LE POINT SUR LA SITUATION EN SYRIE - GROUPE SPÉCIAL MÉDITERRANÉE ET MOYEN-ORIENT (GSM)

 
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GROUPE SPÉCIAL
MÉDITERRANÉE
ET MOYEN-ORIENT (GSM)

LE POINT SUR LA SITUATION
EN SYRIE

Projet de rapport révisé

Ahmet Berat CONKAR (Turquie)
Rapporteur

040 GSM 19 F rév. 2 | Original : anglais | 2 novembre 2019

Tant que ce document n’a pas été adopté par le Groupe spécial Méditerranée
et Moyen-Orient, il ne représente que le point de vue du rapporteur.
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                                        TABLE DES MATIÈRES

I.     INTRODUCTION : UN CHAMP DE BATAILLE CONSIDÉRABLEMENT ALTÉRÉ ...... 1

II.    CRISE DIPLOMATIQUE AUTOUR DE LA SYRIE ....................................................... 4

III.   LA SYRIE VUE DE LA RUSSIE ................................................................................... 9

IV.    LE RÔLE ET LES AMBITIONS DE L’IRAN VIS-À-VIS DE LA SYRIE ........................ 11

V.     LE POINT DE VUE D’ANKARA .................................................................................. 13

VI.    LE POINT DE VUE D’ISRAËL.................................................................................... 17

VII. CONCLUSIONS ......................................................................................................... 18

       BIBLIOGRAPHIE........................................................................................................ 21
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I.    INTRODUCTION : UN CHAMP DE BATAILLE CONSIDÉRABLEMENT ALTÉRÉ

1.     La tragique et sanglante guerre civile que connaît la Syrie a mis en relief, dès son
commencement, bon nombre des lignes de fracture qui divisent foncièrement la région et en
menacent la stabilité. Ces lignes de fracture ont des incidences mondiales et, à certains égards,
reflètent les rivalités qui façonnent la politique internationale contemporaine. Précisément pour cette
raison, il serait inexact de qualifier le conflit syrien de simple guerre civile : il s’est transformé,
pourrait-on dire, en une espèce de « grand jeu » dans lequel puissances régionales, puissances
« extérieures » et acteurs non étatiques jouent gros.

2.    Mais ce « grand jeu » a aussi de terribles conséquences humanitaires qui ont touché les pays
voisins, la région dans son ensemble et, au-delà, l’Europe. Des circonstances atroces ont contraint
des millions de personnes à quitter leur foyer pour chercher refuge ailleurs : telle est la manifestation
la plus évidente des répercussions humanitaires internationales de cette guerre. Depuis mars 2011,
plus d’un demi-million de personnes ont été tuées, plus d’1 million ont été blessées et quelque
12 millions (soit la moitié de la population avant le conflit) obligées de partir.

3.     Le flux massif de réfugiés et de déplacés internes a imposé un énorme fardeau financier et
social à plusieurs pays de la région, dont la Jordanie et le Liban. Certes, la Turquie est beaucoup
plus grande que ces deux pays, mais elle a consenti, elle aussi, de lourds sacrifices pour accueillir
plus de 3,6 millions de gens désespérés fuyant la guerre. La crise des réfugiés, qui est devenue une
pomme de discorde entre l’Union européenne et Ankara en même temps qu’une question de
politique intérieure très controversée dans les pays européens, est une autre preuve de la façon
dont ce conflit a eu des ramifications imprévisibles dans certains domaines de la politique
internationale, tout en suscitant de nouvelles divisions suivant des lignes de fracture mondiales,
politiques, confessionnelles, ethniques ou sociales.

4.     Cependant, les nouvelles ne sont pas entièrement mauvaises et la crise semble avoir donné
lieu à l’apparition des signes d’une coopération vitale. L’accord intervenu entre les États membres
de l’UE et la Turquie le 18 mars 2016 jetait les fondements d’un contrôle coopératif de l’immigration
clandestine. Depuis lors, le nombre des traversées de la mer Égée par des immigrants clandestins
a diminué dans des proportions spectaculaires. Grâce à cet accord, les passeurs ont compris qu’ils
ne pouvaient plus opérer en mer Égée. L’accord prévoyait en outre à l’intention des réfugiés des
moyens d’accès légaux et régulés au territoire européen. Il convient de noter que la Turquie a affecté
près de 40 milliards de dollars (entre autres, à des municipalités et à des ONG turques) pour secourir
les migrants et les réfugiés syriens. L’UE et ses États membres ont réuni 17 milliards d’euros pour
soutenir les Syriens – restés dans leur pays ou déplacés dans des pays voisins – sur le triple plan
de l’aide humanitaire, de la stabilisation et de la résilience. Ce montant comprend plus de 2 milliards
d’euros pour 2019 et une promesse de 560 millions pour 2020 faite par l’UE et ses États membres
à la conférence de Bruxelles de mars 2019. L’aide humanitaire accordée par l’UE a financé les soins
médicaux d’urgence, les soins de santé, le soutien psychosocial et la protection des enfants et des
personnes vulnérables, ainsi que la fourniture de produits alimentaires, d’eau potable, d’articles de
première nécessité et d’abris [Fiche-info ECHO (Direction générale pour la protection civile et les
opérations d’aide humanitaires européennes de la Commission européenne)]. Autre élément
essentiel de l’accord : l’engagement pris par l’UE de verser deux montants de 3 milliards d’euros
pour les Syriens installés en Turquie. La moitié de cette somme a été engagée et devrait être répartie
entre diverses institutions et ONG. Ankara escompte que le solde soit versé au plus vite et que la
procédure correspondante soit accélérée. Répondre aux besoins des Syriens représente un lourd
fardeau pour un pays seul et il est essentiel d’allouer une aide internationale accrue à la Turquie afin
d’améliorer d’une manière aussi efficace et adéquate que possible l’effroyable situation des Syriens.

