, les images
sacrées), les sacramentaux (choses bénites pour produire un effet spirituel
moindre que celui du sacrement : Agnus Dei, eau, huile), les objets de culte
(servant aux cérémonies publiques : vases, vêtements, luminaire, linge et
livres liturgiques), les objets de dévotion ou de piété (médiateurs vers Dieu
dans la prière individuelle : crucifix, rosaire, chapelet, gravure, livre, scapu-
laire, médaille…), les objets chrétiens englobant le tout. Ces distinctions
sont indispensables à la compréhension de leur histoire et fondées sur les
catégories modernes, mais elles sont sans cesse déplacées. Ainsi, les objets
sacrés et de culte, en principe thésaurisés ou déposés définitivement dans
l’édifice qu’ils consacrent, peuvent être détruits, volés, déclassés (« profa-
nés »), marchandés. On suivra les vicissitudes d’objets d’église (sacrés et de
culte) appropriés par des particuliers selon leurs désirs et leurs projets ; et, à
l’inverse, la mise en commun d’objets de dévotion pour des rites commu-
nautaires clandestins. Enfin, les objets chrétiens dans leur ensemble se
frottent à d’autres objets cultuels ou le deviennent eux-mêmes. Se portant
aux rencontres ambiguës du christianisme avec l’islam et avec l’animisme,
l’enquête franchit les limites des thésaurus et englobe des parures alimen-
taires, des aliments et jusqu’au cas extrême du corps mort.
9MARIE LEZOWSKI
Dans cet ensemble d’objets en mutation, la seule constante est la
discorde : un nombre infini de désaccords théoriques et de situations de
mésentente. Les conflits pris en considération, dont les objets chrétiens
sont l’argument et la cible, sont non seulement la guerre ouverte (les
troubles religieux et la lutte anticoloniale), mais encore la dispute, le litige
et l’hostilité quotidienne, enracinée sur la durée, qui peut conduire à la
violence. L’examen des conflits d’objets délimite les contextes des chapitres,
c’est-à-dire les lieux de leur appropriation, les textes de leur mobilisa-
tion polémique et les espaces de leur circulation. Ce cadrage par l’objet
disputé nous conduit à réfléchir aux voisinages entre religions (catholique,
protestantes, chrétiennes orientales, juives, musulmanes et animistes) et
aux envois à distance, entre Europe du Nord et méditerranéenne, Europe
occidentale et orientale, en Afrique et en Amérique. Le livre offre ainsi
une grande variété échelles d’observations, depuis la maison, la chapelle,
le lieu de culte et le quartier jusqu’au bassin méditerranéen et au monde
catholique en expansion. Le plan moyen de l’ensemble politique, qui ressort
dans un grand nombre de titres, est discuté par la discordance des objets
chrétiens, qui introduit une faille dans la communauté.
"Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.)
Sacraliser ou détruire
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Par leur attention pionnière aux objets chrétiens, les médiévistes ont
frayé la voie à une telle recherche, d’abord en dissipant l’illusion de présence
immédiate du passé donnée par la source matérielle. Autant qu’un artefact,
résultat d’une fabrication artisanale, l’objet chrétien est efficace (faisant
advenir la présence de Dieu ou une relation avec Dieu) par les mots et les
gestes rituels. Son histoire ne peut pas se passer de l’écrit. La compréhen-
sion exemplaire de la monstrance eucharistique au Moyen Âge par Frédéric
Tixier associe la description des caractéristiques matérielles et expressives,
résultat de l’observation directe, à la lecture prudente de sources liturgiques
et iconographiques ; elle élucide ainsi son sens passé, ou plutôt la multipli-
cité de ses emplois et de ses perceptions au cours des siècles 6. De même,
l’anthropologie des images médiévales, dans son ambition de comprendre
la fabrication continue des artefacts par des gestes individuels et collectifs,
croise l’expérience de l’objet présent à l’herméneutique des textes 7. Depuis
une quinzaine d’années, l’histoire du christianisme moderne s’est à son tour
emparée de l’expérience des objets de la foi, sensorielle et émotive, pour
6. Tixier Frédéric, La monstrance eucharistique : genèse, typologie et fonctions d’un objet d’orfèvrerie, xiiie-
xvie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
7. S chmitt Jean-Claude, Le Corps des images. Essais sur la culture visuelle au Moyen Âge, Paris, Gallimard,
2002. La statuaire allemande au seuil de la Réforme a ainsi été revue par Baxandall Michael, The
Limewood sculptors of Renaissance Germany, 1475-1525: Images and Circumstances, New Haven, Yale
University Press, 1980.
