Laboulaye et Kachenovsky et la fabrique du droit international : voyages, réseaux, circulation des savoirs juridiques

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Laboulaye et Kachenovsky et la fabrique du droit international : voyages, réseaux, circulation des savoirs juridiques
Clio@Themis
                          Revue électronique d'histoire du droit
                          22 | 2022
                          Les juristes en voyageurs

Laboulaye et Kachenovsky et la fabrique du droit
international : voyages, réseaux, circulation des
savoirs juridiques
Raphaël Cahen

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/cliothemis/2076
DOI : 10.4000/cliothemis.2076
ISSN : 2105-0929

Éditeur
Association Clio et Themis

Référence électronique
Raphaël Cahen, « Laboulaye et Kachenovsky et la fabrique du droit international : voyages, réseaux,
circulation des savoirs juridiques », Clio@Themis [En ligne], 22 | 2022, mis en ligne le 30 mai 2022,
consulté le 29 octobre 2022. URL : http://journals.openedition.org/cliothemis/2076 ; DOI : https://
doi.org/10.4000/cliothemis.2076

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Laboulaye et Kachenovsky et la fabrique du droit international : voyages, rés...   1

    Laboulaye et Kachenovsky et la
    fabrique du droit international :
    voyages, réseaux, circulation des
    savoirs juridiques
    Raphaël Cahen

                                              Il me faut l’agitation des voyages, ou des affaires
                                                      pour que j’oublie de tristes souvenirs, en
                                              attendant que la main du temps efface peu à peu
                                             des impressions trop pénibles pour me permettre
                                                                          d’être jamais heureux.
                                                         Laboulaye à Bluntschli, le 2 août 18421

    Introduction
1   Les juristes ont beaucoup voyagé pendant le XIXe siècle et ils ont entretenu des
    correspondances soutenues entre eux. En témoignent, les réseaux de Carl Joseph Anton
    Mittermaier (1787-1867), de Francis Lieber (1800-1872) ou encore de Joseph-Marie
    Portalis (1778-1858)2. Plusieurs types de voyages ont été entrepris par les juristes entre
    1815 et 1914. Notamment, les voyages d’études avec des bourses institutionnalisées
    surtout dans la seconde moitié du XIXe siècle3. D’autres voyages, à l’image de ceux des
    romanistes, avaient pour objet la recherche de nouvelles sources 4. De même des
    internationalistes comme Johann Ludwig Klüber (1762-1837) se rendent à Paris en 1834
    pour étudier les sources diplomatiques5. Des juristes vont également entreprendre des
    voyages de longue durée dans le cadre de coopérations internationales et de conseils à
    des gouvernements6. Par ailleurs, les académies, les ministères ou même les universités
    vont envoyer des juristes dans le cadre de mission scientifique 7. Enfin, les juristes
    participent à des congrès, à des réunions d’associations ou de lobbys 8.

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2   Le XIXe siècle apparaît certes comme le moment de la formation des États-nations mais
    c’est également un siècle d’internationalisation et d’intensification de la mondialisation
    et des échanges commerciaux, culturels et scientifiques9. Les progrès techniques et la
    révolution industrielle vont permettre de réduire considérablement les temps de
    trajets. Ainsi, alors qu’à l’époque du système des congrès du premier moment du
    concert européen des puissances (1815-1823), les diplomates et les conseillers
    juridiques se déplacent encore souvent en diligences (moins rapides que les malles
    postes) et effectuent les trajets Paris-Vienne ou Paris-Madrid en une dizaine de jours
    (avec des étapes souvent longues), le temps de trajet se réduit considérablement vers
    les années 1840 par le biais du développement des chemins de fer et l’augmentation des
    cadences des malles postes10. Cela va bien évidemment faciliter les voyages d’Édouard
    Laboulaye (1811-1883) et de Dmitri Ivanovitch Kachenovsky (1827-1872) entre 1840 et
    1869, principalement en Allemagne, en France, en Espagne et en Grande-Bretagne,
    lesquels seront l’objet de cette étude.
3   Cette recherche sur les voyages de Laboulaye et Kachenovsky et la fabrique du droit
    international s’inscrit également dans le cadre du renouveau des études sur l’histoire
    du droit international lequel connait un essor historiographique majeur dans le monde
    mais plus relatif en France11. En effet, ce sont principalement les années 1869-1873 qui
    apparaissent comme un moment fondateur dans l’autonomisation du droit
    international en tant que discipline académique avec l’émergence de la Revue de droit
    international et de législation comparée et celle de deux sociétés scientifiques dédiées au
    droit international l’Institut de Droit International et l’Association pour la réforme et la
    codification du droit des gens (aujourd’hui International Law Association) 12. The Gentle
    Civilizer of nations de Martti Koskenniemi étudie la période 1870-1960 de même que
    l’étude de Vincent Génin sur Le laboratoire belge du droit international. Une communauté
    épistémique et internationale de juristes (1869-1914)13. À l’inverse la période antérieure de
    1815 à 1869 a été beaucoup moins étudiée. Même si des travaux existent également
    dans une perspective d’histoire globale à l’image du Mestizo International Law d’Arnulf
    Becker Lorca concentré sur les interconnexions et la circulation des savoirs entre
    l’Amérique du sud, les États-Unis et l’Europe ou encore le Rage for Order de Lauren
    Benton and Lisa Ford qui traite surtout de l’Empire britannique 14. De plus, plusieurs
    chercheurs se sont récemment prononcés en faveur d’une histoire sociale et culturelle
    du droit international centrée sur les acteurs15. Or justement l’étude de juristes en
    voyageurs dans le cadre d’une histoire sociale et culturelle des savoirs juridiques entre
    1840-1870 peut permettre d’apporter quelques lumières sur les activités
    professionnelles des juristes internationalistes.
4   C’est en parcourant les archives par le biais de mon projet d’habilitation à diriger des
    recherches sur le « droit international au ministère des Affaires étrangères
    (1793-1939) : socio histoire des juristes internationalistes » que j’ai découvert le fonds
    de la famille Laboulaye déposé en octobre 2019 aux Archives nationales 16. Ce fonds est
    en grande partie inédit puisqu’il n’a été utilisé que partiellement par quatre
    chercheurs17. Par ailleurs, quelques lettres de ce fonds ont déjà été publiées notamment
    par Pierre Legendre, Olivier Motte et André Dauteribes18. Du fait d’un manque de temps
    et des conditions sanitaires en 2020-2022, il n’a pas été possible de terminer le
    dépouillement des 27 cartons d’archives contenant une vaste correspondance de
    plusieurs milliers de lettres reçues en français, anglais, allemand, italien, hongrois,
    grec, russe et espagnol provenant de centaines de correspondants dont un grand