5.     Il est important aussi de se pencher sur la façon dont la guerre a permis aux organisations
terroristes extrémistes de combler le vide laissé par l’effondrement des pouvoirs publics.
Ces organisations et, en particulier, Daech constituent une grave menace pour la sécurité régionale
et, par la même occasion, mondiale. L’une des caractéristiques principales du conflit est que celles
des organisations en question qui opéraient dans le sud et l’ouest du pays ne soient pas parvenues,

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en fin de compte, à gagner la loyauté de la population. Leur fanatisme et l’abominable violence dont
ils ont fait montre ont contribué à diviser l’opposition à Bachar al-Assad et ont compliqué d’autant la
tâche des gouvernements opposés au régime qui souhaitaient définir et proposer des solutions de
substitution viables. La présence de ces organisations a également incité une coalition dirigée par
les États-Unis à intervenir activement pour mettre un terme au contrôle qu’exerçait Daech sur
diverses zones de la Syrie et de l’Iraq.

 6.    La bonne nouvelle est que Daech n’a pratiquement rien conservé de ces zones ; la mauvaise
nouvelle, bien sûr, est qu’un régime despotique reste en place et que Daech n’a pas été écrasé au
sens où l’on pourrait l’entendre et qu’il reste en mesure de se recréer. De surcroît, la violence pure
qu’il a infligée à ceux dont il espérait obtenir le ralliement a offert un créneau à al-Qaïda, lequel a
récemment lancé une campagne visant à le présenter comme une organisation extrémiste modérée
qui réserve ses coups aux seuls non-sunnites (AP-OTAN, 2018). Il convient de rappeler ici que la
Turquie a toujours été préoccupée par la montée en puissance du Parti de l’union démocratique et
des Unités de protection du peuple (PYD/YPG) dans le nord du pays. Elle a classé le PYD/YPG
dans la catégorie des organisations terroristes en tant que branche syrienne du Parti des travailleurs
du Kurdistan (PKK) et affirme qu’il fait peser une grave menace sur sa sécurité et sur la stabilité de
la région. Les intenses négociations entre Washington et Ankara ont débouché sur la création de la
zone sûre s’étendant de Tell Abyad à Ras el-Aïn, suivie du lancement par la Turquie de l’opération
Printemps de la paix le 9 octobre 2019.

7.     La situation sur le terrain en Syrie a énormément changé au cours des cinq dernières années.
L’intervention des Russes et des Iraniens, venus secourir le régime de Bachar al-Assad, se sont
révélées décisives à pratiquement tous les points de vue, au moins dans le sud du pays. L’État
syrien proprement dit a témoigné d’une résistance qui, au début, en a surpris plus d’un et qui a obligé
un certain nombre d’États à revoir leur stratégie pour la région comme pour la Syrie. La Russie joue
un rôle instrumental à ce propos et sort du conflit avec la stature d’un acteur clé sur la scène
régionale (IISS, 2019).

8.    Si le régime syrien se tenait sur la défensive en 2012, il est parvenu à reprendre une bonne
partie des territoires perdus, tout en gagnant la loyauté de groupes locaux qui, pendant tout ce
temps, n’avaient pris parti pour personne. Le morcèlement de l’opposition, l’absence d’un soutien
international cohérent et le rôle de premier plan joué par les extrémistes ont eu pour effet de pousser
divers éléments de la société syrienne dans les bras de Bachar al-Assad. Certes, Daech a vu les
zones sous son contrôle se rétrécir considérablement pendant les deux années écoulées.
Le 23 mars 2019, les Forces démocratiques syriennes (FDS), composées d’une majorité de
membres du PYD/YPG, ont chassé de leur bastion de Baghouz les derniers combattants de Daech,
parachevant ainsi la défaite « territoriale » de celui-ci. Cela ne signifie pas, tant s’en faut, la
disparition de l’organisation terroriste qui, plus vraisemblablement, a entamé une restructuration
pour mieux conduire ses activités insurrectionnelles.

 9.    Peu d’observateurs sont disposés aujourd’hui à affirmer que les factions syriennes qui
continuent à combattre le régime sont en mesure de contester la suprématie de celui-ci, même s’il
est évident que des poches de résistance subsistent. Damas ne contrôle pas certaines zones situées
le long des frontières turques et iraquiennes, zones vers lesquelles converge la plus grande partie
de l’attention internationale (voir ci-dessous). Mais dans le sud, les forces armées syriennes (FAS),
les groupes militaires restés fidèles au régime ou ceux qui sont ses alliés ont reconquis de vastes
régions précédemment occupées par les forces d’opposition. Bachar al-Assad a exploité ces
victoires sur le champ de bataille pour s’attaquer à ses opposants dans tout le pays. Cependant, la
résistance dans le sud reste bien visible. Il faut rappeler que les FAS peuvent à peine opérer au sol
sans le soutien massif de la Russie et la participation active des milices chiites appuyées par l’Iran.

10. Dans la Ghouta orientale, à l’est de Damas, les FAS, appuyées par des patrouilles de la police
militaire russe, ont repris une enclave tenue par l’opposition. À Deraa, elles ont, toujours avec l’aide
de leurs alliés russes, lancé une offensive contre des groupes d’opposition. Cela a débouché sur la
reconquête de plusieurs villes dans les provinces méridionales de Qouneitra et Deraa, sur les

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hauteurs du Golan. Les FAS se sont ensuite déplacées vers la zone démilitarisée où les casques
bleus organisent des patrouilles. Au mois de juillet 2018, la totalité de la province de Deraa avait été
reprise aux forces d’opposition. Cette opération s’était accompagnée de bombardements qui, selon
les estimations, avaient chassé de chez eux 160 000 Syriens.