10INTRODUCTION
relire les processus de conversion notamment. La restitution de « paysages
sensoriels » aujourd’hui disparus, jadis composés d’édifices et d’objets
mobiles, est rendue possible par la lecture de représentations : des images,
des textes surtout 8.
La force des objets chrétiens héritée du Moyen Âge tient précisément à
la solidarité de la chose tangible, de prescriptions et de l’incorporation de
cette association dans l’expérience des objets. En conséquence, il est essentiel,
pour réfléchir aux renversements advenus à l’époque moderne, de partir
des travaux des médiévistes dédiés aux objets sacrés. Hostie, relique, image
miraculeuse, toutes sont instituées par une parole ou un récit. La sacralisa-
tion d’images en elles-mêmes banales, voire frustes, repose sur le récit de leurs
origines 9. La vénération des reliques est également indissociable de légendes
de fondation, au point qu’on peut se demander, avec Patrick Geary, si le
« vol sacré » (furtum sacrum) de reliques, origine légendaire de trésors formés
au Moyen Âge, existe hors des récits édifiants qui permettent aujourd’hui
de l’étudier 10. Tous les discours d’institution, magistralement analysés par
Caroline Bynum, comportent deux paradoxes légués à l’époque moderne :
sur un plan théologique, l’objet sacré est signe vers Dieu et présence de Dieu ;
sur un plan disciplinaire, l’objet de dévotion est sous contrôle du clergé
"Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.)
et activé par la prière des fidèles 11. Ces liaisons, impossibles à consolider
autrement que par l’acte de foi, sont gros de conflits, donnant prise à la
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contradiction théologique et à la contestation pratique. Dans la poursuite
de ces analyses, notre enquête a tiré profit des inventaires du patrimoine
mobilier et des objets conservés 12, mais a reposé pour l’essentiel sur l’écrit :
des ouvrages de controverse et d’apologétique, des chroniques, des lettres,
ainsi que de nombreuses sources judiciaires, comptables et administratives.
Si les travaux abondent sur l’institution des objets sacrés, pour leur
destruction, en revanche, les historiens ont longtemps été captivés par
8. Par exemple Chipps Smith Jeffrey, Sensuous Worship: Jesuits and the Art of the Early Catholic
Reformation in Germany, Princeton, Princeton university press, 2002 ; Grosse Christian, Les rituels
de la Cène. Le culte eucharistique réformé à Genève (xvie-xviie siècles), Genève, Droz, 2008, p. 59-72
(conversion du paysage sonore) ; Hills Helen, The matter of miracles: Neapolitan baroque architecture
and sanctity, Manchester, Manchester University Press, 2016 ; Boer Wietse de et Göttler Christine
(dir.), Religion and the Senses in Early Modern Europe, Leyde/Boston, Brill, 2013.
9. Voir les travaux de Sansterre Jean-Marie, tel « Vivantes ou comme vivantes : l’animation miracu-
leuse d’images de la Vierge entre Moyen Âge et époque moderne », Revue de l’histoire des religions,
no 2, 2015, p. 155-182 ; très éclairant : Balzamo Nicolas, « Introduction. L’image miraculeuse :
le mot, le concept et la chose », in id. et Estelle Leutrat (dir.), L’image miraculeuse dans le chris-
tianisme occidentale. Moyen Âge – Temps modernes, Tours, Presses universitaires François-Rabelais,
2020, p. 15-41 : p. 22-25.
10. Geary Patrick, Le vol des reliques au Moyen Âge. Furta sacra, Paris, Aubier, 1993 (Princeton, 1990),
p. 28-35.
11. Bynum Caroline, Christian Materiality. An Essay on Religion in Late Medieval Europe, New York/
Zone Book, 2001, notamment p. 31, 34 et 239-240.
12. En plus de la Base Palissy pour la France, des moteurs de recherche du Victoria & Albert Museum
et du Metropolitan Museum, deux outils méconnus concernent le patrimoine catholique en Italie
[https://beweb.chiesacattolica.it/] et en Belgique [http://balat.kikirpa.be/search_photo.php].
11MARIE LEZOWSKI
l’attaque de l’image sacrée, irrésistible symbole de l’entrée fracassante
dans la modernité. La « tempête des images » déferle sur le monde au
xvie siècle : des foules militantes prennent d’assaut les statues et les tableaux
« idolâtrés » en Europe, dans les églises et dans les rues, tandis que, sur les
fronts pionniers de l’évangélisation et de la colonisation, hors d’Europe, les
missionnaires brisent les « idoles païennes », « objets du démon 13 ». Grâce
à la conservation de nombreux tableaux d’autel et de statues endommagés
à cette époque, cette histoire peut être racontée à un large public, comme
l’a fait la récente exposition Art under Attack de la Tate Gallery 14. Depuis
les années 1980, durant lesquelles ce thème a émergé en histoire moderne
et contemporaine, la bibliographie sur l’iconoclasme est devenue considé-
rable 15. Pour l’Europe moderne, la recherche s’est concentrée sur les conflits
entre catholiques et protestants, dans trois buts principaux : faire le lien
entre les disputes théologiques et la « Réformation de l’image 16 » plastique
et pratique ; dépasser les vieilles antiennes sur le « vandalisme » instinctif
des « casseurs », quasi animal, au profit des logiques spirituelles, sociales,
politiques et émotives de la destruction 17 ; enfin, à partir du cas-limite de
l’agression, révéler la relation que tout spectateur entretient à l’image, avec
le renfort de la psychologie et des neurosciences 18.
"Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.)
La plupart de ces travaux se concentrent sur le xvie siècle et le début du
xviie. Et ensuite ? Les saccages laissent des traces durables dans les mémoires,
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dans les églises mêmes : des emplacements sont laissés vides pour rappeler
les violences subies. La déploration des dégâts stimule l’histoire de l’art et
l’érudition locale, dans les Flandres par exemple, où une tradition catho-
lique dresse l’inventaire des objets disparus 19. Mais pour la compréhension
13. G
ruzinski Serge, La guerre des images de Christophe Colomb à « Blade Runner » (1492-2019), Paris,
Fayard, 1989 ; pour l’Empire aztèque, cf. Roulet Éric, L’évangélisation des Indiens du Mexique. Impact
et réalité de la conquête spirituelle au xvie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 31-33.
14. B
arber Tabitha (dir.), Art under Attack: histories of British iconoclasm, Londres, Tate Publishing, 2013.
15. Les classiques parus dans les années 1980-1990 restent fondamentaux. Cf. Deyon Solange et
Lottin Alain, Les casseurs de l’été 1566 : l’iconoclasme dans le Nord, Villeneuve-d’Ascq, Presses
universitaires du Septentrion, 2013 (Paris, Hachette, 1981) ; Freedberg David, Iconoclasm and
painting in the revolt of the Netherlands, 1566-1609, New York, Garland, 1988 ; Eire Carlos M. N.,
War against the Idols: the Reformation of Worship from Erasmus to Calvin, Cambridge, Cambridge
University Press, 1989 ; Christin Olivier, Une révolution symbolique : l’iconoclasme huguenot et la
reconstruction catholique, Paris, Éditions de Minuit, 1991 ; Wandel Lee Palmer, Voracious idols
and violent hands. Iconoclasm in Reformation Zurich, Strasbourg, and Basel, Cambridge, Cambridge
University Press, 1995 ; Schnitzer Norbert, Ikonoklasmus – Bildersturm: theologischer Bilderstreit
und ikonoclastisches Handeln während des 15. und 16. Jahrhunderts, Munich, W. Fink, 1996 ;
Dupeux Cécile (dir.), Iconoclasme : Vie et mort de l’image médiévale, Paris, Éd. Somogy, 2001.
16. Koerner Joseph Leo, The Reformation of the image, Chicago, University of Chicago Press, 2004.
17. Voir en particulier Arnade Peter J., Beggars, iconoclasts and civic patriots: the political culture of the
Dutch revolt, Ithaca, Cornell University Press, 2008 ; Aston Margaret, Broken idols of the English
Reformation, Cambridge, Cambridge University Press, 2016.
18. À partir de Freedberg David, Iconoclasts and Their Motives, Maarssen, Gary Schwartz, 1985.
19. Van Bruaene, Anne-Laure, Jonckheere Koenraad et Suykerbuyk Ruben (dir.), Beeldenstorm:
Iconoclasm in the Low Countries, BGMN – Low Countries Historical Review, no 131, 2016/1 [https://
www.bmgn-lchr.nl/577/volume/131/issue/1/], consulté le 10-06-2020.
12INTRODUCTION
des destructions mêmes, un saut a lieu dans le temps, jusqu’à l’iconoclasme
révolutionnaire 20. La première partie de notre livre met en question cette
ellipse.
De l’image attaquée à la réévaluation de toutes choses
Le mot d’« iconoclasme », très rare, pour ne pas dire absent à l’époque
moderne, désigne l’image comme cible exclusive. Or Natalie Zemon
Davis, dans son article de référence de 1973 sur les rituels de violence,
avait déjà souligné que catholiques et protestants visent à la « purification »
ou « purgation » complète des ferments d’hérésie, qu’ils soient hommes ou
objets 21. L’« idole » dénoncée par les purificateurs est toute chose vénérée
pour elle-même, le chapelet adoré autant que la statue assimilée à la présence
divine. Les représentations figurent bien des scènes de saccage général, de
« cosmoclasme » pour le dire avec Ralph Dekoninck : tous les objets « idolâ-
trés » sont attaqués afin de disloquer un système d’accessoires solidaires
entre eux 22. Cette piste très féconde nous porte à envisager l’objet chrétien
comme la pièce d’une composition, prenant sens dans une « harmonie » et
fragile en dehors de cet ensemble. Le cosmoclasme présente aussi le grand
"Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.)
intérêt de dépasser le point de vue catholique implicite de l’iconoclasme :
la conquête ou reconquête au catholicisme d’un foyer d’« hérésie » ou de
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« paganisme » passe aussi par la destruction de livres et d’objets 23.
