Laïcité et enjeux de formation - INSPE de Nantes
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Laïcité et enjeux
de formation
La laïcité, plus qu’une posture
RÉSUMÉ
Cet article, sceptique quant à l’utilité du concept de « posture laïque », défend l’idée que la « pos-
ture » recherchée ne peut résulter que d’une sensibilité et d’une compétence dont les connaissances
et la culture sont la condition.
Serge COSPÉREC MOTS CLÉS :
Professeur de philosophie,
UPEC, laïcité, posture, enseignement, pédagogie, vertu
Référent Laïcité,
Inspé Académie de Créteil
66 / Ressources n°23 // mars 2021Laïcité et enjeux de formation
INTRODUCTION l’hostilité contre la laïcité. La réponse
éducative n’est pas moins ambiguë.
La laïcité, de retour à l’École ? Elle se concentre sur deux points :
Former les enseignants à la laïci- la promotion du « vivre-ensemble »
té n’est pas nouveau. En revanche, et de l’enseignement du « fait reli-
la multiplication des injonctions à le gieux » pour favoriser la tolérance.
faire et des actions en ce sens s’est Le « vivre-ensemble » renforce la
particulièrement accentuée depuis confusion prégnante entre civilité et
1. On confond les mœurs et le po- les attentats de janvier 2015. Quel est citoyenneté1 et efface le contenu pro-
litique : si la citoyenneté implique le sujet de cette urgence ? Évitons prement politique de l’EMC ; l’ensei-
une certaine forme de civilité, la
l’hypocrisie : c’est « l’islam », mot va- gnement du « fait religieux », souvent
civilité (l’agir moral) n’implique
pas forcément la citoyenneté lise désignant à la fois une religion, entaché d’inexactitudes, n’échappe
(l’agir politique). une culture, un projet politique et le pas aux représentations ethno-
référent de toutes les peurs. L’islam centriques (Le Quellec, 2015) et es-
est le sous-texte de bien des initia- sentialisantes, et dérive souvent vers
tives de lutte contre le complotisme, une instruction religieuse (Urbanski,
l’antisémitisme, la radicalisation, 2011, 2012) que la loi Ferry de 1882
des formations à l’esprit critique, de avait chassée de l’école.
l’éducation au vivre-ensemble.
Quel est le cadre de référence de ces Promouvoir une « posture laïque » ?
actions et qu’en penser ? Il a été don- Si l’expression est en vogue, on est
né en deux temps. En 2015, Najat Val- bien en peine d’en trouver une défi-
laud-Belkacem apporte une réponse nition. Il y a les évidences : respecter
éducative : création du parcours ci- la loi, la liberté de conscience (le plu-
toyen, mobilisation pour les valeurs ralisme des opinions et convictions),
de la République, renforcement de la distinguer croire et savoir, éviter tout
laïcité dans les programmes d’en- prosélytisme, cultiver la distancia-
seignement moral et civique (EMC), tion critique aux représentations.
etc. L’approche concerne surtout les Ce qu’on pourrait résumer par faire
élèves et met l’accent sur la civilité et preuve d’objectivité, d’impartialité, de
le vivre-ensemble dans un contexte de neutralité. Ici, rien de nouveau.
pluralisme des convictions. En 2017, Dans la recherche, le terme « pos-
Jean-Michel Blanquer apporte une ture » relève surtout des sciences
réponse juridique pour soutenir les de l’éducation, mais c’est moins un
personnels confrontés à des remises concept qu’une « notion, aux contours
en cause du principe de laïcité dans imprécis, et posée comme un don-
les établissements : un vade-mecum né », interchangeable avec d’autres
expose les réponses juridiques, des notions tout aussi floues comme
équipes académiques « laïcité et faits « positionnement » (Penloup, Chaba-
religieux » et un dispositif de signa- nois, Joannidès, 2011), un mot « em-
lement des atteintes sont créés ; des ployé sans être défini (…) suscep-
formations sur le « fait religieux » sont tible de variations et de glissements
mises en place sur la plate-forme sémantiques constants » (Lameul,
M@gistère. 2016) et qui « fonctionne assez bien
L’école redécouvre la laïcité. Il était comme hyperonyme recouvrant des
temps. Mais tout se fait dans la préci- réalités apparemment évidentes,
pitation. Si le droit de la laïcité corrige mais pourtant difficiles à définir de
utilement les représentations erro- façon stricte » (Saint-Amand, Vryda-
nées, fréquentes chez les personnels, ghs, 2001). La catégorisation, par D.