 11. Dans le nord-ouest du pays, les forces d’opposition ont pu conserver un dernier bastion :
la province d’Idleb. Avec le soutien de l’aviation russe, les FAS ont lancé une offensive dans le sud
de la zone de désescalade. Bien que la justification de ces attaques ait été l’élimination de terroristes,
ce sont principalement les civils et les infrastructures civiles qui ont été la cible de frappes aveugles.
Cela a provoqué de vives réactions au sein de la communauté internationale et, en septembre,
le secrétaire général de l’ONU a créé une commission d’enquête. De plus, des convois et postes
d’observation militaires turcs ont été visés. Les quelque 3 millions de personnes habitant la région
– parmi lesquelles de nombreux réfugiés venus d’autres régions du pays – sont ainsi exposés à de
graves risques. À la suite d’une attaque au gaz chloré survenue le 19 mai, les États-Unis ont accusé
le régime d’al-Assad d’avoir utilisé une fois encore des armes chimiques contre le peuple syrien.
Selon le Réseau syrien des droits de l’homme, au moins 606 civils ont péri dans les combats depuis
le début de l’offensive. L’ONU, préoccupée par le risque d’une catastrophe humanitaire, a indiqué
que le bilan dépassait le millier de morts. Selon ses estimations, l’offensive a déjà entraîné le
déplacement de plus de 700 000 personnes, dont au moins 300 000 en direction des frontières
turques. Diverses organisations telles qu’Amnesty International ont dénoncé la prise à partie
délibérée d’écoles et d’hôpitaux. Quarante-cinq de ces établissements, voire plus, ont dû fermer
provisoirement leurs portes. Un cessez-le-feu unilatéral est en vigueur depuis le 31 août et un calme
relatif a pu être maintenu sur le terrain. Il est vital pour la Turquie que le statu quo soit préservé dans
la province d’Idleb, qu’une nouvelle catastrophe humanitaire soit évitée et que le processus politique
ne tombe pas en panne. La Turquie et la Russie s’emploient à appliquer intégralement le
mémorandum signé à Sotchi le 17 septembre 2018.

12. Comme indiqué ci-dessus, l’un des faits les plus importants recensés en Syrie depuis deux
ans est l’amenuisement considérable des territoires contrôlés par Daech. Par exemple, en
octobre 2017, les FDS ont pris Raqqa, où se trouvait le centre de commandement syrien de Daech
depuis 2014. La prise de Raqqa suivait de peu la bataille de Mossoul, une opération menée par le
GFIM-OIR (Groupe de forces interarmées multinationales Inherent Resolve), qui appartient à la
coalition internationale anti-Daech sous commandement américain, et planifiée dès décembre 2014
par le Centcom (Commandement central) des États-Unis en réponse à la considérable expansion
territoriale de Daech en Iraq, telle qu’elle avait été observée en juin de la même année. L’opération
avait pour objectif l’expulsion de Daech des plus grandes villes de Syrie et son centre de
commandement était installé au camp Arifjan, au Koweït. Les États-Unis, l’Australie, Bahreïn, le
Canada, la Belgique, la France, les Pays-Bas, la Jordanie, l’Arabie saoudite, la Turquie, les Émirats
arabes unis et le Royaume-Uni avaient effectué des frappes aériennes et tout avait été mis en œuvre
pour en informer les forces russes, de manière à éviter tout incident dans l’espace aérien syrien.

 13. Pour sa part, la Turquie a mené deux grandes opérations antiterroristes sur le territoire syrien.
La première, Bouclier de l’Euphrate, avait pour objectif principal de parer à la menace émanant de
Daech. L’Armée syrienne libre (ASL), appuyée par les forces armées turques (FAT) et l’aviation de
la coalition internationale, a lancé cette opération en application du principe de la légitime défense
énoncé à l’article 51 de la Charte des Nations unies. Bouclier de l’Euphrate a contribué à chasser
Daech d’une zone de 2 015 km2 abritant 243 espaces résidentiels de tailles diverses. Une « zone
préservée du terrorisme » a été aménagée, qui privait Daech de son seul accès par voie terrestre
aux frontières de l’OTAN. Après avoir tenu l’organisation terroriste à l’écart de son propre territoire,
de l’Europe et de l’OTAN, la Turquie a entrepris d’éliminer la menace que faisait peser le PKK et le
PYD/YPG (Yesiltas, Seren et Ozçelik, 2017). Grâce à l’opération Rameau d’olivier, les FAT et l’ASL
ont, en moins de deux mois, libéré 2 000 km2 (y compris Afrine) jusque-là occupés par le PYD/YPG
et Daech.

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Postes d’observation turcs            Forces russes (objectif : expulsion   Turquie et ASL appuyée par la
Postes d’observation russes           des YPG)                              Turquie
Postes d’observation iraniens         Opposition                            PYD/YPG
Patrouilles turco-russes              Forces du régime                      Zone démilitarisée

II.    CRISE DIPLOMATIQUE AUTOUR DE LA SYRIE

14. En décembre 2018, après un appel téléphonique du président turc, Recep Tayyip Erdogan,
son homologue américain, Donald Trump, a publié ce tweet : « Nous avons vaincu Daech en Syrie,
ma seule raison d’être là pendant la présidence Trump. » Il a ensuite ordonné au Pentagone de
retirer immédiatement du territoire syrien les 2 000 soldats américains qui s’y trouvaient encore.
Cette décision a directement entraîné la démission du secrétaire à la défense, James Mattis, et de
l’envoyé spécial présidentiel pour la coalition internationale anti-Daech, Brett McGurk (Myers). Elle a
également suscité une opposition massive, tant à Washington que dans la région concernée.
La Turquie l’a toutefois approuvée et a proposé de coordonner les opérations de retrait. Protagoniste
de la coalition internationale, elle a réaffirmé sa volonté de collaborer avec les États-Unis et d’autres
pays alliés pour traquer les éléments de Daech qui subsistaient et qui menaçaient la sécurité
régionale. Début janvier 2019, John R. Bolton, conseiller à la sécurité nationale, a semblé faire
machine arrière par rapport à l’annonce de M. Trump en indiquant à la presse que les troupes
américaines resteraient bien en Syrie tant que les derniers éléments de Daech n’auraient pas été
éliminés ; pour sa part, la Turquie a donné l’assurance qu’elle n’attaquerait pas les FDS, avec
lesquelles les États-Unis avaient coopéré. Bien que M. Trump eût affirmé par la suite que les soldats
américains resteraient déployés dans la région, sa préférence apparente pour un retrait a semé le
doute, obligeant la Turquie, le régime syrien, l’Iran et la Russie à réajuster leurs positions (ICG).