La première partie du livre met d’abord en lumière la grande diversité
des objets attaqués. Dans les églises, les attaques visent les tableaux d’autel
et la statuaire, mais aussi les portes, le mobilier, l’orfèvrerie, les reliques et
reliquaires 24, les livres, les vêtements liturgiques et les draps d’autel. Les
vases sacrés sont des cibles primordiales, pour des raisons théologiques
20. Pour la France d’après 1789, cf. Clay Richard, Iconoclasm in revolutionary Paris: the transformation
of signs, Oxford, Voltaire Foundation, 2012 ; Fureix Emmanuel, L’œil blessé : politiques de l’icono-
clasme après la Révolution française, Seyssel, Champ Vallon, 2019 ; plus général, Gamboni Dario,
La destruction de l’art : iconoclasme et vandalisme depuis la Révolution française, Dijon, Les Presses
du réel, 2015 (Londres, 1997).
21. Zemon Davis Natalie, « The Rites of Violence: Religious Riot in Sixteenth-Century France », Past
and Present, no 59, 1973, p. 51-91 : p. 57, 59, 81-82.
22. Dekoninck Ralph, « Cosmoclasme. Les images de la destruction du système des objets du culte
aux xvie et xviie siècles », Perspective. Revue de l’INHA, no 2, 2018, p. 189-208.
23. Contre les Vaudois par exemple : Kolrud Kristine, « The Waldensians and the Piedmontese Easter of
1655 », in ead. et Marina Prusac (dir.), Iconoclasm from Antiquity to Modernity, Farnham, Ashgate,
2014, p. 139-151.
24. Sur les attaques de l’hostie, de l’ostensoir et des reliques, cf. Lestringant Frank, Une sainte horreur
ou le voyage en eucharistie : xvie-xviiie siècle, Paris, Presses universitaires de France, 1996 ; Tixier
Frédéric, « Vous adorez un “Dieu de Pain” ! Enjeux et symboles de l’ostensoir au temps de la
Réforme/Contre-Réforme », Annales de l’Est, numéro spécial « Changer, restaurer, rénover. La
Réforme au fil de l’histoire et de l’actualité », 2017, p. 91-112 ; Boutry Philippe, Fabre Pierre-
Antoine et Julia Dominique (dir.), Reliques modernes. Cultes et usages chrétiens des corps saints des
Réformes aux révolutions, Paris, Éditions de l’EHESS, 2009, 2 vol., en particulier Crouzet Denis,
« Sur le désenchantement des corps saints au temps des troubles de Religion », p. 435-482.
13MARIE LEZOWSKI
et pratiques : ils contiennent les matières sacrées qui sont au cœur des
controverses (hostie, vin, reliques de saints) et sont faciles à emporter et à
revendre. En plus des parements d’église, les objets de piété sont activement
recherchés et détruits dans les phases les plus aiguës des conflits religieux.
Les moments de plus grande répression abolissent en effet la frontière, déjà
perméable d’ordinaire, entre culte public et dévotion privée : quand l’exer-
cice d’un culte est interdit, des rites clandestins sont célébrés chez des parti-
culiers 25. Des perquisitions cherchent à débusquer les objets proscrits et à
déjouer la « dissimulation » par la preuve matérielle. Comme on le lira pour
les catholiques en Angleterre et en Écosse (Éric Durot) et les morisques
entre Espagne et Italie (Bruno Pomara), la « purgation » s’étend à la sphère
privée, pour des objets conservés chez soi ou portés sur soi. Toutefois, dans
cette déferlante destructrice qui semble faire place nette, il faut tenir compte
de l’amplification accusatrice. La représentation outrancière des profana-
tions adverses, en mots et en images, alimente les conflits sur la longue
durée. Elle révèle et entretient la haine de l’Autre, qu’il soit protestant, juif,
musulman ou « païen » récalcitrant 26. C’est pourquoi Nicolas Balzamo
choisit d’aborder les destructions par le légendaire hagiographique.