le vade-mecum associé aux procé- Bucheton, des gestes professionnels
dures de signalement focalise l’atten- (tissage, étayage atmosphère, pilo-
tion sur la répression des infractions tage) et ultérieurement des postures
à la laïcité, au risque d’attiser la dé- professeur (contrôle, sur-étayage,
rive vers une laïcité d’exclusion anti- accompagnement, etc.) et élèves leur
musulmane et de nourrir en retour répondant (posture première, sco-
Ressources n°23 // mars 2021 / 67laire, réflexive, etc.), fournit un cadre enseignants à transmettre ses idées
utile d’analyse, fondé sur des descrip- et valeurs aux nouvelles générations
teurs qui soulignent les aspects igno- et à développer les vertus qui y cor-
rés, car invisibles, de l’activité ensei- respondent, tout comme pour le li-
gnante. Mais je n’ai jamais ressenti béralisme politique (Galston, 2016).
le besoin de réfléchir la En effet, ce cadre libéral n’est pas
formation des enseignants étroitement légaliste. Il comporte des
Cette séparation du juste (la norme)
sur la laïcité en termes valeurs et des vertus : autonomie, li-
et du bien (la valeur) est intenable
de « posture ». Il y a sans berté, responsabilité individuelle, ac-
en éducation. doute quelque chose que ceptation de la diversité, égalité des
je ne perçois pas. En at- droits. Ce qui exclut de fait toutes les
tendant d’être instruit à ce sujet, j’in- conceptions de la vie bonne qui n’en
sisterai plutôt sur les connaissances, reconnaisse pas tel ou tel élément
la culture et les vertus que suppose (Macedo, 2016) ; si l’école doit être
l’adoption d’une « posture laïque ». neutre confessionnellement, elle ne
saurait l’être moralement et politi-
La laïcité : cadre juridique ou va- quement. La promotion, par exemple,
leur ? Ou les deux ? de l’idéal d’autonomie implique de
La laïcité est d’abord un cadre juri- développer des capacités réflexives
dique : celui qui garantit l’égale liberté (dont l’aptitude à l’autocritique), qui
de conscience et assure le libre exer- permettent de formuler, d’évaluer et
cice des cultes, pièces essentielles de réviser ses idéaux de vie - idéal qui
du libéralisme politique inhérent au s’oppose de fait certaines conceptions
modèle républicain (Petit, 2004). En substantielles et traditionnelles du
formation comme dans l’enseigne- bien éducatif ; la promotion de l’auto-
ment faut-il s’en tenir là et n’attendre nomie suppose aussi d’en développer
des individus le seul respect, quasi les vertus à la fois cognitives et pra-
procédural, de la norme juridique ? tiques comme l’initiative, l’indépen-
Cette position forme ce que j’appel- dance, la résolution, la persévérance,
lerai un minimalisme laïque. P. Kahn, la diligence, etc. (Macedo, 2016).
qui nous propose de comprendre la
laïcité française avec John Rawls, La laïcité est donc inséparable d’un
s’en tient là et récuse la dimension idéal et d’un projet, à la fois philoso-
axiologique : la laïcité comme valeur phique, moral et politique, celui que
(Kahn, 2007). Mais cette séparation porte la pensée humaniste, critique et
du juste (la norme) et du bien (la va- républicaine. Elle implique la trans-
leur) est intenable en éducation. Et le mission d’une certaine conception
libéralisme politique lui-même n’est du Bien public (dont sa primauté sur
pas axiologiquement neutre, comme les conceptions privatives). Séparer la
l’observe Rawls : laïcité des éléments constitutifs de la
pensée humaniste et républicaine est
On pourrait penser qu’une conception li- précisément le genre de contresens
bérale de la justice ne peut pas faire ap- qu’entretient délibérément l’extrême
pel à une idée du bien, sauf peut-être à droite qui se garde bien de relier laïci-
celles qui sont purement instrumentales té et égalité, fraternité, solidarité, hu-
(…). Il s’agit d’une interprétation erronée,
manité, dignité. On relève à juste titre
car le juste et le bien sont complémen-
taires ; aucune conception de la justice ne que « Marine Le Pen cultive sa posture
peut s’inspirer uniquement de l’un ou de laïque » (« Fillon se présente comme
l’autre. (Rawls, 1995, p. 215) “chrétien”… », 2017). Posture, mais
imposture, car l’extériorité (affecter
Le minimalisme laïque rend inconce- le respect des normes) sans l’intério-
vable l’éducation morale et politique rité (l’adhésion aux valeurs dont elles
2. La plupart des libéraux prônent des citoyens2, la perpétuation de dérivent) est comme le culte sans la
un « paternalisme éducatif » en l’idéal politique républicain dépen- culture : un pharisaïsme légaliste.