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    nombre de juristes19. C’est l’équivalent d’un point de vue quantitatif avec deux autres
    juristes du XIXe siècle connus pour leur relation épistolaire, Carl Joseph Anton
    Mittermaier et Francis Lieber à qui Laboulaye a beaucoup écrit 20. Comme le notait déjà
    Oliver Motte : « la correspondance de Laboulaye a été véritablement immense… laissant
    sans aucun doute, et de très loin, l’échange épistolaire le plus riche et le plus vivant de
    tous les juristes de son temps »21.
5   Il faut aussi rappeler que les liens entre Laboulaye et l’internationaliste Kachenovsky
    n’ont pas encore fait l’objet d’une recherche. De même dans la vaste bibliographie sur
    Laboulaye, les historiens ont plutôt souligné ses voyages en Allemagne (en oubliant les
    autres pays européens où il s’est rendu), son interprétation libérale de l’école
    historique du droit, son enseignement au sein du Collège de France, son implication
    dans la Société de législation comparée ou encore son admiration pour les États-Unis
    (pays qu’il n’a jamais visité du fait de ses douleurs oculaires) 22. En revanche, aucune
    étude ne s’est penchée sur sa contribution à la fabrique du droit international. Et on va
    le voir, tout en étant plutôt historien du droit et comparatiste, Laboulaye a participé à
    la naissance de la discipline du droit international dans les années 1840-1870 par le
    biais notamment de ses voyages et de ses réseaux23. De plus, même si Kachenovsky n’est
    plus un inconnu pour l’histoire du droit international grâce aux récents travaux de
    William Butler, Lauri Mälksoo, Irina Protsenko et Kostantyn Savchuk, il demeure peu
    étudié et ses voyages en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne et en Espagne n’ont
    pas encore fait l’objet d’une étude spécifique24.
6   D’où l’importance de commencer par un rappel biographique sur la vie et l’œuvre de
    Kachenovsky avant de retracer les premiers voyages de Laboulaye dans les années 1840
    (I). Dans une seconde partie, je vais m’intéresser au phénomène de la visite à Laboulaye
    lequel devient un véritable Hub de juristes en voyageurs qui accourent pour rencontrer
    à Paris et à Versailles, le membre de l’Académie des Inscriptions et Belles lettres (1845),
    l’éditeur de revues et le professeur au Collège de France (II). Enfin la dernière partie
    sera consacrée à la fabrique du droit international dans les années 1850-1860 à travers
    les voyages de Kachenovsky en Europe et le rôle d’intermédiaire que jouait Laboulaye
    vis-à-vis des juristes-internationalistes (III).

    I. Kachenovsky et Laboulaye : juristes et voyageurs
7   Les liens entre Laboulaye et Kachenovsky n’ont pas été aussi soutenus et intenses que
    ceux que Laboulaye a pu entretenir avec Johann Caspar Bluntschli (1808-1881) et
    Francis Lieber, on va le voir. Pour autant, il est pertinent d’étudier ces deux juristes
    ensemble car ils ont l’un comme l’autre joué un rôle clef en tant que « connecteur »
    dans la fabrique du droit international à travers leurs voyages et leurs réseaux,
    Kachenovsky en tant que précurseur de l’institutionnalisation du droit international
    (A) et Laboulaye notamment en tant que juriste voyageur (B)25.

    A. Dmitri Ivanovich Kachenovsky précurseur de
    l’institutionnalisation du droit international

8   Kachenovsky est né à Karatchev dans l’oblast de Briansk, c’est-à-dire au Sud-ouest de
    l’Actuel Russie non loin de l’Ukraine et de la Biélorussie 26. Il est un lointain parent du
    professeur de Moscou et ancien secrétaire du comte Razumovsky, Mikhail Trofimovitch

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     Kachenovsky (1775-1842)27. Après avoir obtenu son baccalauréat à 15 ans, il s’inscrit à la
     faculté de droit de Kharkiv en 1842. Le jeune surdoué a eu la chance de pouvoir profiter
     d’un environnement scientifique particulier puisque le droit international a été
     enseigné très tôt dans l’Empire russe28. En effet, il a très certainement pu suivre le cours
     de Tykhon Fedorovich Stepanov (1795-1847) dont le manuscrit du cours vient d’être
     retrouvé et traduit en anglais29. En 1848, alors qu’il vient de terminer ses études, une
     pétition avait été lancée pour qu’il devienne professeur assistant de la chaire du droit
     des gens avant même la soutenance de son mémoire de fin d’études 30. La pétition fut
     rejetée et c’est seulement en 1849, après avoir soutenu sa thèse de master sur le droit
     maritime international qu’il fut nommé31. Dans les années 1850, il enseigne en plus du
     droit des gens, un cours sur les institutions de l’État. Professeur très apprécié de ses
     étudiants, il a soutenu une thèse de doctorat en 1855 à l’Université de Moscou 32. À la
     suite d’un premier voyage en Europe de l’Ouest, il est nommé professeur ordinaire à la
     chaire de droit international en 1859 mais il enseigne également le droit
     constitutionnel comparé33. Dans les années 1860, il voyage de nouveau régulièrement et
     il sera même élu doyen de la faculté de droit en 1870 avant de démissionner en
     septembre 1872 du fait de son état de santé34.
9    Kachenovsky a peu publié. Ses cours de droit international n’ont pas été traduits 35. Et la
     troisième partie du cours qui portait sur la doctrine contemporaine n’a jamais été
     publiée. Selon son successeur à l’Université de Kharkiv, Vsevolod Pievich Danevksy
     (1852-1898), Kachenovsky était « un admirateur de l’école française » 36. Il est vrai qu’un
     certain nombre de juristes français avaient publié sur la question du droit maritime et
     un concours avait même été organisé par l’Académie des sciences morales et politiques
     sur « Les origines, les variations et les progrès du droit maritime international » en
     1856-185937. Par ailleurs, il aurait été aussi grandement influencé par Francois Laurent
     et son Histoire du droit des gens et des relations internationales 38. Sa thèse de 1855 intitulée
     Des croiseurs et de la procédure contre les prises, au point de vue du commerce neutre portait
     comme son mémoire sur le droit maritime international39. Christian Friedrich Wurm
     (1803-1859) rédigea un compte rendu très favorable dans le Allgemeine Zeitung en 1855 40.
     En 1867, le livre a été publié en anglais par Frédéric Thomas Pratt (1799-1868) avocat et
     auteur de plusieurs ouvrages sur le droit maritime41. Bien évidemment la traduction a
     facilité la diffusion des idées de Kachenosky en Europe dans les années 1870-1880 42. Par
     ailleurs, à l’image de Laboulaye, Kachenovsky a vivement été intéressé par les États-
     Unis d’Amérique, et il a publié une biographie de Daniel Webster (1782-1852) 43. Dans sa
     préface, datée de Londres, le 10 juillet 1858, il rappelle que « l’Europe s’intéresse plus
     que jamais aux États-Unis » et que « dans la collection des œuvres de Webster… on y
     trouve plusieurs documents sur les principales questions du droit international
     débattues entre les États-Unis et l’Europe »44. Moins prolifique que Laboulaye,
     Kachenovsky a aussi publié un ouvrage comparatiste sur les sciences politiques et il
     partageait sa vision libérale de la société ainsi que son goût pour les voyages.