15. Les services concernés des milieux américains voués à la sécurité s’inquiètent de ce que les
extrémistes puissent occuper le terrain, mais la décision n’a pas apaisé les tensions avec la Turquie
à propos du soutien apporté par Washington aux YPG, que les autorités d’Ankara classent dans la
catégorie des organisations terroristes en raison des liens étroits qui les unissent au PKK. D’aucuns
souhaiteraient que les États-Unis fassent pression sur les YPG pour qu’elles prennent leurs
distances vis-à-vis du PKK et soient moins présentes dans la région. La Turquie elle-même refuse

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tout arrangement qui légitimerait la gouvernance des YPG dans le nord-est du pays et s’opposera
activement à toute démarche en ce sens. Elle considère que le PYD/YPG fait peser une grave
menace sur sa sécurité nationale et sur l’intégrité territoriale de la Syrie. Il y a lieu de noter que les
YPG sont responsables de la gestion d’une immense prison où sont détenus des Syriens et des
membres de Daech en Syrie, ainsi que des combattants étrangers (Groupe de crise international).

16. Étant donné que l’idéologie de Daech menace gravement et constamment la stabilité régionale
et la sécurité internationale, il est prématuré de dire qu’il a été défait à tout point de vue. En fait, il a
semé les germes de sa régénérescence. Le problème est le suivant : certes, la coalition
internationale a remporté de grandes victoires sur le terrain en Iraq et en Syrie, mais l’idéologie de
cette organisation terroriste suscite encore une certaine fascination auprès des exclus de la vie
politique et économique de la région et au-delà. Quasiment dépourvu de structures, Daech continue
à affirmer qu’il peut compter sur des milliers de combattants en place dans la région, essentiellement
là où l’État n’a guère d’autorité. Il est intéressant de noter qu’al-Qaïda s’est discrètement regroupé
ces dernières années et compte pour l’instant quelque 30 000 membres.

17. Un rapport du département de la défense des États-Unis paru au début du mois d’août 2019
indiquait que Daech avait entamé un processus de rétablissement de son emprise, tant en Iraq qu’en
Syrie, après l’annonce de sa défaite sur le territoire syrien et le début du retrait des forces
américaines par M. Trump. Ce rapport, établi par l’inspecteur général du département de la défense,
précisait qu’entre les mois d’avril et de juin, Daech avait consolidé son pouvoir en Iraq et qu’il
commençait à refaire surface en Syrie (Higgins). Le rapport avançait aussi que l’organisation
terroriste comptait entre 14 000 et 18 000 membres dans ces deux pays, dont
environ 3 000 combattants étrangers. Il utilise les réseaux sociaux pour recruter et lever des fonds,
et il poursuit sa campagne d’assassinats, d’attentats-suicide, d’intimidation et d’extorsion de fonds,
quand bien même il ne contrôle plus de territoires. Le départ des troupes américaines complique la
collecte de données du renseignement et le suivi de la situation dans le très grand camp que
possède Daech à al-Hol ; 70 000 personnes vivent actuellement dans ce camp,
dont 11 000 membres des familles des combattants. Selon les estimations de l’ONU, le camp
pourrait aussi abriter jusqu’à 45 000 sympathisants (Higgins). Il ressort de cela que Daech continue
à exercer de l’influence en Syrie et est en mesure de diffuser son idéologie dans ce pays ravagé par
la guerre (Myers).

18. À la suite des défaites militaires essuyées par Daech, son chef, Abou Bakr al-Baghdadi – tué
depuis lors – a ordonné à ses hommes de ne pas se rendre en Syrie et de se diriger plutôt vers
d’autres zones d’activités en Afrique du Nord et en Asie du Sud et du Sud-Est. Ce changement de
tactique avait pour but d’assurer la longévité de l’organisation ; il s’est traduit par un regain d’intérêt
pour les attaques contre les pays occidentaux. Les plans de l’attentat à la bombe perpétré lors d’un
concert à Manchester n’ont été dressés ni en Iraq ni en Syrie, mais plutôt au Royaume-Uni et,
peut-être, en Libye. Daech est donc en train de se décentraliser et de mettre au point de nouvelles
formes et méthodes d’action pour compenser ses pertes territoriales en Syrie et en Iraq.
Sur les 35 000 à 45 000 combattants venus de 120 pays que comptait l’organisation, une quinzaine
de milliers ont quitté la Syrie et l’Iraq ; nombre de ces derniers ont regagné l’Europe.

19. La question des femmes et des enfants des combattants se révèle particulièrement pressante.
Le camp d’al-Hol, où ces femmes et ces enfants ont été envoyés pendant l’opération militaire de
Baghouz, est une véritable poudrière. Quelque 10 000 femmes et enfants étrangers sont confinés
dans une enceinte étroitement surveillée. Le taux de la mortalité infantile due à des pathologies
pourtant curables (malnutrition, pneumonie) a triplé entre mars et septembre 2019
(Yee et Saad, 2019). La plupart des habitants du camp continuent à se dire adeptes de l’idéologie
de Daech et les services de sécurité ont peur que leur radicalisation finisse par poser un problème
à long terme. Les États-Unis ont demandé aux pays d’origine de ces personnes de les rapatrier,
mais cette démarche est au centre d’une vive controverse. Plusieurs gouvernements européens ont
fait part de leurs réticences à cet égard et craignent de ne pas disposer de preuves suffisantes pour
engager des poursuites judiciaires ; cependant, ils ne veulent pas que des terroristes en puissance
circulent librement sur leur territoire. D’une façon générale, les Européens ont donc opté pour la

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solution d’un examen au cas par cas. Ainsi, la France a rapatrié six enfants de combattants, mais
elle refuse de rapatrier aussi les parents ; le Royaume-Uni, lui, a déchu de leur nationalité des
militants de Daech. Récemment, et pour la première fois, un tribunal allemand est allé à l’encontre
du gouvernement et a décidé que celui-ci devait rapatrier la femme et les trois enfants d’un homme
suspecté de combattre en Syrie. Seuls le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Tadjikistan ont accepté de
rapatrier un grand nombre de leurs ressortissants. Une série d’attentats ratés ou non contre des
compagnies aériennes a montré à quel point Daech demeurait actif et extrêmement dangereux.