éducation. Cf. l’excellente syn-
dant justement de la capacité des Contre quoi, on soutiendra qu’il y
thèse du problème par Christophe
Béal (2013).
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a bien une sensibilité laïque (aux tir de quelques questions simples.
normes et valeurs laïques impli- • « LAÏCITÉ » : pourquoi le mot laï-
quées dans une situation), des affec- cité ne figure-t-il pas une seule fois
tions laïques constitutives de l’esprit dans la loi ? Comment se fait-il qu’il
laïque. Si la laïcité juridique est plu- n’apparaisse que deux fois dans les
tôt du côté de la norme, l’esprit ou la milliers de pages relatant les qua-
sensibilité laïque sont bien du côté de rante-huit séances de débat parle-
la valeur et des vertus (cognitives et mentaire de 19054 ?Comment expli-
épistémiques autant que pratiques). quer que la construction laïque (des
lois scolaires de Ferry à celle de
1905) se soit pour l’essentiel achevée
LA PÉDAGOGIE LAÏQUE : DÉTENDRE sans qu’il soit besoin de recourir au
LES CRAMPES MENTALES mot ? Pourquoi les textes juridiques
font-ils silence sur le substantif (seul
Qu’attendre alors des enseignants ? l’adjectif « laïque » figure dans l’ac-
D’abord et premièrement, les tuelle Constitution) ? Pourquoi n’y
connaissances et la culture qui les a-t-il aucune définition juridique de
rendront capables de défaire les la laïcité5 ?Pourquoi le législateur
crampes mentales3 qui affectent im- s’en garde-t-il ? Seule la culture ju-
médiatement les individus (élèves ridique, fondée sur la connaissance
3. J’emprunte cette expression à comme enseignants !) au sujet de la des débats, permet de comprendre
Ali Benmakhlouf qui la tient de laïcité, après tant d’années d’échauf- la sagesse de ce refus (réitéré) d’en-
Wittgenstein dont il applique la
fement des débats à son sujet. clore la laïcité dans une définition qui
méthode d’analyse du langage
pour décrisper les débats sur fermerait le débat public et en ferait
l’identité (Benmakhlouf, 2011) et Détendre par le droit et l’histoire un dogme. La définition est et reste
la religion (Benmakhlouf, 2015). du droit. Exemple : qui a lu la loi de ouverte au débat légitime, renvoyant
1905 ? dos-à-dos les approches sectaires :
4. Par contraste, en 1959, lors de
la discussion de la loi Debré, en
Le refus du minimalisme laïque ne le « laïcisme » - l’attitude dogmatique
deux séances parlementaires (à suppose aucunement une minoration, et d’une certaine manière religieuse
l’Assemblée et au Sénat), le terme en éducation, de la connaissance du des doctrinaires d’une laïcité anti-re-
est prononcé 205 fois. droit de la laïcité. Bien au contraire. ligieuse et quasi identitaire - (Bayart,
On ne peut que suivre É. Poulat - his- 2016) d’un côté et, de l’autre, les ap-
5. La loi scolaire de 2004 est bien
déclarée en « application du prin- torien et sociologue de la laïcité, de proches disqualifiantes opposant
cipe constitutionnel de laïcité », loin, le meilleur spécialiste de la loi rhétoriquement « laïcité ouverte »
mais sans que le terme ne soit de 1905 - qui invite à distinguer la laï- et « fermée », laïcité « inclusive » et
davantage défini. cité dans les textes de la laïcité dans « exclusive » qui ferment, elles aus-
les têtes. La première, qu’il nomme si et par avance, la réflexion (Favret-
« laïcité publique », est celle des lois Saada, 1999).