     B. Laboulaye en juriste voyageur

10   En juillet 1858, un correspondant écrit malicieusement à Laboulaye de Strasbourg :
     « Mon bien cher ami, allez en Allemagne, en Suisse, en Italie, à New York ou en Chine
     mais passez par Strasbourg et arrêtez-vous le plus longtemps possible » 45. Auteur du
     recueil de nouvelles Souvenirs d’un voyageur, Laboulaye a beaucoup voyagé surtout dans
     l’espace germanophone en Allemagne, en Suisse, en Autriche où il voyage quasiment

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     chaque année entre 1840 et 1858 mais également en Belgique, en Italie, ou encore en
     Espagne46. Cependant Laboulaye voyage moins entre 1858 et 1881 ce que note Leopold
     August Warnkönig (1794-1866) déjà dans une lettre envoyée de Stuttgart en août 1859
     dans laquelle il relate ses entretiens avec Bluntschli et où il regrette que Laboulaye « ne
     passera pas le Rhin cette année »47. Et même si les sollicitations étaient nombreuses
     surtout dans les années 1860 et les années 1870, Laboulaye n’a jamais voyagé ni en
     Amérique ni même en Angleterre48. Par ailleurs, le détail des voyages de Laboulaye ne
     sont pas bien connus et n’ont pas vraiment été étudiés dans les études consacrées au
     professeur du Collège de France49.
11   En tout cas, le premier voyage de Laboulaye en Allemagne de juin à septembre 1840
     avait le caractère d’une mission semi-officielle par le biais du ministre Victor Cousin
     (1792-1867) lequel avait lui-même passé l’été précédent en Allemagne 50. Laboulaye
     bénéficia aussi de la protection et des conseils de Jean-Marie Pardessus (1772-1853)
     lequel s’était rendu en Allemagne en mai 1832 pour récolter des manuscrits et des
     textes de lois dans la rédaction de sa collection de lois maritimes 51. Ce premier voyage
     de Laboulaye s’inscrivait dans le cadre d’un engouement de juristes français pour la
     science juridique allemande52. De plus, il a initié une réflexion et un débat de grande
     ampleur sur les universités allemandes et sur l’enseignement du droit en Allemagne et
     en France ce qui a entraîné d’autres voyages par d’autres juristes en Allemagne et un
     grand nombre d’articles et de brochures dans les revues de Jean-Gaspard Foelix
     (1791-1853) et Louis Wolowski (1810-1876) mais aussi dans la revue de Mittermaier 53.
     Charles Vergé (1810-1890) qui s’était déjà rapproché de Laboulaye depuis 1841
     effectuera d’ailleurs lui aussi une mission cette fois pleinement officielle en 1845 et il
     publia plusieurs rapports à son retour54. Lors de son premier voyage en été 1840,
     Laboulaye a visité les villes et les universités de Fribourg, Heidelberg, Stuttgart,
     Tübingen, Ulm, Munich, Hof, Berlin et Bonn55. Il y rencontre les plus célèbres
     professeurs et juristes et notamment bien évidemment Friedrich Carl von Savigny
     (1779-1861) mais il ne peut s’entretenir avec Mittermaier56. À son retour, il publie
     plusieurs articles sur l’Allemagne et son célèbre ouvrage sur Savigny mais il ne
     terminera jamais son livre sur les universités allemandes 57. Le but premier de ses
     voyages était le rapprochement entre les savants et l’échange scientifique comme il le
     souligne dans un article sur l’Enseignement du droit en France dans lequel il compare les
     universités françaises et allemandes et précise que les professeurs de droit en
     Allemagne avaient la chance de pourvoir « faire en vacances des voyages qui les
     mettent en contact avec d’autres savants »58. Il s’imposa ainsi comme l’un des plus
     éminents spécialistes de la science juridique allemande en France et il avait reçu en
     récompense le titre de docteur de l’université de Tübingen en 1845 59.
12   À l’inverse des voyages en Allemagne (mais aussi en Suisse et en Autriche) les voyages
     de Laboulaye en Espagne ne sont quasiment pas évoqués par l’historiographie 60. Même
     si la controverse sur les tables de bronze de Malaga et de Salpesa qui l’opposa à
     Theodor Mommsen (1817-1903), Savigny et Charles Giraud (1802-1881) est désormais
     bien connue61. En 1868, il avait même publié une comédie espagnole Le prince Caniche,
     en réalité une satire de Napoléon III62. Le premier voyage en Espagne de Laboulaye va
     durer trois mois entre avril et juillet 1842. Comme il le relate à Bluntschli le 2 août
     1842 : « J’ai fait un bien long voyage depuis ma dernière lettre. J’ai parcouru toute
     l’Espagne pendant trois mois ; J’ai fait une belle collection de législation espagnole » 63.
     Son voyage a de nouveau un caractère semi-officiel. En tout cas, il obtient le soutien du