En outre, l’opposition classique entre attaque et reconstruction, qui
"Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.)
recoupe le plus souvent la séparation entre protestants et catholiques, s’est
avérée insuffisante pour réfléchir au devenir des objets disputés en contexte
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de changement confessionnel. Entre les deux pôles extrêmes de l’anéantisse-
ment et de la restauration à l’identique, les objets chrétiens sont beaucoup
plus souvent et discrètement enlevés et « recyclés 27 ». Dispersés hors des
lieux de culte, ils sont récupérés par des institutions ou des particuliers
de sensibilités variables, dont l’enquête a cherché à cerner l’identité et les
motivations. S’il n’est pas toujours possible de connaître les raisons exactes
de cette appropriation, assurément la reprise des objets les transforme.
Le remploi ne réplique pas l’objet antérieur à la rupture. Il dénote une
réévaluation spirituelle (qui restaure la sacralité, la médiation vers le divin
selon les désirs du propriétaire ou à l’inverse poursuit la profanation), mais
également, selon les cas, une appréciation marchande, esthétique, affec-
tive et/ou mémorielle. Pour mieux comprendre la grande diversité des
survivances de l’objet religieux dans leur reprise, le livre analyse le remploi
rituel clandestin (Éric Durot), la vente consécutive à un vol d’église (Marie
Lezowski) et la confiscation officielle d’objets de culte (Margreet Dieleman,
Claire Moutengou Barats). Cette histoire de remplois relève à la fois des
25. Kaplan Benjamin J., Divided by faith. Religious conflict and the practice of toleration in Early Modern
Europe, Cambridge, MA, Belknap Press of Harvard University Press, 2007, p. 172-197.
26. Voir ces récits en Pologne : Teter Magda, Jews and heretics in Catholic Poland: a beleaguered Church
in the post-Reformation era, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
27. W alsham Alexandra, « Recycling the Sacred: Material Culture and Cultural Memory after the
English Reformation », Church History, no 86, 2017/4, p. 1121-1154 et ici même le chapitre
d’Éric Durot.
14INTRODUCTION
techniques rituelles et de l’« économie des dévotions 28 », qu’elle approfondit
sous l’angle des manipulations et des trafics controversés.
La deuxième direction de la recherche sur les objets persistants, suivie
par Susanne Lachenicht pour l’Allemagne du Nord, est la réfection des
églises devenues lieux de culte protestants. L’ornementation luthérienne,
anglicane et même calviniste est beaucoup plus riche qu’on ne l’a longtemps
présumé, comprenant par exemple des vitraux peints, des orgues, des
épitaphes funéraires ; des parements liturgiques et vêtements sont aussi
conservés 29. En contexte luthérien, l’idée de « choses indifférentes »
(adiaphora), développée par Luther en réponse aux premières destructions,
autorise en effet la conservation de nombreux objets de culte, pour peu
qu’ils se fondent dans le décor, sans être « idolâtrés ». Tout en ayant des
effets visibles aujourd’hui dans les églises, la notion divise les luthériens :
proclamer une chose « indifférente » suffit-il à la neutraliser 30 ? La conser-
vation d’objets à l’emplacement où ils étaient vénérés ou employés aux
cérémonies traditionnelles suggère plutôt un changement lent, voire une
résistance au changement prescrit et affirmé dans les textes.
Enfin, une question ouverte parcourant le livre concerne la multipli-
cation des objets chrétiens : cette prolifération est-elle proprement catho-
"Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.)
lique ? Elle l’est à coup sûr dans la bibliographie, surtout depuis la déferlante
de travaux sur les reliques et leur circulation mondiale à l’époque triden-
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tine 31. En réaction au travail de sape des réformateurs et aux destructions,
la distribution des corps saints dans le monde catholique explose à partir
du dernier tiers du xvie siècle. Les plus prisés sont ceux « sauvés des mains
des hérétiques » ou extraits des catacombes de Rome, dont la redécouverte
providentielle atteste la continuité de l’Église chrétienne depuis l’époque
paléochrétienne. Si la relique est omniprésente dans les recherches actuelles,
des objets moins cotés dans la hiérarchie catholique, expédiés par caisses,
méritent aussi l’attention. Le livre met en valeur les sacramentaux et les
objets de dévotion, tels l’Agnus Dei et le rosaire, qui, comme les reliques,
soutiennent les combats de Rome et les catholiques dans leurs épreuves
(Anne Lepoittevin et Éric Durot).
28. Cf. Burkardt Albrecht (dir.), L’Économie des dévotions. Commerce, croyances et objets de piété à
l’époque moderne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, ainsi que Lezowski Marie et
Tatarenko Laurent (dir.), Façonner l’objet de dévotion chrétien. Fabrication, commerce et circulations
(xvie-xixe siècles), numéro spécial des Archives de sciences sociales des religions, no 183, 2018
29. Spicer Andrew, Calvinist churches in early modern Europe, Manchester/New York, Manchester
University Press, 2008 ; id. (dir.), Lutheran Churches in Early Modern Europe, Farnham, Surrey,
2012 ; Duffy Eamon, The stripping of the altars: traditional religion in England, c. 1400-c. 1580,
New Haven, Yale University Press, 1993.