qui nous gouvernent, qu’on le veuille
ou non, à commencer par celle de Autres mots introuvables :
1905 (Poulat, 2003, 113 sq.). La se- • « SÉPARATION » : il est absent des
conde, qu’il nomme « laïcité privée », quarante-quatre articles de la loi de
est l’idée que chacun s’en fait libre- 1905 pourtant dite de « séparation
ment. L’ignorance du droit conduit à des Églises et de l’État ». Comment
les confondre. C’est mon l’expliquer ? En lisant la loi de 1905,
expérience constante : le on constatera qu’il s’agit si peu d’une
Distinguer la laïcité dans les textes constat de l’ignorance du séparation que le sénateur Dominique
de la laïcité dans les têtes. droit de la laïcité par de Delahaye propose le 6 décembre 1905
nombreux de professeurs, de lui donner un titre plus adéquat à
y compris des formateurs. Pour l’évi- son contenu : « nouveau rapport des
ter, il faut d’abord prendre conscience Églises et de l’État » (Poulat, 2010,
de son ignorance. Par exemple, on p.69). Et la République, qui ne recon-
pourrait demander à ceux qui parlent naît aucun culte, méconnaît si peu la
tant de la laïcité, s’ils connaissent religion comme fait social qu’on ne
vraiment la loi de 1905, et cela, à par- finirait pas d’énoncer tout ce qu’elle
Ressources n°23 // mars 2021 / 69reconnaît et finance en la matière, di- La procession annuelle dans les rues
rectement ou indirectement ; sur ce de Montmartre de l’évêque de Paris
point et pour l’inventaire prodigieux, accompagné de toutes ses ouailles
voir Poulat, 2003, p. 129 sqq. Mais il n’appelle aucune remarque, mais on
faut avoir une culture juridique pour s’inquiète des « rencontres annuelles
comprendre que ne reconnaître au- des musulmans de France ». Enfin,
cun culte ne signifie pas les ignorer l’idée que la religion se pratiquerait
ou nier leur existence comme réalités en privé (chez soi dans sa cuisine ?)
sociales. Les cultes sont tellement est un contresens juridique et une ab-
reconnus dans leur existence so- surdité : comment un culte - quand
ciale (mais pas politique) que la Ré- on sait de quoi on parle - pourrait être
publique laïque s’interdit de se mêler pratiqué « en privé » ? Certes la loi de
de leur organisation interne, fût-elle 1905 privatise les cultes, mais c’est
contraire à un principe aussi essen- pour mieux assurer leur liberté et ga-
tiel que celui de l’égalité homme- rantir une liberté publique fondamen-
femme (par exemple, en interdisant tale, à la fois individuelle et collective.
l’accès des femmes à la prêtrise, en Tirons de tout cela, avec É. Poulat en-
organisant des prières séparées se- core, un enseignement de méthode :
lon les sexes, etc.).
• « RELIGION » : pourquoi la loi de de part et d’autre, on parlerait moins de
1905 parle-t-elle des cultes, de leurs laïcité et l’on n’en parlerait mieux si ce
lieux, édifices, ministres, budget, et qu’on en dit reposait sur la connaissance
pas de religion ? Là encore, la culture des dossiers, la précision du vocabulaire,
l’exactitude des énoncés en référence au
juridique permet de comprendre la
régime de droit effectif qui est le nôtre.
sagesse scientifique, anthropolo- Nous sommes trahis par les facilités de
gique et philosophique de ce choix : langage que nous nous accordons, les
qui sait ce qu’est une religion ? représentations déformées qu’elles in-
On pourrait multiplier les duisent et les conclusions erronées que
exemples, car le sottisier nous en déduisons (Poulat, 2003, p. 118).
On ne les surmonte pas par de
des inepties juridiques
pseudo-débats, mais par un
est riche d’affirmations Détendre les crampes par la culture.
enseignement des controverses, péremptoires : rapporter Un exemple : des élèves, Ben Laden
documenté et instruit. l’interdiction de la burqa à et les talibans
la laïcité ; refuser de ser- Les diverses résistances à la laïcité
vir des menus avec et sans viande sont bien documentées (IGEN, 2004).
au nom de la laïcité (et je ne dis pas On les rencontre aussi en formation
« repas de substitution » et encore initiale et continue des enseignants.
moins « hallal » ou « kascher »). Par- Elles naissent souvent de contro-
mi les plus robustes, l’incompréhen- verses liées à l’actualité donnant lieu
sion de la distinction juridique entre à des assertions aussi tranchantes
public/privé dont le seul sens attesté que têtues. On ne les surmonte pas
se rapporte à la différence entre Droit par de pseudo-débats, même or-
Public et Droit privé. Les confusions ganisés avec les meilleures inten-
à ce sujet nourrissent les pulsions tions, mais par un enseignement des
éradicatrices de tout signe religieux controverses, documenté et instruit.
dans « l’espace public » (qui dans les Ici encore, connaissance et culture.