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ministère des Affaires étrangères et des consuls français lors de ses divers passages. Le
26 mars 1842, un employé du ministère des Affaires étrangères informe le consul de
France à Carthagène qu’« Édouard Laboulaye effectue un voyage scientifique en
Espagne »64. Le 26 mai 1842, c’est le consul de France à Cadix qui est tenu au courant du
voyage de Laboulaye65. Et en mai 1842, Ferdinand de Lesseps (1805-1894), consul à
Malaga lui réitère sa protection66. Laboulaye ne voyageait pas seul, puisqu’une lettre de
Felipe Sanchez Gadeo de Malaga le 23 avril 1842 envoyé à un certain Thomas de Heredia
à Grenade, indique que le « Dr. Eduardo Laboulaye, y Dr. N Marzay, Caballeros Franceses muy
distinguidos que pasan e esa ciudad para visitar sur monumentos y demás curiosidades [Le
docteur Edouard Laboulaye et le docteur N. Marzay, chevaliers français très distingués,
sont de passage dans cette ville pour visiter ses monuments et autres curiosités]» 67. De
même le 13 avril 1842, la comtesse de Ripalda, Maria Vicenta de Ramon de Sentis
(1784-1861) écrit à un certain Ignacio Anaya une lettre de Valencia pour annoncer que
« los senores Demarcay Y Laboulaye [Les seigneurs Demarcay et Laboulaye] » sont en visite
de Paris68. Lors de son voyage, Laboulaye va faire un grand nombre de rencontres
déterminantes à Madrid, Séville, Valencia, Malaga, Carthagène et Cadix notamment. Il
fait la connaissance de José Maria de Alava y Urbina (1816-1872), professeur de droit
romain à Séville, avec qui il entretient une correspondance poussée au moins jusqu’en
185569. C’est par l’intermédiaire de Laboulaye qu’Alava va effectuer un premier séjour
en Allemagne en 1851 et qu’il va devenir l’un des Krausistes et représentant de l’école
historique du droit en Espagne70. Laboulaye rencontre également Pedro José Pidal y
Carniado (1799-1865) qui était professeur à l’Athénée de Madrid et président de
l’Academia de jurisprudencia y legislacion71. Pidal entreprend, après le voyage de
Laboulaye, la traduction de l’Histoire du droit de propriété foncière en Occident (1839) que le
juriste français lui avait offert72. C’est également lui qui était à l’origine d’une vaste
réforme de l’instruction publique en 1845 (le plan Pidal) et qui fut l’un des membres
fondateurs de l’Académie royale des sciences morales et politiques d’Espagne 73.
Laboulaye rencontre aussi un autre futur fondateur de l’Académie royale des sciences
morales et politiques, Fernando Alvarez Martinez (1814-1883) qui était aussi membre de
l’Académie de jurisprudence et de législation74. Laboulaye a servi aussi d’intermédiaire
pour des correspondances entre espagnols puisqu’il avait été chargé d’une lettre de
Francisco Martinez de la Rosa (1787-1862) (qui en 1842 était de nouveau exilé à Paris) à
Pidal à Madrid75. En tout cas, Laboulaye rédige à son retour un article sur l’Histoire du
droit romain en Espagne dans lequel il loue à la fin les « recherches de Martinez-Marina,
de Sempere, de Llorente, de Pidal, noms inconnus en France, et qui cependant méritent
notre attention et notre estime au même titre que les Sclopis, les Eichhorn et les
Savigny »76. Mittermaier aurait souhaité que Laboulaye publie aussi un article sur son
voyage en Espagne dans la Kritische Zeitschrift für Rechtswissenschaft und Gesetzgebung des
Auslands.77 Ainsi ce voyage de Laboulaye en Espagne comme celui effectué plus tôt en
Allemagne a été entrepris dans le but de s’entretenir avec des juristes espagnols et de
se poser comme un expert de la science juridique espagnole. Le voyage lui apportait
principalement un support à l’expertise. C’est-à-dire le fait d’y avoir vraiment été. En
1844, il publiera un autre article dans la revue de Wolowski cette fois-ci sur l’Italie
après un voyage là encore afin de « rendre les noms des Sclopis, des Agresti, des
Carmignani, des Niccolini, des Mancini, des Lomonaco, des Tecci, des de Augustinis
aussi familiers à nos lecteurs que les noms des Savigny, des Mittermaier, des
Warnkoenig, et des autre savants dont s’honore l’Allemagne » 78. Juriste voyageur,
Laboulaye s’impose dans les années 1840 comme un véritable « hub » de juristes en

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     voyageurs en devenant le juriste que tout étranger se doit de rencontrer à Paris ou plus
     tard à Versailles.

     II. Laboulaye, un « hub » de juristes en voyageurs
13   Après avoir remporté deux prix de l’Académie des Inscriptions et des Belles Lettres
     (1838-1843) et un prix de l’Académie des Sciences Morales et Politiques (1842),
     Laboulaye est élu à Académie des Inscriptions et des Belles Lettres (1845). Il commence
     aussi son intense activité de publiciste dans plusieurs revues en vogue avant d’accéder
     à la chaire de législation comparée au Collège de France (1849) qui avait été occupée
     par Eugène Lerminier (1803-1857)79. C’est à ce moment qu’il devient un hub de juristes
     en voyageurs qui visitent l’académicien et collaborateur de revues juridiques (A) et
     suivent les cours du professeur au Collège de France (B).

     A. Rendre visite à l’académicien

14   Rendre visite à Laboulaye, l’académicien et le publiciste, dans les années 1850-1870
     prenait la forme d’un rite incontournable pour un très grand nombre de juristes,
     d’économistes, d’étudiants ou de littéraires. De la même manière qu’il était
     indispensable de rendre visite à Savigny à Berlin dans les années 1830-1860. À l’image
     d’Étienne Guillaume Charles Portalis (1829-1884) qui rapporte à son grand-père, Joseph-
     Marie Portalis, de Berlin le 27 mai 1851, qu’il a visité avec Giraud « M. de Savigny, un
     beau vieillard »80. Parmi les nombreux visiteurs, on peut citer Frédéric Le Play
     (1806-1882) qui lui écrit une longue lettre, avant de venir le voir, le 26 juillet 1864 alors
     qu’il vient de passer « trente années à des voyages en Europe » et qu’il a entrepris
     « trois fois le voyage de l’Asie »81. C’est principalement par le biais de ses engagements
     dans les revues juridiques à la fin des années 1830 que Laboulaye va devenir célèbre à
     l’échelle européenne et commencer à recevoir les visites régulières de collègues
     économistes et juristes. Collaborateur de la Revue de législation et de jurisprudence
     (1834-1853) dirigée par Wolowski et de la Revue étrangère de législation et d’économie
     politique (1834-1850) dirigée par Foelix depuis 1839, ses réseaux européens augmentent
     considérablement au début des années 1850 lorsqu’il fonde la Revue historique de droit
     français et étranger avec Eugène de Rozière (1820-1896), Rodolphe Dareste (1826-1911) et
     Charles Ginoulhiac (1818-1895)82. Ainsi, les collaborateurs étrangers de la revue de
     Wolowski deviennent des proches amis à l’image de Warnkönig et de Mittermaier et lui
     rendent évidemment visite lors de leurs séjours parisiens. Ils lui adressent aussi
     régulièrement de jeunes juristes se rendant à Paris à l’image de ce « docteur Jonas, de
     Luxembourg » qui vient passer « quelques jours à Paris » en août 1843 et que
     Mittermaier « adresse » à Laboulaye83. Robert von Mohl (1799-1875) se tourne lui aussi
     vers Laboulaye et demande « conseils et protection » alors qu’il va passer quelques
     mois à Paris à l’été 1855 « pour fureter dans vos bibliothèques » 84. Lorenz von Stein
     (1815-1890) rappelle dans une lettre à Laboulaye envoyée de Kiel le 24 avril 1843 « que
     l’on vient plus souvent de Kiel à Paris que de Paris à Kiel » 85. De même le juriste
     autrichien, naturalisé français en 1848, Louis-Jean Königswarter (1814-1878), l’invite à
     venir le voir à Vienne en avril 185086. Au fond, ce rôle de Paris en tant que capitale
     juridique et hub d’accueil des visiteurs étrangers correspondait aux vœux exprimés par
     Laboulaye lui-même en 1844 dans son article sur l’Italie :