20. Comme Daech, al-Qaïda a voulu se mettre à l’abri d’une « décapitation » et a disséminé ses
centres de planification et ses opérations. Il s’est adapté à d’autres égards aussi ; par exemple, il
s’abstient maintenant de commettre des attentats contre des musulmans et critique ceux qui ne
l’imitent pas, attitude qui – de manière quelque peu absurde – pourrait être qualifiée par certains
d’« extrémisme modéré », du moins par comparaison avec Daech. Il s’agit manifestement d’une
manœuvre destinée à reconquérir le soutien d’extrémistes politiques que rebutent toutefois les
tactiques ultra-violentes de ce dernier (AP-OTAN, 2018).

21. Dans un premier temps, M. Erdogan s’est félicité de l’annonce par M. Trump du retrait des
troupes américaines de Syrie, tout en faisant remarquer que ce retrait devait être soigneusement
planifié et coordonné avec les principaux partenaires. Il a rappelé que la Turquie était le seul pays
possédant la puissance et la détermination requises pour remplacer les forces américaines dans
cette partie de la Syrie. Il convient de noter que la Turquie a été la première à déployer des forces
au sol pour combattre Daech en Syrie dans le cadre d’une opération qui a coupé l’accès de
l’organisation terroriste aux frontières de l’OTAN et qui l’a empêchée de commettre des attentats en
Turquie et en Europe. Aux côtés de l’ASL, les FAT ont livré bataille, maison après maison, pour
déloger les insurgés d’al-Bab, qui était jusque-là un bastion de Daech. N’ayant pas recouru à des
frappes aériennes, elles ont laissé intactes les infrastructures de la ville. Elles ont également libéré
le bourg de Dabiq, qui prête son nom à la tristement célèbre revue de propagande de Daech, d’où
l’organisation terroriste pensait pouvoir mener l’Armaggedon.

22. Les autorités d’Ankara nourrissent sur les événements qui se produisent le long des frontières
septentrionales de la Syrie un point de vue qui n’a jamais jamais varié et qui reflète leurs
préoccupations quant à l’intégrité territoriale de ce pays et à la sécurité des frontières turques. Elles
ont fermement critiqué la décision prise en 2017 par l’administration Trump de fournir des armes au
PYD/YPG dans le nord de la Syrie ; elles considèrent depuis longtemps que ce parti n’est rien d’autre
qu’une ramification du PKK, lequel est rangé par les États-Unis et de nombreux autres pays dans la
catégorie des organisations terroristes. Elles redoutent vivement que l’abandon de cette région au
PYD/YPG n’ait de très graves conséquences pour la sécurité de la Turquie et s’inquiètent de
l’éventuelle création d’une enclave qui servirait de sanctuaires aux terroristes du PKK venus de
Turquie ou d’Iraq. Elles craignent aussi que le maintien de la présence américaine en Syrie ne
permette aux FDS et au PYD/YPG de travailler discrètement à l’édification d’un proto-État, ce qui
contrarierait les projets turcs pour la stabilité régionale (Stein, 2019). M. Erdogan a déclaré à
plusieurs reprises devant la Grande Assemblée nationale que la Turquie n’accepterait jamais un
accord qui protégerait le PYD/YPG (Chulov, 2019).

23. Le président turc a également appelé à la création dans la région d’une force de stabilisation
qui associerait des forces de sécurité recrutées dans toutes les composantes de la société syrienne,
communauté kurde comprise. Cependant, les autorités turques ne veulent pas de combattants liés
à des organisations terroristes dans la composition de quelque force de stabilisation que ce soit, pas
plus d’ailleurs qu’elles ne marqueront leur accord sur la participation de tels combattants aux
conseils locaux démocratiquement élus à la mise en place desquels la Turquie compte contribuer,
selon M. Erdogan. Celui-ci a promis que son pays collaborerait avec ses amis et ses alliés, y compris
la Russie, pour stabiliser la situation (Erdogan, 2019). Les autorités d’Ankara ont toutefois indiqué
clairement qu’elles refuseraient tout arrangement associant ou légitimant le PYD/YPG, faction
dominante au sein des FDS.

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24. L’Iran entre, lui aussi, en ligne de compte dans l’équation géopolitique syrienne. En septembre,
M. Bolton – qui, à ce moment-là, était encore conseiller de M. Trump à la sécurité nationale – a
déclaré à la presse que les troupes américaines resteraient en Syrie tant que des forces iraniennes
seraient déployées dans ce pays (Sanger et al., 2018). Pour sa part, le gouvernement israélien – qui
proteste depuis longtemps contre la présence iranienne en Syrie – a apparemment été surpris par
le subit revirement de Washington. La reformulation de la ligne de conduite américaine par
M. Bolton, qui liait la présence militaire des États-Unis à celle de l’Iran, visait notamment à rassurer
Israël. Chasser de Syrie les forces dirigées par les Iraniens pourrait continuer à faire partie des
objectifs souhaitables, mais il faudrait pour cela déployer dans la région un contingent américain de
bien plus grande taille. N’importe comment, il semblerait que M. Trump ait pris la direction opposée
quand il a réaffirmé sa volonté de diminuer l’effectif des forces américaines stationnant sur le
territoire syrien.