faits vise surtout les musulmans et En mars 2001 les talibans dynamitent
6. Et les éradicateurs sont sou- le « voile islamique »6) : jardins pu- les bouddhas géants de la vallée de
vent les premiers à défendre les blics, transports publics, mairie, etc. Bâmiyân en Afghanistan et le 11 sep-
crèches de Noël dans le hall des
La pratique discriminatoire du double tembre quatre attentats endeuillent
mairies au nom d’une tradition, de
fait, catho-laïque (pour le concept standard prévaut : on se scandalise les États-Unis. La guerre en Afghanis-
de « catho-laïcité », voir Pran- de la visibilité d’une mosquée ou du tan débute en octobre 2001, suivie en
chère, 2011). voile, mais on trouve parfaitement 2003 de celle en Irak. À la rentrée 2003
normale la présence des croix et mo- à Montreuil (93), dans l’une de mes
numents chrétiens un peu partout. classes de Terminale, avant même
70 / Ressources n°23 // mars 2021Laïcité et enjeux de formation
d’avoir fait connaissance, j’entends d’un signalement. Les moyens du pé-
« Vive Ben Laden », « Les talibans ont dagogue ne peuvent être les mêmes
raison ». Provocation ? Imbécillité ? que ceux de l’autorité administrative,
Retournement du stigmate ? L’année policière ou judiciaire. Les crampes
de philosophie risque d’être difficile. mentales des élèves alimentent celles
Je commence par nous donner du des enseignants et réciproquement.
temps en indiquant que tout cela est Tout le monde s’échauffe et la laïcité
bien intéressant et que nous y revien- y perd. Il n’était pas indifférent ici de
drons. Ne pas sur-réagir ni tomber proposer aux élèves connaissance et
dans le piège, mais être réflexion sur un moment brillant de la
patient. Je cherche ensuite culture en contexte islamique : recon-
Volonté d’éclairer sans rien céder
ce qui pourrait nous aider naissance d’un côté, et déplacement
sur l’intention laïque.
et m’arrête sur La Mala- de la question de l’autre, volonté
die de l’Islam d’A. Meddeb d’éclairer sans rien céder sur l’inten-
qui consacre quelques pages aux fa- tion laïque : combattre le fanatisme
meux bouddhas (Meddeb, 2002, p. des idées ou le dogmatisme, cultiver
149-157). J’ai la matière, il reste à la un regard distancié et critique, parce
didactiser. La réflexion sur le contexte qu’instruit, à l’égard de tous les credo
permet d’évoquer la magnificence de et préjugés.
la civilisation arabo-persane, tout en
observant que les grands moments
de civilisation se caractérisent par la L’ESPRIT LAÏQUE : L’INTELLIGENCE
capacité à rassembler et transformer DES SITUATIONS
les savoirs de leurs temps, d’où qu’ils
viennent et quels qu’ils soient. J’en L’homme prudent, le phronimos
donne un exemple : la fondation de la d’Aristote, est un cas de sagesse à la
« Maison de la Sagesse » par le calife fois théorique et pratique, réalisant
Al-Mamoun en 833 à Bagdad qui fait l’unité des vertus cognitives et vertus
rassembler et traduire par des sa- pratiques (Engel et Mulligan, 2003).
vants juifs, chrétiens et musulmans, Il définit assez bien ce que pourrait
les grandes œuvres intellectuelles de être l’idéal du pédagogue laïque na-
7. Traduction notamment du cor- l’époque7. Je reviens, grâce à Meddeb, viguant en permanence entre Cha-
pus grec vers l’arabe par du sy- à l’accueil favorable du bouddhisme rybde et Scylla, à égale distance du
riaque, enrichi et diffusé au fil des
dans l’islam ancien, celui des sa- fanatisme d’un « principisme » rigide
conquêtes arabes sur le pourtour
de la Méditerranée du Sud, avant vants musulmans, et aux bouddhas et du laxisme d’un « casuistisme »
de revenir, par l’Espagne, en Eu- de pierre, doublement respectés et dévoyé en accommodements dérai-
rope. protégés : comme témoignage du di- sonnables.