     Clio@Themis, 22 | 2022
Laboulaye et Kachenovsky et la fabrique du droit international : voyages, rés...   8

          Le temps n’est pas loin, peut-être, ou toute l’Europe, rapprochée par la rapidité des
          voies de fer, cherchera (au moins scientifiquement) une capitale commune, centre
          ou viendront aboutir toutes les découvertes, toutes les recherches. Paris, par sa
          position, par l’universalité de la langue française, par ses académies, semble appelé
          naturellement à tenir cette place… faire de Paris ce que Rome fut autrefois…
          commune patrie du monde civilisé87.
15   Des juristes en mission officielle lui sont également adressés. Le 30 octobre 1846,
     Johann Martin Lappenberg (1794-1865) historien en charge des archives de Hambourg
     lui recommande le juriste norvégien, Ole Munch Raeder (1815-1895) 88. Ce dernier était
     mandaté par l’assemblée nationale norvégienne (Stortinget) afin d’effectuer un voyage
     d’étude sur le système des jurés au sein de divers systèmes juridiques ce qui l’amena
     d’ailleurs en Grande-Bretagne, au Canada et aux États-Unis 89. Lappenberg suggère à
     Laboulaye de le mettre en relation avec Henry Wheaton (1785-1848) lequel venait tout
     juste de rentrer aux États-Unis après avoir été ambassadeur à Berlin mais il était
     également membre correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques
     depuis 184390. De même en décembre 1859, c’est le Belge Charles Alexandre Louis Graux
     (1837-1910) que lui adresse le magistrat bibliophile François de Bonne (1789-1879) 91.
     Graux, tout jeune lauréat de l’Université libre de Bruxelles, avait obtenu une bourse
     pour Paris pour « y acquérir des connaissances sur les pratiques judiciaires » 92.
     Quelques années plus tard en 1867, c’est Jean-François Tielemans (1799-1888), le
     premier président de la Cour d’Appel de Bruxelles, que Bonne adresse à Laboulaye.
     Tielemans devait « se renseigner sur les usages de la Cour d’Appel de Paris » 93. Puis en
     mai 1872, c’est Charles Dumercy, avocat belge, qui s’adresse à Laboulaye avec une
     recommandation de l’économiste et académicien, Joseph Garnier (1813-1881), là encore
     « muni d’une bourse de voyage et chargé à ce titre par mon gouvernement de faire un
     rapport sur l’état de l’enseignement supérieur en France »94.
16   Les collègues français de Laboulaye viennent aussi lui rendre visite avant
     d’entreprendre leur propre voyage. Notamment ses futurs collaborateurs au sein de la
     Revue historique de droit français et étranger, comme, le jeune Rodolphe Dareste qui
     souhaite le rencontrer en août 1846 « au moment de partir pour l’Allemagne » afin
     d’assister au congrès des germanistes à Francfort-sur-le-Main et à celui des philologues
     à Iéna95. De même, Eugène de Rozière se tourne vers Laboulaye en octobre 1849 :
          Au moment d’entreprendre un voyage dans lequel j’ai surtout pour but de
          connaître quelques bibliothèques riches en manuscrits, et de compléter une
          collection de formules, dont je vous ai plusieurs fois entretenu. J’ai le désir de
          visiter Saint-Gall, Munich, Stuttgart, Carlsruhe, Francfort, et les villes situées sur le
          Rhin. Je compte aussi consacrer quelques jours aux universités de Fribourg en
          Brisgau, Tubingen, Heidelberg, et même de Bonn, si j’ai le temps. Je vous serais
          infiniment reconnaissant si vous pouviez me donner des lettres d’introduction
          auprès de quelques-uns des professeurs de ces universités, ou auprès de quelques
          personnes capables de diriger mes recherches. C’est surtout à Munich, que j’aurai
          un travail un peu long à faire, et le plus grand besoin de trouver de la bienveillance.
          Je serais bien heureux si en échange du service que je vous demande, vous vouliez
          me charger de quelque recherche ou de quelque commission à faire dans ce pays 96.

     B. Suivre les cours du professeur au Collège de France

17   En tant que professeur au Collège de France de la chaire de législations comparées,
     Laboulaye reçoit un grand nombre d’étudiants étrangers. Il y a de nombreux
     témoignages des séjours de ces étrangers au sein de la « capitale juridique » dans le