25. Le président américain a finalement confirmé sa décision de rapatrier lesdites forces. La voie
à suivre a donc été définie. La question majeure qui se pose maintenant est de savoir ce que cela
signifie pour la Syrie, la Turquie, la Russie et, plus généralement, pour tout le Moyen-Orient. Si les
États-Unis réduisent leur présence en Syrie, la Turquie est prête à assumer un rôle plus important
dans ce pays. Elle a entamé sur le plan diplomatique un travail de fond visant à intensifier la
coopération avec la Russie. Elle a également acheminé des forces et des moyens substantiels à la
frontière avec la Syrie, tant par précaution que pour marquer sa détermination à empêcher cette
région syrienne d’obtenir une quelconque forme d’autonomie ou de souveraineté. Dans le droit fil
des plans de M. Trump pour la création d’une zone sûre, elle s’est entretenue avec les États-Unis
des détails du processus par lequel elle entendait délimiter une zone de 30 km de profondeur et
bordant la frontière sur une longueur de 480 km afin d’empêcher le PYD/YPG d’opérer sur la
frontière turque ou à proximité de celle-ci.

 26. Les discussions et accords subséquents entre Ankara et Washington sur la création d’une
zone sûre pour contribuer à la lutte contre Daech et le PYD/YGP ne sont pas satisfaisants et n’ont
pas abouti. La Turquie indique, d’une part, que ses attentes et ses réserves concernant la menace
du PYD/YPG ont été portées à la connaissance des Alliés et, singulièrement, des États-Unis, et,
d’autre part, qu’elle n’hésitera pas, au besoin, à exercer le droit de légitime défense que lui confère
le droit international. La Turquie a donné à entendre que les engagements pris par les autorités
militaires américaines n’avaient pas été tenus et que, durant les entretiens sur la zone sûre,
l’administration Trump avait multiplié les contacts avec le PYD/YPG. C’est dans ce contexte que,
le 9 octobre 2019, les FAT ont lancé l’opération Printemps de la paix. Les autorités d’Ankara ont
insisté sur le fait que l’objectif de l’opération était double : (i) garantir la sécurité des frontières turques
et (ii) neutraliser les terroristes opérant dans la région. Elles ont également souligné qu’elles restaient
attachées à l’intégrité territoriale de la Syrie.

27. Tout récemment, l’opération Printemps de la paix et le retrait des troupes américaines du nord
de la Syrie ont été amplement commentés par les États-Unis et l’Union européenne. La décision de
M. Trump de procéder à ce retrait et celle de la Turquie, intervenue dans la foulée, d’envoyer des
forces armées dans les territoires frontaliers ont suscité une polémique à Washington et déclenché
de virulentes critiques au sein du Congrès. Pour certains membres de celui-ci, la décision de
M. Trump a entamé l’influence des États-Unis dans la région au profit de la Russie, de l’Iran et de la
Syrie, en même temps qu’elle a semé le doute quant à la crédibilité de Washington. D’ailleurs, la
Chambre des représentants a adopté, le 16 octobre, une résolution condamnant le retrait : « Le
retrait soudain des militaires américains de certaines zones du nord-est de la Syrie profite aux
adversaires du gouvernement des États-Unis, dont la Syrie, l’Iran et la Russie ».

28. Des analystes et plusieurs membres du Congrès ont aussi le sentiment que la décision du
retrait risque d’amoindrir l’influence américaine à l’échelle du Moyen-Orient élargi et d’inciter d’autres
acteurs régionaux à prendre leurs distances avec les États-Unis pour s’associer plus étroitement
avec des puissances rivales, à commencer par la Russie (Gardner). À cet égard, il est intéressant
de noter que la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, a conduit une délégation
parlementaire en Jordanie et en Afghanistan après l’annonce du retrait, l’objectif étant de montrer

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que le Congrès restait attaché à la sécurité de ces deux pays (Hendrix).

 29. Bien qu’une forme de consensus ait fait son apparition à l’intérieur de la communauté
stratégique américaine autour de l’idée que le retrait de Syrie ne se faisait pas de la meilleure façon
qui soit, la question se pose de savoir si, finalement, le départ des forces américaines n’était pas
inéluctable. En premier lieu, une partie considérable des partisans politiques de M. Trump ainsi que
des observateurs politiques réputés approuvent le retrait et y ont applaudi. En outre, quelques
spécialistes étrangers aux quatre coins de l’échiquier politique estiment que les Américains auraient
dû, en fin de compte, quitter la position trop exposée qu’ils occupaient dans le nord-est de la Syrie.
Ce point de vue ne relève pas d’une logique isolationniste : il s’agit plutôt de reconnaître que les
États-Unis doivent ménager leurs forces et éviter de se placer dans une situation précaire sans s’être
préalablement fixé des objectifs à long terme dépourvus d’ambiguïté et sans avoir la volonté politique
d’y consacrer indéfiniment des ressources.

 30. Aaron David Miller, Eugene Rumer et Richard Sokolsky ont avancé cet argument dans un
récent article où ils estimaient que les États-Unis ne poursuivaient qu’un objectif d’une portée limitée
en soutenant les FDS : priver Daech du territoire qu’il occupait en Syrie, et qu’ils n’avaient jamais eu
l’intention de faciliter ou de défendre la création dans le nord-est de la Syrie d’une région kurde
autonome contrôlée par les FDS ; un tel objectif, affirment les auteurs, serait aussi confus
qu’irréaliste. Enfin, les fluctuations qu’a connues la politique américaine vis-à-vis de la Syrie au cours
de la dernière décennie montrent que ce pays ne revêt pas une priorité stratégique absolue pour
Washington, qui n’a jamais déployé de troupes en grand nombre sur le champ de bataille syrien et
qui a limité ses interventions militaires à la lutte contre Daech. Ce n’est manifestement le cas ni de
la Russie ni de l’Iran ou de la Turquie, de sorte que les intérêts des protagonistes divergent et que
les attentes de la population américaine n’ont rien à voir avec les calculs stratégiques des
administrations passées et actuelle (Miller et al.).