vin dans des périodes antérieures à la Sagesse théorique, car il faut du sa-
révélation mohammadienne ; et pour voir pour défaire les préjugés et libé-
la valeur éducative - pour le peuple - rer la pensée de ses crampes. Ainsi
reconnue alors aux idoles et autres du préjugé — porté par la peur, la
images, par exemple chez Al-Biruni bêtise, parfois la haine — qui veut
(973-1052) et son considérable Livre que les « Arabes » ne soient que de
de l’Inde. simples passeurs de culture « n’ayant
Culture, prise en compte des rien inventé ». Pour le défaire, il fau-
contextes, tact pédagogique, et pa- dra convoquer l’histoire de la culture :
tience. L’invocation incantatoire de astronomie, médecine, mathéma-
la laïcité, la censure des propos, tique, philosophie, architecture, etc.
l’exhortation moralisante ou une ré- Des ouvrages existent, par exemple,
action brutale auraient eu pour seul les Grecs, les Arabes et nous (Bütt-
effet de renforcer la provocation de gen et al., 2009). Et il faudra le faire
ces adolescents (« Vive Ben Laden », sans tomber dans le préjugé inverse
« Les talibans ont raison ») qui, en d’une hagiographie de la civilisation
2020, seraient promptement quali- musulmane, caractéristique des po-
fiées d’atteintes à la laïcité passibles sitions en miroir8. L’histoire des ques-
Ressources n°23 // mars 2021 / 718. Autre exemple : les spécialistes tions religieuses qui suscitent tant de p. 13 ; voir aussi Prairat, 2013, p. 101
reconnaissent l’apport irrempla- crampes n’est pas moins méconnue, sq.), sans jamais céder sur l’inten-
çable de la critique de l’orienta- et cela, pour toutes les religions : tion, mais excluant tout catéchisme
lisme par Edward Saïd tout en
soulignant sa limite quand il es- « laïque », tout autoritarisme ou dog-
sentialise à rebours « l’Occident » à la « méconnaissance de la loi de 1905, matisme. Un savoir dire, fruit de la
(Laurens, 2019, p. 1064 sq.). il faut ajouter l’incurie totale en matière précision savante et d’une pensée
de religions, de la connaissance de leur attentive aux nuances, contre les ma-
diversité, des courants qui les traversent, ladresses qui blessent, les provoca-
de leur historicité, de leurs logiques spi-
tions stupides, aux effets redoutables.
rituelles, de leur relation au politique, de
la différence entre les fondateurs, des – la patience. Car l’esprit laïque ne
statuts opposés de leurs textes sacrés. » peut être posé comme préalable,
(Riondet, 2016) mais seulement comme un résultat
de l’éducation. Il ne s’enseigne pas
D’où le mot d’ordre de C. Coutel - par injonction, mais se forme par le
« tâchons d’être islamologues » - qui savoir, dans la joie de découvrir et de
invite à s’instruire des sciences reli- comprendre, de progresser ainsi en
gieuses, des controverses intellec- humanité, sans même, le plus sou-
tuelles et dogmatiques, de l’histoire vent qu’il soit besoin de prononcer le
et de l’anthropologie (Coutel et Du- mot laïcité ou d’avancer sous sa ban-
bois, 2016, p. 86). nière. Il faut toujours garder à l’esprit
Sagesse pratique, car le pédagogue que la laïcité est un processus lent,
laïque doit à la fois être ferme - il ne car elle éprouve les individus dans
saurait accepter, par exemple, une leur histoire personnelle et familiale,
censure des connaissances au nom dans leur identité fantasmée, imagi-
des croyances, aucune neutralité pos- naire ou réelle, dans leur besoin de
sible ici - et tout aussi ferme quant au reconnaissance autant que de com-
respect scrupuleux de la liberté de prendre.
conscience et de la dignité – la sollicitude, je pense ici non à une
L’esprit laïque ne peut être posé des individus, donc atten- compassion larmoyante ou condes-
comme préalable, mais seulement tif à ce qui peut blesser, cendante, mais plutôt à ce qu’on ap-
comme un résultat de l’éducation. surtout quand cela touche pelle communément l’attention et la
intimement à la personne. gentillesse. J’ai ici à l’esprit une re-
Comment ne pas heurter marque de Pascal Engel :
en tenant les principes ? C’est affaire
de pédagogie et de vertus pratiques Je me suis souvent demandé pourquoi
parmi lesquelles au moins ces trois : ceux que j’admirais pour leur intelligence
– le tact : la « conscience aiguë de ce et leur compétence étaient souvent aussi
des gens humains et gentils, et pourquoi
qui mérite d’être dit ou d’être fait et de
les gens bêtes et incompétents sont sou-
la manière dont il faut le dire ou le faire vent méchants et mauvais . (Engel, 2001).
[dans] la situation particulière que l’on
est en train de vivre » (Prairat, 2017,
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