30. Bynum Caroline, « Are Things “Indifferent”? How Objects Change our Understanding of Religious
History », German History, no 34, 2016/1, p. 88-112 : p. 93.
31. Pour aborder ce continent, Baciocchi Stéphane et Duhamelle Christophe (dir.), Reliques
romaines : invention et circulation des corps saints des catacombes à l’époque moderne, Rome, École
française de Rome, 2016.
15MARIE LEZOWSKI
La profusion des objets catholiques est incontestable ; toutefois, il reste
à voir si le nombre est la marque distinctive d’une Contre-Réforme intimi-
dante faute de convaincre. La première à l’affirmer est la caricature protes-
tante, qui assimile la procession « papiste » à une parade militaire avec
débauche de munitions. L’amoncellement des accessoires « idolâtres » trahit
leur impuissance face à la Parole seule 32. Côté catholique, l’accumulation
se passe de théorie : elle éblouit et elle pèse. Frédéric Cousinié l’a montré
pour la figuration de la gloire de Dieu, qui requiert des matériaux massifs et
des dimensions monumentales, dans l’architecture des autels 33, mais aussi
dans les objets liturgiques, surtout quand les dépouilles de l’ennemi sont
employées à cette fin. Le modèle en est donné dans ce livre par le grand
ostensoir de Chrudim, fabriqué à partir de calices utraquistes aux lende-
mains de la victoire catholique de la Montagne Blanche (Nicolas Richard).
Mais l’examen d’autres contextes que ceux de l’Église tridentine triom-
phante vient nuancer cette vision strictement autoritaire de l’accumulation :
là où plusieurs communautés coexistent, l’abondance des objets chrétiens
est un effet de la multiplicité des Églises. Dans l’Empire ottoman et au
Levant notamment, Rome reconnaît la pluralité rituelle, à condition que
l’unité doctrinale soit maintenue 34. Le recours possible aux cérémonies d’une
autre Église chrétienne (communicatio in sacris) n’alimente pas seulement
"Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.)
les doutes et les conflits entre clergés. Les populations ont ainsi la possi-
bilité de cumuler les sacrements et les rituels et d’y puiser consolation et
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apaisement pour leurs peurs, comme le montre ici même Caroline Callard
pour l’exorcisme des morts-vivants à Santorin. Les missionnaires violents
qui détruisent les objets orientaux sont plutôt tenus pour des fauteurs de
troubles menaçant un équilibre fragile. Sauf accident, donc, la pluralité
rituelle autorise l’addition des objets du culte et l’augmentation des objets
de dévotion, qui circulent entre les différentes communautés chrétiennes.
En retour, on peut relire autrement que par la contrainte l’accumulation
des objets là où le catholicisme est imposé aux minorités, en relevant avec
Bruno Pomara que certains objets (les images de la Vierge Marie et les
Agnus Dei) plus que d’autres suscitent l’attachement de morisques restés
pour la plupart musulmans de cœur. Dans les terres d’Inquisition, toute-
fois, la possession d’objets chrétiens par des convertis douteux, des juifs
ou des musulmans est surveillée et sanctionnée. La circulation des objets
32. Lutherus Triomphans, gravure sur bois anonyme, v. 1568, signalée par Tixier Frédéric, art. cité,
p. 102.
33. C ousinié Frédéric, Gloriæ. Figurabilité du divin, esthétique de la lumière et dématérialisation de
l’œuvre d’art à l’âge Baroque, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018.
34. Girard Aurélien, « Nihil esse innovandum ? Maintien des rites orientaux et négociation de l’Union des
Églises orientales avec Rome (fin xvie-mi-xviiie siècle) », in Marie-Hélène Blanchet et Frédéric Gabriel
(dir.), Réduire le schisme ? Ecclésiologies et politiques de l’Union entre Orient et Occident (xiiie-xviiie siècles),
Paris, Association des amis du Centre d’histoire et civilisation de Byzance, 2013, p. 337-352 ; Santus
Cesare, Trasgressioni necessarie: communicatio in sacris, coesistenza e conflitti tra le comunità cristiane
orientali: Levanti e Impero ottomano, xvii-xviii secolo, Rome, École française de Rome, 2019.
16INTRODUCTION
entre confessions est une prise de risque, connue surtout par des sources
de la répression.