31. Le point de vue de l’Europe sur la crise syrienne diffère de celui des États-Unis sur plusieurs
points importants. Les pays européens ne s’attendaient pas à ce que M. Trump annonce
soudainement le retrait des forces américaines du nord-est de la Syrie (Borger et al.) et ils se sont
préoccupés de l’absence de consultation par les Américains de leurs amis et alliés (Kirpatrick et al.).
Certains d’entre eux ont aussi critiqué la décision d’Ankara d’envoyer des troupes dans la région
appelée à devenir une zone sûre. La question de la crédibilité est également préoccupante. À l’issue
d’un sommet du Conseil européen, le président de la République française, Emmanuel Macron, a
déclaré à la presse que, selon lui, « ce qui s’[était] passé ces derniers jours [dans le nord de la Syrie]
affaibli[ssait] notre crédibilité à long terme ». Il a ajouté : « Je pensais que nous étions ensemble
dans l’OTAN, que les États-Unis et la Turquie étaient dans l’OTAN (...), et voilà que j’apprends par
un tweet que les États-Unis ont retiré leurs troupes » (Erlanger).

32. Durant l’opération Chammal, les Français ont déployé des troupes en Iraq et en Syrie pour
attaquer Daech et ont subi de la part de ce dernier plusieurs attentats perpétrés sur leur sol.
La ministre de la défense, Florence Parly, a lancé cette mise en garde : « Nous serons extrêmement
prudents, nous veillerons à ce que ni le désengagement des États-Unis ni une éventuelle opération
turque ne nous détournent dangereusement de notre objectif commun : lutter contre Daech, ce qui
mettrait la population locale en danger ». Les autorités françaises ont indiqué que le retrait américain
pourrait contraindre la France à quitter le théâtre des opérations, elle aussi. Désormais, elles voient
dans cette série d’événements une démonstration claire et nette des raisons pour lesquelles l’UE
risque de tomber dans l’insignifiance en matière de politique extérieure, sauf à intervenir avec plus
de cohésion et de force sur la scène internationale (Irish).

 33. La crise actuelle semble conforter davantage ce point de vue auprès des Européens, mais
l’Europe n’a ni la structure de commandement intégré ni les capacités militaires ni la politique
extérieure qui lui permettraient de transformer cette aspiration en réalité (Burama). Enfin, elle est
aussi préoccupée par la consolidation de l’influence de la Russie dans la région et par l’emprise
croissante de ce pays sur le Moyen-Orient.

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 34. En raison de cette crise, l’Europe s’est sentie isolée, vulnérable et dépourvue des moyens de
pression grâce auxquels elle pourrait façonner les événements et défendre ses intérêts
fondamentaux dans le domaine de la sécurité. Elle a donc renforcé l’argumentation exposée par
M. Macron et par d’autres pays européens en faveur d’une augmentation des dépenses consacrées
à sa propre défense, de façon à être mieux en mesure de défendre ses intérêts sur la scène
mondiale. Mais même cette ambition n’est pas partagée par tous les Européens (Erlanger).
De surcroît, les efforts consentis par l’Europe devraient l’être dans un contexte fermé incluant des
pays alliés non-membres de l’UE et dans le respect d’une certaine complémentarité vis-à-vis de
l’OTAN. Il convient aussi de noter que la ministre allemande de la défense, Annegret
Kramp-Karrenbauer – qui est également la présidente de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) – a
demandé l’aménagement en Syrie d’une zone de sécurité internationale en coopération avec des
partenaires européens, ainsi que la Turquie et la Russie. Cependant, les ministres de la défense
des autres Alliés ne se sont pas franchement ralliés à cette proposition ; de tous les pays européens,
seule l’Allemagne a semblé intéressée. N’importe comment, elle est devenue inapplicable, puisque
la Turquie a convenu avec les États-Unis – le 17 octobre – et la Russie de créer la zone sûre et
d’éliminer les éléments du PYD/YPG de la région frontalière.

III.   LA SYRIE VUE DE LA RUSSIE

 35. Pour sa part, la Russie s’est beaucoup investie dans la défense de son allié de Damas mais
elle doit préserver un certain équilibre, car elle voudrait parallèlement entretenir sa collaboration
avec la Turquie. Elle n’entend pas se confronter directement aux États-Unis dans la région ; les
félicitations adressées par M. Poutine à M. Trump pour saluer la décision de retirer les troupes
américaines du nord-est de la Syrie sont, à cet égard, révélatrices. Aux yeux du Kremlin, cette
décision est une occasion pour la Russie de donner corps aux vastes projets qu’elle nourrit au sujet
de la région et au-delà. Il s’agit donc de préserver l’équilibre entre ses ambitions syriennes et le
resserrement de ses liens avec la Turquie. Le mémorandum conclu entre les deux pays
le 22 octobre 2019 marque l’ouverture d’un nouveau chapitre dans leurs rapports autour de la Syrie
et a modifié la dynamique sur le terrain à l’est de l’Euphrate.

36. L’intervention de la Russie dans le conflit syrien – intervention que Moscou a justifiée sous
couleur de « guerre au terrorisme » – est peut-être la principale raison pour laquelle Bachar al-Assad
est parvenu à se maintenir au pouvoir (Simons, 2019). En fait, la Russie a effectué très peu de
sorties contre Daech, laissant cette tâche à la coalition emmenée par les États-Unis. En revanche,
elle s’est attachée à injecter un souffle nouveau dans le régime syrien, pratiquement exsangue et
discrédité sur la scène internationale. Cette aide a d’abord pris une forme financière et diplomatique.
La Russie a ensuite vendu à Damas du matériel militaire à prix coûtant. Enfin, elle a chargé ses
propres forces d’exécuter les missions les plus délicates (Daher, 2018). Elle a, par ailleurs, fourni au
régime une couverture diplomatique importante et a usé à plusieurs reprises de son droit de veto au
Conseil de sécurité de l’ONU pour faire échec à diverses résolutions condamnant Bachar al-Assad
pour la guerre qu’il mène à son peuple (Phillips, 2017).