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Laboulaye et Kachenovsky et la fabrique du droit international : voyages, rés...   9

     fonds Laboulaye97. Par exemple, le 28 juin 1858, Edward Pradzynzki (1838-1895) adresse
     une lettre au maître « au nom des polonais du cours du Collège de France » 98. Alors que
     son intérêt se dirige vers les États-Unis, avec la parution en 1863 de ses « modernes
     lettres persanes », Paris en Amérique, ce sont un grand nombre d’américains qui
     viennent l’écouter, curieux, diplomates, juristes, lettrés99. Mais Laboulaye attire aussi
     des Russes. Pierre Pletniov (1792-1866), recteur de l’Université de Saint-Pétersbourg,
     rappelle à Laboulaye dans une lettre début novembre 1861 qu’il n’y a pas « un seul
     membre [du conseil] qui n’est pas visité Paris »100. Lui-même avait d’ailleurs suivi les
     cours de Laboulaye en 1856-1857. On apprend dans la même lettre que Laboulaye était
     devenu membre de l’Université de Saint-Pétersbourg101. En février 1862, Pletniov
     demande à Laboulaye de bien vouloir accueillir Constantin Kaveline (1818-1885),
     professeur de droit civil102.
18   Le 15 décembre 1850, Théodor Antoine Neuville (1821-1867), titulaire de la chaire de
     droit civil à l’université de Dijon, lui recommande « Anschütz docteur en droit de
     l’université de Bonn » venu en France pour étudier le droit civil français. Neuville
     l’assure qu’Anschütz est « connu à Dijon comme quelqu’un de laborieux et
     honorable »103. Il s’agissait d’August Anschütz (1826-1873) lequel avait en effet effectué
     un voyage scientifique de deux années en France par le biais d’une recommandation de
     Mittermaier, entre son doctorat de l’université de Heidelberg (et non pas Bonn) et son
     habilitation soutenue à Bonn sur le droit français et allemand 104. À son retour en
     Allemagne, il publie régulièrement dans les revues allemandes des articles sur les
     travaux des juristes français105. De même, alors que le professeur Arneth (1802-1858) lui
     écrit de Heidelberg le 29 mars 1852 pour lui parler des progrès dans la langue
     allemande de son fils, Paul Laboulaye, lequel retourne en France à la fin de son premier
     semestre d’étude, un autre professeur d’Heidelberg d’origine suisse, Achilles Renaud
     (1819-1884), lui indique le 4 décembre 1852 que « son fils a gagné le cœur des
     professeurs de Heidelberg »106. Il lui recommande aussi, le juriste Theodor Ludwig de
     Helmolt (1826-1873) de Giessen lequel va passer « l’hiver à Paris pour étudier les
     institutions françaises »107. Quelques années plus tard, le 7 juillet 1854, Lappenberg lui
     adresse son fils, Friedrich Alfred Lappenberg (1836-1916), docteur en droit, pour
     « acquérir des connaissances du code Napoléon »108. Alors que Laboulaye s’est imposé
     comme un hub de juristes voyageurs qui visitent la capitale juridique de l’Europe, sa
     rencontre avec Kachenovsky qui voyage en Europe de l’Ouest va l’orienter vers la
     fabrique du droit international.

     III. La fabrique du droit international par les voyages
19   Dans les années 1850-1860, un grand nombre de jeunes juristes vont se tourner vers le
     droit international tant en Europe que dans le monde109. Ils voyagent beaucoup et
     forment l’idée de créer un Institut de Droit International (lequel va voir le jour à Gand
     le 8 septembre 1873)110. Deux juristes vont se distinguer en tant que brokers au sein de
     ce groupe de juristes internationalistes, Kachenovsky par le biais de ses voyages en
     Europe de l’Ouest (A) et Laboulaye en tant qu’intermédiaire des internationalistes (B).

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Laboulaye et Kachenovsky et la fabrique du droit international : voyages, rés...   10

     A. Les voyages en Europe de l’Ouest de Kachenovsky

20   En 1858, l’internationaliste Kachenovsky va entamer un long voyage scientifique en
     Europe pour parfaire ses connaissances de droit international. Il parcourt l’Allemagne
     où il rencontre Christian Friedrich Wurm et Robert von Mohl et l’Angleterre où il
     échange avec les internationalistes John Westlake (1828-1913), Robert Phillimore
     (1810-1885) et Traver Twiss (1809-1897)111. En Angleterre, il présente le projet de paix
     perpétuelle de Vasil Mahnovsky (1765-1814) à la Société londonienne des amis de la
     paix en mai 1858112. En juin 1858, il s’exprime à la Juridical society de Londres sur The
     present State of International Jurisprudence et défend l’idée d’une codification du droit
     international113. Au même moment son collègue de l’Université de Dorpat (aujourd’hui
     Tartu en Estonie), August von Bulmerincq (1822-1890) avait entrepris également un
     voyage en Europe114. C’est en novembre 1858 que Kachenovsky rencontre Laboulaye par
     le biais de la Société d’économie politique où il effectue un discours sur la propriété
     littéraire115. Les deux juristes vont immédiatement bien s’entendre et entamer une
     correspondance et c’est Laboulaye qui va envoyer Kachenovsky en Espagne avec un
     certain nombre de recommandations. De retour à Kharkiv, Kachenovsky envoie une
     lettre de remerciements à Laboulaye et indique qu’il n’a pas pu voir José España y
     Puerta mais qu’il a bien rencontré Manuel Colmeiro y Penido (1818-1894) membre de
     l’Académie royale des sciences morales et politiques d’Espagne lequel lui a ouvert les
     portes de cette académie ainsi qu’à Laboulaye qui en devient membre en 1861 116.
     Kachenosky avait pu aussi rencontrer des professeurs de droit international en
     Espagne, José Posada Herrera (1814-1885) et Manuel Leandro Matienzo 117. Au même
     moment le recteur de l’Université impériale de Kharkiv, Aleksander Roslavsky-
     Petrovsky (1816-1872), confère à Laboulaye le titre de membre honoraire de l’université
     pour lui remercier d’avoir donné à Kachenovsky : « les moyens d’atteindre le plus
     surement et le plus rapidement le but de son voyage scientifique » 118.
21   Après ce premier voyage couronné de succès, Kachenovsky en entreprend de nombreux
     autres dans les années 1860. Il parcourt l’Autriche, l’Italie, la France, l’Irlande ou encore
     les Pays-Bas où il rencontre George Willem Vreede (1809-1880) professeur de droit
     international à Utrecht et Johann Rudolf Thorbecke et participe aux réunions de la
     National Association for the Promotion of Social Sciences et notamment à la section pour la
     codification du droit international au milieu des années 1860 119. En 1870, il se rend
     encore en Italie, en Autriche et en Belgique notamment à Gand où il rencontre Gustave
     Rolin-Jaequemyns120. Un journal des tribunaux italiens, le Monitore dei Tribunali Giornale
     di Legislazione e Giurisprudenza Civile e Pénale, nous apprend que :
          Fu di passaggio a Pavia il sig. D. Katchénowsky celebre professore di diritto internazionale
          della Universita di Karkow in Russia. Egli visito i principali stabilimenti di Pavia, da lui
          altamente ammirati e lodati121.
          [Monsieur D. Katchénowsky, célèbre professeur de droit international à l’Université
          de Kharkiv en Russie a été de passage à Pavie. Il s’est rendu dans les établissements
          principaux de Pavie, en les admirant et les louant].
     En France, les livres de Kachenovsky sont également lus à l’Académie des sciences
     morales et politiques notamment son O sovremennom sostojanii političeskih nauk na zapadě
     Evropy i v Rossii [Sur la situation contemporaine des sciences politiques à l’Ouest de l’Europe et
     en Russie] tiré de ses observations faites lors de ses voyages ou encore son cours de droit
     international public dont Fedor Fedorovitch Martens (1845-1909) s’inspirera pour
     rédiger son manuel une vingtaine d’années plus tard122. Sa thèse de doctorat sur le droit