Quatre opérations simultanées
La clarté du récit impose souvent à l’historien de brusquer le résultat de
ses recherches en datant les ruptures. Ainsi en va-t-il dans le traitement de
l’image chrétienne au début de l’époque moderne, qui est l’un des critères
retenus pour le passage d’un lieu à la Réforme. Les études sur les destructions
d’images dans les années 1980 et 1990 ont permis de cartographier les vagues
d’iconoclasme dans l’Europe du xvie siècle. Le moment de stabilisation est
moins aisé à dater que l’assaut des églises. Il est situé à un point variable du
xviie siècle, à partir du constat de la fixation progressive dans la répartition des
lieux de culte. Or le problème historique posé par l’objet est l’entrecroisement
du changement et de la permanence, qui contredit la logique inaugurale des
textes. C’est pourquoi le livre est organisé en quatre parties thématiques,
qui correspondent à quatre scénarios possibles pour le devenir moderne des
objets chrétiens : la destruction, la persistance, l’envoi à distance et le partage.
Sources de conflits virulents, ces évolutions ont lieu en même temps, parfois
"Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.)
sur le même objet. La distinction de ces opérations est analytique : elle tire
un fil d’un écheveau pour s’efforcer de débrouiller des situations d’une grande
978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr
complexité. Aucun scénario n’est le sens ultime de la modernité.
La première partie du livre montre que la volonté de rupture existe bel
et bien, marquée par le désir de faire table rase des « idoles » passées, en
Europe et hors d’Europe, et de repartir d’un lieu purifié pour construire la
véritable Église. Cette destruction idéalement radicale est liée, au xvie siècle,
à la construction de nouvelles autorités, coloniales dans la Nouvelle-
Espagne (Éric Roulet), pastorales dans la Suisse francophone (Nathalie
Szczech). La participation directe de Guillaume Farel et des prédicateurs
de son réseau au bris des objets d’église est un « iconoclasme pastoral »,
l’invention d’un ministère armé de la violence purificatrice, en plus de
la Parole enfiévrée. Quant à la grande casse des « objets diaboliques » au
Nouveau Monde, remplacés par les objets chrétiens, elle accompagne le
renversement des structures sociales et politiques : au cours des révoltes
chichimèques du xvie siècle en Nouvelle-Espagne, les vêtements et les
vases catholiques matérialisent la domination coloniale et sont attaqués
avec la même violence que les églises et les corps des missionnaires. La
parodie des cérémonies venues d’Europe, « sacrilège » pour les mission-
naires, manifeste une certaine acculturation chrétienne des insurgés, mais
surtout leur aversion pour des rituels violemment imposés. La hantise des
chroniqueurs est une onde d’apostasie portée par les chefs indigènes.
L’étude des destructions s’est poursuivie pour les xviie et xviiie siècles,
en un temps où les historiens les cherchent beaucoup moins. D’abord, le
17MARIE LEZOWSKI
« cosmoclasme » du xvie siècle laisse des traces durables dans les mémoires,
en écrit et en images. La place centrale des images martyres dans l’Europe
catholique est avant tout, insiste Nicolas Balzamo, un phénomène hagio-
graphique : la légende de l’« image blessée » cherche à accroître le succès
d’un sanctuaire, mais cette plus-value est loin d’être assurée. La longue
durée est aussi celle des ennemis de la foi dans l’imaginaire chrétien. Les
lieux communs sur les destructeurs « sacrilèges », « impies », colportés
par l’imprimé contre certains groupes, préviennent les soupçons en cas
d’atteinte avérée à des objets catholiques, surtout contre les « hérétiques »
(protestants, juifs ou musulmans) et les « vagabonds ». Ainsi, un vol
d’église advenu à Sienne en 1730 fait surgir des figures « diaboliques »
dans le voisinage (Marie Lezowski). Le temps long permet, enfin, de
réévaluer les violences purificatrices de la seconde modernité. Dans la
France des années de la Révocation, les objets de culte catholiques sont
encore la cible d’actes irrévérents et d’attaques, en nombre variable selon
les provinces : pour l’Anjou, Didier Boisson signale quelques abattages
de croix de chemin et leur prompte restauration, avec la mise à l’amende
des coupables. Le cosmoclasme change de camp dans les années 1680,
passant aux mains du pouvoir royal. Margreet Dieleman présente l’orga-
"Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.)
nisation minutieuse des autorités catholiques pour tirer le plus grand fruit
possible des biens des Églises réformées, par revente et remploi. Une fois
978-2-7535-8181-4, PUR 2021 http://www.pur-editions.fr
les temples abattus, les matériaux de construction et le maximum d’objets
sont récupérés, vendus ou donnés, jusqu’à de modestes pièces de vaisselle
en étain, employés jusqu’alors pour le baptême réformé et désormais par
des hôpitaux ou des hôtels-Dieu.