37. En septembre 2015, alors que le régime syrien semblait sur le point de s’effondrer, la Russie
a intensifié son aide et a fini par déployer ses propres troupes, posant ainsi un acte dont on
comprendrait ultérieurement qu’il a marqué l’un des tournants militaires du conflit. Depuis lors, elle
a démontré qu’elle était capable, d’une part, de projeter de la puissance dans la région par des tirs
de missiles précis et des sorties aériennes soutenues et, d’autre part, de mener des opérations de
transport maritime aussi complexes que décisives (Borchtchevskaïa et al., 2018). Elle a de surcroît
prodigué des conseils déterminants à l’armée syrienne en matière de restructuration des forces et
de guerre de mouvement. Depuis 2017, les Russes redonnent progressivement la direction des
opérations aux FAS, qui s’occupent désormais de la planification et de la conduite d’opérations
majeures. En livrant à Damas des missiles de défense aérienne S-300, Moscou a rendu plus
explicite encore son soutien au régime et aux alliés iraniens de ce dernier sur le terrain (Giustozzi,
2019). Bref, si elles n’avaient pas bénéficié du soutien sans faille des Russes, les autorités syriennes
ne seraient pas parvenues à reconquérir le territoire perdu, ce qui a, par contrecoup, permis au

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Kremlin de rétablir son influence dans toute la région.

 38. C’est exactement dans cette optique, au moment où le régime reprend inexorablement le
contrôle du territoire, que les conseillers russes l’encouragent à réinsérer dans la société d’anciens
commandants de l’opposition. La Russie milite aussi en faveur d’une solution politique définitive qui
l’aiderait à conforter son statut de « faiseur de rois » dans la région. Elle est en quête de compromis
qui pourraient servir de fondement à un accord global. Par exemple, elle a aidé à la création de
zones de désescalade tout en incitant le PYD/YPG et le gouvernement turc à créer une zone sûre
dans le nord-est de la Syrie. Elle cherche aussi à développer ses relations avec les pays du Golfe,
tout en collaborant étroitement avec leur plus grand ennemi : l’Iran. Elle ferme les yeux tant sur le
soutien de Téhéran au Hezbollah en Syrie que sur les représailles israéliennes contre les Iraniens
et leurs séides dans ce même pays (Gvosdev, 2019). Ce délicat jeu d’équilibre l’a aidée à cultiver
l’image d’une puissance pacificatrice, ce qui ne l’empêche pas de servir ses propres intérêts avec
ténacité. Voilà qui atteste à tous les égards l’habileté de sa position vis-à-vis des belligérants
(Giustozzi, 2019).

 39. De fait, cette position reflète plus largement la stratégie mondiale du Kremlin (Gvosdev, 2019),
lequel cherche à restaurer la capacité de projection de puissance de la Russie dans l’espace
eurasiatique pour préserver ses intérêts militaires, économiques et énergétiques. En intervenant
dans une région qui offre la meilleure solution de substitution au pétrole et au gaz russes, il tente
d’élargir son influence en Europe. Il essaie aussi d’entretenir la notion selon laquelle d’autres pays
voient dans la puissance russe un moyen de défendre leurs propres intérêts. L’immixtion de la
Russie dans le conflit syrien est, de ce point de vue, un cas d’école. Par le rôle qu’elle joue dans le
conflit, elle renforce son image de premier rival de l’Ouest et de puissance indispensable à ceux qui
voudraient contester la suprématie occidentale (Omelitcheva, 2019).

40. En intervenant dans le conflit syrien, la Russie a donné à ses forces armées une formidable
occasion de s’entraîner et de montrer de quoi elles sont capables ; elle leur a également donné une
base permanente pour les opérations régionales et augmenté la dépendance de la Syrie vis-à-vis
de ses conseillers militaires et de ses armements. Par ailleurs, elle a maintenant accès à de
précieuses données du renseignement concernant la région (Borchtchevskaïa, 2018). Alors qu’elle
exploitait déjà la base aérienne de Khmeimin depuis 2015, elle a conclu avec la Syrie en 2017 un
accord l’autorisant à occuper pour 49 années supplémentaires les installations navales qu’elle loue
dans le port de Tartous. Elle a annoncé son intention d’y abriter 11 bâtiments de surface et sous-
marins nucléaires (Sogoloff, 2017). Elle a ainsi renforcé ses moyens de projection de puissance
dans le secteur oriental de la Méditerranée et conçu, puis déployé une capacité crédible de déni
d’accès/d’interdiction de zone (A2/AD) qui complique beaucoup la planification militaire des États-
Unis et de l’OTAN dans la région (Borchtchevskaïa, 2019).

 41. De plus, la Russie possède d’importants intérêts économiques en Syrie. Ses compagnies
énergétiques cherchent depuis longtemps à mettre le pied dans le secteur de l’énergie du pays
(Borchtchevskaïa, 2018). Au lieu de tenter d’acquérir une part dans les ressources syriennes elles
investissent activement dans les infrastructures pétrolières et gazières. Pour la Russie, la Syrie n’est
pas un fournisseur majeur de pétrole et de gaz, mais plutôt une plaque tournante potentielle qui
jouera un rôle dans la répartition des approvisionnements énergétiques à destination du marché
européen. Moscou poursuit donc un double objectif : accroître son influence politique et militaire
dans l’est de la Méditerranée tout en exerçant son emprise sur les approvisionnements mondiaux
en pétrole et en gaz dont l’Ouest – et, singulièrement, l’Europe – dépend (Borchtchevskaïa, 2018).
Plus son contrôle est étendu, plus son influence politique sur l’Europe sera forte.

 42. Enfin, le rôle de Moscou en Syrie – du moins en surface – s’inscrit dans sa politique
antiterroriste. On estime qu’entre 2011 et 2015 de 900 à 2 400 ressortissants russes sont allés en
Iraq pour se battre au côté d’organisations terroristes. En 2015, Daech a mis sur pied une « filiale »
russe, Vilayat Kavkaz (Province du Caucase), après que la plupart des commandants des échelons
intermédiaires eurent fait défection à son profit (Omelitcheva, 2019). Bien que Moscou ait
l’expérience de cette forme de terrorisme, de récents événements comme l’explosion en vol d’un

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