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Laboulaye et Kachenovsky et la fabrique du droit international : voyages, rés...   11

     des prises maritimes traduite en anglais en 1867 sera notamment présentée par Eugène
     Cauchy (1802-1877) dans une séance de l’Académie des sciences morales et politiques
     en octobre 1867123. Les voyages de Kachenovsky ont largement contribué à la
     circulation des savoirs juridiques mais ils ont également façonné les réseaux des
     fondateurs de l’Institut de Droit International.

     B. Laboulaye intermédiaire des internationalistes

22   Laboulaye va également servir d’intermédiaire entre les juristes internationalistes qu’il
     recevait à Paris et à Versailles. Comme dans le cas de Kachenovsky, Laboulaye a joué le
     rôle de broker au sein de la génération des fondateurs de l’Institut de Droit
     International. Alphonse Rivier (1835-1898) a suivi lui aussi ses cours au Collège de
     France à partir du semestre d’hiver 1859-1860124. Après avoir passé une année à Paris, le
     Suisse repart pour Berlin et entame une correspondance avec Laboulaye 125. Jeune privat
     Dozent à Berlin, Rivier souhaite écrire des articles « de droit romain, de droit
     germanique et d’histoire générale du droit et des législations comparées » au sein de la
     revue fondée par Laboulaye126. En janvier 1863, Rivier lui envoie un rapport sur le
     congrès des jurisconsultes à Vienne. Il précise que « l’on s’est fort peu occupé de droit à
     ce congrès » mais heureusement les « banquets et autres réjouissances ont constitué la
     partie la plus positive de l’affaire »127. Après avoir été nommé professeur à Bruxelles en
     1867 pour le cours de droit romain à la place de Charles Maynz (parti pour Liège), il
     accepte de devenir membre de la Société de législation comparée en 1869 et rappelle
     qu’il se « trouve à cheval sur deux ou trois pays et sur deux langues » 128. Par ailleurs,
     Laboulaye va recevoir la visite de Stanislao Pasquale Mancini (1817-1888) à Versailles
     en octobre 1867 alors que Mancini découvre Paris « pour la première fois » avant d’aller
     passer quelques jours à Berlin129. Les deux hommes s’étaient probablement rencontrés
     en Italie lors d’un voyage de Laboulaye, en tout cas dès sa nomination à la première
     chaire de droit international privé à Turin, Mancini informe le juriste français par le
     biais d’une longue lettre dans laquelle il précise qu’il a obtenu « una cattedra di diritto
     pubblico europeo, di diritto marittimo e diritto internazionale privato [Une chaire de droit
     public européen, de droit maritime et de droit international privé] » 130. C’est Laboulaye
     qui aurait rapproché Mancini de Gustave Rolin-Jaequemyns lors de la visite de Mancini
     à Paris et c’est lui qui aurait suggéré l’idée à Mancini de fonder la Revue de droit
     international et de législation comparée sur le modèle de sa propre revue à laquelle
     Mancini avait souvent collaboré131. Tant Kachenovsky que Laboulaye ont d’ailleurs
     publié dans la revue132. Il est vrai qu’au-delà de Rivier et de Mancini, un grand nombre
     de juristes internationalistes avaient rendu visite à Laboulaye dans les années 1850 et
     1860. Federigo Sclopis (1798-1878) par deux fois en août 1852 et en janvier 1859 (il
     s’était plaint « d’être perdu à Paris »)133. Par ailleurs, Giuseppe Carnazza Amari
     (1837-1911) et la plupart des auteurs de traités et d’ouvrages sur le droit international à
     la fin des années 1860 et au début des années 1870 lui envoient leurs travaux 134. C’est
     aussi par le biais de sa participation (avec Kachenovsky) à l’Association internationale
     pour le progrès des sciences sociales (AIPSS) que Laboulaye s’est illustré comme l’un
     des précurseurs de la fabrique du droit international et de la construction de cette
     communauté de juristes internationalistes cosmopolites de la génération de l’Institut
     de Droit International et de l’Association pour la réforme et la codification du droit des
     gens135. Laboulaye deviendra membre des deux associations quelques années après leur
     création136. En décembre 1872, Émile de Laveleye (1822-1892) avait invité Laboulaye a

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Laboulaye et Kachenovsky et la fabrique du droit international : voyages, rés...   12