La persistance d’objets liturgiques et de prière interdits est un problème
commun à plusieurs chapitres, en particulier dans la deuxième partie.
L’enjeu est de qualifier les actions et les arguments qui rendent possible
cette présence continuée. Le Saint-Empire et l’Angleterre se prêtent parti-
culièrement à de telles observations, grâce à l’abondance d’objets médiévaux
conservés et de sources écrites. Les travaux sur la « survie » des objets dans
les périodes de destruction peuvent aussi s’appuyer sur la longue tradition
d’inventaires des objets de la foi « traditionnelle », qui, toutefois, n’est pas
dénuée de parti pris réactionnaires. Les spécialistes préfèrent désormais au
mot de « survie » des termes qualifiant la piété et/ou l’action des proprié-
taires des objets au plus proche des pratiques et du lexique de l’époque, sans
postuler la « résistance » de ceux qui les conservent (Susanne Lachenicht,
Éric Durot et Claire Moutengou Barats). Dans tous les cas, la possession
d’objets interdits ne va pas de soi, car les objets des confessions minoritaires
sont appelés à disparaître. Leur conservation est risquée. Bruno Pomara
montre que, parmi les morisques d’Espagne, le maintien de rites islamiques
passe par la transmission clandestine d’objets distinctifs, tels que les livres,
les amulettes et les instruments pour la toilette funéraire.
18INTRODUCTION
L’enchaînement chronologique attendu d’une synthèse historique est
donc mis en difficulté par les objets chrétiens, pour trois raisons princi-
pales montrées par le livre. D’une part, la destruction et la persistance
se combinent dans l’expérience pratique, surtout dans les lieux dont la
confession majoritaire varie pendant plusieurs décennies. Le balance-
ment de nombreux lieux d’une religion à l’autre jusqu’à un point variable
du xviie siècle fait entrer les objets dans une boucle temporelle : ils sont
relégués, stockés, remployés, selon les circonstances. Des exemples remar-
quables de cette histoire cyclique se trouvent en Bohême, en raison de la
longue oscillation de la population entre utraquisme, luthéranisme, calvi-
nisme et catholicisme. L’étude importante de Nicolas Richard éclaire ainsi
une large séquence allant du xve au xviiie siècle. Deuxièmement, la conser-
vation d’objets interdits conteste des faits advenus et appelle de ses vœux
une histoire alternative, tels le retour de l’Angleterre dans le giron de Rome
et l’autonomie retrouvée d’une Lausanne catholique vis-à-vis de Berne.
Les ornements d’église et les objets de prière tenus en réserve tracent des
histoires envisagées à un moment et non advenues (Éric Durot et Claire
Moutengou Barats).
Enfin, le troisième facteur de complication pour inscrire les objets
"Matière à discorde", Marie Lezowski et Yann Lignereux (dir.)
chrétiens dans l’histoire, et le plus épineux, est leur intégration dans les
controverses. La « matière », argument discuté et débattu, épingle l’objet,
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mais a un rapport très incertain avec la chose matérielle et avec son évolu-
tion. Tantôt la controverse gomme les variations et les contradictions de
ses usages ; tantôt au contraire elle les accuse, les caricature à plaisir, dans
ses accidents et ses compromissions. Didier Boisson en donne un exemple
clair avec la croix, qui est un objet de dévotion et de culte (le crucifix et la
croix de chemin) et un signe de la Passion, qui peut être mental et se passer
de tout objet. Ainsi, la croix, brisée par des calvinistes sur le terrain des
affrontements, est rarement attaquée dans les écrits de Calvin et des contro-
versistes réformés du xviie siècle. C’est que l’image est une matière bien plus
efficace pour les pourfendeurs de l’idolâtrie catholique. Les descriptions
d’images sacrées par les protestants peuvent sembler réalistes au premier
abord. Mais elles viennent étayer la dénonciation de l’« idole » par l’anec-
dote et le détail grotesque : les dévots de la « poupée » de Notre-Dame-des-
Ardilliers lui portent l’amour brutal des enfants. Quant aux controversistes
catholiques, défiés de justifier les statues lourdement ornées, ils refusent de
décrire. Le jésuite Louis Richeome conçoit l’image parfaite par la logique.
Ralph Dekoninck et Pierre-Antoine Fabre mettent en évidence l’abstraction
de la théologie catholique de l’image. À ces conflits entre catholiques et
protestants s’ajoutent les divisions internes aux catholiques, opposant les
« dévots » aux « incrédules », mais aussi les différents ordres religieux, les
innombrables confréries rivales. Au cœur des querelles, l’origine des objets
d’une piété rigoureuse donne matière à plusieurs récits. Frédéric Cousinié
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