     effectué une série de conférences rémunérées en Belgique137. Auparavant, Laboulaye
     avait présidé le Comité français pour l’émancipation des esclaves à partir de 1865, ce
     qui l’avait mis en relation avec des internationalistes du monde entier notamment à
     l’occasion de sa présidence lors de la réunion des divers comités de plusieurs pays du
     monde pendant l’Exposition universelle en 1867138. Enfin, il avait été l’un des membres
     actifs de la Ligue internationale et permanente de la Paix fondée par Frédéric Passy en
     mai 1867 et il avait présidé la première réunion publique à Paris en février 1869
     inaugurant la réunion par un discours sur Les maux de la guerre et les bienfaits de la paix 139.
23   Au-delà des réunions par le biais des associations et des voyages, les réseaux de
     Laboulaye ont entraîné la traduction en français et les recensions dans les revues
     juridiques de nombreux ouvrages majeurs de droit international. C’est notamment lui
     qui avait rédigé la préface de la traduction en français du manuel de Bluntschli Das
     moderne Völkerrecht der zivilisierten Staaten (Le droit international codifié) par
     l’intermédiaire du consul suisse Charles Edouard Lardy (1847-1923) 140. Livre qui a été
     traduit dans les années 1870-1880 en espagnol, en italien, en serbe, en polonais, en turc,
     en grec, en néerlandais, en hongrois, en russe, en anglais, en chinois et en japonais 141.
     Dans sa préface, Laboulaye se réfère aux économistes et aux amis de la paix qui ont
     aussi contribué à la fabrique du droit international et il rappelle ses liens avec
     Wolowski et Passy mais aussi son amitié ancienne avec Bluntschli et Lieber 142.
     Laboulaye avait aussi diffusé le Lieber Code quelques années auparavant 143. En effet, son
     ami, Francis Lieber avait rédigé des Instructions for the Government Of Armies of The United
     States in the Field dans le contexte de la Guerre de sécession. Ces instructions
     (aujourd’hui communément appelées Lieber Code) constituaient une première
     tentative de réglementer le Jus in Bello avant la Convention de Génève (1864), la
     conférence de Bruxelles (1874) et les deux conférences de La Haye (1899 et 1907) 144. On
     l’a vu, c’était aussi par le biais de ses voyages en Espagne et en Allemagne que
     Laboulaye s’était rapproché d’Heffter. Ils seront l’un comme l’autre nommés membre
     correspondant de la Real Academia Sevillana de Buenas Letras (l’Académie Royale de
     littérature de Séville) le 4 juin 1852 par l’intermédiaire du juriste José Maria de Alava
     Urbina (1816-1872) que Laboulaye avait rencontré lors de son voyage en Espagne.
     Laboulaye a servi également d’intermédiaire dans la diffusion de l’ouvrage d’Heffter Das
     europaische Völkerrecht der Gegenwart (1844) traduit par Jules Bergson en 1857 sous le
     titre Le droit international public de l’Europe et recensé par Charles Vergé 145.

     Conclusion
24   Les voyages de Laboulaye et de Kachenovsky étaient principalement des voyages non-
     officiels ou semi-officiels qui avaient pour but de rapprocher les divers savants mais
     aussi de rechercher des sources spécifiques dans les bibliothèques et d’étudier les
     diverses législations et institutions des pays visités dans l’optique de se poser comme
     experts du pays en question. L’un comme l’autre publient des articles, des livres ou des
     rapports pour relater leurs observations. Par ailleurs, par le biais de leurs engagements
     dans les revues juridiques, dans diverses associations et sociétés savantes et par leurs
     réseaux au sein des juristes-internationalistes cosmopolites ils ont participé activement
     à la fabrique du droit international dans les années 1840-1870. D’autres voyages de
     juristes en voyageurs auraient pu être étudiés plus en détail à l’image de ceux effectués
     par Giraud, Foelix ou encore Wolowski (qui se rend à de nombreux congrès dans les

     Clio@Themis, 22 | 2022
Laboulaye et Kachenovsky et la fabrique du droit international : voyages, rés...   13

     années 1850 et 1860) pour les juristes français ou ceux des internationalistes belges,
     italiens, espagnols, polonais, grecs, norvégiens, suédois. Dans le contexte de
     l’institutionnalisation du droit international dans les années 1815-1870, ces voyages
     permettent de rapprocher les juristes des divers pays et de diffuser les manuels et les
     œuvres à travers les revues juridiques et les sociétés savantes. La géographie des
     voyages correspond en grande partie aux pays précurseurs en matière d’enseignement
     du droit international à savoir l’Italie, l’Espagne, l’Empire russe, l’Allemagne, les Pays-
     Bas, la Belgique et la France.
25   Paris (même si d’autres capitales ont joué un rôle important) semble bien avoir été une
     « capitale juridique » de juristes en voyageurs en quête de rendre visite au grand
     juriste, professeur au Collège de France et membre de diverses sociétés savantes et
     associations. Là encore, tant des étudiants, que des collègues, collaborateurs des revues
     juridiques ou des juristes missionnés par leurs gouvernements ont séjourné à Paris et
     sollicité Laboulaye dans les années 1840-1870 en tant que connecteur et membre d’une
     internationale scientifique (avant la lettre) au même titre que Kachenovsky qui forgea
     des réseaux de juristes internationaux à travers ses nombreux voyages 146.

     NOTES
     1. Lettre citée dans O. Motte, Lettres inédites de juristes français du XIXe siècle conservées dans les
     archives et bibliothèques allemandes, Bonn, Röhrscheid, 1990, t. 2, p. 1066.
     2. Un grand nombre de ces réseaux de correspondance ont été publiés. Dans les cas de juristes
     allemands, voir notamment la série Juristische Briefwechsel des 19. Jahrhunderts du MPI für
     Rechtsgeschichte und Rechtstheorie de Francfort-sur-le-Main, consacrée principalement à la
     correspondance allemande et européenne de Carl Josef Anton Mittermaier, mais également à
     d’autres relations scientifiques épistolaires de premier plan ; pour la correspondance de Francis
     Lieber, voir C. Schnurmann, Brücken aus Papier. Atlantischer Wissenstransfer in dem Briefnetzwerk des
     deutsch-amerikanischen Ehepaars Francis und Mathilde Lieber, 1827–1872, Berlin, Lit, 2014. En
     revanche, des éditions de correspondance de grands juristes français n’ont pas été entreprises.
     L’ouvrage d’Olivier Motte contient beaucoup de lettres mais ne porte pas sur un juriste en
     particulier. Voir O. Motte, Lettres inédites…, op. cit., 1989-1990, 2 t. L’immense correspondance de
     Joseph-Marie Portalis est éparpillée dans les archives, les bibliothèques et le fonds resté dans les
     archives de la famille au château Pradeaux. Voir Joseph-Marie Portalis. Diplomate, magistrat et
     législateur, dir. R. Cahen et N. Laurent-Bonne, Aix-en-Provence, PUAM, 2020, p. 11-14.
     3. Voir M. Jottrand, « Les bourses de voyages de l’État, un instrument de circulation des savoirs
     juridiques ? Exploration sur les séjours d’études dans la formation des juristes belges au
     19e siècle », Les Professeurs allemands en Belgique : circulation des savoirs juridiques et enseignement du
     droit (1817-1914), dir. R. Cahen, J. de Brouwer, F. Dhondt, M. Jottrand, Bruxelles, ASP, 2022,
     p. 121-150.
     4. Voir l’introduction de ce dossier par Laetitia Guerlain et Luisa Brunori sur les juristes en
     voyageurs.
     5. GSTA, I. HA Rep 77. 6 lut K 100, Note secrète Paris 1 nov. 1834. Voyage de Klüber à Paris.

     Clio@Themis, 22 | 2022
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